Il m’a été demandé de commenter le dernier documentaire de Raymond
Depardon, 12 jours, sorti en salles dernièrement, il y a à peine six
mois, fin novembre, et qui a eu une diffusion extrêmement restreinte,
et je suis content que l’Ecole de Sainte Anne en prévoit la projection,
qui aura lieu fin Juin, car nous pensons que c’est un regard très
important, très enseignant sur ce qu’il en est de notre rapport au dire
du psychotique, et à sa parole.
Qui, en effet, parle ?
Ce n’est pas le premier film de Depardon comme vous le savez sur la
psychose, vous savez qu’il en fait un en 1980, San Clemente, qui se
déroule à l’hôpital psychiatrique de Venise, bâti sur l’ile du même
nom, en face de la place Saint-Marc, et qui a fait place depuis à un
luxueux hôtel cinq étoiles, et Urgences, en 1987, où il filme cette
fois l’accueil des détresses psychiatriques aigües au C.P.O.A., le
central d’accueil intersectoriel des urgences psychiatriques de Paris,
à l’hôpital Sainte-Anne. Il a également filmé sur bien d’autres thèmes,
et notamment la justice, Délits Flagrants, 10ème chambre, instants
d’audience, essayant de capter avec beaucoup de finesse et de justesse
ces moments brefs et intenses d’échanges de paroles vraies- c’en est
l’occasion en tous les cas, et tout le savoir-faire du professionnel
est de savoir les saisir- d’échanges de paroles vraies avec l’autre,
figure du proscrit, du banni, qu’il s’agisse du fou ou du délinquant,
de celui pour qui le plus souvent la parole est avare et précieuse.
Le titre lui-même du documentaire, Douze jours, qui a été tourné dans
les locaux de l’hôpital psychiatrique du Vinatier, à Lyon, est une
allusion directe au délai, comme vous le savez dans votre pratique
quotidienne, dont disposent les établissements de soins pour présenter
depuis la loi de 2013 les patients internés sous contrainte à un juge
des Libertés et de la Détention.
A charge pour ce dernier de statuer sur le prolongement ou non de
l’internement sous contrainte ou au contraire de décider de la remise
en liberté du patient.
Il s’agit d’une procédure encadrée par une audience entre le juge et le
patient lui-même, cela ne se fait pas sur dossier, le patient devant
être accompagné d’un avocat, chargé de défendre ses droits civiques,
avec qui il a eu l’occasion de s’entretenir au préalable. Et comme tout
justiciable, si la décision du juge ne le satisfait pas, il a bien
entendu la possibilité de se pourvoir en appel.
Ne travaillant plus à l’hôpital, depuis déjà plusieurs années, je
pensais, avec mes préjugés, et je m’en réjouissais à l’avance, que
j’allais pouvoir vous parler du discord, du malentendu, entre le
discours de la société, représentée par la parole du juge, et la parole
du patient psychotique. Que j’allais pouvoir m’appuyer de la caricature
de cette parole, c’est ainsi que je me représentais l’entretien, la
confrontation entre le juge et le patient, pour déplier les
spécificités du discours psychotique, que nous seuls, bien entendu,
nous autres professionnels, serions à même de comprendre.
Eh bien, je dois vous dire que j’en ai été pour mes frais, et que j’ai
été stupéfait, ébahi, de la dignité et du respect, respect mutuel,
d’ailleurs, de l’échange entre les juges, deux femmes et un homme,
typiquement avec l’accent lyonnais, et les patients, qui du cœur même
de leur délire, savent à qui ils ont affaire, et s’adressent avec
courtoisie et déférence à « Votre honneur », même si c’est
pour dénoncer une hospitalisation forcément de leur point de vue
abusive, mais dont ils savent au fond qu’elle leur est nécessaire, ce
dont les juges, en dehors même de tout savoir psychiatrique académique,
officiel, qui ne leur a jamais été délivré, semblent profondément
conscients.
Moi-même, lorsque je travaillais à l’hôpital, je ne suis pas certain du
tout de m’être toujours adressé aux patients avec autant de
disponibilité, de clarté, de profondeur, d’ouverture et d’empathie que
les juges qui ont été filmés. Sur soixante-dix entretiens, environ,
selon la fiche technique du film, Depardon n’en aurait sélectionné que
dix, mais je ne doute pas que tous soient de la même tenue et de la
même dignité.
Au plus délicat, la tâche de l’avocat, à qui il revient de n’être ni le
béni oui-oui du psychiatre, et du projet de soins de l’équipe
hospitalière, ni celui du juge, qu’il n’a pas à soutenir. Ce n’est pas
le procès de la raison, fût-elle médicale et psychiatrique, mais du
Droit, avec une majuscule, ce dont chacun des acteurs est conscient,
ainsi que du rôle qu’il a à tenir.
Et finalement, ce film, qui est censé porter le projecteur sur
l’échange entre le juge et le patient, m’a paru beaucoup plus
instructif par ce côté latéral, à savoir la parole, assez attendue
finalement, de la défense, et assez gauche, assez maladroite, de ces
jeunes avocats, tous en jean, ce qui témoigne d’une certaine
prolétarisation de cette profession, mais cela c’est pour l’anecdote,
ils n’ont pas la prestance de la robe dans un prétoire, ni les
mouvements de manche, il n’y a pas beaucoup de place pour cela, mais à
qui il faut reconnaître que la marge de manœuvre et d’intervention est
au final assez restreinte. Il y a un Réel incontournable de la
nécessité d’hospitalisation dans un certain nombre de situations
extrêmes de la psychose, et le psychiatre machiavélique à qui l’on
reproche dans le même temps, la toute-puissance de l’hospitalisation
abusive et la légèreté irresponsable de laisser les fous et autres
assassins en puissance dans la nature est un fantasme, il faut le
reconnaitre, utile uniquement à des fins de manipulation démagogique et
d’exploitation électorale.
De ce documentaire, donc, j’ai extrait un bref échange entre le juge,
l’avocat, et la patiente, que je vais essayer maintenant de déplier
devant vous.
Il s’agit d’une patiente persécutée sur son lieu de travail, une grande
entreprise de téléphonie, persécution tellement envahissante et
invalidante au travail que l’employeur a jugé bon d’appeler les
secours, que pouvait-il faire d’autre, laquelle intervention l’a
conduite directement aux urgences et à l’hospitalisation.
L’avocat désigné de la patiente, à qui le juge donne la parole après
avoir écouté ce que la patiente pouvait dire de ce qui lui arrivait,
cet avocat, donc, dans une intervention attendue, convenue,
caricaturale, ne manque évidemment pas de signaler au juge quoi ?
Qu’y a-t-il à signaler ? Eh bien le Réel, et qu’en effet, il est
de notoriété publique, et depuis longtemps, documentée, par des
reportages, par des témoignages, que les méthodes de gestion interne de
telle ou telle grande entreprise vis-à-vis de ses salariés, les amènent
à se sentir harcelés, menacés, certains en deviennent désespérés au
point d’être poussés au suicide, et qu’il existe donc un fonds de
vérité dans les dires de la patiente, qu’il faut croire, en conséquence
de quoi l’hospitalisation sous contrainte ne se trouve nullement
justifiée.
