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Peut-on prendre encore le pari de la parole ?

Pascale Bélot Fourcade psychanalyste
A l’heure où il suffit d’un clic et non d’un mot, à l’heure des fake news, à l’heure où on devrait considérer l’animal comme nous même, à l’heure où un enfant français de 4ans sera inscrit dans un registre d’état civil comme issu de parents biologique et non de parlêtres père et mère, il nous a semblé impératif de renouveler ce que Lacan avait posé dans « Fonction et champ de la parole » dans son retour à Freud.
Ce que je vais vous dire, en ce qui serait une réponse de ma part, c’est que j’ai oscillé entre risque et pari : c’est normal avec le prénom qui est le mien ; je ne voudrais pas trop « blaiser » ma parole. Et de toute façon risque et pari ont parti liée : ils ont en commun la mise que l’on y met et la perte est toujours possible pour ceux qui s’engagent, comme le soulignait Lacan, dans le souci de l’autre.
En 1947 Winston Churchill décide avec succès de lancer un travail de simplification de la langue anglaise, travail dont l’histoire ne semble pas avoir retenu la gravité, qui consista à simplifier sa grammaire et sa syntaxe pour permettre une meilleure circulation du commerce et de la marchandise. Par cette stratégie de conquête pour le meilleur profit du monde anglo-saxon, Il débarrassait effectivement les sujets de sa majesté et les futurs colonisés de la langue anglaise de la résistance à l’objet par la parole qui est le propre du sujet.
En privilégiant dans la langue sa fonctionnalité, son opérabilité, une supposée transparence, en recherchant une langue sans trop de reste, il inaugurait en ce 20° siècle cet extraordinaire leurre d’un marché de la communication efficace fondé sur la croyance en un possible langage débarrassé du poids du symbolique, mythe conforté d’ailleurs par l’extension des langages informatiques. Il n’avait pas tout à fait compris que les humains sont des ratés de la communication, cad des sujets déterminés par la syntaxe et articulés par la grammaire. Souvenez-vous de ce que nous dit Freud du lien archaïque de la pulsion et de son rapport à la grammaire. Lacan préféra parler de logique
Voilà : plus on retranchera le sujet, plus l’objet pourra circuler. Plus il y aura une coïncidence des mots et de la chose, le collapse du signifiant et du signifié, plus la publicité et le marketing seront efficaces, ce que Lacan avait prophétisé : « L’objet gagne » nous a-t-il dit, en parlant de la montée au zénith de l’objet a
Nous le savons : c’est effectivement le symbolique dans ce qu’il articule de la place du sujet qui pourra dire JE et NON qui embarrasse. Pour des raisons pratiques on ne veut pas savoir que c’est le rapport à ces lois du langage qui impose refoulement et castration, parce que l’objet est manqué, raté et qu’il faut le retrouver, faire le tour de ce manque pour situer son désir.
Le sujet résiste lui aussi aux lois du langage: c’est la névrose.
Mais la voici débordée ou ravie, c’est un ravissement, cette névrose, par l’offre de jouissance et par l’économie qu’elle propose en substituant l’objet marchand à cet objet dont il a fallu se défaire pour désirer : elle propose une ré appropriation directe, immédiate d’un objet qui devient commandement.
Dans son dernier ouvrage « Derrière les grilles ; sortons du tout évaluation » , Barbara Cassin, dans un texte intitulé « tous grillés », dénonce en particulier l’appauvrissement de la parole par le processus à l’œuvre aujourd’hui, de transformation du non mesurable en mesurable, de la qualité en quantité, et le dépeçage généralisé qui prétend détenir le sens en cumulant des items parcellaires insignifiants : il en résulte en fait un déni de sens (lire le texte)
Elle dénonce également ce globisch, langue qui fait grillage, qui situe le sujet dans l’impossibilité de mettre en place pour lui ce paradoxal manque du sens qui peut donner sens à sa vie, et qui de fait introduit les humains dans la prophétie auto réalisatrice qui confond la prévention avec la prédiction, rendant le réel ainsi déconstruit inobservable, paralysant aussi tout ce qui en est de l’invention, puisque l’évaluation les grilles ne cherchent qu’à saisir ce qui est déjà connu, découpé, répertorié, désactivant l’invention que seul permet le langage.
