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Autorité, transmission et fonction paternelle

L. Sciara, psychanalyste, psychiatre
Mes remerciements vont à Mme le docteur Ghachem qui m’a convié à cette journée de travail à Tunis. J’en suis très honoré. J’ai proposé comme titre de mon intervention : « Autorité, transmission et fonction paternelle ». Je commencerai par définir la notion d’autorité, car il est important de la différencier de celle de pouvoir. Puis, je préciserai ce qu’il en est de la fonction paternelle en tant que structure langagière pour montrer en quoi l’autorité en constitue une pierre angulaire. Une fois ces éléments posés, j’essayerai de mieux circonscrire ce que certains nomment actuellement une « crise de l’autorité », que j’interprète surtout comme un appel sensible au père imaginaire, pour mieux lire la clinique contemporaine. Un cas clinique significatif me servira d’appui.
La notion d’autorité est complexe. Je me réfèrerai à deux définitions. D’abord, celle qu’en donne Georges Mendel (1) : « le fait d’obtenir une obéissance volontaire, sans contrainte physique et sans qu’il soit besoin d’ouvrir la discussion ou de justifier ses exigences ». La seconde, je l’ai empruntée à Hannah Arendt (2) : « la relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée ». Il en résulte que l’autorité n’est de l’ordre ni de la contrainte morale ou physique, ni de la persuasion. Elle n’est pas assimilable au pouvoir. De la seconde définition, il découle que la relation d’autorité qui lie deux protagonistes relève d’un dispositif logique fondé sur une disparité de places et sur une hiérarchie. Or, étymologiquement, l’autorité relève d’un acte de parole. Elle repose sur un pacte de paroles, un pacte de reconnaissance entre deux sujets. Elle institue le lien à l’autre et relève d’un principe de vie comme le souligne la clinique infantile : l’enfant y trouve un étayage et une garantie pour s’humaniser, d’autant plus qu’il la conteste. En mettant d’emblée l’accent sur ce pacte symbolique, je souligne à quel point, d’un point de vue psychanalytique, l’autorité trouve son inscription et sa logique dans la dissymétrie des places inhérente aux lois du langage. Associer ces trois signifiants - autorité, transmission, fonction paternelle - ne doit rien au hasard. Quand il est question d’autorité, la référence implicite, intuitive, commune aux trois monothéismes, est celle de « l’autorité du père ». J’avancerai que l’autorité présente une des facettes majeures de la fonction paternelle. Comme l’écrit le philosophe Kojève dans La notion de l’autorité (1942) (3), l’autorité du père se soutient de l’idée que « toute autorité humaine est d’essence divine ». Il différencie quatre types d’autorité, chacune se soutenant d’une théorie philosophique : « l’autorité du père » rattachée à la théorie théocratique/théologique des Scolastiques ; « l’autorité du juge » qu’il relie à l’idée de l’équité et de la justice chez Platon ; celle « du chef » corrélée à la théorie d’Aristote qui concevait l’autorité comme relevant de la sagesse, du savoir, des capacités de prévoir, du chef ; enfin, se référant à Hegel, à sa dialectique maître/esclave, il singularise l’« autorité du maître ». A propos de l’autorité du père, il précise que dès lors que Dieu, Allah ou Yahvé a créé le monde, il est le « Père » des hommes. Il s’en suit le caractère sacré du père, la transmission de son autorité selon un principe « héréditaire », le poids de la tradition de la valeur sociale et religieuse du chef de famille à l’instar du pater familias romain… Certes, mais Kojève fait aussi finement remarquer que l’autorité du père n’a « rien à voir avec (sa) valeur personnelle ». C’est important à souligner. Ne serait-ce que pour indiquer qu’il y a un au-delà du père qui concerne le caractère déterminant de la nomination « père » dans les diverses organisations sociétales. Le père n’est pas uniquement le géniteur ou le parent. Sa dénomination n’est pas non plus réservée à un être masculin, puisque peut être nommé « père » un oncle maternel, voire une femme dans certaines cultures. Ce qui importe, c’est la nomination « père » : c’est le signifiant qui désigne une place Autre que celle du signifiant « mère ». Signifiant « père » auquel est associée toute une kyrielle de signifiants singuliers à chaque sujet (noms du père).
