Michel Robin
La vaste question de la santé est en rapports étroits avec les
caractéristiques même du discours social. Dans son livre, "Les couleurs
de l'inceste", Jean-Pierre Lebrun montre
comment s'origine cette question à partir de ce qui est perçu dans les
débuts
de la vie familiale et les conséquences sur le fonctionnement d'une
société néo-libérale. Il nous dit : "Le Oui n'a de place que si la
possibilité existe pour le
sujet de dire Non. La mécanique du néolibéralisme sera d'annuler cette
négativité et de
s'assurer ainsi qu'il ne pourra qu'être dit Oui à ce qui est proposé".
L'auteur montre qu'à l'origine, c'est la distance prise avec la mère,
sous l'effet de celui qui est en place d'exception (le plus souvent le
père) qui permet à
l'enfant, puis plus tard au sujet d'exprimer un écart, une distance
voire un "Non" vis-à-vis de ce
qui lui est proposé; écart qui accompagne l'entrée du sujet dans le
langage. Si on ne dit pas parfois "Non" à la mère, on risque de ne pas
dire
"Non" à la mère - société néo-libérale. Ainsi la faillite de ce
système, de même que l'érosion progressive de
la place d'arbitre du médecin, conduit de plus en plus à une
acceptation sans critique des
traitements et ce d'autant plus que les chiffres, et donc ce qui est
considéré comme
scientifique, sont invoqués d'une façon qui ne souffre aucune
contestation. Trop souvent, tout ce qui concerne le corps, du fait des
nécessaires
approches scientifiques, ne peut être discuté. Comme le dit Charles
Melman dans sa conférence "Le corps sur le divan"
: "le rapport au corps est inséparable du discours de la maîtrise". Et
c'est cette
façon d'envisager les choses, qui a tout le temps, influencé l'action
médicale et conduit, à
juste titre, à la recherche des causes, d'une classification des
différents troubles et d'un
traitement approprié.
Mais le côté très systématique du phénomène
conduit à quelque chose d'excessif
où l'on pourrait schématiquement décrire deux étapes :
- d'abord
soulager les malades, déterminer ce qui se passe en précisant
les maladies, leurs causes, leurs traitements éventuels.
- puis dans
une étape plus récente une poursuite de ce travail avec en
plus un inventaire de tous les troubles de l'être humain conduisant à
une multitude de
traitements donc à un énorme marché.
La caricature alors de l'action
médicale et pharmaceutique est une
sorte déroulement obligatoire et presque réflexe : trouble - étiquetage
- traitement. C'est ce qui a conduit au DSM dans le domaine
psychiatrique mais c'est
ce qui se voir aussi dans le domaine du corps. Le DSM, en ce qui
concerne les problèmes psychiatriques, comme tout ce
qui conduit à des diagnostics rapides concernant les problèmes du
corps, pose un
problème théorique général : celui de l'étiquetage et de ses
implications. Ainsi, mettre une étiquette, phénomène inséparable de ce
qui se relie
au discours de la maîtrise, conduit à une démarche qui pose problème
même si, bien
sûr, il est nécessaire de se poser la question d'une maladie sévère
impliquant un traitement.
C'est là qu'on peut évoquer l'expérience médicale, la position
classique du médecin, comme
étant celle d'un arbitre entre la nécessaire action rapide et la
réflexion. Cette
position d'arbitre, dans le contexte néo-libéral actuel, est de plus en
plus difficile à tenir.