Il est certain, dit-elle, que big data génère d’abord la clôture d’un monde surveillé avant que ne se ré invente peut-être, si nous y arrivons, un nouveau monde habitable, y compris intellectuellement. C’est ce que Bernard Stigler rappelait la semaine dernière en disant que les sujets pris dans ces grilles ne sont plus que les prolétaires d’eux-mêmes
Le patron de Google avançait lui-même : « nous désirons plus vite que vous », prenant de vitesse le sujet qui doit faire pas à pas le tour de son objet, le court circuitant en le retranchant de lui-même, de la possibilité de son désir, en le grillant (c’est la traduction du terme burn out et j’avais intitulé un texte sur le burn out : actualité de la déchetterie), en générant plusieurs formes d’exclusions : Certains sortent directement du jeu social et d’une certaine redistribution des jouissances en disant NON à tout et partent en Lozère, d’autres font un burn out.
Ceux que la société convoque pour réparer ces abcès sociaux, je parle de vous tous, sont soumis à la réalisation de tableaux excel qui défont leur travail par la segmentation et la quantitativation généralisée.
Nous avançons dans un monde qui promeut des jouissances de plus en plus toxicomaniaques que propose le libéralisme aujourd’hui avec ce développement, sous l’illusion du progrès, de la science et des technologies dont la logique se fonde sur la recherche d‘un vrai absolu qui obturerait enfin ce grand Autre troué, en lui substituant un grand Autre autoritaire détenteur de normes indiscutables, imposant un ré encodage numérique universel qui, s’il ouvre une ressource d’énergie cognitive, substitue le calcul au jugement et propose un monde Un, décontextualisé, déterritorialisé, non plus soumis à la dialectique mais à la pensée positive qui n’admet plus le manque et l’erreur : bref ça ne rate plus !
Ce monde d’addiction, de toxicomanie, Freud l’avait déjà décrit dans malaise dans la Civilisation.
Il y situait la malédiction du sexe, ce dont l’homme hérite en parlant et en devant se reproduire, et la possibilité d’échapper par une position toxicomaniaque à la douleur d’exister cad à la difficulté de vivre résultant du manque à être auquel nous sommes confrontés, puisque le sujet pris dans l’addiction est retranché, laissant l’objet aux commandes. Le manque devient le manque du produit.
Qui sommes nous, nous les parlêtres ? Nous sommes dans l’errance de notre identité et de notre être puisque nous sommes dans l’impossibilité de trouver un mot qui nous définirait : l’exil et l’errance sont plutôt ce qui nous définit.
N’oublions pas que la psychanalyse est apparue à Vienne au moment du grand essor industriel. Sa subversion radicale a introduit que l’H n’est pas référé à sa conscience mais à sa parole et que l’H est toujours divisé, écorné, boiteux comme le diable. La Bible disait déjà « boîter n’est pas pêcher » : le vers était déjà dans le fruit.
Je m’en tiendrai là pour aller vite aujourd’hui puisque nous sommes à deux à intervenir, je reviens à la parole
La parole : elle s’initie par un don, celui de l’adresse, elle se fait dans l’adresse. C’est un don de parole que la psychanalyse a entendu car dans ce don de la parole il y a nécessairement une écoute. C’est ce don là que la mère adresse à son nouveau-né. Aujourd’hui il semble que cette multiplication de l’autisme manifeste que certains refusent ce risque de la parole.
C’est la parole qui va introduire le sujet dans un pacte qui est le lien du sujet au social. Quelle est la nature de ce pacte ? je dirai que c’est un pacte de confiance reposant sur une double aliénation
Le langage, on pourrait le dire comme cela, est ouvert de l’intérieur. Il est lui-même sa propre ouverture à partir de laquelle ça parle en vérité.
« Moi, la vérité, je parle » cette phrase de Lacan dit l’engagement du sujet dans son énonciation. Il articule les trois dimensions :
- Le symbolique : je parle dans et par le symbole
- un réel : celui de la vérité qui n’est que dans un mi dire, celui de la division
- et moi, l’imaginaire.
Ce pacte de confiance indispensable à la parole est l’unique moyen pour se débrouiller de ce trou inhérent au fait qu’on ne peut tout dire en un mot, que le sujet ne peut coïncider avec lui-même et qu’il est séparé de l’autre par le mur du langage. Or c’est par la parole et par la parole seulement qui lui est demandé de cerner sa vérité de sujet divisé : la rencontre est là, dans ce pacte de langage qui renouvelle simultanément aussi l’impossible de la rencontre totale avec l’autre. La parole est en elle-même un pacte, elle se celle sur un acte de confiance. La parole c’est aussi l’alliance, la promesse et le discord. Elle dépend aussi de l’Autre si tant est qu’il ne triche pas trop, c’est-à-dire qu’il vous fige dans des nomenclatures faussement identitaires : tu es rouge, noir ou blanc, tu es une victime, etc…
Tenir sa parole c’est donc couteux. C’est couteux car la dimension de la reconnaissance en dépend. Cela suppose un acte de fidélité, de confiance réciproque, et comme le dit Philippe Lançon qui a besoin de se restaurer, de se retrouver, « la confiance, c’est dangereux (car il n’y a aucune garantie) mais nécessaire ».