Pour rappel, avec Freud, le père n’est plus le représentant de la figure mythique de l’exception divine. Il est laïcisé et devient le père symbolique lié à la fonction de la parole. Décliné ensuite par Lacan en père symbolique, en père imaginaire et en père réel, il devient l’agent d’une fonction. Lacan l’a appelée la fonction paternelle (4). Celle-ci trouve son ancrage dans les lois du langage qui régissent le rapport à la parole et aux discours. Elle inscrit chaque humain dans une filiation, dans une succession de générations. Au-delà de la fonction symbolique du père décrite par Freud, celle qui fait du père l’opérateur de la loi de la castration, Lacan considère que la fonction paternelle est une fonction de nomination. Il confère ainsi au père d’autres dénominations telles que, entre autres, le Nom-du-père, le père comme nom, le père qui nomme, jusqu’à évoquer les noms du père, comme le savent les plus lacaniens d’entre vous. Tout ceci pour vous indiquer que je rattache la question de l’autorité, non pas au statut du père, mais à la fonction paternelle. Cette dernière n’opère pourtant qu’au cas par cas, selon la structure clinique du sujet concerné (névrose/psychose/perversion).
Pour le dire autrement, quand cette fonction opère, comme l’écrit la philosophe M. Revault d’Alonnes (5) : « l’auctoritas du père ne se présente pas comme un commandement, elle n’ordonne pas, elle garantit. L’autorité s’inscrit dans le temps en tant qu’elle est reliée au passé (notion d’antériorité) et au futur (ouvrir, autoriser) en s’appropriant le passé ». Je vous indique de cette façon, de même que Kojève mettait l’accent sur son caractère éternel, sur le rapport au temps en matière d’autorité, ce que j’ai mis au travail dans mon ouvrage à propos de l’invariance de la fonction paternelle. L’autorité pourrait constituer un invariant de la condition humaine qui résiste à l’épreuve du temps, quelles que soient les mutations à l’œuvre dans chaque culture, puisque relevant de la structure de la langue. Un invariant qui ne délivre jamais tous ses mystères, mais qui ne se transmet pas moins au fil des générations. D’un signifiant (S1) à un autre (S2) pour un même sujet, aussi bien que pour un sujet qui s’adresse à un autre, la logique langagière distribue des places hétérogènes. Le langage ne connaît pas la parité démocratique. On ne saurait confondre la place qui fonde l’autorité et qui relève de la fonction paternelle - celle qui constitue le trou à partir duquel peuvent opérer la parole, le langage, les discours qui spécifient les liens sociaux - avec l’« agent », le père, qui, à cette place, exerce l’autorité. En soi, ce trou, principe instituant de l’autorité, ne peut être mis en cause : il nous échappe fondamentalement, nous fait parler et agir à notre insu. En termes lacaniens, cela se traduit par le signifiant maître, S1, en place d’autorité, qui impulse l’arbitraire dans l’énonciation d’un sujet et qui impose à S2 de produire un savoir, un travail, une contribution. Mais, cette place de S1 ne lui confère pas une autorité qui est de l’ordre d’un pouvoir absolu. Il n’exerce pas de pure tyrannie, car il dépend de la reconnaissance du S2, ce qui vient tempérer l’autorité du S1. Cette logique langagière, structurale, permet de différencier nettement l’autorité du pouvoir, même si l’histoire de notre humanité ne cesse de montrer que l’exercice du pouvoir consiste à pervertir l’autorité pour mieux l’asservir.
