L. Sciara, psychanalyste, psychiatre
Mes remerciements vont à Mme le docteur Ghachem qui m’a convié à cette
journée de travail à Tunis. J’en suis très honoré. J’ai proposé comme
titre de mon intervention : « Autorité, transmission et fonction
paternelle ». Je commencerai par définir la notion d’autorité, car il
est important de la différencier de celle de pouvoir. Puis, je
préciserai ce qu’il en est de la fonction paternelle en tant que
structure langagière pour montrer en quoi l’autorité en constitue une
pierre angulaire. Une fois ces éléments posés, j’essayerai de mieux
circonscrire ce que certains nomment actuellement une « crise de
l’autorité », que j’interprète surtout comme un appel sensible au père
imaginaire, pour mieux lire la clinique contemporaine. Un cas clinique
significatif me servira d’appui.
La notion d’autorité est complexe. Je me réfèrerai à deux définitions.
D’abord, celle qu’en donne Georges Mendel (1) : « le fait d’obtenir une
obéissance volontaire, sans contrainte physique et sans qu’il soit
besoin d’ouvrir la discussion ou de justifier ses exigences ». La
seconde, je l’ai empruntée à Hannah Arendt (2) : « la relation
autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni
sur une raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce
qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun
reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance
leur place fixée ». Il en résulte que l’autorité n’est de l’ordre ni de
la contrainte morale ou physique, ni de la persuasion. Elle n’est pas
assimilable au pouvoir. De la seconde définition, il découle que la
relation d’autorité qui lie deux protagonistes relève d’un dispositif
logique fondé sur une disparité de places et sur une hiérarchie. Or,
étymologiquement, l’autorité relève d’un acte de parole. Elle repose
sur un pacte de paroles, un pacte de reconnaissance entre deux sujets.
Elle institue le lien à l’autre et relève d’un principe de vie comme le
souligne la clinique infantile : l’enfant y trouve un étayage et une
garantie pour s’humaniser, d’autant plus qu’il la conteste. En mettant
d’emblée l’accent sur ce pacte symbolique, je souligne à quel point,
d’un point de vue psychanalytique, l’autorité trouve son inscription et
sa logique dans la dissymétrie des places inhérente aux lois du
langage. Associer ces trois signifiants - autorité, transmission,
fonction paternelle - ne doit rien au hasard. Quand il est question
d’autorité, la référence implicite, intuitive, commune aux trois
monothéismes, est celle de « l’autorité du père ». J’avancerai que
l’autorité présente une des facettes majeures de la fonction
paternelle. Comme l’écrit le philosophe Kojève dans La notion de
l’autorité (1942) (3), l’autorité du père se soutient de l’idée que «
toute autorité humaine est d’essence divine ». Il différencie quatre
types d’autorité, chacune se soutenant d’une théorie philosophique : «
l’autorité du père » rattachée à la théorie théocratique/théologique
des Scolastiques ; « l’autorité du juge » qu’il relie à l’idée de
l’équité et de la justice chez Platon ; celle « du chef » corrélée à la
théorie d’Aristote qui concevait l’autorité comme relevant de la
sagesse, du savoir, des capacités de prévoir, du chef ; enfin, se
référant à Hegel, à sa dialectique maître/esclave, il singularise l’«
autorité du maître ». A propos de l’autorité du père, il précise que
dès lors que Dieu, Allah ou Yahvé a créé le monde, il est le « Père »
des hommes. Il s’en suit le caractère sacré du père, la transmission de
son autorité selon un principe « héréditaire », le poids de la
tradition de la valeur sociale et religieuse du chef de famille à
l’instar du pater familias romain… Certes, mais Kojève fait aussi
finement remarquer que l’autorité du père n’a « rien à voir avec (sa)
valeur personnelle ». C’est important à souligner. Ne serait-ce que
pour indiquer qu’il y a un au-delà du père qui concerne le caractère
déterminant de la nomination « père » dans les diverses organisations
sociétales. Le père n’est pas uniquement le géniteur ou le parent. Sa
dénomination n’est pas non plus réservée à un être masculin, puisque
peut être nommé « père » un oncle maternel, voire une femme dans
certaines cultures. Ce qui importe, c’est la nomination « père » :
c’est le signifiant qui désigne une place Autre que celle du signifiant
« mère ». Signifiant « père » auquel est associée toute une kyrielle de
signifiants singuliers à chaque sujet (noms du père).
