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La musique dans la Critique de la Faculté de Juger

Hubert Ricard

On sait que le paragraphe 53 de la Critique de la Faculté de Juger[7] qui compare la valeur esthétique respective des beaux-arts, porte sur la musique un jugement relativement dépréciatif. Elle n'au­rait, parmi les beaux arts, que le dernier rang si on considère "la culture qu'ils procurent à l'esprit" et "si l'on prend pour critère l'élargis­sement des pouvoirs qui doivent se combiner dans la faculté de juger pour produire la con­naissance"[8]. Dans la mesure où contrairement à la poésie et aux arts figuratifs elle ne fait que jouer avec des sensations - au moins sous sa forme pure de musique sans texte -, elle ne peut servir à des concepts de l'entendement de "véhicule durable" et "elle ne laisse pas derrière elle, comme le fait la poésie, quelque chose pour la réflexion"[9], elle est "davantage jouissance que culture"[10].

Il est vrai qu'elle tient le premier rang, assure le même texte du § 53 pour ce qui est de l'at­trait et du "mouvement de l'esprit" (Gemütsbewegung) - aussi bien mouvement de l'âme - autrement dit de l'émotion. Mais n'est-ce pas la cantonner dans la sphère de l'agréable ? Il n'en est rien, et, à cet égard, l'analyse de Kant est précise et complexe. D'une part - et même s'il marque quelque hésitation - Kant choisit de la considérer comme un bel art, et par deux fois - au § 14 et § 51- s'efforce d'établir la possibilité d'une beauté musicale. D'autre part le § 53 analyse la création musicale et l'effet de la musique sur le spectateur en se référant au concept d'Idée esthétique que le § 49 définit comme "cette représentation de l'imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c'est-à-dire aucun concept ne puisse lui être adéquate". On sait que cette notion, liée à celles de génie et d'âme (Geist) est au coeur de la théorie kantienne de la création artistique et qu'elle est tout à fait distincte des concepts de goût et de beauté. Si cette notion permet de rendre compte au mieux du phénomène musical, c'est que la musique, même sans texte a un contenu irréductible à la belle forme -"pensée sans concept sens indicible - et que là aussi nous sommes bien au delà du simple agréable. Je vais donc en m'appuyant sur les textes de la Critique de la Faculté de Juger reprendre ces quelques points.



Si Kant place la musique au premier rang pour l'attrait et le mouvement de l'âme qu'elle suscite, on peut néanmoins remarquer - si du moins on admet l'identification entre mouve­ment de l'âme et émotion (Rührung) - que c'est en refusant de la réduire à ces concepts - pré­sentés dans le § 13- qu'il assure son statut de bel art. Rappelons que l'attrait (Reiz) est rap­porté à la matière purement empirique de la représentation à l'exclusion de toute référence à la forme. Le jugement esthétique matériel est donc entièrement fondé sur une satisfac­tion empirique et il relève de l'agréable ; no­tons toutefois qu'il n'y a aucune incompatibi­lité - comme le montre le § 53 entre les no­tions d'attrait et d'Idée esthétique. Kant ac­corde même à l'attrait une fonction d'anima­tion des facultés, même s'il ne peut s'agir dans ce cas que des facultés purement sensibles. Non seulement les couleurs et les sons considérés dans leur pure fonction d'agrément "rendent la forme plus exactement, plus préci­sément et plus complètement accessible à l'intuition" mais encore ils confèrent par leur attrait de la vie (durch ihren Reiz beleben) à la représentation"[11] en éveillant et fixant l'atten­tion.

