J'ai dit plus haut qu'après la publication de l'histoire de Félida il
avait paru dans la presse scientifique nombre de communications. Je ne
relèverai que la lettre suivante de M. le Dr Dufay (de Blois)
aujourd'hui sénateur de Loir-et-Cher, adressée à M. le Directeur de la
Revue scientifique. Cette lettre importante, qui a trait à la notion de
la personnalité, a paru en juillet 1876.
" Cher Monsieur
" Lorsque j'ai lu dans la livraison du 20 mai dernier de votre Revue
scientifique, l'observation d'amnésie périodique ou doublement de la
vie présentée à l'Académie des sciences morales et politiques par M.
Azam, il m'a semblé reconnaître l'histoire d'une de mes anciennes
clientes, tant il y a de similitude entre l'affection nerveuse que
décrit mon honorable confrère de Bordeaux et celle que j'ai observée
moi-même.
" Ma première pensée a été de lui adresser immédiatement les notes quo
j'ai recueillies à cette époque, surtout lorsque j'ai vu, à a fin de
son mémoire, qu'il préparait un nouveau travail sur ce sujet.
" Mais je n'avais pas ces notes sous la main, les électeurs de
Loir-et-Cher m'ayant fait quitter la médecine pour la politique, - ce
qui n'est pas si différent qu'on pourrait le croire. J'ai dû attendre
l'occasion prochaine d'un voyage à Blois, où m'appelait la réunion
annuelle de l'Association médicale, et j'en ai rapporté les éléments de
cette lettre. .
" C'est vers 18!5 que je commençai à être témoin des accès de
somnambulisme de Mlle R. L..., et j'eus pendant une douzaine d'années
l'occasion à peu prés quotidienne d'étudier ce phénomène si bizarre.
Mlle R. L pouvait avoir alors vingt-huit ans environ. Grande, maigre,
cheveux châtains, d'une bonne santé habituelle, d'une susceptibilité
nerveuse excessive, Mlle R. L.., était somnambule depuis son enfance.
Ses premières années se passèrent à la campagne, chez ses parents; plus
tard elle entra successivement, en qualité de lectrice ou demoiselle de
compagnie dans plusieurs familles riches, avec lesquelles elle voyagea
beaucoup; puis enfin elle choisit un état sédentaire et se livra au
travail d'aiguille.
Une nuit, pendant qu'elle était encore cher ses parents, elle rêve
qu'un de ses frères vient de tomber dans un étang du voisinage; elle
s'élance de son lit, sort de la maison et se jette à la nage pour
secourir son frère. C'était au mois de février; le froid la saisit;
elle s'éveille saisie de terreur, est prise d'un tremblement qui
paralyse tous ses efforts; elle allait périr si l'on n'était arrivé à
son secours. Pendant quinze jours la fièvre la retint au lit. A la
suite de cet événement, les accès de somnambulisme cessèrent pendant
plusieurs années. Elle rêvait à haute voix, riait ou pleurait; mais ne
quittait plus son lit. Puis, peu à peu, les pérégrinations nocturnes
recommencèrent, d'abord rares, ensuite plus fréquentes, et enfin
quotidiennes.
" Je remplirais un volume du récit des faits et gestes accomplis par
Mlle R. L... pendant ce sommeil actif. Je me bornerai à ce qui est
indispensable pour faire connaître son état.
"Je copie sur mes notes :
" Sa mère est l'objet fréquent de ses rêves. Elle veut partir pour son
pays, fait ses paquets en grande hâte, " car la voiture l'attend; "
elle court faire ses adieux aux personnes de la maison, non sans verser
d'abondantes larmes; s'étonne de les trouver au lit, descend rapidement
l'escalier et ne s'arrête qu'à la porte de la rue, dont on a eu soin de
cacher la clé, et près de laquelle elle s'affaisse, désolée, résistant
longtemps à la personne qui l'engage à remonter se coucher, et se
plaignant amèrement a " de la tyrannie dont elle est victime ". Elle
finit, mais pas toujours, par rentrer dans son lit, le plus souvent
sans s'être complètement déshabillée, et c'est ce qui lui indique au
réveil, qu'elle n'a pas dormi tranquille, car elle ne se rappelle rien
de ce qui s'est passé pendant l'accès.
" Voilà le somnambulisme tel qu'on l'observe assez fréquemment. C'est
un rêve en action commencé pendant le sommeil normal, et se terminant
par un réveil, soit spontané, soit provoqué. Mais ce n'est pas ce qui
arrivait le plus ordinairement pour Mlle R. L...