Pour rappel, avec Freud, le père n’est plus le représentant de la
figure mythique de l’exception divine. Il est laïcisé et devient le
père symbolique lié à la fonction de la parole. Décliné ensuite par
Lacan en père symbolique, en père imaginaire et en père réel, il
devient l’agent d’une fonction. Lacan l’a appelée la fonction
paternelle (4). Celle-ci trouve son ancrage dans les lois du langage
qui régissent le rapport à la parole et aux discours. Elle inscrit
chaque humain dans une filiation, dans une succession de générations.
Au-delà de la fonction symbolique du père décrite par Freud, celle qui
fait du père l’opérateur de la loi de la castration, Lacan considère
que la fonction paternelle est une fonction de nomination. Il confère
ainsi au père d’autres dénominations telles que, entre autres, le
Nom-du-père, le père comme nom, le père qui nomme, jusqu’à évoquer les
noms du père, comme le savent les plus lacaniens d’entre vous. Tout
ceci pour vous indiquer que je rattache la question de l’autorité, non
pas au statut du père, mais à la fonction paternelle. Cette dernière
n’opère pourtant qu’au cas par cas, selon la structure clinique du
sujet concerné (névrose/psychose/perversion).
Pour le dire autrement, quand cette fonction opère, comme l’écrit la
philosophe M. Revault d’Alonnes (5) : « l’auctoritas du père ne se
présente pas comme un commandement, elle n’ordonne pas, elle garantit.
L’autorité s’inscrit dans le temps en tant qu’elle est reliée au passé
(notion d’antériorité) et au futur (ouvrir, autoriser) en s’appropriant
le passé ». Je vous indique de cette façon, de même que Kojève mettait
l’accent sur son caractère éternel, sur le rapport au temps en matière
d’autorité, ce que j’ai mis au travail dans mon ouvrage à propos de
l’invariance de la fonction paternelle. L’autorité pourrait constituer
un invariant de la condition humaine qui résiste à l’épreuve du temps,
quelles que soient les mutations à l’œuvre dans chaque culture, puisque
relevant de la structure de la langue. Un invariant qui ne délivre
jamais tous ses mystères, mais qui ne se transmet pas moins au fil des
générations. D’un signifiant (S1) à un autre (S2) pour un même sujet,
aussi bien que pour un sujet qui s’adresse à un autre, la logique
langagière distribue des places hétérogènes. Le langage ne connaît pas
la parité démocratique. On ne saurait confondre la place qui fonde
l’autorité et qui relève de la fonction paternelle - celle qui
constitue le trou à partir duquel peuvent opérer la parole, le langage,
les discours qui spécifient les liens sociaux - avec l’« agent », le
père, qui, à cette place, exerce l’autorité. En soi, ce trou, principe
instituant de l’autorité, ne peut être mis en cause : il nous échappe
fondamentalement, nous fait parler et agir à notre insu. En termes
lacaniens, cela se traduit par le signifiant maître, S1, en place
d’autorité, qui impulse l’arbitraire dans l’énonciation d’un sujet et
qui impose à S2 de produire un savoir, un travail, une contribution.
Mais, cette place de S1 ne lui confère pas une autorité qui est de
l’ordre d’un pouvoir absolu. Il n’exerce pas de pure tyrannie, car il
dépend de la reconnaissance du S2, ce qui vient tempérer l’autorité du
S1. Cette logique langagière, structurale, permet de différencier
nettement l’autorité du pouvoir, même si l’histoire de notre humanité
ne cesse de montrer que l’exercice du pouvoir consiste à pervertir
l’autorité pour mieux l’asservir.