Le second concept rival du sentiment de beau que Kant présente dans le § 13 et explicite dans le § 14, l'émotion (Rührung) est d'autant plus intéressant à considérer qu'il doit être rapproché de ce que Kant nomme affect (Affekt) dans le § 53, et qui, en tant qu'il éveille les Idées esthétiques, est au coeur même de sa théorie du contenu de la mu­sique. Une mise en place terminologique peut être ici utile. Les deux termes sont manifes­tement des modalités de ce mouvement de l'âme qui avec l'attrait, vaut à la musique le premier rang parmi les beaux-arts, eu égard à ce qui n'y est pas proprement beauté. L'émo­tion dans le § 14 est bien décrite en termes de mouvement de l'âme - qui évoque d'ailleurs le sentiment du sublime lorsque Kant écrit qu'elle est "une sensation où la dimension agréable n'est créée que par un arrêt provi­soire de la force vitale et par la manière dont, après l'arrêt, celle-ci s'épanche beaucoup plus fortement" [12] Quant aux affects ils sont ex­plicitement opposés aux passions dans une note de la Remarque générale sur l'exposition des jugements esthétiques réfléchissants[13] et caractérisés comme "sentiments irréfléchis et tumultueux" ; et ce, dans la même direction de pensée que le texte fameux des § 74 et 80 de L'Anthropologie où Kant décrit longuement les affects par opposition aux passions, et les qualifie de "mouvements passagers" [14];.En outre dans le texte de la même Remarque Kant apporte un élément de distinction - une différence de degré entre émotion et affect lorsqu'il parle "d'émotions qui peuvent voir leur force s'accroître jusqu'à devenir des affects »[15]. Ainsi le terme "émotion" semblerait mieux convenir aux états induits par la musique, celui d'Affekt que dans sa traduction de l'Anthropologie Foucault avait traduit par émotion - correspondant à un état plus in­tense, "tumultueux et irréfléchi" et ayant né­cessairement un contexte de réalité. Pourquoi Kant n'utilise-t-il pas alors dans les § 53 et 54 le terme d'émotion et préfère-t-il celui d'af­fect ? Une précision donnée dans le § 54 nous montre qu'il ne s'agit en fait que d'une ques­tion de vocabulaire. Nous pouvons y lire que chaque sensation musicale "entretient une relation à un affect sans atteindre le degré d'un affect « [16] c'est bien retrouver la différence de degré que nous venons d'évoquer, et l'affect musical a bien une intensité plus faible que l'affect réel : il est donc à mettre au même ni­veau que l'émotion, même si la définition - très déterminée - de celle-ci au § 14 interdit peut être une identification pure et simple. Il était important de fixer ce point pour étudier la relation de l'affect à l'Idée esthétique dont nous parlerons un peu plus loin.

Il reste que si l'effet de la musique se réduisait à l'attrait ou à l'émotion, celle ci ne pourrait prétendre au statut de bel art ; or Kant, nous l'avons dit, a finalement choisi de le lui confé­rer. Nous devons donc nous tourner vers la notion de beauté musicale. Kant traite assez longuement - au § 14 et au § 51- de la question manifestement embarras­sante à ses yeux de la beauté de la musique. La sensation musicale - le son (Ton) - semble­rait au premier abord ne pas donner lieu à un jugement de beauté si on considère quelle n'est fondée que sur la matière de la représen­tation à l'exclusion de toute forme. Elle procurerait une satisfaction purement empirique relevant du seul agréable en tant qu'on aurait affaire à une simple qualité "[ ... ]on ne peut admettre que la qualité des sensations elles-­mêmes soit concordante chez tous les sujets et l'on admettra difficilement que chacun juge de la même manière l'agrément d'une couleur plutôt que des autres ou de la sonorité d'un instrument de musique plutôt que de celle d'un autre "[17].La référence à la forme pour le jugement de goût est donc indispensable. L'imagination ne peut jouer librement avec l'entendement que si elle rencontre une forme contenant une "composition du divers" telle que "si elle était livrée à sa propre liberté" elle "la produirait en harmonie avec la légalité de l'entendement" [18]. Il s'agit donc de déterminer ce qui dans la musique fait forme. Il semble aller de soi qu'il s'agit au delà de l'élément qu'est le son isolé, de la composition musicale. Ainsi, dans l'hypothèse d'une asso­ciation de l'agréable aux couleurs et aux sons isolés, le § 51 leur oppose-t-il "la beauté de leur composition" [19]et le § 53 parle de la forme selon laquelle ces sensations [les sensations musicales] sont combinées (harmonie et mé­lodie) "[20].Pourtant c'est dans l'élément lui-­même - le son pur comme la couleur pure - que Kant cherche à déceler l'existence d'une forme comme le montre le § 14, en partant de l'idée que l'attribution commune de la beauté à un son à une couleur remarquables par leur pureté n est pas sans fondement.. L'impression perceptive peut en effet passer pour purement matérielle tant qu'on la considère comme une donnée ponctuelle ; mais à chaque son musi­cal correspond un ensemble de vibrations ré­gulières dans l'air ébranlé dont la proportion mathématique est déterminable : il y a donc dans le phénomène la possibilité' d'une forme, et par voie de conséquence, de la beauté tout comme de la pureté.