J’en viens à l’actualité de la question de l’autorité à partir de mes interrogations cliniques, thérapeutiques et éthiques. Dans les pays occidentaux, nous constatons un certain « déclin » du patriarcat. En témoignent les remaniements significatifs du statut social et juridique du père de famille, les modifications concernant le poids de son autorité dans les configurations familiales contemporaines, une substitution de la prévalence de l’autorité paternelle par l’ « autorité parentale » inscrite dans plusieurs législations européennes, dont la française. Je préjuge que sur l’autre rive de la Méditerranée, sans doute différemment et à moindre échelle, vous êtes également interpellés par ce que certains appellent une « crise de l’autorité » là où Arendt faisait état (6), dès 1958, d’un « effondrement plus ou moins général, plus ou moins dramatique, de toutes les autorités traditionnelles » (telles l’éducation et l’instruction des enfants). Ce malaise à propos de l’autorité n’est pas étranger à une culture de l’individualisme qui entretient l’illusion d’un lien social fondé sur l’horizontalité. Nous en avons un écho ordinaire et convergent dans la bouche des enfants, des adolescents, des parents, des éducateurs, des enseignants, des policiers, des juges, des politiques, et bien sûr des médecins et des « psy ». Il existe comme une incapacité croissante des sujets, surtout ceux des plus jeunes générations, à supporter le « non », à accepter l’arbitraire d’un « c’est comme ça », à obéir… qui les conduit parfois à tenir tête, à se rebeller jusqu’à en arriver à passer à l’acte. Vous entendez que cela dépasse la singularité du fait individuel et que cela traduit une dimension sociétale. Dans la même veine, au niveau social et politique, à l’échelle de l’Etat, il n’est pas exagéré de parler d’émoussement croissant de la légitimité de la représentativité politique dans les démocraties occidentales actuelles et, plus généralement encore, de défiance envers l’autorité de toute institution. Ceci pour avoir à l’esprit que fait individuel et fait collectif sont liés par les discours sociaux d’une culture, d’une époque, dans la mesure où tout sujet humain est fait de l’Autre du langage. C’est un argument déterminant pour rattacher la notion d’autorité à la logique du langage.
J’espère que vous entendez qu’il ne s’agit pas pour moi de dénoncer une évolution du monde. Je ne me situe pas en nostalgique d’un passé révolu qui voue un culte infini à la soumission à l’autorité patriarcale. Je cherche avant tout à analyser pourquoi l’autorité ne semble plus apparaître comme une « nécessité naturelle » pour reprendre l’expression de H. Arendt (7). En privilégiant une lecture de l’autorité sous l’angle d’une logique langagière, il y a à mon sens de quoi relativiser cette redondance à mettre en avant le déclin de l’autorité. Ceci dit, de ma pratique avec l’enfant, l’adolescent, leur famille, je déduis aussi qu’il est trop radical et même erroné d’affirmer qu’il n’y a plus d’autorité. Nombre de situations cliniques peuvent souligner le caractère paradoxal de cette lecture. Il y a des cas, sans doute plus fréquents, où la figure parentale qui est censée exercer l’autorité, semble ne plus du tout opérer. D’autres où la règle est à l’autoritarisme tyrannique, pour ne pas dire à la soumission absolue. La clinique de l’adolescence donne matière à réflexion et ne manque pas de paradoxes. Elle nous confronte à des situations délicates qui ne cessent d’interroger le clinicien sur les vacillements et les impasses de l’autorité. Combien sont devenues fréquentes les problématiques d’adolescents en détresse, en mal de repères, qui masquent leur désarroi par des conduites à la fois rebelles, agressives, suicidaires et qui témoignent d’un défi à toute forme d’autorité. Ce sont ces patients qui se retrouvent dans des situations inextricables de ruptures douloureuses avec la famille, l’école, le lien social. Ils payent pour la plupart le prix des conséquences délétères d’un chaos familial. Dans les meilleurs cas, il peut s’agir d’un temps passager et nécessaire à la maturation du sujet. Ils font parfois l’objet de signalements, d’interventions de travailleurs sociaux au titre de l’aide sociale à l’enfance ou de la protection judiciaire. Certains sont même placés en foyer d’accueil. Même si c’est toujours le cas par cas qui vaut, une constante ressort : celle d’un appel inconscient du jeune concerné à l’autorité, à la présence effective d’un parent, d’un adulte ou d’un tiers institutionnel pour en occuper la place et servir de garant pour leur venir en aide dans leur errance, pour les soulager du flottement, du déficit, voire de l’absence de repères symboliques. Mais, cet appel emprunte plutôt la voie des mises en acte que celle de la parole. Ce n’est pas vraiment une surprise à l’adolescence, mais, dans ces cas, c’est une modalité symptomatique plus que fréquente. Il est bien plus rare en effet que l’adolescent fasse entendre d’emblée au clinicien une parole, une élaboration sur les déterminations inconscientes de ce qui singulariserait son symptôme. Dans mon ouvrage Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine (8), j’ai avancé deux caractéristiques propres à la clinique contemporaine : une tendance accrue à donner moins de crédit à la valeur de la parole (la sienne propre, qui plus est celle de l’autre), ce qui se traduit par des modalités inédites dans le transfert et un désaveu, un discrédit du savoir dans l’Autre (qui ne serait pas sans lien avec l’impact majeur du numérique sur les subjectivités individuelles, parce que le formidable accès informatique à tous les savoirs peut aussi contribuer à faire valoir qu’un savoir en vaut un autre).
