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Introduction à la question de l'hystérie

Jean-Jacques Lepitre

Je vous remercie de votre invitation. De ce qu'elle soit le prétexte à reprendre cette question de l'hystérie abordée lors d'un séminaire il y a quelques années.
Mais, première remarque, plutôt que d'un singulier n'est-ce pas plutôt d'un pluriel dont il s'agirait? Les questions que nous pose l'hystérie... Et ces questions apparaissent si multiples, si foisonnantes, que la plupart des auteurs, pourtant très nombreux, se résolvent le plus souvent à ne les aborder que partiellement, ou par un biais particulier: nosographique, symptomatique ou théorique, quitte à devoir généraliser leur approche dans la poursuite de leur propos. Et nous obligent, devant l'étendue de ces questions comme de leurs abords à une modestie certaine, d'où ce terme d'introduction. Mais où se note aussi, devant pareille disparité, la possibilité de vous apporter, au moins je l'espère, quelques points par où pourraient, pour vous-même, venir à s'introduire ces questions.
Pour ce faire, je vous proposerai un parcours, une sorte de ballade, historique, depuis la lointaine naissance de l'hystérie jusqu'aujourd'hui où elle semble décédée. Mais est-ce de mort naturelle ou est-ce un homicide? La dispersion de son cadavre, son démembrement, dans diverses nosographies, non seulement psychiatriques, voire médicales, mais aussi de thérapeutiques variées, laisseraient penser à la seconde hypothèse. Mais quels seraient les mobiles d'un tel assassinat? Quelles interrogations et quelles conséquences s'en trouvent soulevées?... Peut-être pourrons-nous l'aborder en conclusion.
Au long de notre parcours, nous nous ménagerons quelques haltes afin de percevoir les horizons cliniques et théoriques que vient à articuler l'hystérie, entre autres dans sa distinction différentielle avec d'autres affections mentales.
Première partie: De la naissance de l'hystérie jusqu'à Charcot.

I L'antiquité égyptienne
On situe habituellement cette naissance vers 1900 avant JC, dans l'Egypte antique, où dans un papyrus dit de " Kahoum ", nom de la ville où il fut découvert, sont décrits par de lointains ancêtres, médecins et " psys ", des symptômes divers, sans support organique direct : refus de quitter le lit, douleurs diverses, boule dans la gorge, rapportés à un dysfonctionnement de l'utérus. Le papyrus de " Ebers ", 15-16 ème siècle avant JC, précise la symptomatologie, la causalité et la thérapeutique. Des étouffements, des palpitations, des sueurs, des angoisses. Leur cause en serait les mouvements de l'utérus au travers du corps de la patiente, tel un animal errant, provoquant des chocs et des compressions des divers organes qu'il heurterait dans son errance et dont ainsi il perturberait le bon fonctionnement. La thérapeutique y est décrite, consistant, outre des éléments religieux où interviennent des symboles masculins, en ce que l'animal utérin étant considéré comme ayant l'odorat sensible, on fasse des fumigations d'odeur âcre, désagréable, au niveau des orifices supérieurs de la patiente, nez, bouche, afin de le faire fuir et redescendre ainsi du haut du corps, et d'autres au niveau des orifices inférieurs, principalement le vagin, d'odeurs agréables et suaves afin de l'attirer vers le bas du corps, à sa place naturelle.
Si nous dépassons l'habituelle attitude condescendante que paraît nous autoriser notre supériorité savante du vingt et unième siècle, et que nous retrouvons chez nombre d'auteurs et de commentateurs, nous sommes alors confrontés à deux questions :
La première, et qui me semble majeure, est la suivante: - Par quelle intuition proprement extraordinaire, ces médecins de l'antiquité égyptienne ont-ils eu l'idée que ces troubles si divers, si hétérogènes avaient la sexualité pour origine? Comment ont-ils pu faire la relation entre ces souffrances et le sexuel? ( L'explication causale des migrations utérines n'a peut-être pas l'ignorance anatomique comme seule justification, nous le verrons).
La seconde question s'origine du traitement préconisé: des fumigations odorantes. Si cela nous étonne aujourd'hui, soyons le plus encore de ce que ce traitement ait perduré jusqu'à l'aube du 20ème siècle. On le trouve encore préconisé dans des traités de médecine des années 1890 où il est recommandé de faire respirer de fortes odeurs balsamiques en cas de désordres hystériques. Et les fumigations vaginales sont encore en cours jusqu'au 16ème, 17ème siècle.
Pourtant, on ne trouve nulle part d'indication éclairant et justifiant ce lien établi entre ce que serait l'hystérie et le sens de l'olfaction. Cela n'a pas empêché que cette liaison soit passée dans la culture commune, comme une évidence, qui se traduit dans de nombreux romans ou pièces de théâtre : - lorsque Madame se trouve mal, se pâme, on se doit de lui faire respirer les " sels "…
Cette liaison, même si elle a duré quarante siècles, semble garder tout son mystère.
Notons de plus, à ce propos, que le Dr Fliess, l'ami dont Freud fit le support de son transfert lors de son auto-analyse, élabora une théorie un peu étrange stipulant une analogie entre les organes olfactifs et les organes génitaux. On lui doit en outre l'idée d'une bisexualité fondamentale de l'être humain que Freud reprendra.

II L'antiquité Gréco-romaine
Hippocrate
Hippocrate, 460 370 avant Jésus-Christ, considéré comme le père de la médecine, il en a défini le cadre professionnel. Il est aussi l'auteur du fameux serment portant son nom. On lui attribue, ainsi qu'à ses élèves, une soixantaine de traités médicaux. Il s'y montre que la médecine selon Hippocrate est déjà rationnelle tant dans l'étiologie des maladies que dans leur diagnostic et leur thérapeutique. Le souci de l'observation clinique y est primordial. Le pronostic comme le diagnostic ne pouvant résulter que d'un ensemble de signes positifs et pertinents. L'auscultation est déjà alors pratiquée. Mais l'absence de dissection des cadavres empêche une connaissance véritable de l'anatomie interne. Ainsi, la circulation sanguine reste ignorée, de même que les fonctions de certains organes. Pour pallier à cette méconnaissance, il est imaginé certains processus pouvant s'avérer analogiques à ceux restant ignorés, ainsi la circulation des humeurs. Malgré ces ignorances, la finesse et la rigueur de l'observation clinique permettent à Hippocrate et ses élèves de décrire de nombreuses maladies : oreillons, paludisme, pneumonie, etc...