Alors, voilà quelque chose qui nous intéresse.
On pourrait bien sûr commencer à se demander s’il y a du sujet chez
l’avocat, et par quel automatisme militant, va-t-il se mettre à
dénoncer l’employeur, forcément coupable. Et je dois vous dire que pour
ma part, pour ma génération, cette question du harcèlement au travail
n’était au départ, il y a vingt ans, pas évidente. Aujourd’hui, grâce à
une certaine prise de conscience, grâce aux travaux entre autres de
Christophe Dejours, travaux pionniers sur ces questions, de Marie Pezé,
également, je vous recommande la lecture de son ouvrage « Ils ne
mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », journal de la
consultation Souffrance et Travail, grâce au travail très diffusé et
princeps de Marie France Etchegoyen, également sur le harcèlement
moral, cette question est beaucoup plus connue des médecins.
Cependant, cette intervention dans le Réel nous pose bien la question
de savoir comment aborder les voix d’un patient psychotique halluciné,
aux prises avec un automatisme mental qui le persécute sans répit,
selon le fameux syndrome SVP, salope-vache-putain, et de l’impact sur
le patient de ce Réel d’une telle parole, venant d’un avocat, d’un
homme de loi, qui prend ainsi le risque de conforter, valider cette
persécution ?
Qu’appelons nous Automatisme mental ?
Lorsque je travaillais à l’hôpital, j’utilisais ce terme très
facilement, dans mes observations notamment, pour toute hallucination
auditive, pour toute manifestation d’écho de la pensée, quelle qu’elle
soit, et je pensais m’en sortir ainsi très facilement. Le diagnostic
était fait, et je ne réalisais, pas, tout simplement parce que je
n’avais pas lu comme il l’aurait fallu, la portée, la force de ce
concept, auquel le dernier numéro du Journal Français de Psychiatrie,
le numéro 45, donne tout son éclat, et sa modernité, et qui nous est
parvenu en psychiatrie déformé, dévié, édulcoré, sous la puissance du
rejet et de la mobilisation des deux Henri de la psychiatrie, Henri
Claude, qui était l’ennemi juré de Clérambault, qui le lui rendait
bien, Clérambault en parlait avec mépris, « celui-là, il cherche à
se faire un nom avec deux prénoms », disait-il, vous voyez un peu
le niveau de ces deux grandes pointures de notre discipline, lorsqu’il
s’agit de guerre d’egos, de narcissisme, cela ne dépasse pas la cour de
maternelle- et d’Henri Ey, un nom qui vous est certainement plus
familier, et qui fût d’abord l’élève de Claude, avant de devenir comme
vous le savez le pape, le référent incontournable de la psychiatrie
française d’après-guerre, et pour qui les thèses de Clérambault,
s’appuyant sur l’organogenèse, c’est-à-dire localisant les
manifestations psychiques dans des formations histologiques malades,
déficitaires, formaient un obstacle à la diffusion de sa propre théorie
sur l’organo-dynamisme, théorie qui a été dominante en psychiatrie, à
côté de la psychanalyse, jusque dans les années 80 en France.
Quant à la fameuse phrase de Lacan, diffusée, reprise, et galvaudée
comme un mantra, selon laquelle il reconnaitrait en Clérambault
« son seul maître en psychiatrie », phrase qu’il énoncera
assez tardivement, d’ailleurs, puisque Clérambault n’est même pas
mentionné dans la dédicace de sa thèse sur la paranoïa-dédicace
traditionnelle à ses maitres en médecine, on ne peut pas encore
aujourd’hui concevoir une thèse médicale sans ce type de dédicaces sur
la page de garde-, thèse constellée d’allusions désobligeantes à son
égard par ailleurs- tardivement, puisqu’il faudra attendre 1966, dans
ce petit texte qu’il intitule De nos antécédents, et qui ouvre ses
Ecrits, eh bien cette fameuse petite phrase reprise à l’encan, nous
savons qu’elle est inexacte, et partielle. Il en a eu d’autres des
maîtres, Lacan, à commencer par Henri Claude, d’ailleurs, mais aussi
Joseph Levy-Valensi, qui mourra en déportation, à Auschwitz en 1943.
Clérambault avait accusé Lacan de plagiat, jusqu’à venir perturber une
réunion de la Société médico-psychologique, en 1931, et lui jeter à la
figure, publiquement, un petit article de vulgarisation sur la
paranoïa, selon les propres termes de Lacan, son premier article
d’ailleurs, et leurs rapports étaient devenus depuis exécrables.
Ce qui est certainement plus manifeste, c’est que Lacan a certainement
beaucoup appris de la présentation de patients auprès de Clérambault,
qui avait une technique très particulière d’entretien, vous savez qu’il
était le médecin de l’infirmerie du dépôt, qui à l’époque se situait à
l’époque à la conciergerie de Paris, sous le Palais de Justice, toute
sa carrière de 1905 à 1934, depuis ses débuts d’internat, s’y est
déroulée, « l’Infirmerie Spéciale des Aliénés de La Préfecture de
Police de Paris », dans l’Ile de la Cité, là même où avait siégé
le tribunal révolutionnaire sous la terreur, et qu’il y tenait là une
présentation de malades aussi courue et réputée que l’avaient été en
leur temps à la fin du XIXème siècle les leçons du mardi de Charcot à
la Salpêtrière, et où s’y pressait le tout-Paris, pas seulement médical
ou juridique, mais aussi intellectuel, mondain, etc…. Il faudra
attendre les séminaires et les présentations cliniques de Lacan dans
les années 70 à Sainte-Anne pour retrouver une telle affluence, et un
tel engouement pour notre discipline.
Evidemment, l’Infirmerie du dépôt, c’est un service un peu spécial,
puisque c’est l’endroit même où il va être décidé du sort d’un patient,
soit de son internement, soit de sa sortie. Et Clérambault, le
« maître de la Tour Pointue », c’est ainsi qu’il avait été
surnommé dans Paris, vous la verrez cette tour pointue si vous passez
devant la Conciergerie- si vous disiez à l’époque à un cocher de fiacre
on va à la Tour Pointue, il comprenait instantanément de quoi vous
parliez, c’est comme lorsqu’on dit Charenton aujourd’hui- Clérambault
donc avait une technique qu’il appelait la manœuvre, et c’est pourquoi
on l’admirait autant, et une fierté toute particulière à faire parler
les patients réticents qui ne voulaient surtout pas se risquer à
confier leurs hallucinations, de peur d’être enfermé. Il n’hésitait pas
à avoir recours à l’humour, avec telle patiente érotomane à qui il
voulait faire avouer sa passion pour un prêtre, à certaines formes de
transitivisme, que l’on appelait sans doute pas comme cela à
l’époque : « Ce ne doit certainement pas être agréable d’être
envahi par ces voix qui vous disent des choses si désagréables et si
hostiles ». Il parait que ça marchait à tous les coups, et que les
patients, enchantés de tomber sur quelqu’un qui pouvait enfin les
comprendre, se confiaient alors et dévidaient leurs pensées. Il fallait
en effet aller vite, car Clérambault ne suivait pas ensuite ses
patients, ils quittaient ensuite l’Infirmerie pour les différents
services, et rédiger le fameux certificat d’internement. 13.000
certificats en vingt ans. Beaucoup ont été perdus, beaucoup se
retrouvent encore dans les archives de Sainte Anne, un certain nombre a
pu être étudié entre autres par Marcel Czermak et quelques-uns de ses
élèves.