Certaines discussions "théorico-scientifiques"
sont perdues dans
diverses façons de soutenir la prédominance d'un produit sur un autre
pour une bataille
commerciale qui ne prend en compte d'aucune façon les avantages pour
celui auquel il est
prescrit. La science se situe dans une exigence de ce qui est exact et
inexact
mais elle n'a rien à faire du côté de l'éthique, laquelle est le fait
de ceux qui en
recueillent les données. L'envahissement de l'expérience médicale par
des considérations
financières et commerciales n'est pas le fait des scientifiques
eux-mêmes et s'est
fait en plusieurs étapes. Ainsi, une étape importante a été la remise
en cause des données
cliniques comme étant non scientifiques et donc sujettes à caution. Du
côté de l'humain, y compris concernant certains phénomènes
somatiques, il y a de nombreux phénomènes qui ne peuvent pourtant être
ramenés à la science
et aux chiffres et ce sans évoquer pour autant des données ésotériques
voire magiques. La
psychanalyse nous en donne des exemples comme ce que Lacan évoque dans
la leçon du
18 mars 75 du séminaire RSI en disant : 'il n'y a pas d'élaboration
logicisable et du
même coup mathématisable du rapport sexuel". Ainsi, la question du
désir et de la jouissance ne peut comme beaucoup
d'autres éléments qui touchent à l'humain, être ramenés à des données
scientifiques et chiffrées. Même si ces données sont importantes dans
la prise en charge de
maladies sévères, il s'agissait de s'emparer de tout ce qui fait
symptôme, de tout ce qui
souffre chez l'être humain pour en faire un gigantesque marché et faire
en sorte que le diagnostic
clinique échappe au médecin et à sa position d'arbitre entre la
clinique et les données
scientifiques. Dans un texte Gérard Pommier parle de "la chute du
patriarcat, dont la
légitimation religieuse est pulvérisée par les avancées de la science".
C'est un
résumé rapide où Pommier semble confondre trois registres différents.
Il ne s'agit ni de
rétablir le patriarcat ou la religion, ni de remettre en cause les
avancées nécessaires de la science. Les données scientifiques par
elles-mêmes ne supposent ni philosophie,
ni croyances, ni éthique. Elles nous précisent ce qui est exact ou
inexact. Ce qui
est observé ensuite ce sont des "effets de discours". Le discours de
ceux qui vont se servir
des données scientifiques.
Les messages du corps Ce que le sujet en perçoit et en fait Les
messages qu'un sujet perçoit comme venant de son corps sont
nombreux et variés ; certains d'entre eux deviennent pour le sujet des
symptômes. Ce terme même suppose déjà une certaine fixation et fait
redouter
parfois une certaine gravité. Il y aurait là une reconnaissance,
quelque chose de déjà
ressenti. L'esprit est alors fixé sur le symptôme. On cherche une
cause, une maladie et dans cette
démarche la clinique peut orienter et des explorations plus
scientifiques peuvent être
utiles. Mais pour tout sujet il est important de s'interroger et de
connaître
aussi les messages du corps comme pouvant traduire, entre autres, les
inquiétudes de
chacun. La répétition de ces messages est aussi à prendre en compte
comme ce qui traduirait le
refoulement d'un sens du message et conduirait à sa fixation en
symptôme somatique.
Ainsi le refoulement vers l'inconscient est aussi un refoulement vers
le corps avec des
effets perceptibles. Phénomènes dont Charles Melman fait remarquer
qu'il se produit de plus
en plus souvent au cours de ce qu'il a appelé "la nouvelle économie
psychique". C'est aussi ce qui peut nous rappeler que Lacan a pu, en
certaines
occasions, proposer l'idée que "l'inconscient c'est le corps". Ces
phénomènes somatiques peuvent conduire aux mêmes erreurs que celles
rencontrées pour la vie psychique, c'est à dire répondre à chaque
symptôme par un médicament approprié et répondre ainsi à une demande
résultat immédiat.
On se trouve en face de ce que dans le discours de la médecine
classique on pourrait
appeler symptôme "organique" traduisant une maladie. Dans sa lettre à
Jenny Aubry, Lacan dit que le symptôme somatique donne
le maximum de garanties à la méconnaissance de l'objet a . Ainsi, pour
l'être humain quelque chose se trouve ainsi détourné de ce qu'implique
l'objet cause du
désir. Ce qui n'est pas sans pouvoir être rapproché de ce que Martine
Bonamy, dans un article, a pu
pointer comme "doux-leurre". Et c'est en cela que le symptôme traduit
la vérité du
désir du sujet. Ce qui est impliqué alors c'est une demande tournée
vers un autre, en règle un
médecin, lequel est appelé pour tenter de surmonter cette question
qu'implique la vérité.