Le risque de la parole se situe dans ce faire confiance à l’autre. C’est un risque et un pari. Je reprendrai tout à l’heure cette affaire du pari que nous, comme intervenants, sommes parfois obligés de restaurer pour l’autre dont nous avons le souci.
Aujourd’hui il y a une délégitimation du sujet individuel au nom du symptôme : tout symptôme doit être récusé. La précarisation de la parole résulte des risques de récusation du pacte symbolique qui lie le sujet au social : c’est le discrédit de la parole dans sa dimension symbolique, lorsqu’on ne reconnait plus au sujet la possibilité d’un énoncé tenant compte de son lien au symptôme.
Et l’idée même de traiter le sujet par un tout social est à la fois une récusation de son symptôme et du symptôme inhérent au lien social. C’est penser qu’il y aurait un sujet collectif qui pourrait être soigné, traité forcément hors désir dans la dimension du besoin et que l’on pourrait tenir par des normes collectives. La collectivisation est un court circuitage du désir, désir qui ne peut se manifester que un par un. C’est ainsi que l’on tente de traiter l’incomplétude du symbolique et on est submergé par ces messages qui ne s’adressent à personne.
Le discrédit de la parole dans sa dimension symbolique est évident car le sujet doit fonctionner avec le manque et ce n’est pas en fonctionnant avec un sujet collectif qui pourrait résoudre le manque et la précarité qu’on pourra répondre à la ségrégation.
La parole est aussi aujourd’hui dévoyée : on vous donne la parole par les media mais cette transmission se fait sans tenir compte de la souffrance des sujets : parlez de votre viol à la télé, devenez un objet des media mais quid de vous ? On déballe tout, on ne permet plus au sujet de situer dans le semblant, on défait le lien du sujet à son symptôme sous forme de pseudo révélation de sa vérité, sous forme du vrai. Le sujet n’est plus alors qu’un déchet consommé par la médiatisation et voué rapidement à l’abandon total : Souvenez-vous de cette personne anorexique exhibée comme un mannequin et prise dans l’horreur des discours et des regards portés sur elle. Il fallait absolument la représenter, elle qui dans l’exhibition refusait cette représentation d’elle-même : elle en est morte. Plus récemment on ne peut pas ne pas penser aussi à l’incidence des discours collectifs sur la détermination des identités sexuelles, la réification, la chosification de l’affaire par la nomination dans la parole sociale : on est homo trans, lesbienne et on doit l’assumer.
C’est aussi le problème de la victimisation aujourd’hui qui fait du sujet une victime en court circuitant sa souffrance.
La parole est enfin débordée par la science et la technique, soutenue par le nouveau maître scientifique qui déborde les limites humaines et impose de mettre sur la place publique l’irreprésentable : par ex le père et la femme, désarticulant le lien symbolique. On pense que le génome sera la résolution des problèmes de la filiation, que la vérité de la famille se trouverait dans le génome. Le spermatozoïde serait la vérité da procréation, fournissant ainsi des moyens de dépasser l’impossible du sujet, les livrant donc à l’hubris plutôt qu’à leur désir.

Alors en quoi consiste prendre le risque de la parole pour nous qui intervenons dans le champ social ?
Face à la précarisation de la parole qui redouble l’isolement du sujet dans sa solitude subjective par la déliaison, la désaffiliation, je vous proposerai de relire notre question de départ qui était de savoir si nous pouvions prendre le pari de la parole. Mon prénom, je vous l’ai dit, m’y porte.
Lacan n’a pas été dans « un autre à l’autre » sans introduire ce jeu : mais comment ?
Qu’est-ce qu’un pari, nous dit Lacan ? C’est un acte. Il n’y a pas en effet de pari sans quelque chose qui emporte la décision. Simultanément tout pari est construit à partir d’un défaut du savoir d’un des parieurs. C’est bien sûr pour nous le fait que nous ne pouvons atteindre, quant à l’effet de la parole en particulier, un tout savoir absolu. Nous sommes en manque par rapport au savoir, c’est encore notre symptôme qui nous colle à la peau.