A titre d’illustration, je reprendrai le cas clinique significatif d’un pré-adolescent que j’ai personnellement suivi au CMPP où j’exerce en tant que Médecin Directeur. Il est paradigmatique à double titre : tant sur le plan du malaise dans l’identité qui saisit nombre de jeunes gens de nos jours, que sur celui de son refus de toute forme d’autorité à son endroit, à l’exception de … celle de son père pour des raisons que vous allez découvrir (9). J'ai donc été contacté pour Mouloud qui avait onze ans, par une éducatrice qui intervenait dans le cadre d'une mesure d'investigation et d'orientation éducative décidée par le juge des enfants. Elle s'inquiétait parce qu'elle avait du mal à instaurer avec lui un suivi éducatif, y compris auprès de sa famille. Il vivait avec son frère aîné chez les grands-parents maternels depuis le décès de leur mère survenu deux ans plus tôt. J'apprends alors quelques éléments-clés. Les parents sont cousins germains. Mariés, ils avaient divorcé quand il avait cinq ans. Au moment de la mort de la mère, c'est le père de Mouloud qui s'est occupé de son enterrement et non le compagnon de cette mère qui avait refait sa vie. S'en est suivi un conflit ouvert pour la garde des enfants entre les grands-parents maternels et le père jusqu'alors considéré « comme un fils » pour reprendre les mots de la grand-mère. L'éducatrice va aussi justifier la demande de prise en charge de Mouloud parce qu'elle estime qu'il va mal, qu'il est égaré dans les conflits familiaux, qu'il a du mal à dormir tout seul. Elle préjuge qu'il ne fait pas le deuil de sa mère. D’ailleurs, il ne lui parle jamais d'ailleurs de la mort de sa mère, une mort survenue brutalement par hémorragie cérébrale, à domicile, en sa présence. Ce signifiant de la mort est très présent dans cette famille, beaucoup de personnes de la famille, de proches, sont morts lors des dernières années. Qui plus est, la grand-mère maternelle est sous la menace d'une maladie chronique grave. Par ailleurs, l’éducatrice indique que cet élève ne cesse d'être en conflit avec les enfants, avec les instituteurs, la directrice de l'école. Il se bagarre, il est considéré comme « un caïd et un futur chef de bande », ce sont les mots de la psychologue scolaire qui s’en occupe. Il ne travaille pas, ses résultats scolaires sont à la baisse alors que chacun lui reconnaît une intelligence, une vivacité d'esprit. Enfin, il ne demande rien à quiconque, extérieur à sa famille, semblant uniquement happé, accaparé par la petite guerre que se livrent les grands-parents qui ont obtenu transitoirement sa garde alors que le père la réclamait. Il m'a fallu beaucoup de temps et beaucoup d'énergie pour rencontrer ce père, non sans l’aide des éducateurs. Cet homme se sentait clairement mis au ban par l'institution judiciaire, estimant qu'il avait été mal jugé, incompris, catalogué comme « mauvais père ». Il n'admettait pas que la justice française puisse lui demander des comptes sur son aptitude à incarner sa fonction de père, jugeant qu’il valait mieux confier aux grands-parents la garde de ses enfants. Cependant, il ne disait pas pourquoi il avait attendu tant de temps pour en redemander la garde. Les arguments financiers qu’il déployait avaient leur importance, mais ils masquaient aussi autre chose, entre autres, son lien très particulier à la grand-mère maternelle des enfants, elle-même autrefois très proche dans les liens familiaux de son propre grand-père.