« Si un sonnet sans défaut vaut un long poème, écrit Paul Guiraud
dans la préface au recueil des articles de Clérambault qui a été fait
en 1942 par Jean Fretet, qui fût son dernier interne, en pleine guerre,
en pleine pénurie de papier, un certificat bien fait, écrit donc Paul
Guiraud, vaut bien une observation. Mais il est presque aussi difficile
de faire un bon certificat qu’un sonnet impeccable. Tout l’art est dans
la concision, écrit à son tour Jean Garrabé, faire un groupement des
symptômes réels et non livresques, les classer selon leur hiérarchie
psychologique, tenir compte de toutes les particularités du sujet,
rappeler le passé et souvent prévoir l’avenir, faire.. « un
certificat sur mesure », c’est une œuvre d’art autant que de
science.
Personne n’y a réussi aussi bien que Clérambault surtout dans les cas
difficiles, en une ou deux pages d’une densité et d’une précision
inégalées, « il faisait tenir plus de matières que d’autres en un
rapport médico-légal interminable », conclue Jean Garrabé dans une
présentation de textes de Clérambault sur l’Automatisme mental.
Le point commun de ces certificats, treize mille, je vous en rappelle
le nombre estimé, le dénominateur commun, dans sa diversité des cas
cliniques présentés, c’est la quête constante de ce que nous pouvons
appeler aujourd’hui la structure. Le point d’appui du patient, ce que
Marcel Czermak appelle dans ses propres présentations le Trait du cas.
Clérambault a poursuivi ce travail sa vie durant, autant dans ses
études du drapé africain et maghrébin, vous savez qu’il a pendant ses
séjours au Maghreb, réalisé près de 5.000 clichés sur le drapé, sur le
nouage plus précisément, du costume traditionnel arabe, sur son
ordonnancement, qui ont été conservés après sa mort au musée de
l’Homme, et qui ont fait l’objet en 1991 d’une exposition au Centre
Beaubourg, Clérambault psychiatre et photographe, autant dans ses
études du drapé, donc, quel est le bouton, la fibule, le nouage qui
fait tenir l’ensemble, que dans ces innovations conceptuelles que sont
l’érotomanie et l’automatisme mental.
Et c’est certainement sur cette question-là, il ne l’a a jamais
explicité clairement, sur cette question de la recherche permanente
dans l’œuvre de Clérambault de ce qui fait structure, et qui émerge du
fouillis du dire et des symptômes du patient, que Lacan lui reconnait
trente ans après sa mort, ce statut de maître, de « seul
maître ».
« Son automatisme mental, écrit Lacan, avec son idéologie
mécaniciste de métaphore, bien critiquable assurément, nous parait dans
ses prises du texte subjectif, plus proche de ce qui peut se construire
d’une analyse structurale qu’aucun effort clinique dans la psychiatrie
française ».
Avec l’érotomanie, phénomène connu et décrit par ses prédécesseurs
avant lui, Clérambault amène l’hypothèse première du postulat, support
de l’érotomanie. Et son support unique et fondamental. Le postulat,
c’est la sensation délirante d’être aimée. Conviction, comme toute
conviction, délirante, inébranlable, et qui résiste à l’épreuve des
faits. Voilà le primum movens, écrit Clérambault, de l’érotomanie. Le
supprimer, dit-il, revient à supprimer l’ensemble du délire. « Il
est semblable à la larme batavique, qui s’évanouit si vous en cassez
seulement sa pointe. »
Quelle belle phrase, quel sens de l’image, n’est-ce pas ?
Ce que recherche l’érotomane n’est pas l’Amour de l’autre, l’érotomane
n’est finalement épris que de lui-même, ou d’elle-même, ce qui compte,
c’est l’emprise, la possession psychique de l’autre, de l’élu, que
Clérambault écrit avec des majuscules à chaque mot : Emprise
Psychique Sexuelle d’Une Personne Déterminée, de préférence d’un rang
social plus élevé, mais pas toujours... Première séparation d’avec les
aliénistes français, et notamment Sérieux et Capgras, puisque
l’érotomane de Clérambault ne se montre ni comme revendicateur, comme
l’affirmaient ces derniers, ni comme idéaliste passionné, comme
l’énonçait Dide, et sa quérulence, la quérulence de l’érotomane,
lorsqu’elle se manifeste, est contingente. Elle n’est ni première, ni
cruciale.
« Aucune des convictions de l’interprétatif ne peut être dite
l’équivalent du postulat.. Le délirant interprétatif erre dans le
mystère, inquiet, étonné et passif, raisonnant sur tout ce qu’il
observe et cherchant des explications qu’il ne découvre que
graduellement. Il se développe dans toutes les directions, par
extension progressive et irradiation circulaire.
Quant au délirant passionnel, il avance vers un but, avec une exigence
consciente, et complète d’emblée. « Il ne délire que dans le
domaine de son désir. Aucune des convictions de l’interprétatif ne peut
être dite l’équivalent du postulat. On ne voit pas chez lui d’idée mère
d’où sortiraient des chaines d’idées. Supprimez du délire d’un
interprétateur telle conception qui vous semble la plus importante,
vous aurez percé un réseau, vous n’aurez pas rompu les chaines.
D’autres mailles se referont d’elle mêmes ».
Freud n’avait, on peut l’affirmer avec certitude, absolument aucune
connaissance des travaux de Clérambault, ce qui est dommage, car cela
l’aurait fortement intéressé, et par exemple, il aurait certainement
fait le parallèle avec les retournements grammaticaux qu’il énonce dans
la paranoïa, selon une logique très similaire aux trois retournements
successifs du processus délirant de l’érotomane, Espoir-Dépit-Rancune.
Le postulat, écrit encore joliment Clérambault, a une valeur d’embryon
logique.
Quant à l’automatisme mental, qui va nous intéresser maintenant,
Clérambault va s’attacher à prendre le contre-pied de tout ce qui
s’était écrit jusqu’ici.
Là où dans leurs descriptions cliniques, les aliénistes français
rivalisent de la petite différence qui va orienter le délire vers telle
ou telle caractéristique, la persécution, la filiation, la grandeur
mégalomaniaque, etc…, Clérambault va s’attacher à rechercher, comme il
l’a fait pour l’érotomanie, le noyau basal de la psychose, son
dénominateur commun.