D'une part on peut considérer qu'à travers la qualité musicale de ce qu'il entend, l'esprit se représente dans la réflexion - dans l'effectuation d'un jugement réfléchissant - "le jeu ré­gulier des impressions (par conséquent la forme dans la liaison des représentations) »[21] Ainsi la couleur - pour laquelle Euler avait proposé un modèle parallèle à celui du son, faisant intervenir les vibrations de l'éther - et le son "ne seraient pas de simples impres­sions, mais constitueraient déjà une détermi­nation formelle de l'unité d'un divers de sen­sations et pourraient dès lors être mis au nombre des beautés"[22].

D'autre part on peut par là comprendre le lien entre beauté et pureté. Si on refuse la pureté à une couleur ou à un son composés en l'ac­cordant à une couleur et à un son simple, cette simplicité ne peut être d'ordre matériel. Un élément exclusivement matériel ne peut voir son uniformité troublée par un élément d'une autre espèce : "la pureté (...) ne relève que de la forme, étant donné qu'on peut y faire abstraction de la qualité de ce mode de sensation (c'est-à-dire qu'on peut faire abs­traction de la question de savoir s'il repré­sente une couleur et laquelle, ou s'il repré­sente un son et lequel)"[23]. Notons au passage que Kant semble réfuter dans ce texte l'accu­sation "d'inertie" ou d incapacité formelle portée contre le son pur, au coeur pourtant d'une des créations les plus authentiques de la mu­sique contemporaine, l'oeuvre de Giacinto Scelsi qui écarte la mélodie et utilise des micro-intervalles oscillant autour d'un petit nombre de notes fondamentales - ou même d'une seule.

Bien que la seule correction introduite au § 14 dans la troisième édition (sans doute la recti­fication d'une omission typographique) aille dans le sens d'un renforcement de la thèse qui y est soutenue, on doit noter que le texte pa­rallèle du § 51 qui reprend le même problème introduit une objection grave : la vitesse des vibrations sonores semble interdire toute perception des intervalles de temps qui les sépare. Comment dès lors parler d'un divers et d'une forme rencontrés par l'imagination ? Kant qui curieusement ne semble pas penser à un modèle inspiré par le concept de gran­deur intensive où une quantité est saisie dans l'instant, fait état tout d'abord dans sa ré­ponse du point de vue mathématique qui permet de penser conceptuellement ces proportions : réponse manifestement insuffisante sauf à régresser à uneperspective leibnizienne où la beauté est conçue comme perception confuse d'une perfection en soi parfaitement déterminable en termes intellectuels. Mais, maintenant fermement sa thèse de l'existence d'une forme dans la qualité proprement musi­cale du son, Kant y ajoute l'argument de l'auditeur dont l'ouïe par ailleurs sans défaut, ne peut percevoir le son musical - ce qui sug­gère une différence irréductible avec la simple matérialité du son - et d'autre part déplace sa perspective de la considération du son pris isolément à celle du changement de la qualité musicale mise en relation avec une échelle d'intensités, et dont le nombre, ainsi calcula­ble peut être mis en relation avec des diffé­rences perceptibles. À tout le moins est ainsi rendue compréhensible l'existence d'une forme mélodique ou harmonique. Ainsi l'effet musical pourrait correspondre à un jugement d'appréciation porté sur la forme susceptible d'être appréhendée dans le jeu des sensations multiples[24] . Ainsi la réflexion sur l'élément même si elle laisse planer un doute, aboutit à une détermination plus précise de l'idée de composition. Kant en admettant que la pro­portion mathématique conditionne la belle forme n'en est il pas moins retourné à une perspective leibnizienne ? Sans doute l'audi­teur n'est il pas intellectuellement conscient des proportions mathématiques, mais si l'imagination appréhende telle ou telle forme pour l'accorder sans concept avec l'entende­ment, n'est ce pas justement là l'effet de la proportion rationnellement calculable ? On peut sans doute répondre que Leibniz conçoit la beauté sensible comme strictement dépen­dante de la perfection induite par la propor­tion rationnelle dont elle n'est qu'une percep­tion confuse. Ici au contraire l'effet esthétique n'est possible que du fait de l'écart irréduc­tible qui prive l'auditeur de toute possibilité de conceptualisation : la mathématique leibnizienne inclut la perfection qui détermine la beauté ; la mathématique kantienne, même considérée dans la proportion des sons, exclut toute beauté si on la considère en elle même. Elle conditionne sans doute l'existence de la forme mais la beauté n est proprement que dans le jeu sans concepts de l'imagination qui appréhende cette forme. La relation entre mathématique et belle forme n'en est pas moins explicitement affirmée par Kant, alors qu'au contraire on ne peut en rien lier la ma­thématique avec l'attrait ou le mouvement de l'esprit : "reste que les mathématiques n'ont assurément pas la moindre part à l'attrait ou au mouvement de l'esprit que produit la musique »[25].