Je copie encore :
Il est huit heures du soir environ plusieurs ouvrières travaillent
autour d'une table sur laquelle est posée une lampe. Mlle R. L...
dirige les travaux et y prend elle-même une part active, non sans
causer avec gaieté le plus souvent. Tout à coup un bruit se fait
entendre : c'est son front qui vient de tomber brusquement sur le bord
de la table, le buste s'étant ployé en avant. Voilà le début de
l'accès. Ce coup, qui a effrayé l'assistance, ne lui a causé aucune
douleur; elle se redresse au bout de quelques secondes, arrache avec
dépit ses lunettes, et continue le travail qu'elle avait commencé,
n'ayant plus besoin des verres concaves qu'une myopie considérable lui
rend nécessaires dans l'état normal, et se plaçant même de .manière à
ce que son ouvrage soit le moins exposé à la lumière de la lampe
A-t-elle besoin d'enfiler son aiguille, elle plonge ses deux mains sous
la table, cherchant l'ombre, et réussit en moins d'une seconde à
introduire la soie dans le chas; ce qu'elle ne fait qu'avec difficulté
et après bien des tentatives lorsqu'elle est a l'état normal, aidée de
ses lunettes et d'une vive lumière.
" Lui manque-t-il une étoffe, un ruban, une fleur de telle ou telle
nuance ? Elle se lève, part sans lumière, va chercher dans le magasin,
dans le meuble, dans le tiroir où elle sait que l'objet se trouve, le
découvre ailleurs s'il n'est pas à sa place, choisit toujours sans
lumière - ce qui convient le mieux, assortit la nuance et revient
continuer sa besogne sans se tromper jamais et sans qu'aucun accident
lui arrive. Elle cause en travaillant, et une personne qui n'a pas été
témoin du commencement de l'accès pourrait ne s'apercevoir de rien si
Mlle R. L ne changeait de façon de parler dès qu'elle est en
somnambulisme. Alors, en effet, elle parle nègre, remplaçant je par
moi, comme les enfants, et usant de la troisième personne du verbe à la
place de la première: "quand moi est bête " signifie quand je ne suis
pas en somnambulisme
" Il est certain que l'intelligence déjà plus qu'ordinaire dans l'état
normal, acquiert pendant l'accès un développement remarquable, auquel
contribue certainement une augmentation considérable de la mémoire qui
permet à Mlle R. L de raconter les moindres événements dont elle a eu
connaissance à une époque quelconque, que les faits aient eu lieu
pendant l'état normal où pendant un accès de somnambulisme.
" Mais, de ces souvenirs, tous ceux relatifs aux périodes de
somnambulisme se voilent complètement dès que l'accès a cessé, et il
m'est souvent arrivé d'exciter chez Mlle R. L un étonnement allant
jusqu'à la stupéfaction en lui rappelant des faits entièrement oubliés
" de la fille bête ", suivant son expression, mais que la somnambule
m'avait fait connaître et que, par des efforts de mémoire, elle
reconnaissait parfaitement vrais. Il est certains sujets dont elle
cause le plus naturellement du monde pendant l'état de somnambulisme,
et dont elle supplie qu'on ne parle pas " à l'autre "; " parce que moi
sait qu'elle " ne veut pas confier cela à vous; elle en serait très
malheureuse ".
" Les personnes qui l'entourent ont soin, bien entendu, de lui éviter
le chagrin d'avoir commis une indiscrétion, ou fait une confidence
qu'elle annonçait elle-même devoir regretter profondément
" Ainsi, d'un côté excès de confiance et de franchise, aucune
dissimulation; de l'autre, la retenue et la réserve inspirées soit par
l'intérêt personnel, soit par la timidité, soit par les con>> La
différence de ces deux manières d'être est on ne peut plus tranchée
Voilà bien la double vie comme chez Félida X..., la somnambule, de M.
le docteur Azam, ainsi que l'amnésie périodique. Seulement, je ferai
remarquer que, chez l'une comme chez l'autre, l'amnésie appartient à
l'état normal, à l'état physiologique - l'oubli du rêve après le réveil
est tout à fait normal et non pas à l'état anormal ou pathologique,
puisque, au contraire, pendant l'accès, la mémoire est double :-;elle
rappelle les faits qui ont impressionné le cerveau ,pendant l'état
normal et pendant l'état anormal. Peut-être vaudrait-il donc mieux
donner à cette observation le titre de mémoire double, -qui est le
phénomène pathologique ou extraordinaire qu'il s'agit de mettre en
lumière.
" Chez Félida X. comme chez R. L, il y a dédoublement certain pour
elles de la personnalité, et surtout chez la seconde qui parle
d'elle-même à la troisième personne. C'est une erreur de conscience,
qui me parait résulter précisément de la .double mémoire ou du souvenir
des deux états pendant la période d'état anormal;, chacune sent en elle
une autre personne quine sait pas tout ce qu'elle-même sait.