Et il va dire quelque chose d’absolument inouï, et qui ne fait pas du
tout les affaires de ses collègues aliénistes, occupés à attacher leur
nom pour la postérité à leur propre description singulière de tel ou
tel comportement pathologique, ou de tel ou tel délire.
Le retournement de Clérambault part d’un constat plutôt élémentaire, à
savoir que les persécutés s’avèrent au final être des personnages
plutôt conciliants. « Ils se montrent plutôt confiants, écrit-il à
l’égard du médecin, obligeants, expansifs, enjoués ».
A partir de là, il postule que ce n’est pas à une personnalité
préalable que nous devons le délire, mais à un autre phénomène, qui lui
est plus antérieur, et qui survient en dehors de toute dialectique
inter-subjective, et de toute référence à l’histoire du sujet, à ses
tendances, à ses inclinations.
Il faut rappeler que nous sommes au début du XXème siècle dans un débat
qui fait rage entre les tenants de la psychogenèse et les défenseurs de
l’organogenèse. D’où viennent les troubles psychiques ? De la
biographie, du caractère, ou de telle ou telle localisation cérébrale
déficitaire et malade ?
L’automatisme mental n’est pas assimilable à l’hallucination auditive,
qui apparait plus tardivement, dans une seconde phase de la psychose.
Alors de quoi s’agit-il ? Car, il le rappelle, l’automatisme est
décrit depuis longtemps, depuis Esquirol. Les phénomènes eux-mêmes
décrits par Clérambault, ont été répertoriés, à de multiples reprises,
et il prendra la précaution d’ailleurs, de citer ses devanciers, ou ses
contemporains, dans une phrase célèbre : « Ce sont les
phénomènes signalés par Baillarger, et décrits magistralement par
Seglas ».
Oui, mais non.
Car l’avancée que propose Clérambault est de constituer un syndrome
unitaire là où les autres ne décrivaient que des symptômes. Faussement
modeste, faussement car il avait un caractère ombrageux, fier, devant
les critiques de ses collègues, qui lui refont le même coup que pour
l’érotomanie, ils lui disent mais tout ça on le sait, il propose même
de ne pas donner son nom, je crois qu’il n’y a que les russes qui
appellent cela le Syndrome de Clérambault, à sa découverte, mais de
l’appeler le syndrôme S. S comme syndrôme. Et je vous prie de croire
que dans les discussions, le syndrôme d’automatisme mental a été
l’objet unique du plus important congrès de l’époque, le congrès annuel
de psychiatrie et de Neurologie de langue française, qui se tenait à
Tours en 1927, eh bien dans les discussions, tout le monde a voulu
donner sa propre définition, par exemple Claude disait « Syndrôme
d’action extérieure », Levy-Valensi« le syndrôme de
dépossession des possédés »… c’est pas mal ça.. C’est pourquoi il
finira par leur dire avec ironie: « Gagnons du temps,
épargnons-nous toute discussion terminologique ou philosophique vaine,
allez, si je dis Syndrôme de Clérambault, vous allez encore dire que je
suis le premier paranoïaque de l’Infirmerie, et vous aurez sans doute
raison, alors appelons ça Syndrôme S, provisoirement, comme un produit
de laboratoire, que l’on nomme d’abord par une lettre ou un
numéro »
Mais il y a quelque chose sur lequel il ne lâche pas : Au début
donc, soutient Clérambault, n’est pas le délire.
Ce n’est pas l’idée délirante qui crée l’hallucination.
Le délire, qu’il soit persécutif, mégalomane, hypochondriaque, etc..,
est secondaire, alors même que l’on pensait jusqu’ici comme acquis,
logique, rationnel, que le délire était au contraire le produit de la
pensée pathologique du patient.
Clérambault part d’un constat initial, comme il l’avait fait pour
l’érotomanie : le sujet qui commence à être halluciné est tout
d’abord étonné de ce qu’il entend ou de ce qu’il ressent, de tel bruit
insolite, ou de telle voix malveillante qui frappe son oreille, de
telle sensation bizarre qu’il éprouve dans ses organes, et qui le
surprennent à l’improviste, et qu’il ne sait relier à aucune espèce de
lien avec ses préoccupations antérieures.
« Un homme assez cultivé, dessinateur, employé dans une compagnie
de chemins de fer, entendait en haut et à droite des interlocuteurs
aimables. Il les écoutait en souriant sans leur répondre. Ces voix me
parlent de vous, monsieur le docteur, elles me font votre éloge. Elles
me sont agréables, elles me tiennent compagnie. »
Et ce n’est que dans un deuxième temps, ultérieur, secondaire, là aussi
selon un déroulé logique, que ces sensations, en se précisant, vont
venir agacer et inquiéter le sujet, et provoquer en lui des réactions
explicatives dans lesquelles apparaissent peu à peu cette fois les
thématiques délirantes, persécutives, mégalomanes, hypochondriaques,
etc...
La formule classique des psychoses, et notamment de la psychose
hallucinatoire chronique, fer de lance de la psychiatrie française,
face à l’allemande, celle de Kraepelin, se trouve ainsi mise à mal, et
inversée dans la présentation clerambaldienne, puisque ce n’est pas le
délire de persécution qui dérive de l’idée de persécution, mais ce sont
les hallucinations qui créent l’idée de persécution.
« C’est le socle qui attend sa statue » dira Clérambault.
Processus autonome, isolé, primitif, au sens premier, et qui concerne
avant tout et au départ la pensée, qui se voit ainsi prendre une
autonomie par rapport au sujet, au Moi comme on disait encore à
l’époque. Un « trouble moléculaire de la pensée
élémentaire », dira Clérambault.
Neutres au départ, ces phénomènes sont acceptés par le sujet avec une
certaine indifférence, sans plaisir, ni ennui. Tout système d’idées,
spécialement tout roman de persécution, dira t-il encore en est absent.
Clérambault les qualifiera d’anidéiques. On lui reprochera beaucoup
évidemment, cette proposition, mais il s’agit d’un anidéisme, non pas
causal, ce qu’Henri Ey, notamment dans son traité des hallucinations,
n’avait pas supporté, non pas causal-Clérambault encore une fois, ne
s’intéresse pas à la psychogenèse, pour lui il y a une localisation
dans le cerveau à l’origine du trouble-mais d’une neutralité de ces
pensées dans la conscience du sujet.
« Elles m’instruisent, dit encore un patient. Avec elles, je ne
m’ennuie jamais. Elles sont beaucoup plus instruites que moi. Si je
passais un examen, elles me souffleraient tout. »
C’est un mécanisme purement mécanique, neutre, qui s’impose brusquement
à la conscience du sujet. « La pensée qui devient étrangère le
devient dans la forme ordinaire de la pensée, c’est-à-dire dans une
forme indifférenciée, et non pas dans une forme sensorielle
définie ».
