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L’acte de peindre
Martine Bonamy
Quelques citations
« Celui qui aborda de n’être pas, fut » telle est la traduction du titre d’un poème de Fernando Pessoa par Fabienne Verdier dans « La passagère du silence »
« Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin » Kafka, Journal 19/10/1921
« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » Nietzshe
S’ébrouent à perte de vue/ Des silhouettes en quête d’ab-sence/ De néant à vide/ Sur le fil du point d’être/ Se peint la précarité/ D’une existence …………Martine Bonamy


Préalables
Pourquoi les psychanalystes s’intéressent-ils à l’art ?
La création, comme la psychanalyse a à voir avec le symptôme qu’elles traitent, chacune, de façon différente mais ce n’est pas le propos. Ce qui importe, c’est que souffle une tendance à ne plus considérer le symptôme comme le sceau, l’estampille de l’humain, comme ce qui est tricoté avec ce qui tombe de la prise du corps par le langage. Le « motérialisme »1 du symptôme est nié derrière le matérialisme codale : l’Autre ne devenant que le lieu du code.
L’art vient ainsi rappeler que la main de l’homme, dans certains cas, trace l’invisible, fait entendre l’inouï, laisse passer l’indicible.
La production artistique peut obliger à prendre en compte de l’Autre derrière les petits autres… du miroir….à tendance orthopédique, identificatoire du côté de l’image….. Et ce n’est pas parce que cet Autre est barré que tout se barre. 2
La barre ne marque-t-elle pas une place sous une forme qui s’absente ? Trait-écart, elle démarque une aire, surface qui, dès lors que chutent l’objet a, laisse place à l’inspiration. Inspiration où l’Autre, défiguré et muet, fait le lit de la création sur le blanc de la toile, tendue pour accueillir la violence et l’éclair du Réel. Plongée dans l’abîme de l’incréé, se trace la sidération inaugurale de Das Ding.
.La peinture ne peut-elle être une résistance à l’omni présence de ce regard quasi médusant qui nous garde à vue et nous empêche de voir à perte de vue. ?
Ce texte est donc un témoignage de l’analyste-analysante-peintre animée par un désir d’analyste et une impulsion à peindre.3
Analyste car l’analysante n’a eu d’autre choix que de mettre en jeu sur la scène analytique son effacement d’objet en se faisant le lieu d’une atopie qui, brisant l’utopie fantasmatique, ramène à l’ectopie originaire (redonnant ainsi son statut neutre , neuter, ni l’un ni à l’autre) à l’objet ? Point non spéculaire de son image qu’il offre, le temps du désir d’analyste en acte .
Mais le reste du temps, l’analyste n’a-t’il pas à trouver sa solution sinthomatique en tant qu’a-ssujet en dette de l’acte analytique….soit dans des écrits psychanalytiques ou autres productions …. ?.
Témoignage de la trace du sujet qui n’a d’autre support que « « l’enforme de A, a qui le troue ». Fille de cordonnier, je suis particulièrement bien placée pour savoir que l’enforme/embauchoir est indispensable pour que soit conservé la place, dans la chaussure, pour le pied .
Témoignage qui s’impose devant une sorte d’engouement actuel pour l’art dans tous ses états : à quelle nécessité cette floraison répond-elle ? Répondre au sens étymologique, res-pondere, de quel poids de la Chose cela accuse-t-il réception ? Répondre de la trace de cette Jouissance pas toute relayée par le Nom du Père ? Répondre d’une sorte de perméabilité au réel qui infiltre la prise symbolique ?
Le peintre, à travers ce qu’il montre à voir, passe également un message que contient le texte de sa peinture. Le peintre n’est-il le sismographe des tremblements tant intérieurs qu’extérieurs ?
Et, un peu comme un poème… le fait entendre - René Char « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir »- le tableau ne peut-il faire voir la coupure entre la trace et son effacement ? 4
La question de l’acte
Revenons à l’acte…L’acte de peindre… Parler de l’acte…..que ce soit celui de peindre ou autre….comprend quelque chose d’antinomique avec l’acte lui-même. Tenter une fois encore d’écrire ce qui ne peut s’écrire
A propos du mot « acte », ce terme relève de trois registres :
Celui de la loi (procès verbal, ordonnance, décision)
Celui de la disjonction entre fait et langage
Celui du théâtre
Dans l’acte qui nous concerne, ces trois registres ne sont-ils pas noués ?
Dans une inter-locution, il y a acte de parole lorsque le locuteur, altéré, (non du côté de l’altération mais de l’altérité), n’est pas le même après qu’avant.
L’acte de peindre implique, en ce qui me concerne, à chaque fois, le franchissement du Rubicon, pas sans le danger de m’y noyer : quelque chose meurt et je ne sais jamais si ce n’est pas tout qui ne va pas y passer. Que « pas tout » passe est l’occurrence …..la meilleure.
Animée par la peur de rencontrer un chaos qui m’engloutisse, tel le funambule j’avance sur le fil tendu, dans un précaire équilibre, grâce à un invisible balancier.
Peindre c’est tourner autour d’un objet en me libérant du poids d’une consistancee entravante. Mais c’est aussi lester ce semblant d’objet évidé, du poids de la res-ponsabilité. Res-ponsabilité à entendre comme accusé réception du poids de la chose. Chose qui, devenue le rien réel , témoigne du frissonnement de l’être qui n’est pas. L’infiltration du flux signifiant laisse surgir la matière jouissive qui carburer le sujet dès lors que le symptôme est dégagé des attaches immobilisatrices . Taches de couleurs, traits ne comptent que comme « prise » de ce qui n’avait pas été lié, mettant du corps au texte ou du texte au corps.
Evidement et res-ponsabilité dont l’éthique nous charge. Donner à cet objet, devenu neutre (ni à l’un ni à l’autre) un statut spatial ectopique .