Elément plus proche de nos occupations, Hippocrate apparaît comme le fondateur de la neurologie. Il établit que le cerveau est le siège de la pensée, de l'intelligence, de la motricité et de la sensibilité. Il perçoit la liaison entre les troubles moteurs, (paralysies, convulsions, etc.), et les troubles sensitifs, (douleurs, sensations anormales, etc...). De même, il établit la relation croisée entre les hémisphères cérébraux et les hémi-corps, telle qu'une paralysie de la partie gauche du corps correspond à une atteinte de l'hémisphère droit cérébral. Il étudie aussi avec justesse les dommages vertébraux avec leurs conséquences motrices différenciées.
Hippocrate, par ailleurs, dans le domaine psychiatrique, décrit de façon pertinente la mélancolie, et la succession d'états dépressifs et maniaques chez un même sujet.
Ces rappels ayant pour but de souligner à quel remarquable clinicien nous avons affaire ici.
Alors, quand il étudie la maladie des femmes, qu'il nomme le premier " hystérie ", d'hustéra, l'utérus en grec, Hippocrate y montre la même finesse clinique. Cela lui permet d'ajouter aux symptômes déjà décrits par ses prédécesseurs égyptiens : l'astasie-abasie (paralysie des membres locomoteurs), des paralysies partielles (comme la crampe de l'écrivain), des névralgies diverses (par exemple faciales), la grande crise hystérique, certains symptômes d'apparence méningée, etc., etc...
Ce qui apparaît particulièrement remarquable ici c'est qu'Hippocrate soit capable de poser le diagnostic différentiel de ces divers symptômes hystériques d'abord avec ceux qui, bien que d'apparence semblable comme les diverses paralysies et névralgies, ressortissent d'une atteinte neurologique simple. Mais aussi qu'il soit aussi capable de poser le diagnostic différentiel de certains de ces symptômes hystériques avec l'épilepsie dont certains symptômes apparaissent comme semblables ou proches, comme la grande crise, certaines absences, certaines confusions, etc... Ce qui paraît remarquable.
Ce diagnostic différentiel entre l'épilepsie et l'hystérie a été un élément essentiel de la clinique psychiatrique jusqu'à ce que l'épilepsie soit dernièrement retirée étonnamment du champ des maladies mentales. Ça a été aussi à l'origine du travail de Charcot concernant l'hystérie, par exemple...
Afin de vous déployer les éléments de ce diagnostic différentiel et ainsi faire une première halte clinique un peu conséquente, je me permets de vous citer des passages du " Manuel de Psychiatrie " d'Henri Ey concernant ces deux affections. Ce qui va permettre d'en décrire et préciser certains symptômes particuliers
Pour précisions : Henri Ey, 1900 - 1977, est un contemporain et ami de Jacques Lacan. C'est un psychiatre dont les descriptions cliniques et la nosographie ont été une référence pour une grande majorité de praticiens français de son époque, qu'ils aient été ou non d'accord avec sa théorie "organo-dynamique", mélange d'organicité et de phénoménologie. Il a été le rédacteur en chef de la revue " L'encéphale ", le fondateur de l'Organisation Mondiale de Psychiatrie. Il a été à l'origine de la politique de sectorisation des hôpitaux psychiatriques en France. Il a été l'organisateur des colloques de Bonneval où se réunissaient chaque année des auteurs aussi illustres que Merleau-Ponty, Lebovici, Green, Ricoeur, Lacan, Hippolyte, etc., etc...
Que nous dit ce manuel à propos de l'épilepsie ?
" I La Crise de Grand Mal -
Coma brutal, sans prodrome, la crise commence par la chute, face en avant, avec possibilité de blessures et d'un cri bref. Pendant 10 à 20 secondes le corps est soudé dans un spasme tonique, souvent asymétrique au début. rapidement généralisé : ce spasme entraîne la morsure de la langue ou des lèvres et l'apnée, donc la cyanose progressive. Les membres supérieurs sont collés au corps. coude, poignets et doigts fléchis : les membres inférieurs sont en extension, les pieds en varus, les orteils fléchis. La face est livide, puis se cyanose progressivement, les pupilles dilatées, les réflexes oculaires sont abolis. Cette contracture intense, tétaniforme, se relâche par une série de décontractions rythmiques qui correspondent à son effacement progressif : ce sont les convulsions. Pendant environ une minute, des secousses musculaires rythmiques, symétriques, générales vont croître en intensité tandis qu'elles diminuent en fréquence. Entre les secousses, la résolution musculaire s'installe. Elle persiste après la dernière secousse, laissant le sujet complètement flasque, avec une reprise respiratoire bruyante (le stertor) et un relâchement sphinctérien. Le coma dure quelques minutes. La reprise de conscience est progressive : au coma fait suite le sommeil. Le sujet ne garde aucun souvenir de sa crise.
Cette attaque, si typique, laisse place à peu de variantes. Elle peut survenir pendant le sommeil (épilepsie morphéique de Delmas-Marsalet). Elle peut se répéter en série d'accès (crises sérielles) allant jusqu'à l'état de mal,
II Les états de Petit Mal.
Absences
Amnésies
Fugues épileptiques
Convulsions "
Voyons maintenant la symptomatologie hystérique telle que la décrit le " Manuel de Psychiatrie " d'Henri Ey :
" A. - Paroxysmes, crises, manifestations aiguës
Tous ces accidents hystériques sont centrés par la crise hystérique devenue rare sous sa forme complète " à la Charcot ", mais qu'il faut décrire, car les autres manifestations paroxystiques en sont des fragments ou des dérivés que l'on peut observer quotidiennement.
I) Les grandes attaques d'hysterie. -- Dans l'histoire de cette névrose, elles marquent une époque. La grande crise " à la Charcot " comportait cinq périodes
1) Des prodromes (aura hystérique) : douleurs ovariennes, palpitations, boule hystérique ressentie au cou, troubles visuels. Ces prodromes aboutissaient à la perte de connaissance avec chute non brutale.