Clérambault parlera de pensée désappropriée, ou encore désannexée,
coupée du sujet : « Toute la journée, je sens une pensée
extérieure, une double pensée qui traverse mon cerveau ».
Et il va isoler toute une sémiologie descriptive riche et fine qui
s’applique à ces pensées intrusives et parasites, provenant du dehors,
et cependant dans la tête : pensées devancées « ils savent ce
que je fais, et à l’avance, ce que je veux faire », imposées
« quelqu’un s’occupe de moi, me met des pensées dans la tête,
m’oblige à penser malgré moi », adventices : « on
me fait lire dans les interlignes les bêtises des uns et des
autres », allant jusqu’à l’énonciation des actes :
« Chez moi, je ne peux plus bouger, les voisins voient tout et le
répètent : la folle fait le ménage, la folle fait la
lessive ».
Parfois encore ce sont les gestes eux même qui sont énoncés :
« Ils disaient quand je crachais : voilà il crache… »
« Comme si il y avait des miroirs partout on voit tout ce qui se
passe chez moi, et on le répète ».
Les commentaires peuvent être ou admiratifs ou critiques :
« Si je mets mes chaussures, on dit tiens elle va sortir bon
débarras ».
Les intentions elle-même du patient, même à l’état naissant, non encore
ébauchées, sont énoncées : « Si je pense toucher le fil
électrique, ils disent il va toucher le fil », et souvent
anticipées : « Ils répètent mes pensées avant moi, ils savent
d’avance ce que je vais répondre. Ils trouvent avant moi le nom des
choses. »
Clérambault va décrire de cette façon très subtile, très différenciée,
toutes les postures de la pensée, dans son imposture même vis-à-vis du
patient. On peut continuer encore très longtemps cette sémiologie, il y
a encore d’autres, pour lesquelles Clérambault trouve toujours une
formulation imagée et riche, par exemple le « dévidage muet de
souvenirs » « On me montre tous mes souvenirs, on me les fait
voir », sous une forme généralement visuelle, rarement auditive.
Passage par moments d’une pensée invisible, qui passe dans la
conscience du sujet sous une forme muette, indifférenciée, Clérambault
parlera d’ « émancipation des abstraits ».
Un patient de Clérambault ira jusqu’à porter plainte « parce que
sa pensée a été prise par une personne inconnue, brusquement, derrière
lui, à l’église ».
Ce dédoublement parasite de la pensée s’extériorise verbalement, par
des exclamations, des fragments de phrases, des mots, des dialogues,
des propos énigmatique ou inachevés, déformés, distordus, bizarres sur
lesquels le patient n’a aucune prise. Mais cet automatisme peut être
aussi bien sensitif, une colère imposée par exemple, ou moteur, tel que
l’éxécution automatique de certains gestes.
Et c’est secondairement à ces phénomènes que se construit le délire,
qui est la manière de réagir du sujet à ces phénomènes parasites qui
l’assaillent, reçus passivement-Clérambault proposera d’ailleurs
d’appeler l’automatisme mental le « syndrome de passivité »,
selon ses dispositions affectives (pessimisme, optimisme, hostilité),
ses tendances intellectuelles (interprétatives ou imaginatives), les
modifications de son caractère face à ces phénomènes, (impulsivité,
agacement, irritation, révolte) qui viendront orienter, colorer,
secondairement la constructivité du délire.
« L’idée délirante, écrit Clérambault, n’est que la réaction d’un
intellect et d’une affectivité restés sains, aux troubles de
l’automatisme apparus spontanément ».
Cette conception de l’apparition d’un noyau basal de la psychose, à
l’origine de la psychose, avant l’éclosion de la persécution délirante,
a bien plu à Lacan, et c’est pourquoi il place son hommage à
Clérambault en ouverture des Ecrits, juste avant le séminaire sur la
lettre volée, qui porte sur la théorie du signifiant. Car cette
présentation de Clérambault est parfaitement compatible avec la théorie
lacanienne de la psychose, où un signifiant libéré par le mécanisme de
la forclusion du Nom-du-Père, de l’assujettissement dans lequel il se
trouvait par rapport à la chaîne signifiante, de son capitonnage, se
retrouve ainsi livré à lui-même, expulsé, déconcaténé, déchaîné, hors
de tout sens, et laisse le sujet exposé directement à la jouissance du
grand Autre xénopathique, une jouissance toute-puissante, directe,
persécutrice ou libidinale débridée.
Clérambault notera que tous ces phénomènes d’interférence sont des
déchets, ou des ratés de la pensée normale, qu’ils sont habituels à
l’état naissant, chez l’individu ordinaire, mais ils sont refoulés ou
encore ils s’annulent d’eux-mêmes. Les déchets, ce sont les phénomènes
d’intrusion, ceux qui viennent en plus, comme quand on est fatigué.
Les ratés, ce sont les phénomènes d’inhibition, ceux-là viennent en
moins, par exemple lorsqu’on oublie ce qu’on voulait dire.
Dans l’automatisme mental, cela va se systématiser, et prendre le
dessus sur la pensée consciente : « La pensée qui devient
étrangère le devient dans la forme ordinaire de la pensée ».
Ce qui différencie, reprend Lacan ces éléments isolés par Clérambault,
et propres à l’expérience délirante, de la vie normale, c’est le point
de capiton, qui va lier ensemble le signifiant et le signifié, par
l’opération du Nom-du-Père. Voilà le véritable sens du retournement
opéré par Clérambault. « Ce n’est pas la parole, ni la pensée qui
sont parasitées », dira t-il, feignant de s’en étonner,
« Mais enfin, comment, comment ne s’en aperçoit-on pas », dit
il à son auditoire, « que c’est la parole elle-même qui est un
parasite, un placage, une forme de cancer » ira-t-il jusqu’à dire,
« dont l’être humain est affligé ». Ce qui lui fera
substituer le terme de parlêtre à l’expérience humaine.
Clérambault ne va pas s’arrêter à la description du noyau basal. Il va
se former, dira-t-il, chez le malade, au cours de l’évolution de la
maladie ce qu’il va nommer une personnalité seconde, annoncée par le
véritable écho de la pensée proprement dit, et qui se repère au passage
grammatical, comme vous avez pu le constater dans les exemples que j’ai
pris tout à l’heure, du passage du Je au Il: « je crache, ils
disent voilà il crache ».
« La personnalité seconde nait avec l’écho de la pensée, et à ce
qui apparait pour le patient comme non-sens. Elle s’achève avec les
hallucinations organisées. »
Cette personnalité seconde habite le malade comme un intrus, et elle
est constituée par les rebuts de la personnalité première, celle qui
est naturelle au patient. C’est elle, cette personnalité seconde, qui
est responsable de l’aspect vexatoire, péjoratif, irritant, des voix,
prenant spontanément le contre-pied des goûts et des désirs du sujet.