L'attitude du sujet pourrait être traduite ainsi : "cette question de
la cause de mon
désir, je n'en veux rien savoir".
Le médecin se trouve alors comme toujours dans une position d'arbitre
difficile et qui lui est de plus en plus contestée entre ce qu'implique
le traitement
d'une maladie avérée et le fait de tenir compte d'un symptôme exprimant
la vérité du sujet. Cette vérité qui s'exprime par le corps implique
aussi la question
phallique et une pathologie bien connue, l'anorexie, pose cette
question de façon
évidente. Pour l'anorexique la voie de l’assomption du phallus et du
complexe de castration est
fermée et cela au profit d'une jouissance de type "jouissance autre" au
cours de laquelle les
effets corporels de la nourriture, aussi bien dans l'immédiat que dans
ses effets sur le corps
à plus long terme sont décrits comme tellement insupportables et avec
une telle intensité,
qu'ils suggèrent une forme de jouissance. Ce double aspect, à la fois
corporel et psychique,
tellement évident et radical dans l'anorexie, peut être retrouvé à
l'occasion de certains symptômes,
décrits eux aussi comme insupportables et pouvant être entendus avec le
même aspect de
jouissance ; sans la radicalité perçue au cours de l'anorexie mais avec
la question du
phallus et de la castration impliqués là aussi. Si les avatars de la
phase phallique et du complexe de castration
conduisent à des symptômes phobiques voire de nature perverse ou
fétichiste, on peut
retrouver certaines équivalences dans les manifestations corporelles
d'un sujet. Certains symptômes sont ainsi redoutés comme la répétition
d'un peur
phobique ou parfois mis en avant dans une idée de démonstration de type
fétichiste.
En réponse à Gérard Pommier on pourrait dire que corps et esprit
parlent la même langue :
celle de l'inconscient. Dans l'optique d'une langue commune esprit et
corps, il faut citer les
expressions langagières où l'évocation du corps évoque, voire
constitue, la
métaphore d'une disposition psychique. Elles sont nombreuses et nous
pouvons citer à titre
d'exemples : "j'en ai plein le dos", "tu me casses les pieds", "il a la
dent longue", il n'a pas froid
aux yeux", "ça me fait une belle jambe" ... Si esprit et corps parlent
la même langue, la prise en charge d'un
symptôme corporel ne doit pas faire oublier la vérité du sujet qui
s'exprime et
inversement on ne peut pas non plus oublier le corps et ses
"doux-leurres" et se contenter d'éclaircir
ce qui a pu provoquer les symptômes. Cette position du médecin orienté
vers les deux aspects
tend à disparaître. Il reste dans ce domaine à insister sur la
nécessaire présence du sujet
lui-même. Jean-Pierre Lebrun a bien montré que la présence du sujet à
son propre
dire est rendue difficile car la division subjective que suppose sa
condition de
PARLETRE est mal supportée. On peut y ajouter une présence difficile du
sujet à son propre corps,
aux messages venus du corps avec dans tous les cas le risque de se
trouver avec de plus en
plus de symptômes. Cette façon d'aborder le corps et ses symptômes et
le rejet que souvent
ceux-ci provoquent chez un sujet, oriente aussi vers la question des
addictions
qui, pour la plupart, ont des effets sur le corps ; comme une fuite des
messages du corps
eux-mêmes témoins de refoulements : ce qui est une façon de dire encore
: "je n'en veux rien
savoir". Phénomène qui n'a rien de "contemporain".