2) Période épileptoïde : phase tonique, avec arrêt respiratoire et immobilisation tétanique de tout le corps ; convulsions cloniques commençant par de petites secousses et grimaces pour aboutir à de grandes secousses généralisées: puis résolution dans un calme complet, mais bref, avec stertor.
3) Période de contorsions ( clownisme ) commençaient alors des mouvements variés accompagnés de cris, ressemblant à une lutte contre un être imaginaire " (Richer, 1885)..
4) Période de transes ou des attitudes passionnelles, dans laquelle la malade mimait des scènes violentes ou érotiques. On est alors en plein rêve, dans une imagerie vécue, généralement où le même thème est repris à chaque crise : idée fixe des anciens auteurs.
5) Période terminale ou verbale au cours de laquelle la malade, plus ou moins rapidement, au milieu de visions hallucinatoires. de contractures résiduelles, revenait à la conscience en prononçant des paroles inspirées par le thème délirant précédemment vécu en pantomime.
Le tout durait d'un quart l'heure à plusieurs heures,état de mal hystérique par reprises de tout le déroulement.
II Les Formes mineures:
Crises syncopales
Crises de hoquet, baillements, fous rires , pleurs, incoercibles. Spasmes musculaires, mouvements d'allure choréique.
Hystéro-épilepsie et crises tétaniformes, cf spamophilie, etc.. Ajurriaguera a été un chercheur dans ces domaines limites entre les deux affections. Crises épileptiques déclenchées par des facteurs affectifs. Ou troubles d'allure épileptique sans lésion cérébrale.
Etats crépusculaires et états seconds. Évitements de la réalité ambiante, paroles à côté, réalité rêvée. Etat d'hypnose, ou hypnoïde. Etats seconds avec production d'images visuelles. Personnalités multiples. Somnambulisme.
Les Amnésies paroxystiques, lacunaires, focalisées, en trous précis. Cf les récits anamnèsiques des patients par eux-mêmes...
III Les syndromes fonctionnels durables
Les paralysies fonctionnelles de type astasie-abasie (paralysie de la marche et de la station debout, mais assis les jambes sont mobilisables).
Les paralysies localisées. Une partie de membre non cohérente avec la neurologie,
Les contractures et les spasmes... Des membres, du cou, torticolis, du tronc, etc.
Les anesthésies suivant des aires non neurologiques.
Les troubles sensoriels: cécité, surdité, etc.. Rétrécissement concentrique du champ visuel, etc..
IV Les manifestations viscérales:
Les divers spasmes déjà mentionnés. Les algies. Mais aussi des troubles vaso-moteurs et des téguments, décrits entre autre par Babinski, peau épaissie, cyanosée, etc.. Le problèmes des hémorragies spontanées, des stygmates est plus délicat à déterminer, mais pas à exclure. "
Après ces citations, revenons à Hippocrate. Il est donc capable de diagnostiquer comme hystériques un certain nombre des symptômes que nous venons de décrire avec Henri Ey et sans erreur quant à leur origine. Il est capable de différencier la crise de grand mal épileptique qu'il attribue en effet à un dérèglement cérébral de la grande crise hystérique, qu'on dit à la Charcot de ce que celui-ci l'ait si bien décrite, voire suscitée selon ses détracteurs. Or Hippocrate en témoigne, elle a toujours existé. Et si de nos jours, elle semble s'être raréfiée dans nos contrées occidentales... La dernière à la quelle j'ai pu assisté remonte aux années 1970-80 alors que je travaillais en hôpital psychiatrique.. Elle semble bien perdurer à travers le monde sous des appellations diverses, phénomènes de transes, rituels religieux, ... Et sous ses formes atténuées de spasmes ou de convulsions, elle pose encore la question du diagnostic différentiel avec l'épilepsie, et peut-être plus particulièrement chez l'enfant, où nombre de spasmes, y compris ceux dits du sanglot, ou hyper pyrétiques, peuvent laisser planer un doute quant à leur traduction electro-encéphalographique très atypique. On sait qu'une souffrance épileptique se traduit par un tracé particulier à l'enregistrement des ondes cérébrales, dit en pointe-onde, à l'électro-encéphalographie. Ce même diagnostic différentiel se pose dans le cas de certains états mixtes, comme cela était noté par Ajurriaguerra, où il est difficile de déterminer quelle part prépondérante revient à l'une ou à l'autre affection. Mais aujourd'hui le moindre soupçon de l'origine épileptique d'une convulsion provoque la médication idoine, occultant le temps d'interrogation différentielle quant à son éventuelle origine. Il est à noter d'autre part qu'un certain nombre de médecins sont prêts à déclarer que le trouble disparaîtra avec la puberté, ce qui peut se concevoir avec le développement cérébral dans certains cas, mais ce qui est pour le moins surprenant pour une souffrance cérébrale essentielle, c'est à dire organique et constitutive, dans d'autres..
La grande crise hystérique semble donc ne plus guère exister chez nous, de même que les paralysies fonctionnelles se font plus rares. Est-ce seulement dû au perfectionnement de l'appareillage médical, lecture de plus en plus fine des pointes-ondes à l'électro-encéphalogramme, détection des lésions et souffrances cérébrales et neurologiques au scanner ou à l'IRM? Et du discrédit qui en résulte pour tous ceux et celles qui présenteraient des souffrances d'allure neurologique sans substrat organique décelable ? Ou bien intervient-il aussi un changement du discours médical, qui non seulement a produit le démembrement de l'hystérie déjà mentionné, mais a conduit à l'élimination de l'épilepsie du domaine des maladies psychiatriques pour la ranger parmi les maladies générales dans la Classification Internationales des Maladies, la CIM 10? Rangée, parmi d'autres maladies, dans le cadre de la neurologie, son diagnostic différentiel avec l'hystérie n'est plus possible. Elles ne font plus partie du même champ...
Alors qu'il se montre capable de faire les diagnostics différentiels que nous venons d'évoquer, Hippocrate, de façon étonnante, concernant l'hystérie, maintient l'hypothèse causale des mouvements de l'utérus à l'intérieur du corps des femmes. L'utérus est à la recherche de l'objet de son désir, sperme et enfant, et son dessèchement provoque sa remontée, par manque de poids. Il en résulte des obstructions respiratoires ou oesophagiennes, des compressions nerveuses, provoquant ainsi les divers symptômes hystériques.