« Peindre reste oublié derrière ce qui se peint dans ce qui se voit »
Cette déviation de la phrase de Lacan « Dire reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » s’est imposée pour parler de l’acte de peindre à partir de mon expérience…de peintre.
….et de ma rencontre avec la matière, le blanc de la toile, avec les instruments. Surprise du mouvement qui m’animait, de ce corps qui n’était que le passeur d’une force étrangère et inquiétante, de ces traces a-formes sur la toile…..j’écris et je m’écrie.
Ce qui anime le geste, reste oublié, s’efface sur la toile derrière la matière qui en fait signe.
Signes alertant de l’intrusion du pas de l’être, intrusions des traces de lettres qui masquent et démasquent le trou par les bords qui en délivre le trait du trop plein.
Un peu d’histoire car l’acte de peindre n’est pas sans elle….et les trois temps de cette histoire correspondent aux trois temps de l’acte de peindre5
Je peins depuis toujours …..dans ma tête !
J’imaginais des tableaux…….un m’a particulièrement marqué : celui d’un regard, vous savez ce trou recouvert d’une grille ou d’une plaque qui, si on la soulève permet d’accéder aux conduits de plomberie, d’égout ou d’évacuation.
Eh bien, dans mon tableau intérieur, je voyais que, des trous de cette grille, jaillissait une lumière qui pulvériserait les détritus, échoués là, en taches de couleurs.
Ainsi était restituée une circulation empêtrée par les déchets qui faisaient que le couvercle devenait bouchon.
Tel le symptôme qui, tissé entre jouissance aspirante et protection de cette jouissance, ignore la lumière possiblement irradiante de ce trou réel. Lumière du réel qui sustente le sinthome.

Lacan dans la séance du 18/11/1975 : « ….En quoi l’artifice peut-il viser expressément ce qui se présente d’abord comme symptôme ?- en quoi l’art (…..) peut-il déjouer ce qui s’impose du symptôme ? »

Je peignais donc dans ma tête puis, empêtrée par l’inexistence d’une quelconque technique, je me suis lancée à reproduire des tableaux, de Maître, bien sûr !, … Mais, très vite j’abandonnai cette démarche imitative et intégrative, certes nécessaire, mais aliénante car reproduisant en quelque sorte le fait d’être parlée par l’Autre. Je me risquai donc, grâce à une rencontre, dans un acte de peinture plus personnel.

Trois rencontres et trois temps : le pas de valse de la pulsion
Trois peintres nouent, pour moi ce qu’il en est de la matrice de l’acte de peindre c’est-à-dire de revenir sur ce qui a été expulsé pour que s’écoule le flux du devenir de l’humain ……
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Dans ma peinture du premier temps, pas d’objet, du chaos…
Des traces, de la matière, qui échappent à la lecture.
Taches picturales qui sont signes de leurs propre présences, en marge d’une littéralité . Littéralité où corps et hors corps se prolongent tout en faisant rupture.
Corps mort qui empêche les bateaux de partir à la dérive mais aussi corps mort qui ne respire plus sous les flots qui le recouvrent. Pour que « ça » passe à travers le corps, il faut bien laisser passer ……il faut un laisser-passer qui permette un mouvement qui laisse désemparé : c’est le moment chaotique .

Dans ma peinture du deuxième temps…..des formes apparaissent
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Des objets…instruments de musique…..nature morte mais il s’impose que ces objets n’existent pas indépendamment les uns des autres….Ils s’intrusent entre eux ….J’éprouve la nécessité de les amputer d’une partie d’eux-mêmes pour qu’ils puissent s’entendre avec d’autres….qu’ils dansent ensemble, qu’ils sonnent ensemble….Confusion objectale rompue par un déséquilibre spatial.
Quand il s’agit d’architecture, il faut que ça s’écroule….mais ça tient.
Est-ce montrer que le déséquilibre peut être source d’équilibre ?
Ces deux temps restent « privés »….pas la moindre idée de montrer ma production à quiconque en dehors de mon cercle intime. Avec nécessité cependant que le peintre qui m’accompagne, à un moment « M » marque, en quelque sorte, le point de capiton du tableau….un peu comme le mot d’esprit où le pas de sens est authentifié par l’Autre.