J’en viens à l’actualité de la question de l’autorité à partir de mes
interrogations cliniques, thérapeutiques et éthiques. Dans les pays
occidentaux, nous constatons un certain « déclin » du patriarcat. En
témoignent les remaniements significatifs du statut social et juridique
du père de famille, les modifications concernant le poids de son
autorité dans les configurations familiales contemporaines, une
substitution de la prévalence de l’autorité paternelle par l’ «
autorité parentale » inscrite dans plusieurs législations européennes,
dont la française. Je préjuge que sur l’autre rive de la Méditerranée,
sans doute différemment et à moindre échelle, vous êtes également
interpellés par ce que certains appellent une « crise de l’autorité »
là où Arendt faisait état (6), dès 1958, d’un « effondrement plus ou
moins général, plus ou moins dramatique, de toutes les autorités
traditionnelles » (telles l’éducation et l’instruction des enfants). Ce
malaise à propos de l’autorité n’est pas étranger à une culture de
l’individualisme qui entretient l’illusion d’un lien social fondé sur
l’horizontalité. Nous en avons un écho ordinaire et convergent dans la
bouche des enfants, des adolescents, des parents, des éducateurs, des
enseignants, des policiers, des juges, des politiques, et bien sûr des
médecins et des « psy ». Il existe comme une incapacité croissante des
sujets, surtout ceux des plus jeunes générations, à supporter le « non
», à accepter l’arbitraire d’un « c’est comme ça », à obéir… qui les
conduit parfois à tenir tête, à se rebeller jusqu’à en arriver à passer
à l’acte. Vous entendez que cela dépasse la singularité du fait
individuel et que cela traduit une dimension sociétale. Dans la même
veine, au niveau social et politique, à l’échelle de l’Etat, il n’est
pas exagéré de parler d’émoussement croissant de la légitimité de la
représentativité politique dans les démocraties occidentales actuelles
et, plus généralement encore, de défiance envers l’autorité de toute
institution. Ceci pour avoir à l’esprit que fait individuel et fait
collectif sont liés par les discours sociaux d’une culture, d’une
époque, dans la mesure où tout sujet humain est fait de l’Autre du
langage. C’est un argument déterminant pour rattacher la notion
d’autorité à la logique du langage.
J’espère que vous entendez qu’il ne s’agit pas pour moi de dénoncer une
évolution du monde. Je ne me situe pas en nostalgique d’un passé révolu
qui voue un culte infini à la soumission à l’autorité patriarcale. Je
cherche avant tout à analyser pourquoi l’autorité ne semble plus
apparaître comme une « nécessité naturelle » pour reprendre
l’expression de H. Arendt (7). En privilégiant une lecture de
l’autorité sous l’angle d’une logique langagière, il y a à mon sens de
quoi relativiser cette redondance à mettre en avant le déclin de
l’autorité. Ceci dit, de ma pratique avec l’enfant, l’adolescent, leur
famille, je déduis aussi qu’il est trop radical et même erroné
d’affirmer qu’il n’y a plus d’autorité. Nombre de situations cliniques
peuvent souligner le caractère paradoxal de cette lecture. Il y a des
cas, sans doute plus fréquents, où la figure parentale qui est censée
exercer l’autorité, semble ne plus du tout opérer. D’autres où la règle
est à l’autoritarisme tyrannique, pour ne pas dire à la soumission
absolue. La clinique de l’adolescence donne matière à réflexion et ne
manque pas de paradoxes. Elle nous confronte à des situations délicates
qui ne cessent d’interroger le clinicien sur les vacillements et les
impasses de l’autorité. Combien sont devenues fréquentes les
problématiques d’adolescents en détresse, en mal de repères, qui
masquent leur désarroi par des conduites à la fois rebelles,
agressives, suicidaires et qui témoignent d’un défi à toute forme
d’autorité. Ce sont ces patients qui se retrouvent dans des situations
inextricables de ruptures douloureuses avec la famille, l’école, le
lien social. Ils payent pour la plupart le prix des conséquences
délétères d’un chaos familial. Dans les meilleurs cas, il peut s’agir
d’un temps passager et nécessaire à la maturation du sujet. Ils font
parfois l’objet de signalements, d’interventions de travailleurs
sociaux au titre de l’aide sociale à l’enfance ou de la protection
judiciaire. Certains sont même placés en foyer d’accueil. Même si c’est
toujours le cas par cas qui vaut, une constante ressort : celle d’un
appel inconscient du jeune concerné à l’autorité, à la présence
effective d’un parent, d’un adulte ou d’un tiers institutionnel pour en
occuper la place et servir de garant pour leur venir en aide dans leur
errance, pour les soulager du flottement, du déficit, voire de
l’absence de repères symboliques. Mais, cet appel emprunte plutôt la
voie des mises en acte que celle de la parole. Ce n’est pas vraiment
une surprise à l’adolescence, mais, dans ces cas, c’est une modalité
symptomatique plus que fréquente. Il est bien plus rare en effet que
l’adolescent fasse entendre d’emblée au clinicien une parole, une
élaboration sur les déterminations inconscientes de ce qui
singulariserait son symptôme. Dans mon ouvrage Banlieues, pointe
avancée de la clinique contemporaine (8), j’ai avancé deux
caractéristiques propres à la clinique contemporaine : une tendance
accrue à donner moins de crédit à la valeur de la parole (la sienne
propre, qui plus est celle de l’autre), ce qui se traduit par des
modalités inédites dans le transfert et un désaveu, un discrédit du
savoir dans l’Autre (qui ne serait pas sans lien avec l’impact majeur
du numérique sur les subjectivités individuelles, parce que le
formidable accès informatique à tous les savoirs peut aussi contribuer
à faire valoir qu’un savoir en vaut un autre).