Or, si le maintien d'une pareille hypothèse, malgré la finesse de ses diagnostics, peut s'expliquer au moins pour partie par la méconnaissance anatomique évoquée précédemment, il ne me parait pas impossible que s'y ajoute une autre raison, imputable quant à elle à l'observation même des caractéristiques de la sexualité humaine..
Platon
Cette autre raison, il me semble qu'on peut la trouver dans un texte de Platon, son contemporain. Il s'agit d'un extrait du Timée, très souvent cité à propos de cette hypothèse d'un utérus voyageur, mais souvent pour mieux en dénoncer l'erreur grossière et quasi puérile. Or il me semble dire toute autre chose à condition de le lire en son entier. C'est ce que fait Ch Melman, dans ses " Nouvelles études sur l'hystérie ", mais, me semble-t-il, sans en retirer tout le sel.
Extrait du Timée de Platon:
" Ce fut à cette époque et pour cette raison que les dieux construisirent le désir de la conjonction charnelle, en façonnant un être animé en nous et un autre dans les femmes, et voici comment ils firent l'un et l'autre. Dans le canal de la boisson, à l'endroit où il reçoit les liquides, qui, après avoir traversé les poumons, pénètrent sous les rognons dans la vessie, pour être expulsés dehors sous la pression de l'air, les dieux ont percé une ouverture qui donne dans la moelle épaisse qui descend de la tête par le cou le long de l'échine, moelle que dans nos discours antérieurs nous avons appelée sperme. Cette moelle, parce qu'elle est animée et a trouvé une issue, a implanté dans la partie où se trouve cette issue un désir vivace d'émission et a ainsi donné naissance à l'amour de la génération. Voilà pourquoi chez les mâles les organes génitaux sont naturellement mutins (nb: traduit aussi par indociles) et autoritaires, comme des animaux sourds à la voix de la raison, et, emportés par de furieux appétits, veulent commander partout.
Chez les femmes aussi et pour les mêmes raisons, ce qu'on appelle la matrice ou l'utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu'il reste longtemps stérile après la période de la puberté, il a peine à le supporter, il s'indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de l'haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu'à ce que, le désir et l'amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant leurs parties, les nourrir à l'intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des animaux. Telle est l'origine des femmes et de tout le sexe féminin."
Ce qui me semble remarquable, ici, ce n'est pas tant la croyance en la mobilité de l'utérus, mais c'est que femmes comme hommes, nos organes génitaux sont considérés par Platon, il s'est inspiré d'Hippocrate, comme d'une autre nature, disjoints de notre nature humaine. Ce sont des sortes d'animaux, en effet, doués de mobilité, mais surtout d'appétits indépendants. Chez la femme, ils apparaissent comme chez l'homme. autoritaires, c'est à dire capables de commander le sujet qu'ils habitent, imprévisibles, ingouvernables. Et même, précise Platon, sourds et rebelles à la fonction la plus haute de l'homme, celle décrite par toute la philosophie jusqu'à nos jours comme devant nous gouverner, à savoir la raison. C'est donc une stricte égalité que pose Platon entre les organes génitaux masculin et féminin. Ils sont d'une même nature animale, indépendante, rétive à toute raison, impévisible... Ne serait-ce pas aussi pour conserver ces caractéristiques de la sexualité humaine qu'Hippocrate, en plus d'une possible ignorance anatomique, ait maintenu l'hypothèse d'un utérus migrateur? Est-on, par ailleurs, dans ces descriptions platoniciennes, très loin de la description freudienne de la libido, de la pulsion sexuelle? Comme l'animalité platonicienne, la libido est unique, semblable chez l'homme et chez la femme; comme elle, elle est rétive à la raison, indépendante et impérative!
Asclèpios, ou Esculape de son nom romain, dieu des médecins.
Il est cité ici non pour de nouveaux apports concernant l'hystérie mais pour les particularités des rites qui lui étaient dédiés et qui peuvent nous intéresser ici.
Asclépios est le fils d'Apollon et d'une mortelle. Enlevé à sa mère, il est élevé par le centaure Chiron, lui-même médecin et guérisseur. Demi-dieu, il est soignant tellement bien ses patients, et ressuscitant tellement de morts que Zeus en prend ombrage. Selon deux légendes, l'une où Zeus estime qu'Asclépios à force de guérisons et de résurrections risque de troubler la bonne marche du monde et de l'histoire, et l'autre racontant qu'Hadès, dieu des enfers, vient se plaindre au maître des dieux de ne plus accueillir personne, Zeus décide de faire d'Esculape un dieu et de le cantonner ainsi dans l'Olympe afin qu'il ne puisse plus communiquer avec les mortels. Du coup ceux-ci ne peuvent plus rencontrer leur dieu et ne peuvent plus lui parler qu'en rêve. Pour ce faire, ils se rendent dans des temples, comme celui d'Epidaure, qui lui sont consacrés. Ils s'y allongent sur des couches isolées, et ils y racontent leurs songes à leur dieu. Les registres des prêtres de ces temples gardent trace de nombreuses guérisons. Il était coutume de leur faire un don après chaque séance.
Galien 131-201
C'est le plus grand médecin de l'antiquité avec Hippocrate. Il fut le médecin de l'empereur Marc-Aurèle. Il écrit de nombreux ouvrages. Procédant à la dissection d'animaux, il complète la connaissance du système nerveux qu'avait établie Hippocrate. Par ailleurs déiste, croyant à un dieu unique, son œuvre fut intégrée par l'Eglise dont elle sera la référence médicale jusqu'à la Renaissance.
Concernant l'hystérie, il en reprend la description des symptômes établie par Hippocrate. Mais, il est le premier à affirmer l'immobilité de l'utérus. Il établit également l'existence d'une hystérie masculine similaire à l'hystérie féminine. Il reprend, peut-être ainsi, l'opinion platonicienne d'une égalité des hommes et des femmes face à la sexualité ... L'hystérie masculine comme l'hystérie féminine résulte selon lui de l'action nocive à distance de l'organe sexuel. Celui-ci est supposé dysfonctionner du fait de la rétention trop importante des liqueurs séminales. Les célibataires, les veufs, les abstinents, sont particulièrement concernés... Est-on très loin de l'hypothèse des névroses d'angoisse actuelle décrites par Freud chez certains abstinents ? On retiendra aussi que bien avant Charcot dont on semble pourtant en faire l'inventeur, Galien avait établi l'existence de l'hystérie masculine.