Pour conclure sur ce point on peut donc pré­senter la musique pleinement comme un bel art, et au delà de l'agréable, la déterminer comme un "beau jeu de sensations". Comme il s'agit - contrairement à la poésie et aux arts figuratifs - d'un art sans concept - sauf quand elle est adaptée à un texte - on peut penser qu'avec la détermination du "beau jeu des sensations"- qui inclurait aussi, avec un art des couleurs une peinture non figurative, Kant a bel et bien proposé un modèle tout à fait cohérent de ce que nous avons depuis ap­pelé art abstrait, ainsi que cela a souvent été remarqué ; il est d'ailleurs significatif que lorsqu'il veut opposer la beauté libre à la beauté adhérente, Kant ne se réfère pas seu­lement aux beautés de la nature, mais aussi après avoir évoqué dessins à la grecque et rin­ceaux qui "ne signifient rien en eux-mêmes", qui "ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé" et qui sont des beautés libres", à la musique puisqu'il ajoute "on peut aussi mettre au nombre du même genre de beautés ce qu'en musique on nomme des fantaisies (sans thème) et même toute la musique sans texte. "[26]

Ce passage du § 16 est d'ailleurs remarquable par le contraste qu'il manifeste avec la carac­térisation de la musique proposée au § 53, centrée sur !es notions d'affect et d'Idée es­thétique. On voit au mieux ici l'ambiguïté de l'esthétique kantienne et comment dans l'éco­nomie de la Critique de la Faculté de Juger, la notion d'Idée esthétique, introduite seulement à partir du § 49, induit un déplacement fon­damental de la forme au contenu, ou encore aussi bien du non-sens et du gratuit au sens implicite que Kant nomme "pensée indétermi­née".

Lorsque dans le § 16 Kant détermine la mu­sique sans texte aussi bien que les dessins décoratifs comme beautés libres, il manifeste au mieux que la belle forme n'a aucun sens intrinsèque ; c'est bien d'ailleurs ce que dit le concept de finalité sans fin : la libre beauté ne représente rien, et ne signifie rien en elle-même. Sans doute le jugement de goût peut-il être rapproché d'un jugement théorique porté sur l'objet - c'est d'ailleurs le seul sens accep­table de son caractère désintéressé ou de la sorte d'impartialité qu'il manifeste. Mais le prédicat qu'il asserte n'a pas d'autre contenu que sa forme de jugement subjectivement uni­versel et nécessaire, ou d'accueil favorable à la forme naturelle dans la finalité sans fin. Le seul contenu de la communication avec l'autre dans le sentiment de l'accord nécessaire des esprits est l'exigence de communication elle­-même. Et tous les contenus significatifs que Kant assigne dans la suite du texte à la beauté sont d'ordre extrinsèque (occasion pour la sociabilité, disposition de l'esprit favo­rable au sentiment moral, et de façon générale symbolisation du bien moral)[27]. Quant à. l'idéal de beauté, il est un exemple remarquable de beauté adhérente et donc impure en tant qu'expression d'idées éthiques dans la fi­guration de l'être humain et donc la mesure du jugement porté sur lui inclut l'intérêt pratique "le jugement prononcé d'après un Idéal de la beauté n'est pas un simple jugement de goût" [28].