La dictature des chiffres La question d’une médicalisation excessive de
tout ce qui est de
l’humain ne se pose pas seulement pour les événements de la vie
psychique mais aussi pour
les manifestations du corps. Tout n’a pas à être renvoyé du côté des
tests et des
chiffres. Il faut en connaître les différents aspects. Du côté du corps
il faut remarquer que pour beaucoup d’entre nous, une
manifestation traduit quelque chose d’étranger. C’est même là l’idée
première : cette
étrangeté venue d’ailleurs qui fait aussitôt évoquer une possible
maladie. Pourtant
notre corps se manifeste sans arrêt, comme notre vie psychique
d’ailleurs ; alors comment se
familiariser avec ses manifestations sans pour autant faire intervenir
très vite les chiffres
et la science. La science elle-même pourrait être envisagée autrement
c’est-à-dire comme ce qui
permet de comprendre ce qui se passe et d’apprécier s’il faut
intervenir et
comment. La science n’a pas de morale ou d’éthique ; elle n’est basée
que sur la
question de ce qui est exact ou inexact. L’éthique est le fait de ceux
qui
l’utilisent. Aurait-elle été peu à peu « colonisée » par les intérêts
économiques ? Classiquement, le médecin était là pour préciser ce qui
nécessite un
recours à la technique mais il a été de plus en plus court-circuité
avec en plus la
crainte de l’erreur coupable. Il n’est pas question de remettre en
cause la nécessité de se baser sur
certains chiffres pour soigner quelqu’un. Un patient atteint de
diabète, par exemple,
doit savoir où en est son taux de glucose dans le sang. La question est
plutôt de savoir quel
rapport nous allons entretenir avec tous ces chiffres. Ce sont des
points de repère
indispensables dans de nombreux cas mais sous prétexte d’une
utilisation rigoureuse, il ne
s’agit pas d’oublier qu’il y a là une personne, un sujet dirions-nous,
personne qui n’est pas la
même que toutes les autres personnes. La rigueur des chiffres ne doit
pas effacer nos
différences et c’est à cette place là que la médecine se situe. Il ne
s’agit pas d’oublier d’écouter
et d’examiner cliniquement au risque de voir la relation aux chiffres
se radicaliser.
Ce qui était une aide pour comprendre devient alors un système
uniformément imposé à tous.
C’est ainsi qu’il y a quelques années il avait été envisagé de faire
baisser, à l’aide de traitements, la pression artérielle d’une grande
partie de la
population pour tenter de diminuer la fréquence des accidents
cardiaques et cérébraux. Envisagé ainsi cela donnait l’impression qu’il
fallait surtout faire
travailler l’industrie pharmaceutique. Quels que soient les troubles
dont se plaint une personne, il semble
qu’il faut avant tout faire un bilan chiffré avant même d’écouter son
histoire et de
faire un examen de base. Toutes les instances, qu’elles soient locales,
nationales ou
internationales, semblent préoccupées par la définition de normes
chiffrées, avant tout destinées
à ne prendre aucun risque. Prendre un peu de temps, écouter, examiner,
cela s’appelle la «
clinique » et l’effet d’un manque d’attention à la personne est aussi
d’empêcher cette
personne de prêter justement attention à elle-même ; c’est à dire
d’empêcher le travail
d’autocontrôle, d’auto- attention dont les effets peuvent même être
thérapeutiques ; travail
qu’il est souhaitable de favoriser plutôt que d’en détourner le sujet.
Nous ne savons pas encore
très bien jusqu’où le psychisme peut avoir une part d’effet
thérapeutique. A l’inverse, s’en remettre excessivement aux chiffres
c’est s’en
remettre à l’autre et renoncer à avoir un certain effet sur soi-même ;
un peu comme si
derrière les chiffres le corps de la personne était en quelque sorte
déshabité. Ceci est un des effets de l’effacement de la clinique.
Redisons que
s’en remettre à l’autre, c’est renoncer à avoir un certain effet sur
soi-même. Bien sûr il ne s’agit pas de refuser toute approche
scientifique et
chiffrée. Ce qui est en cause c’est de créer, par un recours à trop de
technique, une sorte
de démission de la part du sujet. Cette démission du sujet devant les
problèmes que lui posent les
symptômes corporels a toujours existé. Démission infantilisante qui
consiste à s’en remettre à l’autre ; quand
ce n’était pas le médecin, c’était le sorcier ou le guérisseur.