Son vocabulaire est grossier, lubrique, haineux, scatologique,
injurieux. Et si quelques éléments de la personnalité première peuvent
passer dans la personnalité seconde par contraste, ou par
transposition, leurs sensibilités, à l’une et à l’autre ne sont pas
superposables. La seconde est inférieure intellectuellement et
moralement à la première, à qui elle fournit cependant un certain
nombre d’informations, tantôt par énonciations simples, tantôt par
ironie, des commentaires, des taquineries, etc…
La personnalité seconde est plus hostile, plus mégalomane que la
première, elle est hypersexuelle, au point d’en excéder, voire de
choquer la personnalité première, que Clérambault nomme Primus, par
rapport à Secundus, qui est dominée par l’animalité, la vanité,
l’hostilité, l’impatience, déclenchant chez le patient une variété
d’émotions pénibles. « Le sujet se plaint, et les voix ripostent.
Il se plaint encore, et les voix surenchérissent ».
Chez le paranoïaque, elles s’avèrent d’emblée sarcastiques, et
menaçantes…
Il existe une certaine forme de collaboration entre les deux
personnalités, des échanges, de tonalité affective ou autre. Dans un
exemple cité par Clérambault, une simple fatigue chez la personnalité
prime se traduira chez la personnalité seconde par une colère. Une
patiente érotomane de Clérambault visiblement fatiguée par l’entretien,
mais visiblement heureuse cependant de pouvoir s’entretenir avec lui,
s’adresse soudainement à sa voix : « Laissez, si nous
voulons répondre, nous répondrons, nous voulons répondre à
Monsieur. », et dans le même temps, vient serrer la main de
Clérambault, et lui expliquer qu’une de ses voix l’avait déclaré
importun, en lui ordonnant de ne plus lui répondre, mais qu’elle avait
décidé de n’en tenir aucun compte.
En s’imposant, la personnalité seconde n’amène pas pour autant la
destruction de la personnalité première, cependant elle la diminue, et
cette dernière peut survivre dans certains rendements intellectuels ou
affectifs, voire resurgir temporairement lors de certaines émotions
fortes, des voyages, une maladie du patient, etc..
Toute psychose hallucinatoire chronique, écrira Clérambault, est une
sorte de délire à deux où les psychismes sont unis dans un même
cerveau, et où le psychisme le plus frustre domine l’autre, parce qu’il
est plus inventif et plus tenace.
Le délire à deux, Clérambault en a reçu à la Tour Pointue, débarqués là
par la police. Ce n’est pas une invention de Clérambault, il a déjà été
décrit par de glorieux aliénistes qui l’ont précédé : Legrand du
Saule 1871, Du délire des persécutions, chapitre VI : il utilise
le terme de folie communiquée, à deux voire trois personnes,
« l’un domine l’autre, écrit-il, celui-ci n’est que l’écho de
celui-là, le premier est intelligent, et le second est bien moins doué.
L’un est le persécuté actif, l’autre le persécuté passif. Isolez les,
traitez les, faites qu’ils ne se voient ni qu’ils ne s’écrivent, le
premier fera tous les jours un pas vers l’incurabilité, le second
marchera résolument vers la guérison. »
Mais c’est surtout Falret et Lasègue qui vont préciser les conditions
d’apparition et d’éclosion de la folie communiquée. « Elle n’est
possible », écrivent-ils « que dans des conditions
exceptionnelles a) l’un des deux individus est l’élément actif. Il
crée le délire et l’impose progressivement au second, qui résiste
d’abord, puis subit peu à peu la pression de son congénère tout en
réagissant à son tour sur lui, dans une certaine mesure, pour
rectifier, amender, coordonner le délire, qui leur devient alors
commun, et qu’ils répètent à tout venant, dans les mêmes termes et dans
des conditions identiques. b) Il faut que ces deux individus vivent
pendant longtemps, absolument, d’une vie commune, dans le même milieu,
partageant le même mode d’existence, les mêmes sentiments, les mêmes
intérêts, les mêmes craintes et les mêmes espérances, et en dehors de
toute influence extérieure. c) il faut que le délire ait un caractère
de vraisemblance ; qu’il se maintienne dans les limites du
possible ; qu’il repose sur des faits survenus dans le passé, ou
sur des craintes ou des espérances conçues pour l’avenir. Cette
conviction de vraisemblance seule le rend communicable d’un individu à
l’autre et permet à la conviction de s’implanter dans l’esprit de
l’autre. »
Clérambault reprendra chacune de ces conditions énumérées, et qu’il
nommera les lois de Falret et Lasègue, en soutenant qu’aucune n’est
vraiment nécessaire. Le rôle passif et actif qui vient initier le
délire est interchangeable, la situation de confinement n’est pas
indispensable, et la vraisemblance des faits n’est pas obligatoire.
Association d’aliénés, voilà le terme qu’il va employer pour décrire
ces folies induites, terme intéressant dans la mesure où il a bien
conscience que ce n’est pas la psychose en elle-même qui se transmet,
celle-ci repose sur des mécanismes internes, c’est la folie qui dans
son expression délirante fait contagion. Folie communiquée, associée.
Et de son poste d’observation, à la tour pointue, il va donc en voir
débarquer, pendant trente ans, des folies communiquées…
Ainsi trois sœurs, Jeanne, Annette, et Clotilde, filles d’industriel,
âgées respectivement de 59, 56, et 48 ans, et conduites à l’infirmerie
du dépôt à la suite d’une altercation avec un cocher de fiacre, et qui
passaient depuis la mort de leurs parents leurs nuits dans des fiacres
de location, et leurs journées à l’extérieur pour fuir la persécution
dont elles se sentaient l’objet « La foule parisienne nous
insulte. C’est effrayant d’être dehors. On sait sur nous des choses que
nous ne connaissons pas… On faisait allusion à des choses que nous ne
savions pas».
Laquelle d’entre vous, demande alors Clerambaut, s’est-elle aperçue la
première de ces allusions ? « Aucune. Nous pensons toutes les
trois les mêmes choses. Nous pensons toutes les trois en même
temps ». « Sur cette hostilité à notre encontre, tout le
monde pourra vous le dire, sauf nous, une ligue s’est formée contre
nous, sans que nous sachions par qui, ni comment, et le peu que nous
savons, nous l’avons appris par intuition ».
L’interprétation délirante ne s’arrête pas au partage de l’intuition
persécutrice, certes elles voient tout de suite et en même temps, en
entrant à l’infirmerie du dépôt la figure d’une persécutrice dans la
femme de service qui les fouille, mais elle entendent également toutes
les trois dans le même temps et au moment où elles entrent dans le
quartier des femmes, des exclamations qui se moquent d’ellles:
« Tiens voilà les dormeuses, voilà les clocheuses, et enfin les
voilà sous clef. »
Une autre observation de 1902 met en scène la transmission du délire
interprétatif d’une mère, spoliée et plagiée d’un ouvrage qu’elle avait
écrit sur sa vie, par une coalition mondiale qui s’était enrichie sur
son dos, et qui avait pour objectif de les détruire elle et son fils,
la détruire aux Archives, c’est-à-dire de rayer de la surface de la
terre jusqu’à la mémoire de son existence, délire transmis sans réserve
de sa part, à son fils, âgé de 37 ans, artiste peintre et seul
confident.
