Michel Jeanvoine A propos des premières gravures rupestres du paléolithique
Peu de temps me reste, dans cette journée, pour avancer ces quelques
remarques et questions. Et je vais centrer mon propos sur le fil épuré
de quelques remarques utiles à soutenir et peut-être à faire avancer
notre travail. Tout d’abord, et ceci est ma meilleure manière
d’introduire notre sujet, une première remarque et une première
question à chacun. Qu’est ce qui peut bien nous faire courir au bout du
monde, prendre tant de risques, pour aller voir, observer, étudier ces
peintures ou gravures rupestres ? De quoi seraient-elles porteuses, par
quoi seraient-elles habitées qui serait susceptible de déclencher en
nous de telles passions ? Sans évoquer la passion de nos débats…
S’agirait-il seulement de la beauté manifeste de ces inscriptions ? Où
de quelque chose de plus radical ? Cette passion ne viendrait-elle pas
signer que quelque chose de notre être s’y trouve, à notre insu,
engagé. C’est-à-dire quelque chose de notre vérité en jeu dans notre
lien à l’autre. Peuvent nous venir à l’esprit quelques photographies,
celles de Georges Bataille, son carnet à dessins sur les genoux, en
plein recueillement à Lascaux, ou encore André Malraux : le lieu
présentifié d’une certaine vérité qui nous concernerait ? Mais pas
seulement. Le lieu d’un Un primordial toujours susceptible de nous
concerner au-delà des siècles et des millénaires. Soit, peut-être, le
lieu d’un universel où chacun vient vérifier son appartenance à
l’espèce humaine, et parlante. Il semblerait, en effet, que ce soit
bien l’homme du paléolithique- déjà parlant et donc déjà pris dans les
lois qui s’imposent à lui en tant qu’être parlant- qui ait inauguré au
fond des cavernes cette pratique du trait et de l’inscription. En
laissant sur le mur ces peintures ou gravures- et bien souvent sur un
mur spécialement difficile d’accès- à qui pouvait-il s’adresser ?
L’intérêt d’une telle rencontre pluridisciplinaire, comme celle
d’aujourd’hui, est de multiplier les angles d’approche et, peut-être,
pour chacun d’entre nous, non seulement d’accumuler de l’information,
mais par la confrontation de faire la place à quelques idées neuves
capable d’initier une lecture nouvelle et ainsi donner à certains faits
un statut différent. Ceci est peut-être ambitieux mais cette ambition
il nous faut l’assumer. Elle seule peut nous faire descendre de notre
tapis volant, c’est-à-dire abandonner quelques-uns de nos préjugés.
Ma deuxième remarque est directement issue de mon travail d’analyste.
En quelques mots quelle est-elle ? La pratique de la psychanalyse nous
enseigne, et ceci a été très bien rappelé dans le travail de Josiane
Quilichini, que l’être parlant est un être de langage. Qu’il est pris
dans un champ spécifique, celui du langage, qui lui confère une
destinée désirante totalement commandée par des éléments en provenance
du langage qui ont trouvé à s’inscrire et à faire tissu. Se trouve donc
posée, comme Freud a pu l’inaugurer, la question du trait d’écriture
inconsciente et de la lettre. Si le jeune sujet se construit avec ce
qui se tisse et se noue pour lui de ses premières relations à quelques
autres parlants, le symptôme- et c’est là l’os de la découverte
freudienne- est susceptible de se dénouer par les mêmes voies où il
s’est construit. C’est-à-dire que c’est en parlant à un autre, en
position d’Autre, que celui-ci, le symptôme, peut trouver les voies de
son dénouage alors qu’un nouveau sujet advient. Cette découverte
freudienne porte sur une remarque très simple : celui à qui l’on parle
va se trouver être l’objet d’un véritable amour. Freud nommera ce lien
tout à fait spécifique un lien de transfert : nous parlons, nous nous
adressons à notre analyste comme si nous nous adressions à un de ces
premiers autres qui nous ont permis de construire notre réalité, avec
son prix ordinaire : le symptôme. Si nous avons à prendre ceci au
sérieux, et si nous le prenons au sérieux, se déduisent de cette
clinique un certain nombre de lois, les lois du langage et de la parole
qui commandent chaque être parlant à son insu et qui le spécifient
comme être parlant. Lois qui commandaient déjà l’être parlant qu’était
l’homme du paléolithique. Cette remarque est essentielle. Elle
vient d’abord, avec le sentiment que nous avons de notre identité, nous
rappeler que nous sommes, parce-que parlant, fondamentalement des êtres
sociaux et que cette identité est l’effet d’une construction et se
trouve soumise à des remaniements constants. Si l’être parlant est
indissociable de la communauté dont il est fait il nous faut alors en
tenir compte dans la lecture des faits. Sur ce point les travaux de
Marcel Mauss ne me semblent pas avoir été complétement lus. De la
même manière que nous n’hésitons pas à extrapoler les lois de la
physique et à leur faire traverser les années cette remarque nous
permet d’affirmer que si l’homme du paléolithique était parlant,
celui-ci se trouvait déjà habité par les mêmes lois du langage et de la
parole. C’est-à-dire qu’il avait à faire au manque et à la question de
l’énigme du désir. Qu’en était-il alors de ces effets de transfert, et
de cet appel à l’Autre que vient présentifier, pour un analysant,
l’analyste ? Et comment ceux-ci étaient-ils susceptibles de tisser une
première communauté, puisque l’être parlant n’est pas seul sans
quelques autres ? Où repérer ces premiers linéaments ? Et, dans le
cadre de notre discussion d’aujourd’hui, serait-il déplacé de faire
l’hypothèse que ces premières inscriptions sur le mur de la caverne
étaient adressées à ce premier Autre. C’est pourquoi je pouvais
soutenir il y a un instant l’importance de s’arrêter à la question de
l’adresse. Elle est ici essentielle. Et ici, dans cette réflexion,
peuvent venir prendre place ces phénomènes d’échos caractéristiques,
entres autres, de ces cavernes, où la voix entre en jeu avec la réponse
symétrique de cet Autre posé transférentiellement. Par ailleurs
la pratique de la cure analytique nous introduit à une dimension tout à
fait spécifique qui caractérise l’être parlant, qu’il le sache ou pas :
le langage est, pour lui, bien autre chose qu’un instrument. En effet
la conception ordinaire que nous avons du langage, celle avec laquelle
nous travaillons, celle avec laquelle nous interprétons les faits,
serait celle d’un outil. Ce à quoi nous ouvre le travail de Freud est
bien autre chose : le langage nous habite et constitue notre être
propre. Notre destinée s’en trouve, à notre insu, totalement réglée. Et
de ces inscriptions, de ces traits, de ces lettres, il est fait étoffe.