"L'enfant et le nègre, cet enfant de l'humanité, ont physiologiquement
l'habitude de s'objectiver : " Bibi a faim. v La notion de personnalité
s'acquiert: et peut s'altérer. On observe la sensation de dédoublement
dans certains cas pathologiques. Je me rappelle une convalescente de
fièvre typhoïde qui avalait alternativement une cuillerée de potage
pour sa moitié droite. et pour sa moitié gauche. Un autre malade
s'informait toujours de la santé de " cet autre ", et m'expliquait plus
tard que c'était un autre lui-même qu'il sentait :couché à. côté de lui
dans son lit. Enfin, comme le fait remarquer M. Paul Janet dans son
article sur la Notion de la personnalité, relatif à l'histoire de
Félida X... (Revue scientifique, n° 50, p. 574, 1876), l'aliénation
mentale s'accompagne assez souvent du sentiment de dédoublement.
"Mlle R. L... a d'autant plus de motifs de commettre cette erreur,
qu'elle a parfaitement conscience de la supériorité intellectuelle de
l'une' de ses personnalités, et que ses sens acquièrent alors une
acuité, une sensibilité' incomparables. On ne peut le contester au
moins pour la, vision, puisque la myopie disparaît et que la nyctalopie
s'ajoute à l'héméralopie. Les yeux évitent même le grand jour, sans
doute à cause d'une exagération de sensibilité de la' rétine. J'ai
cherché s'il se produisait alors quelque modification apparente dans
l'organe de la vue. J'ai constaté que le globe oculaire était
légèrement convulsé en bas; mais les pupilles se rétrécissent et
s'élargissent suivant les conditions normales. Les paupières sont un
peu abaissées, de sorte que ce double abaissement de la paupière
supérieure et du globe oculaire force Mlle R. L... à relever beaucoup
la tête pour regarder un objet qui n'est cependant pas plus élevé
qu'elle-même; c'est le mouvement qu'on ferait pour voir par dessous un
bandeau. Mais ce redressement de la tête ne s'opère pas lorsque l'objet
à regarder se trouve placé plus bas, comme pour lire, écrire, coudre,
etc..
" J'ai cherché à me rendre compte de la disparition de la myopie par un
relâchement d'une partie des muscles intra-orbitaires qui permettrait
un certain degré d'aplatissement de la cornée; mais je n'ai pu le
constater. On sait, d'ailleurs, que la myopie n'a pas toujours la même
cause.
" Quant à l'audition, j'ai vu un soir Mlle R, L... couchée l'oreille
contre terre dans un jardin, disant qu'elle entendait pousser une
plante; mais j'avoue que je n'en ai pas été convaincu et qu'ici
l'imagination pouvait bien jouer le principal rôle.
" Un phénomène curieux que je dois signaler est celui-ci ma somnambule
n'entend que les bruits qu'elle écoute, que' la personne qui s'adresse
directement à elle. Les rires les plus bruyants, les conversations à
haute voix, les cris même, elle n'entend rien si l'an n'a pas fixé son
attention par une interpellation directe. C'est une analogie presque
complête avec ce que les magnétiseurs appellent
se mettre en rapport.
" Le goût et l'odorat ne paraissent pas modifiés.
" Pour les fonctions de circulation et de respiration, le rythme en est
un peu ralenti; mais elles subissent les variations ordinaires en
rapport avec les perceptions et les émotions.
" Il y a, pendant l'accès de somnambulisme, anesthésie générale du
tégument cutané, même pour l'électricité; la sensibilité ne persista
qu'en deux points : à le région latérale moyenne du col, de chaque
côté,: et au même niveau dans la gorge, c'est-à-dire sur le trajet de
nerfs importants.
" Le contact sur une (le ces régions, avec le doigt ou autre chose à
l'extérieur (une barbe de plume même suffit), avec une goutte de
liquide ou un aliment quelconque à l'intérieur, provoque le réveil
subit,-; ou le retour à' l'étau normal, avec sensation douloureuse,
aggravée par le dépit d'être ramenée à' l'état cc bote s.
Avant d'avoir acquis par expérience la notion de cette particularité,
Mlle R. L s'était rendue " bête " elle-même, en essayant de boire ou de
manger.
" C'est en les cherchant qu'on a découvert les points sensibles
extérieurs. On ne peut les atteindre que par ruse, car Mlle R. L... se
défend tant qu'elle peut contre ces attouchements, non seulement à
cause de l'ébranlement nerveux qui en résulte, mais parce qu'elle
voudrait rester toujours dans l'état où elle se trouve.