À partir de ces remarques on peut évoquer l'inadéquation de la référence exclusive au beau dans la théorie du bel art - qui prédo­mine dans le texte jusqu'au § 48 inclus (y compris pour le premier niveau de détermina­tion du concept de génie). Et au reproche traditionnel portant sur le caractère essentiellement subjectif du jugement esthétique - l'objet naturel qui sert de référence à l'oeuvre d'art par sa pureté et sa gratuité n'est en dé­finitive qu'un simple produit du mécanisme de la nature, et notre accueil favorable accordé à sa forme tient au hasard de sa convenance avec le jeu de nos facultés - on peut ajouter l'insuffisance d'une détermination purement formelle, en tant qu'elle ne permet aucune différenciation esthétique des oeuvres du point de vue de leur contenu, au delà bien entendu des significations conceptuelles explicites qu'elles incluent au titre de motif de base de la représentation. Kant l'a manifestement en­trevu et c'est ce qui justifie la référence à l'Idée esthétique.

Reprenons quelques points généraux concer­nant l'Idée esthétique, ne serait-ce que pour prendre la mesure des distorsions importan­tes qui affectent la notion dans son applica­tion particulière à la musique. "Intuition (de l'imagination) pour laquelle on ne peut trouver de concept adéquat"[29], l'Idée esthétique est dans sa nature même une représentation sensible ; mais curieusement, lorsque Kant détermine sa fonction, il ne se réfère pas à un effet proprement esthétique - un sentiment de plaisir du sujet mais à la pensée. Sans doute l'image poétique ou les Idées esthétiques liées à un affect musical s'accompagnent-elles de plaisir, sentiment de beauté, attrait, plaisir émotif, mais ce n'est pas leur sens premier. Les Idées esthétiques donnent beaucoup à penser tout en étant inexponibles, c'est-à-dire impossibles à réduire à un sens conceptuel c'est pourquoi leur contenu de pensée peut être dit indéterminé, par opposition au concept, pensée déterminée. Une pensée indéterminée a-t-elle un contenu et lequel ? Au premier abord semble s'imposer - notamment dans le § 49 qui contient la caractérisation la plus complète de la notion - la référence au pouvoir rationnel et à l'au-delà suprasensible. L'élan de l'imagination qui se manifeste dans l'Idée esthétique met en mou­vement la raison et leur jeu aboutit à une pensée de l'Absolu sans idée intellectuelle, avec la seule réalisation sensible que propose l'imagination, par exemple avec l'éternité, la création, l'enfer tels que les décrivent les poètes.

Pourtant il semble qu'un tel contenu ne soit pas nécessairement présent dans l'Idée esthé­tique. Après l'avoir explicité Kant note que cette tentative de présentation des Idées de la raison confère aux Idées esthétiques l'appa­rence d'une réalité objective. C'est bien qu'il s'agit là d'une possibilité particulière, mais non de l'essence même de la notion. On verra d'ailleurs que la référence à la raison est ab­sente dans l'idée esthétique musicale. Kant continue d'ailleurs en déclarant "d'autre part - et c'est à vrai dire plus important" les Idées esthétiques sont dénommées Idées" parce que nul concept ne peut leur être, dans la mesure où elles correspondent à des intuitions inté­rieures, complètement adéquat"[30]. Ici Kant met l'accent sur l'aspect négatif - inexponible, inexprimable, indicible du contenu de l'Idée esthétique. Mais peut-on encore alors, sans la référence au pouvoir rationnel et à la réalisa­tion sensible - au moins apparente - des Idées rationnelles, parler de contenu, et ne risque-t­-on pas de tomber dans le non-sens ? Ce serait oublier l'autre terme du rapport, à savoir le concept de base, débordé et élargi par l'Idée esthétique auquel correspondra plus ou moins l'affect musical. On perçoit au mieux le phénomène dans l'élargissement de sens que provoque l'image poétique - exemple typique d'Idée esthétique. Il suffit de supposer un sens conceptuel, si banal soit-il comme point de départ du processus. C'est pourquoi Kant situe tout d'abord l'Idée esthétique dans la poésie qui use de mots significatifs et dans les arts figuratifs qui représentent des objets déterminés. Et cet élargissement s'effectue, si l'on peut dire dans l'hétérogène : l'effet de sens ne tient pas comme dans une conception symbolique banale telle que la développera l'esthétique hégélienne, à la ressemblance de telle propriété de l'image avec le contenu du concept représenté, mais au contraire à l'inté­gration dans le contenu de sens du concept de ce qui lui est parfaitement dissemblable, de ce qui, dans la matérialité de l'image n'avait jus­que là aucun rapport de sens avec lui. Ainsi la lumière d'été du couchant s'ajoute-t-elle à la représentation de la mort et permet d'évoquer l'Idée rationnelle du legs du grand homme à l'Humanité.