Il s’agirait plutôt de faire que l’attitude soit une prise en charge de
soi-même, quitte parfois à se dire dépassé et à faire appel à la
science de l’autre. Faire immédiatement appel à la science et aux
chiffres conduit à une
façon de percevoir le corps comme déshabité ; on pourrait même dire
abandonné,
source de symptômes perçus comme totalement incompris, étrangers.
Alors, quand ce
corps se manifeste le sujet renonce à y entendre quelque chose et dit
seulement
: “Ah, moi, je ne suis pas médecin”. Les chiffres sont aussi présents
dans le phénomène énorme de
l’industrie pharmaceutique avec indirectement un impact sur la santé.
Il ne s’agit
pas de priver les patients de soins mais de réfléchir au phénomène et
d’en induire une
approche qui ne soit pas qu’une question économique. Derrière les défis
de la science où est la déficience ? Elle est dans
l’oubli de l’humain, dans l’oubli que nous sommes des êtres de parole
et de langage et que
nous sommes traversés par des désirs et des affects. Nous sommes aussi
constitués d’un corps dont la présence est la
condition nécessaire à toute jouissance. Là aussi, dans cette question
de la jouissance, les chiffres ne sont
pas à même d’en rendre compte, et pourtant corps et jouissance sont
concernés chaque
fois qu’il y a symptôme ou maladie, et qu'au-delà de la question d’une
éventuelle maladie à
traiter (ce qui n’est pas toujours le cas) le symptôme exprime une
vérité qui ne peut, ni être
refusée, ni être négligée, au risque de voir cette vérité ressurgir
ailleurs. On peut même tenter de faire la distinction suivante : les
chiffres
sont du côté du savoir et même s’il ne s’agit pas de les oublier, le
symptôme, lui, est du
côté de la vérité du sujet. Il faut aussi rapprocher cette question des
chiffres de ce qui, dans le
domaine de la vie psychique, est exploré par des tests. Il y a là une
tentative de se
rapprocher de l’illusion scientifique que donnent les chiffres. Ainsi
des patients adultes ou
enfants passent des tests et se retrouvent rangés dans une catégorie
qui a très vite pour
conséquence un traitement médicamenteux. Là encore l’écoute, la
réflexion, la clinique sont
supplantées par ce qui semble avoir une allure scientifique.
Les chiffres comme les tests sont trop souvent investis comme ce qui
permettrait d'éviter la perte inéluctable liée, dans toute activité
humaine, au
passage par le langage. Déclarer cette perte inéluctable ne veut pas
dire s'y résigner mais
plutôt savoir qu'il faut faire avec ce réel, ces doutes, ces
imprécisions. Ce qui est proprement humain, c'est justement de réduire
le plus
possible l'imprécision d'une activité, quelle qu'elle soit, tout en
sachant que forcément elle
existe.