« Tout au plus, écrit Clérambault, protestait-il quand l’idée
délirante le choquait trop brusquement par son invraisemblance et son
énormité. Un jour lisant un journal, il parlait de la guerre du
Transvaal, sa mère s’écria : Comment, tu lis le journal, et tu ne
vois pas que c’est nous les Boërs. Ils veulent un nom et une patrie. La
guerre du Transvaal c’est notre guerre. Nous défendons notre
indépendance. Ils veulent nous anéantir. Cela n’est pas possible,
répondit-il. Mon pauvre enfant, tu n’es pas inspiré. Tu ne comprends
rien. Et le fils de concéder à sa mère qu’elle avait raison. »
Dans une autre observation, datant de 1906, c’est cette fois tout un
réseau familial qui est pris dans le système délirant d’un couple dont
l’homme est atteint d’une forme démentielle de Paralysie Générale,
tandis que la femme est aux prises avec un automatisme mental, entend
des voix, et se plaint qu’on lui envoie des courants électriques.
L’homme a été vu promenant dans un landau le cadavre d’un de ses
enfants morts dans le jardin, tandis que la femme aurait affirmé aux
voisins que « le soleil ferait du bien au petit ».
Le couple est alors arrêté, inculpé d’homicide par imprudence, et
l’homme confirme les dires de sa femme, que la maison est électrisée,
mais surtout, que ces appareils électriques sont liés à l’hostilité de
sa propre mère vis à vis de sa femme, qui les poursuit et les
persécute, et a de fait déclenché tous les problèmes. « Ma femme
au contraire est très bonne, et elle n’en veut pas à ma mère. »
Les parents de la patiente, à leur tour, protestent, écrivent avec
véhémence au Commissaire, afin de dénoncer l’ignoble machination ourdie
contre leur fille, et que soit enfin mis un terme à l’ignoble
machination instiguée par la mère de leur gendre, mégère qui n’a pour
but que d’affoler et épouvanter leur fille, de mettre dehors le couple
afin de s’emparer de la maison, de faire enlever les enfants et enfin
de faire enfermer son mari.
Cinquième protagoniste à entrer dans la danse, le fils de ce couple, le
frère de la patiente délirante, « homme pieux et instruit »,
nous dit Clérambault, écrit au Préfet de Police, pour s’élever avec
force contre les mesures discriminatoires et violentes prises contre sa
sœur, accréditer l’idée de la vengeance exercée par sa belle-mère
contre sa sœur, et exiger que celle-ci lui soit envoyée. « L’air
de la campagne, le repos et la tranquillité, la protection que nous lui
donnerons contre la haine de ma belle-mère seront les moyens les plus
surs de rétablir sa santé. »
A juste titre, et Clérambault parle dans cette observation de folie
empruntée, ou imposée, Clérambault pose la question, sans y répondre,
puisque le cas ne se présente pas, de ce qui se passerait si la
persécutrice désignée venait à disparaitre, et si on assisterait alors
à l’apparition d’un déplacement sur les aliénistes qui ont eu à statuer
et à expertiser chacun, sur l’administration des biens, sur le
commissaire, etc…
Mais c’est surtout l’observation d’Henriette C., observation à laquelle
il donnera le titre « La fin d’une voyante », et dans
laquelle Clérambault livre un impressionnant décryptage sémiologique,
c’est surtout la lecture de cette observation qui va illustrer au mieux
l’ampleur sociétale, l’extension épidémique, incoercible, que peut
prendre la folie communiquée.
Henriette Couedon a été un personnage public de l’histoire du
spiritisme et de la voyance, inspirée par l’archange Gabriel, et dont
la célébrité tint au fait qu’elle aurait visualisée et décrit peu de
temps auparavant l’incendie du bazar de la Charité, en 1894, qui avait
ébranlé la Société de l’époque, par la qualité de ses victimes, femmes
de la haute bourgeoisie et de la grande aristocratie. « Ses
prédictions, écrit Clérambault, émurent alors toute une partie des
monde politique, religieux, et scientifique. Des journalistes, des
hommes en vue vinrent gravement la consulter. Son adresse était connue
de tous, une foule si dense de visiteurs venait vers elle, à tel point
que la police avait dû établir un service d’ordre autour de sa
maison ».
Cet engouement durera pendant plus de vingt ans, puis son talent
prophétique finit par s’épuiser, pour diverses raisons, et elle se
retrouve pour finir ruinée et seule, abandonnée de tous. Elle qui
aurait pu croire à une prospérité sans fin, écrit Clérambault,
« aura été victime de cette Illusion de Permanence »-c’est
magnifique tous ces termes, toutes ces créations dans la langue qui
bordent le travail clinique de Clérambault, Illusion de Permanence,
qu’il écrit là encore avec des majuscules-, « qui accompagne tout
sentiment fort ».
Lorsqu’elle arrive à l’Infirmerie du dépôt, l’automatisme mental à
l’origine de l’activité oraculaire, qui venait la nourrir et l’exalter,
et notamment les impulsions verbo-motrices qui la forçaient à prononcer
des paroles imprévues, devenues rares.
Elle s’est repliée sur un sentiment de rancune généralisé envers tous
ceux qui l’ont abandonnée, persistent encore néanmoins quelques
intuitions délirantes de filiation, elle a compris en voyant écrit sur
un journal les noms du prince allemand Frédéric-Charles et d’Eugénie de
Montijo, qu’elle était leur fille, en même temps qu’une voix intérieure
lui soufflait : « Eugénie de Motijo », et qu’elle voyait
dans la glace sa figure toute semblable à celle d’Eugénie de Montijo.
Cela ne durera pas, puisqu’elle aura compris finalement que son
véritable père était Napoléon III.
A ce délire de filiation, viennent s’associer quelques idées de
persécution : la France la bafoue, les prêtres la tueront lors du
retour du Roy comme ils l’ont fait pour Jeanne d’Arc, La duchesse de
Vendôme dirige une intrigue contre elle.
Mais ce qui nous intéresse est la description très précise, qu’elle
livrera sans réticence, ravie de retrouver avec Clérambault et ses
collaborateurs un auditoire attentif, de ses rapports avec la deuxième
personne, sous les traits de l’Ange Gabriel, acceptant tantôt de se
donner entièrement à lui, d’être son parfait instrument, et tantôt de
faire valoir sa personnalité prime, qui n’était pas si à l’aise
relationnellement.
Au cours de ces états de transe prophétique, elle entendait jamais la
voix de l’ange qui l’inspirait. L’ange se servait de sa bouche pour
parler, il ne s’adressait pas à elle, ne lui laissait même pas savoir
ce qu’elle disait.