Chose bizarre, le toucher conserve toute sa sensibilité.
J'ai dit que l'accès de somnambulisme commençait généralement, et
presque tous les jours, dans la soirée. Quelquefois il survient pendant
le sommeil normal. D'autres fois, une vive émotion donne Iieu à un
accès le matin, ou dans le cours de la journée.
Quand il' est déterminé par cette cause, il se prolonge plus longtemps,
et il est même arrivé qu'on en provoquait la cessation parce que cet
état semblait dangereux, l'alimentation ne pouvant pas avoir lieu. Mais
lorsque l'accès a commencé dans la soirée, Mlle R. L..., après avoir
continué la veillée, monte à sa chambre en même temps que ses
compagnes, travaille dans l'obscurité ou se couche et passe
insensiblement du sommeil agité au sommeil tranquille et normal, pour
se réveiller à l'heure réglementaire.
Elle est alors très étonnée de trouver achevée la besogne qu'elle se
rappelle avoir seulement commencée, ou môme avoir eu l'intention de
commencer.
" Le réveil provoqué s'annonce invariablement par trois bâillements
profonds se succédant à une ou deux secondes d'intervalle; ce n'est
qu'après le troisième que le retour à l'état normal est complet.'
Quelques inspirations de vapeur d'éther suffisent pour produire
l'accès, mais quelquefois aussi je l'ai fait cesser de la mémo manière.
" Les narcotiques ont amené parfois quelques heures d'un lourd sommeil
normal suivi de rêves plus extravagants qu'à l'ordinaire et de
somnambulisme.
" L'exercice musculaire porté jusqu'à la fatigue n'a pas déterminé un
sommeil plus tranquille.
L'économie souffre-t-elle de cette activité incessante ? Mlle R L est
maigre, mais bien portante.
" J'ai pensé- que cette affection, de nature hystérique, diminuerait à
mesure que l'âge avancerait, et qu'elle finirait par disparaître. On
m'affirme qu'elle a cessé depuis une dizaine d'années. Je souhaite le
même sort à Mlle Félida X...
J'ai rendu plusieurs confrères témoins des phénomènes nerveux que je
viens de décrire. Je citerai particulièrement M, le Dr Lunier,
inspecteur des asiles d'aliénés et des établissements pénitentiaires,
qui était à cette époque directeur-médecin en chef de l'Asile de Blois.
" il est certain que l'enchaînement des divers accès; successifs par le
lien du souvenir,' auquel s'ajoute' encore le souvenir de l'état
normal, constitue une sorte' de seconde vie et une personnalité
spéciale, tandis que l'absence de souvenir, au sortir de l'accès, la
mémoire ne s'appliquant plus qu'aux faits de l'état normal,
'caractérise l'autre personnalité, qu'on peut appeler normale.
Mais peut-on dire qu'il y ait là amnésie, dans le sens pathologique du
mot? Évidemment non. L'oubli, je le répète, suit le plus ordinairement
l'activité automatique du' cerveau qui constitue le rêve ou conduit au
somnambulisme. L'hypothèse de' M. le Dr Azam que cette amnésie dépend
d'un afflux moindre du sang au cerveau donne peut-être l'explication
générale de ce phénomène, sans qu'il faille supposer un rétrécissement
de nature hystérique des vaisseaux, puisque l'hyperémie qui accompagne
l'activité des cellules 'nerveuses doit, en effet, diminuer au moment
du réveil, par suite de la cessation du travail cérébral.
Peut-être est-ce précisément dans les cas où l'hyperémie ne cesse pas'
immédiatement que le souvenir du rêve dure plus ou moins longtemps'
après le réveil.
" Mais il me semble bien plus intéressant de rechercher l'explication
du double souvenir. Or, si, suivant l'expression métaphorique do notre
savant confrère le docteur Luys, la mémoire n'est autre chose que " la
phosphorescence organique des éléments nerveux ", ne pourrait-on pas
admettre que cette phosphorescence augmente en proportion de l'activité
cérébrale et de l'afflux sanguin? D'où il faudrait conclure que si
l'hystérie joue un rôle dans l'étiologie de l'affection nerveuse en
question, ce serait en exagérant l'impulsion cardiaque, ou en- dilatant
les capillaires artériels cérébraux par l'intermédiaire du système
vaso-moteur.
" L'observation ultérieure de faits semblables éclairera ce sujet
encore obscur, dont l'importance physio-psychologique ne saurait être
contestée.
" Agréez, cher Monsieur, l'hommage de mes sentiments bien sympathiques.
" Dr DUFAY,
Juillet 1876. " Député de Loir-et-Cher, "