III Du Moyen-âge à l'Age classique.
Après Galien, l'hystérie semble avoir disparu, peut-être d'une première mort déjà.
C'est le temps de la montée et du règne du discours religieux chrétien. Sans doute l'Eglise a-t-elle adopté le savoir médical de Galien où l'hystérie est bien présente, mais pourtant on n'en trouve nulle trace dans les discours religieux, philosophiques, médicaux ou profanes, pendant plus de dix siècles. Qu'est-elle devenue ? S'est-elle transformée sous l'influence des discours religieux ? A-t-elle été effacée par celui-ci ? A-t-elle été prise dans les discours paganistes qui ont coexistés de façon durable, avant l'an 1000, avec le discours chrétien ? Il y faudrait sans doute une connaissance approfondie de ces périodes… Ce qui aurait l'intérêt également de nous éclairer sur le rapport de l'hystérie avec toutes les religions qu'elles soient monothéistes : christianisme, judaïsme et islam, ou autres comme le bouddhisme ou l'hindouisme…
Les seuls repères un peu consistants que nous avons des relations du discours religieux et de l'hystérie, du XIIIème au XVIIème siècle, sont les procès en sorcellerie ainsi qu'en possession, et certains écrits mystiques. Des dizaines de milliers d'hommes et de femmes furent brûlés au Moyen-âge pour leur commerce avec le Diable, accusés de sorcellerie, et dont certains signes consignés lors de ces procès ne sont pas sans évoquer l'hystérie.
Mais plutôt qu'aux sorcières et aux sorciers, c'est aux possédées que je voudrais m'attacher un instant. Les grands épisodes de possession eurent lieu à la fin du XVI éme siècle et au début du XVII éme, moment historique de l'apparition de la religion protestante et de la " contre-réforme " mise en place par l'église catholique pour y faire face. Nous avons organisé, il y a quelques années, des journées d'études consacrées à l'un des plus fameux de ces épisodes dans la ville même de Loudun où il se produisit. J'avais eu alors la chance de pouvoir consacrer mon attention à Jeanne des Anges, mère supérieure et principale possédée du couvent des Ursulines où eurent lieu ces événements. Je m'y attarde pour plusieurs raisons :
- La première est celle de la transformation de la lecture des signes de l'hystérie en signes de démonologie. C'est ce qu'en atteste par exemple le " Manuel d'exorcisme ", Anvers, 1626, du révérend Maximilien d'Eynatten . Si y sont décrits des signes positifs de possession, comme, par exemple, celui classique de savoir parler une langue étrangère sans l'avoir apprise ; y sont également décrits des signes négatifs confirmant la présence du démon dans le corps du possédé. De quoi s'agit-il ? L'exorciste se doit de s'entourer de médecins afin de déterminer si les signes étranges, tels que les contorsions, les convulsions, les cris, les manifestations diverses, que peut présenter le possédé, sont ou ne sont pas les effets d'une maladie ou d'une atteinte organique connues de la médecine. Si en effet tel n'est pas le cas, la présence du diable dans le corps du possédé est avérée. Ce qui est fort dommageable pour celui-ci puisqu'on sait depuis Hippocrate que justement l'hystérie se définit principalement par la négativité : la grande crise n'est pas une crise épileptique grand mal, ses convulsions ne sont pas non plus épileptiques, ses contractures ou ses paralysies ne sont pas neurologiques, ses amnésies ou ses fugues ne sont pas dues à des troubles épileptiques ou d'atteinte organique ou toxique, ses visions ne sont pas des hallucinations psychotiques, etc… Il y a donc de fortes chances que pris dans une telle lecture de nombreux et nombreuses hystériques aient été considérés comme possédés par le Diable, ou sorciers..
- La seconde raison qui me fait m'attacher ici à Jeanne des Anges est issue de son autobiographie.
Elle entre au couvent vers 17 ans à la suite d'un dépit amoureux : sa mère lui a interdit de se marier avec celui qu'elle aimait…
Je vous livre quelques courts extraits de son autobiographie :
" … je n'avais aucune application à la présence de Dieu. Il n'y avait point de temps que je trouvasse si long que celui que la Règle nous oblige de passer à l'oraison … Je m'appliquais à la lecture de toutes sortes de livres, mais ce n'était pas par un désir de mon avancement spirituel, mais seulement pour me faire paraître fille d'esprit et de bon entretien… A cet effet, je m'étudiais autant qu'il m'était possible à faire agréer mon humeur à tous ceux avec qui je conversais : et, comme j'ai une certaine facilité naturelle à faire ce que je veux, je m'en servais, employant mon esprit pour gagner l'affection des créatures et particulièrement de celles qui avaient quelque autorité sur moi…
J'avais une telle estime de moi-même, que je croyais que la plupart des autres étaient bien au-dessous de moi : c'est pourquoi je les méprisais souvent en mon coeur. ..
Parmi tous ces désordres, Notre Seigneur ne m'abandonnait point, et sa miséricorde était si grande en mon endroit qu'il ne donnait point de repos à mon coeur, car toutes les fois que je me présentais devant lui pour faire l'examen de ma conscience, je me trouvais en des bouleversements si grands que je ne les saurais exprimer. ….. Il me prenait souvent des appréhensions de ma damnation, mais je les étouffais par quelque récréation que je cherchais, et ainsi le temps se passait toujours sans que je misse ordre aux affaires de mon âme, ni que je voulusse me résoudre à changer mes habitudes vicieuses : au contraire, je cherchais autant que ma condition me le voulait permettre à me donner du plaisir, quoique je n'en trouvasse en rien, car j'étais toujours en des remords de conscience et quoique je fisse tout ce que je pouvais pour les étouffer, jamais la divine bonté n'a permis que j'y ai réussi ; au contraire, ces remords s'augmentaient de jour en jour. "
L'alternance dont témoigne cet extrait ne cesse de se répéter dans son autobiographie. Il y a une Jeanne qui ne pense qu'à plaire, à séduire, à briller, qui s'intéresse beaucoup plus à ce qui se dit au parloir qu'aux prières et aux offices. Il y a une autre Jeanne qui craint Dieu, qui est coupable de ses désordres, qui désire l'amour divin.