Dans ma peinture du troisième temps….

Je dirai que ce qui compte ce sont les ratages…..Là où j’efface car la forme m’aveugle, car le trait est trop appuyé….ce point d’effacement donne corps à la toile d’où surgit un appel, une rencontre avec l’invisible.
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Aujourd’hui, ayant trouvé ma palette intérieure, m’ayant prouvée que je pouvais peindre des choses, des visages….une nouvelle catastrophe comme dirait Gilles Deleuze ( pour lui l’acte de peindre ne pouvait être défini sans une référence à la catastrophe qui l’affecte) arrive….Je laisse la forme pour le trait, le mouvement …Je dois dire que, souvent l’apparition d’une forme conforme me bloque….Même si je m’inspire quelquefois de la réalité, il est impératif que je la déforme et la réforme pour l’a-former et l’adresser à un autre. Il faut que j’y mette du mien en quelque sorte.
Alors que l’apparition d’une maladresse, d’un ratage, d’un trait qui dérape me mobilise davantage.

Pour commencer de terminer

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Ce n’est que récemment que j’ai baptisé du nom d’Amélie celle qui peint et à travers laquelle Das Ding fait signe. Au départ, je pensais que cette nomination de celle qui est tombée dans la peinture était le hasard musical. En effet, j’apprenais, au piano6, dans le même temps « La valse d’Amélie ». Et, je découvre l’étymologie 7 qui finalement nomme ce qu’il en est de l’énergie qui passe dans le pinceau. Mobilisation d’une énergie psychique qui passe par la vibration du trait.
Manière de nommer sous un nom propre la mise en acte d’une trace , invisible mais présente, trace en attente de signature pour mobiliser une rencontre avec d’autres.
D’où la nécessité d’exposer, d’offrir au regard de l’Autre ….de façon à ce que cela fasse lien, que passe cette ….confrontation avec le « fractal »8, l’ouvert.
Dans un passage au public entre ce qui peut se dire et ce qui ne peut être dit mais ce qui, se mettant en travers, traverse et se dévoile le temps d’un éclair .
Dans l’acte de peindre, ce que le corps doit au réel, inatteignable mais présent, se transfère en taches de couleurs, formes, perspectives quelquefois brisées, point de fuite vers l’infini…attentes de l’accident…..Lignes de coupure qui s’orchestrent ensuite par les gestes qui épousent le rythme qui s’impose. la recherche de ce vivant dont nous avons été coupé du fait d’être parlant et sexué. S’approcher sans l’atteindre mais toucher les limites de sa traçabilité
Selon Lacan, l’art, lorsqu’il relève d’un certain nouage ( texte de Michel Robin) participe de la déchirure du voile de l’illusion qui produit éclair de réel dévoilé dans ce qui échappe à la représentation. Et comme le souligne A.D.W. 9 « l’expérience de la révélation ….. est expérience d’un signifiant ouvrant à un réel vibratoire dont l’art nous donne le soupçon ».


1 Conférence de Genève sur le symptôme, J.Lacan
2 J’ai retrouvé cette citation de Lacan : p. 351 de l’Éthique : «… la fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort. Je pose la question - la terminaison de l'analyse, la véritable, j'entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son terme affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? C’est proprement ceci que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné comme le fond où se produit son signal, à savoir, l’Hilflosigkteit, la détresse, où l'homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort - mais au sens où je vous ai appris à la dédoubler cette année -, n'a à attendre d'aide de personne. Au terme d’une analyse didactique, le sujet doit atteindre et connaître le champ et le niveau du désarroi absolu, au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection. … il n’y a pas de danger au niveau de l’expérience dernière de l’Hilflosigkteit…
3 « Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion. Cela est l’au-delà de l’analyse, et n’a jamais été abordé. Il n’est jusqu’à présent abordable qu’au niveau de l’analyste, pour autant qu’il serait exigé de lui d’avoir précisément traversé dans sa totalité le cycle de l’expérience analytique. » Les quatre concepts p.246
4 Leçon du 14 mai 1969 de Lacan dans laquelle il évoque les quatre façons par où la trace est effacée, les « quatre effaçons ».
5 Ce n’est pas sans évoquer les trois temps de la pulsion, les trois temps de la loi d’ADW
6 Cf pulsion scopique et pulsion invoquante
7 Le prénom Amélie est issu du terme aemulus qui se traduit par « émule ». Selon d’autres sources, il serait le diminutif de l'ancien nom germanique Amalberga, dont la racine amal signifie « l’effort » ou « l’énergie ».
8 Remarque de Jean-Michel Darchy
9 Alain-Didier Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient p.16