C’est ce tissu qui se donne à entendre par le biais de la répétition à
l’analyste et à l’analysant dans la pratique de « l’association libre
». Il y a du trait dans la parole, du trait déjà là, et du trait qui
s’invente et déplace le lieu du sujet parlant. Le lieu du transfert se
présente en effet comme le lieu de l’invention d’un trait hors sens qui
déplace la réalité du sujet en mettant la question du sens -toujours là
présente- au travail. Les mains négatives qui habitent ces cavernes
n’en sont-elles pas une des présentifications ? Ne sont-elles pas, pour
une première fois dans l’histoire de notre humanité, la
présentification du pouvoir de la parole et de son rapport à la trace :
d’un souffle donner trace à ce qui échappe à la saisie, présentifier
l’insaisissable même, ce qui se refuse à la saisie. Ce travail et
cette réflexion ne vont pas sans l’effort de formalisation introduit
par Jacques Marie Lacan. Comment rendre compte, en effet, des
spécificités d’un tel lieu de langage ? Il introduira la notion de
signifiant et à ce lieu de tous les signifiants donnera une écriture :
A. Ce lieu du grand Autre, il l’écrira barré pour venir présentifier le
fait qu’aucun élément positivé ne l’habite. Impossible de définir le
signifiant d’une manière positive. Celui-ci ne tire ses qualités que
des jeux d’opposition qu’il entretient avec d’autres signifiants. Lacan
pourra donc dire que le sujet parlant est représenté par un signifiant
auprès d’un autre signifiant. Il s’en déduit que ce lieu Autre, lieu de
tous les signifiants, n’est qu’un lieu vide qui ne contient aucun
élément positivé. Pourtant ce signifiant est susceptible de prendre
trace et de faire inscription : une inscription inconsciente. C’est
cette inscription qui, dans la séance analytique, se propose à la
lecture : la lecture d’un trait, le trait de la répétition ; et réouvre
ainsi, par le jeu du signifiant dans l’espace-temps transférentiel, le
tombeau scellé et clos par ce trait. Si ce lieu des profondeurs
sonores de la caverne est le lieu d’une première adresse où l’homme du
paléolithique vient situer son premier Autre chtonien, le mur de la
caverne apparaît alors comme ce premier lieu où vient s’écrire le
produit d’un véritable travail transférentiel. Qu’il soit ici précisé
que ce premier trait d’écriture est totalement hors sens, qu’il ne veut
rien dire, pour cette raison assez simple que ce premier trait est le
trait qui va supporter la possibilité d’un sens conféré dans un
après-coup. Ce trait nous allons le faire parler, nous allons lui
donner sens, et celui-ci se proposera comme la garantie de notre
réalité à partager par ce qui peut s’appeler dès lors, une première
communauté. Une première communauté d’êtres parlants. Ce mur ne serait
pas autre chose que le grand livre notarié qui invente, règle et
garantit la vie communautaire. Relire Mauss et quelques autres dans
cette perspective a son intérêt. Et s’il n’y a pas d’énonciation
collective, et s’il n’y a d’énonciation que d’un sujet, cette dernière
remarque fait nécessairement la place dans cette communauté à, au
moins, un « quelconque » en charge de ces questions. A lui de traiter
avec cette puissance énigmatique qui nous commande. C’est-à-dire
prendre la charge d’assumer le fait que cette communauté d’êtres
parlants s’origine d’un trou … Si la caverne se prête pour une
première fois à présentifier ce lieu de grand Autre, il s’avère que ce
lieu prendra d’autres formes, au néolithique par exemple. Et qu’une
histoire de ses différentes déclinaisons est peut-être envisageable.
D’une manière qui pourrait paraître paradoxale cette réflexion sur le
mur est tout-à-fait d’actualité. Celle-ci anime secrètement, si nous
savons le lire, notre clinique et toute notre vie politique et
culturelle. Depuis les questions posées par la folie et la rencontre
inexorable, dans le meilleur des cas, avec le mur de l’asile. Jusqu’à
nos débats sans fin sur les murs à installer, ou pas, entre un monde et
l’autre : celui, tombé, de Berlin, et d’autres toujours prêts à prendre
la relève. Et comment faut-il lire aujourd’hui les murs de nos cités
couverts d’inscriptions énigmatiques ? Les tags. Ceux-ci ne sont-ils
pas un appel à prendre au sérieux ce que Lacan a pu appeler la « lettre
d’a-mur » ? Et dont viennent nous parler du fond des âges nos frères en
signifiants que sont ces premiers hommes du paléolithique ?