A titre d’illustration, je reprendrai le cas clinique significatif d’un
pré-adolescent que j’ai personnellement suivi au CMPP où j’exerce en
tant que Médecin Directeur. Il est paradigmatique à double titre : tant
sur le plan du malaise dans l’identité qui saisit nombre de jeunes gens
de nos jours, que sur celui de son refus de toute forme d’autorité à
son endroit, à l’exception de … celle de son père pour des raisons que
vous allez découvrir (9). J'ai donc été contacté pour Mouloud qui avait
onze ans, par une éducatrice qui intervenait dans le cadre d'une mesure
d'investigation et d'orientation éducative décidée par le juge des
enfants. Elle s'inquiétait parce qu'elle avait du mal à instaurer avec
lui un suivi éducatif, y compris auprès de sa famille. Il vivait avec
son frère aîné chez les grands-parents maternels depuis le décès de
leur mère survenu deux ans plus tôt. J'apprends alors quelques
éléments-clés. Les parents sont cousins germains. Mariés, ils avaient
divorcé quand il avait cinq ans. Au moment de la mort de la mère, c'est
le père de Mouloud qui s'est occupé de son enterrement et non le
compagnon de cette mère qui avait refait sa vie. S'en est suivi un
conflit ouvert pour la garde des enfants entre les grands-parents
maternels et le père jusqu'alors considéré « comme un fils » pour
reprendre les mots de la grand-mère. L'éducatrice va aussi justifier la
demande de prise en charge de Mouloud parce qu'elle estime qu'il va
mal, qu'il est égaré dans les conflits familiaux, qu'il a du mal à
dormir tout seul. Elle préjuge qu'il ne fait pas le deuil de sa mère.
D’ailleurs, il ne lui parle jamais d'ailleurs de la mort de sa mère,
une mort survenue brutalement par hémorragie cérébrale, à domicile, en
sa présence. Ce signifiant de la mort est très présent dans cette
famille, beaucoup de personnes de la famille, de proches, sont morts
lors des dernières années. Qui plus est, la grand-mère maternelle est
sous la menace d'une maladie chronique grave. Par ailleurs,
l’éducatrice indique que cet élève ne cesse d'être en conflit avec les
enfants, avec les instituteurs, la directrice de l'école. Il se
bagarre, il est considéré comme « un caïd et un futur chef de bande »,
ce sont les mots de la psychologue scolaire qui s’en occupe. Il ne
travaille pas, ses résultats scolaires sont à la baisse alors que
chacun lui reconnaît une intelligence, une vivacité d'esprit. Enfin, il
ne demande rien à quiconque, extérieur à sa famille, semblant
uniquement happé, accaparé par la petite guerre que se livrent les
grands-parents qui ont obtenu transitoirement sa garde alors que le
père la réclamait. Il m'a fallu beaucoup de temps et beaucoup d'énergie
pour rencontrer ce père, non sans l’aide des éducateurs. Cet homme se
sentait clairement mis au ban par l'institution judiciaire, estimant
qu'il avait été mal jugé, incompris, catalogué comme « mauvais père ».
Il n'admettait pas que la justice française puisse lui demander des
comptes sur son aptitude à incarner sa fonction de père, jugeant qu’il
valait mieux confier aux grands-parents la garde de ses enfants.
Cependant, il ne disait pas pourquoi il avait attendu tant de temps
pour en redemander la garde. Les arguments financiers qu’il déployait
avaient leur importance, mais ils masquaient aussi autre chose, entre
autres, son lien très particulier à la grand-mère maternelle des
enfants, elle-même autrefois très proche dans les liens familiaux de
son propre grand-père.