Toutefois comme nous allons te voir, l'Idée esthétique musicale est, à bien des égards, de nature assez différente.



Kant n'en est pas resté à une conception de la musique comme art des sons non significatif relevant de la beauté libre ainsi qu'il semble le faire dans le § 16 que nous évoquions plus haut. Le § 53 nous présente la musique comme un art qui nous "parle" en utilisant la "langue des affects". Et il introduit la référence à un sens indéterminé en plaçant au coeur de l'expression musicale la notion d'Idée esthéti­que : " dans la musique, ce jeu (1e jeu des sensations, mais aussi le jeu avec les Idées esthétiques) va de la sensation physique aux Idées esthétiques (aux objets des affects) pour ensuite, de celles ci, revenir, mais avec une force concentrée, au corps"[31], l'émotion musicale qui décrit la fin de cet énoncé possède donc un contenu significatif - quoique indéterminé et indicible - que le musicien a su produire à partir d'une combinaison des impressions sonores. La forme musicale "sert (...) à exprimer (...) l'Idée esthétique d'une indicible plénitude de pensées qui se rapportent à un certain thème - lequel correspond à l'affect dominant dans le morceau"[32]. Notons que le thème est ici, plutôt qu'un thème mélodique, une indication générale figurant dans le titre du morceau ou d'un de ses mouvements, et dont on peut penser qu'il est lié à un affect. Quant aux pensées indéterminés que dénote la notion d'Idée esthétique, il est important de voir qu'il ne peut s'agir de simples rêveries subjectives propres à l'auditeur, mais bien d'un contenu communicable, ayant son siège dans l'oeuvre elle-même apparaissant à travers l'affect et au delà de lui comme pensée sans concept.

Le § 53 confère à l'affect.- cet affect musical qui n'a pas le degré d'un affect, d'une émotion ressentie dans la réalité - une valeur de sens propre distincte de celle que contiennent les mots du langage quoique pouvant être liée à eux. Chaque expression du langage - qui relève de la pensée conceptuelle et déterminée - possède un ton- le terme allemand Ton désigne aussi bien le ton de la voix que le son musical- qui est, nous dit Kant adéquat à son sens. Or ce ton " désigne plus ou moins un affect du locuteur et symétriquement le produit aussi chez l'auditeur- cet affect éveillant alors inversement en celui-ci l'Idée qui est exprimé dans la langue par un tel son (ou ton - Ton) "[33]. Il y a donc, à côté de la communication proprement verbale une communication qui relève de la "langue des affects" et qui peut parfaitement véhiculer un sens parfaitement intelligible. Mais qu'est ce que Kant désigne par le terme Idée ? S'agit-il déjà d'une Idée esthétique naturelle qui serait à distinguer de la signification explicite de l'expression verbale ? C'est en tout cas ce qui se produit dans la musique lorsque le ton et l'affect qui lui est lié sont employés indépendamment de tout texte. La musique "ne parle en effet que par pures sensations et sans concepts"[34]. Elle uti­lise "la modulation" comme une langue uni­verselle des sensations compréhensible par tout homme" et, comme art des sons, elle "pratique cette langue pour elle-même (indé­pendamment du langage parlé) c'est-à-dire comme langue des affects"[35]. Dans ce cas la notion d'Idée esthétique, comme pensée indé­terminée et indicible, semble bien appropriée "(...) elle (la musique) communique universel­lement selon la loi de l'association des Idées esthétiques qui se trouve naturellement liée à ces affects"[36]. On comprend donc que l'affect musical puisse envelopper une "indicible plénitude de pensée ". Il n'y a d'ailleurs sem­ble-t-il aucune difficulté à donner à l'Idée es­thétique, intuition de l'imagination, une réa­lité sonore plutôt que visuelle : la musique re­çoit donc le statut de bel art à partir des considérations de forme que nous avions déve­loppé plus haut, mais encore du contenu spécifique propre à l'art conçu comme ex­pression d'Idées esthétiques et rapporté dans le cas de la poésie et des arts figuratifs au génie créateur.