Quelques années plus tard, elle est encore jeune, 27 ans, sa séduction ayant en quelque sorte trop bien opéré, elle est nommée Mère supérieure du couvent des Ursulines où elle réside. Ce qui est à la fois très flatteur pour sa vanité, lui empêchant de refuser pareil honneur. Mais aussi extrêmement contraignant de la mettre en position de devoir donner l'exemple de la piété à celles qu'elle va diriger, elle qui aspire à la futilité, à la séduction, aux cancans, mais qui, en même temps, par crainte et amour de Dieu, n'imagine pas pouvoir se dérober à sa charge… Il s'en suivra un épisode dépressif jusqu'à ce que se déclare la possession.
Si je vous cite Jeanne des Anges et vous donne ces quelques indications biographiques, c'est qu'il me semble qu'y apparaît, et pour la première fois dans ma narration, et peut-être aussi historiquement (?), un signe positif de l'hystérie, une caractéristique qui lui serait propre, alors que jusqu'à présent nous n'en avons eu que des signes négatifs. C'est ce qui s'exprime par ces alternances d'états, de désirs, d'émotions, à savoir la division subjective. Cette division subjective dont témoigne Jeanne des Anges est un des signes majeurs de l'hystérie. C'est cette division qu'on retrouve au principe de " l'autre scène " qu'évoque Freud. Lacan parle lui de " refente ", de " spaltung ", voire simplement de " sujet divisé " dont il fera l'agent du " discours de l'hystérique ". C'est cette division subjective qu'on retrouve en psychiatrie classique, aussi, au principe de ce qu'on a nommé le " théâtralisme " ou " histrionisme " hystérique, à savoir le fait qu'un sujet se mette lui-même en scène tel un acteur jouant ses sentiments, ses idées ; ce qui laisse à soupçonner une certaine facticité, reproche fréquent adressé aux hystériques en psychiatrie. La division ici opérant entre ce que serait ce sujet et ce qu'il montre.
Les exemples cliniques ne manquent pas. Mme X semble avoir une vie idéale fantasmée aussi importante que sa vie réelle. Dans celle-ci, elle est très amoureuse d'un homme avec qui elle songerait à se marier. Mais cela se heurte à des fantasmes idéaux incompatibles avec un mariage. Elle est incapable de prendre une décision. Mme Y est fascinée par ses amies enceintes. Son désir d'enfant semble certain. Pourtant elle reste terrorisée par la maternité. Mme Z évoque intérieurement son époux avec beaucoup de tendresse et d'amour. Pourtant au cours d'une séance elle réalise avec stupeur qu'elle ne s'adresse réellement à lui que sur le mode de la provocation…
- La troisième raison de vous évoquer Jeanne des Anges est le diagnostic différentiel entre l'hystérie et les psychoses, plus particulièrement la schizophrénie. En effet Jeanne, lors de sa possession, décrit des visions, des hallucinations, des thématiques récurrentes : elle voit des lions qui vont la dévorer, elle entend la voix de Saint Joseph lui parlant, il lui apparaît régulièrement, elle entend la voix du Seigneur s'adressant à elle, des démons l'habitent lui commandant des paroles, des actes, contre sa volonté, etc, et cela pendant des années. Tous ces éléments pourraient faire partie d'un délire schizophrénique.
Peut-être connaissez-vous les " Mémoires " du président Schreber ? Freud en fit l'une de ses " Cinq psychanalyses ". Il qualifie ce cas de paranoïa, pour en souligner l'aspect persécuté et conforme à la théorie qu'il élaborait alors de cette affection. Selon une nosographie française plus classique, on peut le considérer comme schizophrène. Or on peut retrouver dans ces " Mémoires " un certain nombre d'éléments semblables à ceux que décrit Jeanne des Anges. Comme elle, Schreber décrit des hallucinations, des visions, des moments de confusion, voire de sentiments de fin du monde… Comme elle qui est possédée et persécutée par ses démons, il se décrit possédé et persécuté par les " rayons divins ". Même le départ de leur affection, le moment précédant leur décompensation est semblable. Elle, je le rappelle, a été nommée Mère supérieure malgré son jeune âge, ce qui la met en position d'éminence par rapport à des sœurs plus pieuses et plus méritantes et aussi plus âgées qu'elle. Schreber a été, malgré son jeune âge, lui aussi, nommé Président d'une cour d'appel, c'est un juriste, où lui aussi se retrouve également en position d'éminence, d'autorité face à des collègues à la fois plus âgés et ayant plus d'expérience juridique que lui.
Pourtant Jeanne est bien hystérique et Schreber est bien psychotique. Qu'est-ce qui alors les différencie ?
On pourrait avancer que Jeanne est consciente de sa division quant à sa capacité à assumer sa charge alors que Schreber le serait moins ? Mais cela ne semble pas pertinent car il existe des psychotiques tout à fait conscients des conditions psychologiques présidant à leur décompensation. Il me semble par contre plus caractéristique que, lors de la survenue de leurs troubles, l'un, Schreber présente des phénomènes élémentaires, c'est le " qu'il serait beau d'être une femme subissant l'accouplement " se présentant à lui comme une certitude par où se " manifeste dans le Réel ce qui a été forclos " selon la formule de Lacan. Alors que l'autre, Jeanne, dans ce moment de survenue de ces troubles, présente des visions oniroïdes, cauchemardesques, survenues la nuit, et présentant l'allure d'images hypnagogiques.
Ce qui s'ensuit pour l'un et pour l'autre de confusions, d'impression de fin du monde, de mélange de visions, d'agitations, de stupeurs, de délires divers, me paraît d'une différence beaucoup moins pertinente, même s'ils peuvent présenter quelques particularités spécifiques chez l'un ou chez l'autre. De même que l'aspect plus systématisé du délire de Schreiber comparé au foisonnement confus des visions et des interprétations de Jeanne ne paraît pas être une caractéristique différentielle suffisante. Il existe en effet des états confuso-oniriques psychotiques.