D'emblée, Mouloud va se présenter comme un enfant qui refuse de parler, de s'expliquer. Il dit explicitement qu’il ne vient voir le « psy » que parce qu'on le lui a demandé et il me dit que ça ne sert à rien. C'est un garçon très fier et obstiné. Il est poli, il garde la méfiance nécessaire par rapport au psy, à ses yeux aussi un représentant de la loi. Il est très délicat de lui demander ce qu'il pense, ce qu'il ressent. Je me heurte à un mur. Il n'a aucune demande et c'est bien l'éducatrice qui demande pour lui. Il nie toute responsabilité dans ses bagarres à l’école. Il incrimine l'autre pour sa malveillance, se dérobant, se taisant sur tout ce qui concerne sa sphère personnelle, y compris le décès de sa mère. Son agressivité est palpable au sens où, on l'entend moins directement dans ses propos que dans sa façon de se murer dans le silence, c'est-à-dire de dire à l'autre « je ne dirai rien, ça ne vous regarde pas, c'est une affaire de famille et vous n'êtes pas de ma famille ». Il est vrai que la dimension endogamique propre à sa famille est déterminante, ce qui fait qu’il ne reconnaît qu'une loi : celle de sa famille qui vaut, qu’il assimile à celle…de l'Algérie. J'entends qu'il colle au signifiant algérien, à une identité algérienne idéalisée, imaginaire, qu’il rattache aux références idéalisées, symboliques, culturelles, langagières, religieuses du pays d'origine de ses parents et de ses grands-parents. C'est bien sa subjectivité personnelle qui le conduit à choisir ces « valeurs », ces signifiants plutôt que ceux du pays de sa naissance et dont il parle la langue. Il faut noter que ce garçon manie plutôt bien la langue arabe, ce qui n’est pas si fréquent.
De ces éléments cliniques il ressort une dimension très sensitive qui inclut son identification à la position revendicative de son propre père. L'Autre est toujours vécu comme intrusif, critique, comme imposant un abus d'autorité et de pouvoir, vecteur d’hostilité, car étranger au clan familial. Par la suite - je résume les étapes de son suivi - il m'a fallu beaucoup de ténacité pour dialoguer avec le père et pour qu'il accepte de me faire confiance. Un élément a été déterminant : mon implication dans les équipes éducatives en sa présence pour parler de la situation bancale de Mouloud, tiraillé qu’il était pour le droit de garde entre les exigences des grands-parents et celles de son père quand il s’est décidé à les récupérer. J'ai incité ce père revendicatif à prendre ses responsabilités en accélérant les démarches nécessaires pour avoir la charge de ses fils. Par la suite, il s'est remarié et a pu obtenir du juge le droit d’avoir ses enfants sous son toit. Cela a eu des effets manifestes sur Mouloud : sédation des comportements agressifs, notamment à l'école. Par la suite, ils interrompront les consultations faute de motivation de la part de Mouloud. Mais, deux ans plus tard, je les ai reçus suite à une bagarre à l’école entre Mouloud et un camarade. Le tableau clinique n'avait guère changé, il n'était pas plus au travail sur lui-même, cependant que sa scolarité se déroulait de façon quasi-normale et que les conflits familiaux s’étaient atténués, l’entente avec la belle-mère étant bonne…
Avec un peu de recul, j’estime que la prise en charge de cet enfant a consisté à accompagner Mouloud et son entourage pour éviter des catastrophes. Faute de demande de la part de Mouloud, le travail thérapeutique s'est fait en impliquant le père qui s'est trouvé comme réhabilité dans son autorité, y compris aux yeux de son fils. Le père a également cheminé en quelque sorte : de sujet plaintif à l’égard d’une justice qui l’avait mis de côté et disqualifié quant à ses droits de père à garder ses enfants, il ne pouvait plus se soustraire à nourrir une réflexion sur ses propres obligations et devoirs à leur endroit. C'est un point capital qui peut éclairer les traits d’identification de Mouloud prélevés chez son père : la fierté à défendre et à ne rien lâcher d’une certaine dignité à l’égard de cette justice, la positon de victime, la ténacité à mener le combat…. Bref, bien des éléments du conflit paternel.