La santé présentée avec une idée de perpétuelle menace Dès l'instant
où, dans la situation habituelle, il s'agit de nier toute
perte liée à notre entrée dans le langage, du coup, il ne s'agit plus
seulement de
s'appuyer sur la science pour réduire les inévitables imprécisions mais
plutôt de dénoncer toutes les
imprécisions et d'en faire une perpétuelle menace. On est ainsi passé
d'un discours qui semblait dire, à propos de la
santé, qu'il faut "veiller au grain", à un autre discours qui induit
une perpétuelle peur
de la maladie. C'est cette inversion de l'énoncé du discours dont
Jean-Pierre Lebrun parle dans
son livre : "Les couleurs de l'inceste". Les effets de cette peur
largement répandue permettent
de mieux encore manipuler ceux qui y sont sensibles. Il ne s'agit plus
de quelques conseils que chacun peut entendre pour
préserver sa santé mais de faire le catalogue de ce qui partout peut
être un risque
presque inévitable ; d'où la recherche aussitôt de ce qui peut être une
protection voire un
traitement. Le discours largement répandu de la menace s'éloigne donc
des lois de
la parole et du langage qui sont d'accepter que les signifiants opèrent
avec une
perte (le réel). Si ce fait n'est pas accepté, tout doit alors opérer
sans reste, c’est à dire sans
qu'il y ait du non maîtrisable d'où l'idée de la menace constante que
laisse planer le
réel, quelles que soient les avancées scientifiques. Cette réalité
incontournable est alors mise
en avant pour mieux manipuler l'opinion. La menace est exprimée dans
les médias et aussi par ce que disent
beaucoup de nos contemporains sur toutes les questions de santé. Si on
prend l'exemple des différentes infections dues aux bactéries ou
aux virus, leur présence est perpétuellement présentée comme ce qui
sans cesse pourrait
nous tomber dessus. Il faudrait se méfier de tout et de tout le monde
et au lieu de
conseiller quelques règles d'hygiène, il n'est pas rare de créer une
sorte de panique. Pourtant notre peau comme notre tube digestif sont
recouverts de ces
germes et leur présence est même nécessaire. A l'inverse il est
inutile, voire
dangereux de vouloir tout désinfecter alors qu'il n'est pas exclu que
leur présence permet de
développer l'immunité.
On retrouve une approche identique en ce qui concerne les produits
chimiques et autres pesticides. Il ne s'agit pas de nier leur danger et
d'oublier de
lutter contre leur présence, mais là encore, il ne s'agit pas pour
autant de faire naître une peur.
A la façon dont les choses sont présentées cette peur envahit
facilement les esprits. En fait, les
risques réels sont présentés comme quelque chose contre quoi l'être
humain est démuni,
voire impuissant. Concernant tous les risques de maladies, la
présentation est la même
devant des risques souvent présentés comme inévitables à des humains
démunis qui
doivent se retrancher derrière les progrès des techniques et de la
science
pharmaceutique. Nous ne discutons pas le recours à toutes ces
techniques mais du
discours qui les présente et les impose presque à tous. Jean-Pierre
Lebrun dans son livre "Les couleurs de l'inceste" reprend
ainsi la façon dont opèrent les médias : "Cette force nouvelle qui
hier, n'existait
pas comme telle, celle de la course à l'immédiat, vient en effet bien
de l'extérieur, via un
discours social qui ne donne plus sa place à l'exigence du détour, qui
ne soutient plus la
prescription de différer, qui en revanche promet le "tout, tout de
suite". Et, ajoutons, qui pourra
faire alliance avec une part du sujet, justement celle qui refuse de
consentir à ce qu'exige
l'humanisation. Dans le domaine plus spécifiquement médical, nous
pouvons dire que le
médecin a perdu ainsi sa place dans la réflexion, dans l'exigence du
détour, dans
l'exigence du différer mais s'est vu imposer une place de
super-technicien qu'il s'efforce
bien sûr d'occuper au mieux. Quel que soit le domaine de spécialité
médicale cette fameuse
présentation de la menace a joué son effet. Il ne s'agit plus de faire
ce qu'il faut pour
pouvoir dire à un patient tout ce qui a pu être éliminé et qui n'est
donc plus à craindre, mais
plutôt de faire la liste de ce qui , de toute façon, le menace ou le
menacera bientôt. Redisons à nouveau qu'il s'agissait d'abord d'éviter
les facteurs
extérieurs pouvant causer une maladie, puis il s'est agi de guetter
l'apparition de cette
maladie par des explorations régulières et maintenant il y a plus : il
faudrait
redouter ce qu'on ne sait même pas comment guetter, ni par quelle
exploration (en sachant que des
techniques soit- disant "nouvelles" vont nous être proposées). Nous en
arrivons un aspect menaçant encore plus difficile à appréhender
: ce qui est inscrit dans nos gènes.