Par contre une différence aussi pertinente que la présence ou l'absence de phénomènes élémentaires me paraît être l'incapacité métaphorique dont témoigne Schreber, prenant toute expression métaphorique au pied de la lettre y compris celles issues de ses propres rêves. Il y a là un signe éminent de psychose. Jeanne, au contraire, pour décrire ses démons et tous les tourments, toutes les visions, tous les malheurs qu'elle subit, emploie volontiers des métaphores avec, à la fois, élégance et justesse.
Le troisième élément qui me paraît un critère différentiel pertinent est la présence de néologismes dans les écrits de Schreber et leur absence complète dans l'autobiographie de Jeanne. Le néologisme signe la psychose disait, me semble-t-il, Lacan. Pourquoi ? Car on a besoin de nouveaux mots lorsqu'on a affaire à une nouvelle réalité. D'où la création de néologismes, ou la néologisation des mots courants, par les scientifiques, les philosophes, et les psychotiques. Les premiers, c'est pour nommer les entités nouvelles qu'ils ont découvertes, les seconds, c'est pour nommer les nouveaux systèmes et concepts qu'ils ont forgés, les troisièmes, c'est pour nommer la nouvelle réalité produite par leur délire. Quelquefois, un seul néologisme est suffisant pour révéler une psychose. D'autres fois les néologismes peuvent être envahissants au point de créer une pseudo langue. Un exemple de néologisation des mots ordinaires : M A, lors d'un voyage à l'étranger a décompensé sur un mode majeur, avec hallucinations visuelles et auditives, délire autour des thèmes de la voyance, la chiromancie, etc.. Rapatrié en France, je le rencontre quelques mois après son retour. Il n'a plus d'hallucination, ni de délire apparent. D'un bon niveau socioculturel, son vocabulaire est riche et la construction de ses phrases correcte. Pourtant, au bout de quelques séances, je constate que je ne comprends pas ce qu'il me dit. Il me faudra plusieurs mois pour réaliser que cette langue française d'apparence impeccable qu'il m'adresse, est en fait constituée de nombre de mots courants mais néologisés, dans une acception connue de lui seul, sans doute en relation avec son délire resté sous-jacent. Quelques années plus tard, il se fera un devoir d'apprendre le dictionnaire pour retrouver la véritable signification des mots.

IV Du XVIIème au XIXème siècle.
Malgré la réintroduction de la médecine grecque à partir de la Renaissance, recouverte comme nous l'avons dit par le discours religieux, la question de l'hystérie ne semble renaître qu'à partir de la fin du XVIIème siècle. C'est Sydenham, en Angleterre, qui localise le premier l'origine de l'hystérie au niveau du cerveau et non plus des organes génitaux. Mais une telle localisation restera contestée jusqu'au début du XIXème siècle. Pinel, le grand aliéniste français ayant libéré les malades mentaux de leurs chaînes, pensait encore à cette époque que l'hystérie était due à une action à distance des organes génitaux, comme l'indiquait Galien. D'ailleurs la thérapeutique n'avait pas non plus évolué. Pour Pinel, le mariage était le meilleur des remèdes suivant en cela Galien. On hésite aussi à l'époque sur la valeur à accorder aux divers symptômes hystériques d'autant qu'ils se définissent, on l'a vu, d'une négativité. Sydenham parle de caméléon, Briguet d'imagination.. On n'est pas très loin du théâtralisme ou de l'histrionisme dont les définitions se feront quelques temps plus tard.
Puis avec la seconde moitié du XIXème siècle une attention plus précise se renouvelle à propos de l'hystérie. Faut-il y voir les effets des progrès de la science et de la médecine ? C'est l'époque de Claude Bernard, définissant la méthode expérimentale, de Pasteur. Est-ce une conséquence d'un changement de l'image féminine ? C'est le moment des poèmes romantiques, d'un changement de l'idéal amoureux, de Flaubert, de Michelet… Il serait ainsi instructif de suivre en parallèle l'évolution historique du statut féminin et de l'hystérie. On en a eu un aperçu précédemment lors de l'évocation des sorcières et des possédées. Le passage des premières, considérées comme actives dans leur commerce avec le Diable, aux secondes considérées comme passives, correspond à l'émergence de la religion réformée et à la contre-réforme de l'église catholique..
Azam
Au début de cette seconde moitié du XIXème siècle, le Dr Azam, médecin bordelais, réalise la première observation exhaustive d'un cas de personnalité multiple. C'est une observation au long cours qui s'étalera sur plusieurs années. Je vais vous citer le début de cette observation, les phénomènes qui y sont décrits ne feront que se répéter au cours du temps, ne variant que dans leur amplitude ou dans leur durée, mais non dans leur nature. Plus précisément, il s'agit d'une personnalité double. La patiente se nomme Félida.
Je cite le Dr Azam :
" Je vais raconter l'histoire d'une jeune femme dont l'existence est tourmentée par une altération de la mémoire qui n'offre pas d'analogue dans la science; cette altération est telle qu'il est permis de se demander si cette jeune femme n'a pas deux vies…
Félida X... née en 184I, à Bordeaux, de parents bien portants; son père, capitaine dans la marine marchande, a péri quand elle était en bas âge, et sa mère, laissée dans une position précaire, a dû travailler pour élever ses enfants….
Vers l'âge de quatorze ans et demi se sont montrés les phénomènes qui font le sujet de ce récit.
Sans cause connue, quelquefois sous l'empire d'une émotion, Félida X... éprouvait une vive douleur aux deux tempes et tombait dans un accablement profond, semblable au sommeil. Cet état durait environ dix minutes, après ce temps et spontanément elle ouvrait les yeux, paraissant s'éveiller, et commençait le deuxième état que je nommerai condition seconde que je décrirai plus tard; il durait une heure ou deux, puis l'accablement et le sommeil reparaissaient et Félida rentrait dans l'état ordinaire…...
Voici ce que je constate en octobre 1858…
Très intelligente et assez instruite pour son état social, elle est d'un caractère triste, même morose, sa conversation est sérieuse et elle parle peu, sa volonté est très arrêtée et elle est très ardente au travail. Ses sentiments affectifs paraissent peu développés. Elle pense sans cesse à son état maladif qui lui inspire des préoccupations sérieuses et souffre de douleurs vives dans plusieurs points du corps, particulièrement à la tête… On est particulièrement frappé de son air sombre et du peu de désir qu'elle a de parler; elle répond aux questions, mais c'est tout...