D'emblée, Mouloud va se présenter comme un enfant qui refuse de parler,
de s'expliquer. Il dit explicitement qu’il ne vient voir le « psy » que
parce qu'on le lui a demandé et il me dit que ça ne sert à rien. C'est
un garçon très fier et obstiné. Il est poli, il garde la méfiance
nécessaire par rapport au psy, à ses yeux aussi un représentant de la
loi. Il est très délicat de lui demander ce qu'il pense, ce qu'il
ressent. Je me heurte à un mur. Il n'a aucune demande et c'est bien
l'éducatrice qui demande pour lui. Il nie toute responsabilité dans ses
bagarres à l’école. Il incrimine l'autre pour sa malveillance, se
dérobant, se taisant sur tout ce qui concerne sa sphère personnelle, y
compris le décès de sa mère. Son agressivité est palpable au sens où,
on l'entend moins directement dans ses propos que dans sa façon de se
murer dans le silence, c'est-à-dire de dire à l'autre « je ne dirai
rien, ça ne vous regarde pas, c'est une affaire de famille et vous
n'êtes pas de ma famille ». Il est vrai que la dimension endogamique
propre à sa famille est déterminante, ce qui fait qu’il ne reconnaît
qu'une loi : celle de sa famille qui vaut, qu’il assimile à celle…de
l'Algérie. J'entends qu'il colle au signifiant algérien, à une identité
algérienne idéalisée, imaginaire, qu’il rattache aux références
idéalisées, symboliques, culturelles, langagières, religieuses du pays
d'origine de ses parents et de ses grands-parents. C'est bien sa
subjectivité personnelle qui le conduit à choisir ces « valeurs », ces
signifiants plutôt que ceux du pays de sa naissance et dont il parle la
langue. Il faut noter que ce garçon manie plutôt bien la langue arabe,
ce qui n’est pas si fréquent.
De ces éléments cliniques il ressort une dimension très sensitive qui
inclut son identification à la position revendicative de son propre
père. L'Autre est toujours vécu comme intrusif, critique, comme
imposant un abus d'autorité et de pouvoir, vecteur d’hostilité, car
étranger au clan familial. Par la suite - je résume les étapes de son
suivi - il m'a fallu beaucoup de ténacité pour dialoguer avec le père
et pour qu'il accepte de me faire confiance. Un élément a été
déterminant : mon implication dans les équipes éducatives en sa
présence pour parler de la situation bancale de Mouloud, tiraillé qu’il
était pour le droit de garde entre les exigences des grands-parents et
celles de son père quand il s’est décidé à les récupérer. J'ai incité
ce père revendicatif à prendre ses responsabilités en accélérant les
démarches nécessaires pour avoir la charge de ses fils. Par la suite,
il s'est remarié et a pu obtenir du juge le droit d’avoir ses enfants
sous son toit. Cela a eu des effets manifestes sur Mouloud : sédation
des comportements agressifs, notamment à l'école. Par la suite, ils
interrompront les consultations faute de motivation de la part de
Mouloud. Mais, deux ans plus tard, je les ai reçus suite à une bagarre
à l’école entre Mouloud et un camarade. Le tableau clinique n'avait
guère changé, il n'était pas plus au travail sur lui-même, cependant
que sa scolarité se déroulait de façon quasi-normale et que les
conflits familiaux s’étaient atténués, l’entente avec la belle-mère
étant bonne…
Avec un peu de recul, j’estime que la prise en charge de cet enfant a
consisté à accompagner Mouloud et son entourage pour éviter des
catastrophes. Faute de demande de la part de Mouloud, le travail
thérapeutique s'est fait en impliquant le père qui s'est trouvé comme
réhabilité dans son autorité, y compris aux yeux de son fils. Le père a
également cheminé en quelque sorte : de sujet plaintif à l’égard d’une
justice qui l’avait mis de côté et disqualifié quant à ses droits de
père à garder ses enfants, il ne pouvait plus se soustraire à nourrir
une réflexion sur ses propres obligations et devoirs à leur endroit.
C'est un point capital qui peut éclairer les traits d’identification de
Mouloud prélevés chez son père : la fierté à défendre et à ne rien
lâcher d’une certaine dignité à l’égard de cette justice, la positon de
victime, la ténacité à mener le combat…. Bref, bien des éléments du
conflit paternel.