Finalement, Mouloud n’a jamais pu décoller de cette position de victime de l'Autre puisque le travail transférentiel n'a pu le mettre au travail de sa symptomatologie. Pour travailler avec cet enfant il a fallu « collaborer » avec les éducateurs, la psychologue scolaire, l’enseignante référente et surtout impliquer son père dans une véritable « alliance thérapeutique ». Dans de telles configurations familiales, il n’est pas rare -permettez-moi l’expression - d’aller « à la pêche au père », d’aller chercher les parents, surtout les pères, pour espérer que leur parole induise d’éventuels effets subjectifs sur l’enfant.
Pour ce qui concerne Mouloud, malgré sa sensitivité, sa subjectivité d’allure parano, je ne crois pas qu’il présente une structure psychotique. L’important est de retenir l’existence de traits d’identification à son père et toute cette « imaginarisation » qui en découle autour de la de la victimisation, de l'humiliation… On retrouve chez cet enfant une identité de garçon qui est plutôt bien campée, une symptomatologie qui rend compte... de sa façon de faire l’homme, quand bien même cela donne le sentiment qu’il est incapable de la moindre mise en cause de lui-même, ni de son père, ce qui le rend psychorigide et inflexible. Je pense à une position subjective de victime, chez un sujet divisé, névrosé, qui masque ainsi ses conflits inconscients à l’endroit de son père, plutôt qu’à une absence de division chez un sujet paranoïaque. Il reste bien entendu des inconnues, une part de mystère, des interrogations sur son devenir, sur sa traversée de l’adolescence. Pourra-t-il un jour se supporter, se soutenir d'un entre-deux culturel ? Ce n’est pas si sûr. Quel avenir pour lui ? Son cas rend compte d'une problématique singulière, celle d’un sujet au cœur d’un malaise dans son identité et qui refuse toute autorité à l’exception, transitoirement, de celle de son père. Il est aussi un témoignage de la profondeur du malaise social qui peut saisir de nombreux jeunes citoyens qui ne sont pas en phase avec la société française. Toute la difficulté est de pouvoir créer du lien transférentiel, mais encore faut-il qu’il accepte de s’en saisir.
A travers ce cas clinique de pré-adolescent non psychotique, j’ai cherché à souligner que l’autorité est en soi un principe instituant fondamental, inhérent aux lois du langage et à l’opérativité de la fonction paternelle. Elle est par conséquent à la racine même de l’instauration du lien social. Elle s’avère indispensable à la transmission générationnelle et s’inscrit dans le temps. Myriam Revault d’Allones propose de la définir comme « le pouvoir des commencements », celui de « donner à ceux qui viendront après nous la capacité de commencer à leur tour » […] « Commencer, c’est commencer de continuer. Mais continuer, c’est aussi continuer de commencer » (10). Relevant en conséquence d’un éternel recommencement, l’autorité ne cesse d’interroger les humains, exigeant de chaque génération et de chacun la responsabilité d’avoir à la transmettre. En ce sens, elle est féconde sur le plan psychanalytique, car elle met l’accent sur l’impact de la responsabilité de tout sujet à construire son humanité et à la transmettre. Il reste donc à Mouloud du chemin à parcourir pour répondre de ses actes et ne plus seulement se contenter de s’abriter sous l’autorité de son père, en faisant comme si cet assujettissement apparent pouvait le préserver de la loi paternelle de la castration.


(1)G. Mendel, Une histoire de l’autorité, Paris, La découverte, 2003.
(2)H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
(3)A. Kojève, La notion de l’autorité, Paris, nrf Gallimard, 2004.
(4) L. Sciara, Retour sur la fonction paternelle dans la clinique contemporaine, Toulouse, érès, 2016.
(5) M. Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements - Essai sur l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006.
(6) H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
(7) Ibid.
(8) L. Sciara, Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine, Toulouse, érès, 2016.
(9)L. Sciara, « L’autorité en question », in Quelle autorité pour nos enfants ?, Toulouse, érès, 2014.
(10)M. Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements - Essai sur l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006.