« Je ressentais d’abord une émotion, mes yeux se fermaient, et je
n’entendais plus rien du dehors. Je n’entendais pas même ma voix
lorsque je parlais et je ne soupçonnais pas le contenu de mes propres
paroles, je l’apprenais seulement après coup par autrui, de même que
j’apprenais par autrui que ma voix était changée dans ces moments.
J’avais bien conscience que je parlais et j’avais le souvenir d’avoir
parlé, mais je n’en savais pas davantage. Un esprit m’inspirait, je
suivais. Je n’étais que l’instrument d’un être surnaturel, ange ou
démon, peu m’importait. C’était si peu moi qui parlait, qu’il
sortait de moi des choses dont je m’étonnais ensuite et que je
regrettais : il m’est arrivé ainsi de proférer des paroles
saugrenues ou malséantes, si c’eût été moi qui parlais, je me serais
retenue. Je parlais d’ailleurs en vers, avec une telle vitesse que
parfois on ne pouvait pas même sténographier. Lorsque je m’éveille, je
puis entendre quelquefois la dernière syllabe de mes paroles, sans
savoir ce qu’elle signifie ».
D’autres fois, des pensées lui venaient de l’Ange, survenant dans les
périodes de solitude et destinées à elle seule, l’instruisant par
exemple sur la metempsychose.
Elle éprouvait en parlant, nous dit Clérambault, un bonheur
indéfinissable, sans aucune sensation localisée, comparant cet état à
une extase surnaturelle, une communion totale et partagée avec l’ange,
et avec sa force.
Cependant la personnalité première ne se laissait pas totalement
engloutir, puisqu’elle reconnaissait sans difficulté que les belles
« pêcheresses de luxe » (sic) étaient favorisées de longues
réponses, tandis que celles qui lui inspiraient un certain malaise, les
personnes vulgaire ou indiscrètes, celles qui lui posaient des
questions d’ordre inférieur, ou voulaient se tenir trop près d’elle, ou
encore les prêtres dont elle sentait le scepticisme ou l’hostilité,
venaient entraver ses intuitions et le discours de l’Ange. « On
m’arrêtait ».
Parfois, elle n’avait pas senti qu’il fallait se taire, et on la
faisait se taire quand même. Ainsi il lui arrivait de répondre
inconsciemment à une question intempestive, et sa réponse était coupée
sans qu’elle sût pour quelles raisons.
D’autres fois, la force inspiratrice luttait contre les influences,
ironiques ou dominatrices, parlantes ou muettes, de son ambiance.
Cependant les influences les plus inférieures étaient les plus
difficiles à surmonter. Ainsi j’aurais le dessus sur l’archevêque de
Paris, mais pas sur trois ou quatre bonnes femmes inspirées, dont elle
souffrait intérieurement de la mesquinerie qu’elle ressentait chez
elles.
Ce délire se soutenait dit Clérambault, de l’adulation, l’adoration,
des visiteurs et visiteuses, la publicité journalière, l’atmosphère
religieuse qui l’entourait, et qui écrit-il « confirmaient notre
malade tous les jours dans son rôle et l’obligeaient à
continuer ».
Ainsi, à tous les temps du début et du développement du délire,
continue Clérambault, nous retrouvons des collaborations multiples,
dues au Culte Collectif du Mythe, encore un néologise de Clérambault,
déchaînant une Psychose Collective dans ce qu’on appelle le Tout-Paris,
ainsi que dans la petite bourgeoisie.
« Quand l’ange parlait, les assistants et assistantes
s’agenouillaient, radieux ou blêmes. Des fidèles demandaient
l’imposition des mains, des conversions se produisaient; des temps
nouveaux allaient surgir, la face de la terre et du ciel allaient
changer. Un membre de l’Académie de Médecine, citant Shakespeare,
rappelait que notre science humaine se devait d’être modeste ».
Clérambault termine son certificat par ces termes sans appel Epave
sociale.
Solution élégante à la psychose, comme il est coutume de dire, le
délire d’Henriette Couenon aurait certainement ainsi pu continuer
jusqu’à sa mort, si elle n’avait pas eu à faire face à l’abandon et à
la désaffection de son public.
La présence dans l’automatisme mental de cette deuxième personne,
Secundus, nous permet de porter un regard inédit sur les travaux de
Nicolas Dissez dans ce même numéro 45 du JFP à propos du groupe REV,
Réseau des Entendeurs de voix, qui apprennent et enseignent aux
patients sous emprise hallucinatoire à prendre le contrôle de leurs
voix, à les localiser dans leur corps et dans leur tête, à les
identifier, à les nommer et à s’en faire des alliés, qu’ils peuvent
ainsi consulter pour des décisions importantes, se marier, faire un
emprunt bancaire, etc .., qu’ils peuvent interpeller, voire
engueuler lorsque celles-ci dépassent les bornes du vulgaire ou de
l’insulte, bref à nourrir un dialogue continu et soutenu avec les voix.
Bien entendu, les instigateurs du réseau n’ont certainement jamais lu
Clérambault, ce mouvement venant des Etats-Unis, où il est né
Cependant, ils nous permettent de reprendre la question de l’espace
dans lequel évolue notre travail, lorsqu’il n’y pas de Dritte personn,
de division intérieure que nous pouvons faire résonner et entendre
comme nous le faisons dans le travail avec un sujet névrosé, au sujet
de ses lapsus et de ses productions de l’Inconscient.
Tel ce président d’une réunion qui déclare à voix haute « Je
déclare la séance fermée », alors qu’il est chargé de dire
quelques mots d’ouverture, lui, il ne peut pas dire qu’il est sous
emprise d’une personnalité qui lui serait extérieure, et qui a pris le
commandement de son psychisme, il est bien obligé, nous dit Freud, de
reconnaitre que son désir inconscient, qui vient de lui jouer un bon
tour, aurait été de rester chez lui ce jour-là.
Mais lorsque le sujet à qui nous avons affaire, ce fameux sujet de la
psychose, après lequel nous courons, ne se compte pas trois, et ne fait
qu’un avec deux, ce deux qui l’envahit et le complète d’une façon aussi
totalitaire, comment pouvons-nous faire, et sur quoi allons-nous
pouvoir nous appuyer ?
Lorsqu’il nous faut réapprendre à compter 1-2-3.
Lorsque notre Un que forme la bande moebienne (lorsque je fais mien et
les reconnais comme tels les lapsus de l’inconscient) ne peut faire
deux (je ne projette pas la responsabilité et la genèse de mon
pulsionnel sur l’autre, et fais la part d’un Autre à l’autre, de ce qui
est à lui, et de ce qui est à moi) qu’à la condition expresse que
j’accepte qu’un trois existe et soit situé à l’extérieur de moi,
Nom-du-Père, père de la horde, langage toujours déjà là d’avant ma
conception et ma naissance, appareil législatif et social, etc…
Voilà des questions, plus que des réponses, qui devraient nous
permettre de travailler.
Comme le disait Clérambault à la fin de son observation d’Henriette
C. :« Notre malade offre un champ d’études
inépuisable »...