Ce n'est pas toutefois sans distorsions impor­tantes par rapport au modèle central dévelop­pé pour la poésie au § 49. La langue des af­fects n'a pas la détermination stricte du lan­gage parlé. Le ton ne désigne l'affect que "plus ou moins". L'élément de base qui éveille l'Idée esthétique, l'affect, relève déjà du sens indé­terminé du moins si on le compare au mot- et nous verrons la conséquence qu en tire Kant. Dès lors l Idée esthétique ne semble plus sur­gir dans la rupture : elle prend la place des mots déterminés du langage, quitte, à cause de son indétermination à présenter un conte­nu plus riche et plus varié. Enfin - et c'est là la distorsion la plus importante- elle n'est pas le produit de la création de l'artiste puisque son association avec l'affect est "naturel". Tel est le sens de l'énoncé selon lequel "le jeu sur des pensées qui se trouve ainsi suscité paral­lèlement est simplement l'effet d'une association quasi mécanique"[37]. Le musicien trouve en quelque sorte toute faite la liaison entre l'affect (lié au ton) et le sens indéterminé. Il travaille non sur de simples sons, mais dès qu'il peut les lier à l'affect, sur des sons­-pensées. La mise en forme - par le moyen de la proportion mathématique- joue alors un rôle essentiel. Elle permet de "rassembler" les impressions et "d'empêcher qu'elles ne se dé­truisent réciproquement en les accordant au contraire pour donner naissance à une émo­tion (Bewegung) et à une animation (Belebung) continue de l'esprit selon des affects conso­nant avec elles "[38].Comme on le voit, il reste donc bien maître du jeu et du contenu de son oeuvre malgré le caractère "naturel" ou "mécanique" des liaisons auxquelles il a af­faire. On voit donc que malgré ces restrictions la nature du contenu spécifique de l'art musi­cal reste bien assurée. Ou plus exactement, l'art musical comme d'ailleurs la poésie et les arts figuratifs, est en quelque sorte un lan­gage dont le mode d'expression spécifique as­sure, tout autant que la référence à la raison, absente d'ailleurs de la musique, la spécificité du contenu.

On voit donc que le jugement dépréciatif qui cantonne la musique dans une "plaisante jouissance personnelle"[39] n'interdit nullement la référence à la beauté grâce à la forme in­duite par la proportion mathématique - beauté il est vrai mêlée d'attraits et d'affects - ni à l'Idée esthétique qui permet d'assigner à la musique en liaison avec les attraits et les affects un contenu indicible. Si finalement aux yeux de Kant la musique reste un art de peu de valeur, qui est "davantage jouissance que culture", c'est pour une raison manifestement extrinsèque. C'est que le point de départ de l'élargissement du sens, le son musical et l'affect qui lui est lié, ne relèvent pas de la pensée déterminée qui seule importe au philosophe lorsqu'il situe l'art à l'intérieur de la culture. Le jeu musical n'est pas adapté à l'entendement. Alors que la poésie et les arts figuratifs qui élargissent un concept déterminé créent "un produit servant aux concepts de l'entendement de véhicule durable et capable de se recommander par lui-même pour opérer la réunion de ces concepts avec la sensibilité, et ainsi procure pour ainsi dire de l'urbanité aux facultés supérieures de la connaissance "[40] sans parler de leur possibilité d'évoquer l'Idée rationnelle ou d'exprimer des Idées éthiques, le jeu musi­cal reste éphémère et en définitive inconsis­tant, irrécupérable pour la culture et pour la destination morale de l'homme, parce que le sens qu'il dégage ne donne pas prise au con­cept. Au moins Kant a-t-il eu le mérite de le caractériser, même si le jugement sévère qu'il porte sur lui dénote une sorte de recul face à un indicible qui pourtant se donnait à l'esprit de façon irrécusable, et qu'il a reconnu sans trop savoir comment philosopher avec lui.



Hubert Ricard

[7] J utiliserai la traduction claire et précise d A.Renaut (Aubier ) qui a, entre autres mérites, d être la plus récente.
[8] p 317
[9] p 316
[10] p 316
[11] p 204-205
[12] p 205
[13] p 255
[14] Anthropologie trad Renaut GF pp 218/220 236/239
[15] Critique de la faculté de juger p256
[16] p 319
[17] p 203
[18] p 221
[19] p 312
[20] p316
[21] p203
[22] ibid
[23] ibid
[24] p312
[25] p317
[26] p309
[27] § 41,42,59
[28] p215
[29] p330
[30] p301
[31] p320
[32] p316
[33] ibid
[34] ibid
[35] ibid
[36] ibid
[37] ibid
[38] p317
[39] ibid
[40] ibid