La génétique ayant énormément progressé, il est devenu possible de
prévoir certains risques de façon non absolue mais comme quelque chose
de possible. Ici
encore ces avancées peuvent être tout à fait bénéfiques mais tout
dépend du
discours que les résultats de ces études vont susciter. Et
malheureusement très vite la menace qui pèse sur les patients semble
prédominer ; ce qui vient poser une question fondamentale sur les
rapports de
notre cerveau et de notre corps. Qu'en est-il pour quelqu'un, sur qui
pèse la menace d'une
maladie grave voire, au pire, mortelle. L'incertitude et la menace
semblent devenir plus lourdes alors même que
nous sommes dans une période de grandes avancées scientifiques.
Répétons-le,
c'est la façon dont les choses sont reprises dans le discours qui
circule partout, qui
génère l’inquiétude ; alors que les progrès de la science pourraient
peut-être nous rassurer
et au contraire atténuer l'idée de menace qui pèse sur notre santé.
Que veut dire ”Comprendre” ? Dans son livre ”L’homme et son cerveau”,
Catherine Morin montre que la
question du psychisme humain a pu être abordée à la fois sous l’angle
des
neurosciences et par l’expérience psychanalytique. Pourtant ce livre
donne l’impression que
ces deux voies sont très difficilement complémentaires. La nature des
réponses obtenues est
évidemment très différente en fonction de la façon dont les questions
sont abordées. Une recherche scientifique peut apporter des éléments ou
des
confirmations à d’autres recherches de même type et du côté
psychanalytique des séances avec un
patient précisent peu à peu ce qui a déjà pu être abordé. Mais il
s’agit d’approches qui
ne semblent nullement pouvoir s’étayer l’une l’autre... L’une du côté
des données scientifiques expérimentales, l’autre du côté
du langage et de la question du désir humain. Même si ces données
viennent s’insérer du côté registre symbolique,
comme le résultat de différentes interrogations et confrontations au
Réel pour
autant elles restent encore dans des domaines différents. Quelle que
soit l’approche envisagée, si nous nous référons aux
registres du Réel et du Symbolique, un rouage type noeud baronéen est
pourtant possible et
fait intervenir à chaque fois et pour tout type d’approche ce que nous
appelons la
compréhension, c’est à dire la notion d’Imaginaire dont Lacan nous dit
dans RSI (leçon du 10
Déc. 1974) ”que le départ de celle-ci est la référence au corps”. Sans
lui donner une connotation péjorative, il y a intervention du
registre Imaginaire quand on parle de la compréhension des phénomènes
observés. D’où un
rouage. Compréhension I R S (science et langage) Cette compréhension
acquise sur les différents
troubles de l’humain est
une étape nécessaire mais qui peut conduire à des impasses. Elle
conduit à ce qui
semble un raisonnement sans défaut puis à un traitement de façon
presque
automatique. C’est à dire qu’une fois le sens énoncé (I sur S), il est
très
difficile de le remettre en cause. Nous sommes passés d’une énonciation
sous la forme prudente suivante :
”tout se passe comme si il se produisait tel ou tel phénomène” à une
énonciation
beaucoup plus rigide sous la forme : ”les scientifiques nous disent que
les choses se
passent ainsi”. Pour terminer il parait important de revenir sur deux
situations
cliniques décrites par Charles Melman dans la 3ème de ses conférences
”Le corps sur le divan”.
Il s’agit d’une part d’un torticolis spectaculaire et d’autre part de
contractures
invalidantes de l’épaule et du bras qui vont céder lors de la démarche
analytique. Melman parle de quelque
chose dont on n’arrive pas à se débarrasser qui s’exprime dans un
domaine moteur et
non pas idéique : symptôme du corps lié à un effet de langage et
curable par le langage. C’est là tout l’enjeu de beaucoup de symptômes
corporels et de leur
lien au langage et toute l’importance de la prise en compte de cette
clinique.