Finalement, Mouloud n’a jamais pu décoller de cette position de victime
de l'Autre puisque le travail transférentiel n'a pu le mettre au
travail de sa symptomatologie. Pour travailler avec cet enfant il a
fallu « collaborer » avec les éducateurs, la psychologue scolaire,
l’enseignante référente et surtout impliquer son père dans une
véritable « alliance thérapeutique ». Dans de telles configurations
familiales, il n’est pas rare -permettez-moi l’expression - d’aller « à
la pêche au père », d’aller chercher les parents, surtout les pères,
pour espérer que leur parole induise d’éventuels effets subjectifs sur
l’enfant.
Pour ce qui concerne Mouloud, malgré sa sensitivité, sa subjectivité
d’allure parano, je ne crois pas qu’il présente une structure
psychotique. L’important est de retenir l’existence de traits
d’identification à son père et toute cette « imaginarisation » qui en
découle autour de la de la victimisation, de l'humiliation… On retrouve
chez cet enfant une identité de garçon qui est plutôt bien campée, une
symptomatologie qui rend compte... de sa façon de faire l’homme, quand
bien même cela donne le sentiment qu’il est incapable de la moindre
mise en cause de lui-même, ni de son père, ce qui le rend psychorigide
et inflexible. Je pense à une position subjective de victime, chez un
sujet divisé, névrosé, qui masque ainsi ses conflits inconscients à
l’endroit de son père, plutôt qu’à une absence de division chez un
sujet paranoïaque. Il reste bien entendu des inconnues, une part de
mystère, des interrogations sur son devenir, sur sa traversée de
l’adolescence. Pourra-t-il un jour se supporter, se soutenir d'un
entre-deux culturel ? Ce n’est pas si sûr. Quel avenir pour lui ? Son
cas rend compte d'une problématique singulière, celle d’un sujet au
cœur d’un malaise dans son identité et qui refuse toute autorité à
l’exception, transitoirement, de celle de son père. Il est aussi un
témoignage de la profondeur du malaise social qui peut saisir de
nombreux jeunes citoyens qui ne sont pas en phase avec la société
française. Toute la difficulté est de pouvoir créer du lien
transférentiel, mais encore faut-il qu’il accepte de s’en saisir.
A travers ce cas clinique de pré-adolescent non psychotique, j’ai
cherché à souligner que l’autorité est en soi un principe instituant
fondamental, inhérent aux lois du langage et à l’opérativité de la
fonction paternelle. Elle est par conséquent à la racine même de
l’instauration du lien social. Elle s’avère indispensable à la
transmission générationnelle et s’inscrit dans le temps. Myriam Revault
d’Allones propose de la définir comme « le pouvoir des commencements »,
celui de « donner à ceux qui viendront après nous la capacité de
commencer à leur tour » […] « Commencer, c’est commencer de continuer.
Mais continuer, c’est aussi continuer de commencer » (10). Relevant en
conséquence d’un éternel recommencement, l’autorité ne cesse
d’interroger les humains, exigeant de chaque génération et de chacun la
responsabilité d’avoir à la transmettre. En ce sens, elle est féconde
sur le plan psychanalytique, car elle met l’accent sur l’impact de la
responsabilité de tout sujet à construire son humanité et à la
transmettre. Il reste donc à Mouloud du chemin à parcourir pour
répondre de ses actes et ne plus seulement se contenter de s’abriter
sous l’autorité de son père, en faisant comme si cet assujettissement
apparent pouvait le préserver de la loi paternelle de la castration.
(1)G. Mendel, Une histoire de l’autorité, Paris, La
découverte, 2003.
(2)H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture,
Paris, Gallimard, 1972.
(3)A. Kojève, La notion de l’autorité, Paris, nrf Gallimard, 2004.
(4) L. Sciara, Retour sur la fonction paternelle dans la clinique
contemporaine, Toulouse, érès, 2016.
(5) M. Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements - Essai sur
l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006.
(6) H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture,
Paris, Gallimard, 1972.
(7) Ibid.
(8) L. Sciara, Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine,
Toulouse, érès, 2016.
(9)L. Sciara, « L’autorité en question », in Quelle autorité pour nos
enfants ?, Toulouse, érès, 2014.
(10)M. Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements - Essai sur
l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006.