Prendre le pari de la parole : c’est aussi accepter pour nous-mêmes et pour ceux avec qui nous avons à faire, de remettre en question notre imaginaire de l’universel et de la totalité.
Le pari de la parole demande aussi à sortir d’une commande sociale impérative et contractualisante : alors que dans notre action nous sommes devant ce parallélisme du délitement du lien social et de a dégradation de la vie psychique, il nous est demandé d’être les partenaires d’une contractualisation sociale : tricherie de l’autre qui veut ignorer qu’ainsi se ré enclenche la ségrégation.
Il faut s’attacher au seul contrat que nous aurions : le respect du sujet, et que parfois son refus vaut autant que l’acceptation. N’oublions pas que nous rencontrons dans la précarité des sujets boulimiques et obèses.
Comment allons-nous dans le travail social ? nous y allons comme analystes( vous pourrez trouver un excellent article sur le site de l’AMCPSY d’Angela Jesuino sous ce titre) et c’est un acte que nous situons par rapport aux apories du parlêtre. Comme analyste, c’est-à-dire dans une position de semblant.
il faut s’interroger pour savoir d’où nous parlons et d’où nous posons la solution. Prenons-nous le parti-pris du sujet ? sans méconnaître que parfois nous sommes obligés de nous substituer à lui quand il est dans une précarité d’être extrême. Dans le travail que nous faisions par rapport aux alcooliques, eux qui n’ont plus de parole, nous proposions de les re situer dans le langage, parfois d’ailleurs en utilisant l’écriture, l’autre face du langage. Il faut être modeste, renouer avec l’adresse, un par un (Cela n’est pas simple !), ne pas comprendre trop vite, ne pas combler par l’idéologie le manquement au savoir sur l’autre, et ainsi éviter que ces sujets que nous voulons aider deviennent des objets imaginaires de nous-mêmes ou des institutions. N’oublions pas que les discours socio-explicatifs peuvent priver l’autre de la parole.
Je vous ai parlé tout à l’heure de la victimisation : elle est une carte sortie à tout bout de champ aujourd’hui dont il ne faut pas ignorer qu’elle refoule nécessairement la haine. D’ailleurs rompre ou tenter de rompre pour quelqu’un la vie précaire qu’il a organisé dans le refus d’existence et de subsistance suscite de la violence, une résistance à la collectivisation de son être, même dans l’état où il peut être.
Tout cela doit nous conduire à nous demander de quoi sont-ils précaires ? je répondrai d’un lieu d’où ils puissent s’entendre et d’où ils puisent parler, d’un lieu qui permette de réunifier ces fragments de relation qui persistent encore.
L’analyste ou celui qui intervient comme parlant doit prendre le pari de ce lieu : n’être rien, n’avoir rien demande à s’historiciser et à reconstruire ainsi le domicile défait. Prenons ce pari d’en être le lieu en évitant d’en jouir, en évitant le sacrifice, en mesurant l’impossible et surtout en évitant de penser que ces SDF par ex, ils n’ont plus rien à donner. C’est parfois un refus, il faut l’entendre.
Il faut aussi laisser place à l’imagination : Je vous décrirai en quelques mots mon travail en Centre d’hébergement( grâce et avec Claude Chevrier directeur du centre), où nombre d’entre nous sont intervenus. C’est en situant où en étaient ces personnes qui sont bien souvent en position de honte qu’il fallait tenter une re narcissisation : c’était le but par ex d’un travail fait avec une photographe, Sarah Moon, qui proposait à ces femmes défaites de se portraiturer et de mettre une légende à partir de quoi il était possible de parler en prenant langue avec cet embryon de je, une image qu’elles pouvaient se réapproprier. Ou par exemple en mettant en scène une pièce de théâtre écrite par eux-mêmes, en rejouant ce que propose parfois la psychiatrie institutionnelle, ou encore en donnant place dans l’institution en tenant la cafétéria. Ne pas tenter des remédiations pour certains psychotiques dont vous trouverez les adjectifs pour les re normaliser.
Il reste bien souvent des imprévus : par ex la découverte d’un vrai peintre qui a, à partir du CHRS, intégré les Beaux Arts, ou la sortie d’un poème adressé. N’oublions pas que l’inconscient est aussi un savoir-faire avec la lalangue.
Comme le dit un de nos collègues : si pour quelqu’un il s’avère impossible de parler, il est impossible aussi de ne pas parler.