… Presque chaque jour, sans cause connue ou sous l'empire d'une émotion, elle est prise de ce qu'elle appelle sa crise; en fait, elle entre dans son deuxième état; ayant été témoin des centaines de fois de ce phénomène, je puis le décrire avec exactitude…
Felida est assise, un ouvrage quelconque de couture sur les genoux; tout d'un coup, sans que rien puisse le faire prévoir et après une douleur aux tempes plus violente qu'à l'habitude, sa tête tombe sur sa poitrine, ses mains demeurent inactives et descendent inertes le long du corps, elle dort ou paraît dormir, mais d'un sommeil spécial, car ni le bruit ni aucune excitation, pincement ou piqûres ne sauraient l'éveiller; de plus, cette sorte de sommeil est absolument subit. Il dure deux à trois minutes... Après ce temps, Félida s'éveille, mais elle n'est plus dans l'état intellectuel où elle était quand elle s'est endormie. Tout paraît différent. Elle lève la tête et, ouvrant les yeux, salue en souriant les nouveaux venus, sa physionomie s'éclaire et respire la gaieté, sa parole est brève, et elle continue, en fredonnant, l'ouvrage d'aiguille que dans l'état précédent elle avait commencé; elle se lève, sa démarche est agile…; elle vaque aux soins ordinaires du ménage, sort, circule dans la ville,… Son caractère est complètement changé: de triste elle est devenue gaie, et sa vivacité touche à la turbulence, son imagination est plus exaltée; pour le moindre motif elle s'émotionne en tristesse ou en joie: d'indifférente à tout qu'elle était, elle est devenue sensible à l'excès.
Dans cet état, elle se souvient parfaitement de tout ce qui s'est passé: et pendant les autres états semblables qui ont précédé et aussi pendant sa vie normale. J'ajouterai qu'elle a toujours soutenu que l'état, quel qu'il soit, dans lequel elle est au moment où on lui parle, est l'état normal qu'elle nomme sa raison, par opposition à l'autre état qu'elle appelle sa crise.
Dans cette vie comme dans l'autre, ses facultés intellectuelles et morales, bien que différentes, sont incontestablement entières : aucune idée délirante, aucune fausse appréciation, aucune hallucination,…..Pendant sa vie normale elle n'a aucun souvenir de ce qui s'est passé pendant ses accès.
Après un temps qui, en l858, durait trois ou quatre heures presque chaque jour, tout à coup la gaieté de Félida disparaît, sa tête se fléchit sur sa poitrine, et elle retombe dans l'état de torpeur que nous avons décrit.. - Trois à quatre minutes s'écoulent et elle ouvre les yeux pour rentrer dans son existence ordinaire. - On s'en aperçoit à peine, car elle continue son travail avec ardeur….
Je crois devoir préciser les limites de cette amnésie. - L'oubli ne porte que sur ce qui s'est passé pendant la condition seconde, aucune idée générale acquise antérieurement n'est atteinte; elle sait parfaitement lire, écrire, compter, tailler, coudre, etc.., et mille autres choses qu'elle savait avant d'être malade ou qu'elle a apprises dans ses périodes précédentes d'état normal. "
Je voudrais rapporter un autre cas de personnalité multiple, même si elle apparaît moins typique, parce que nous la connaissons tous de ce que nous l'éprouvions nous-même. Tout un chacun a, un jour, eu un accès de colère très important vis-à-vis d'un proche, suffisamment important pour dire des mots très violents ou blessants, venus involontairement et presque dont on ne sait où, alors emportés que nous étions par cette colère. Si, quelques temps plus tard, ce proche nous rappelle nos paroles, nous pouvons en être surpris ou étonnés, pris d'un doute : " Avons-nous vraiment dit cela ? De telles énormités ? ". Sous l'emprise de la colère, nous n'avons pas enregistré nos propres paroles, et aussi les éléments connexes, dans notre mémoire, ou seulement de façon imparfaite. Et l'excuse avancée la plus fréquente : " Je ne pensais pas ce que j'ai dit.. " ne fait que témoigner de ce que ces paroles semblent être survenues d'ailleurs que de là où le sujet se reconnaît pensant et parlant, sa conscience ou sa volonté, son moi, etc...Cela a pensé et parlé à sa place, et plus vite que sa possibilité de réagir. C'est un exemple de personnalité multiple de la vie de tous les jours.
Dans le cas de Félida comme dans celui de notre propre colère, on reconnaît la division subjective déjà repérée depuis Jeanne des Anges. On y reconnaît également certaines caractéristiques des personnalités multiples telles que les a décrites Janet.
Mais surtout, cela nous permet de revenir sur la disparition et le démembrement de l'hystérie que nous évoquions au début de notre propos. Pour ce faire, je m'arrêterai un instant sur un manuel de psychiatrie absolument considérable puisqu'il sert actuellement de référence non seulement aux Etats-Unis, en France, mais aussi dans la plupart des pays de la planète. Je veux parler du " Diagnostic and Statistic Manual of Mental Disorders ", plus connu sous l'acronyme de D.S.M, sous ses versions III, IV, ou IV révisée. Ce manuel, qui se présente non sans une certaine richesse et acuité clinique, me paraît cependant être, sous un certain angle, contemporain des observations d'Azam, Charcot, et de leurs collègues… D'où son évocation à ce moment de notre parcours. En effet, dans le D.S.M, de par l'approche se voulant a-théorique et objective de ses auteurs, l'hystérie a disparu au profit de la collection évaluative de ses divers symptômes considérés comme autonomes et non coordonnés entre eux, que ce soit par une quelconque structure, origine, ou problématique, etc… Les multiples algies, troubles mnésiques, somatisations, phénomènes de conversion, personnalités multiples, troubles sexuels, dissociation de l'identité, troubles de la personnalité ( histrionisme, théâtralisme, …) sont considérés comme des entités diagnostiques indépendantes… Le D.S.M revient ainsi à une approche purement symptomatique, telle qu'elle pouvait l'être du temps d'Azam, et de ses contemporains, jusqu'à Charcot. Il produit ainsi un progrès assez extraordinaire de consister en un saut de 150 ans en arrière ! Et le D.S.M en apparaît, peut-être, comme une des premières machines à remonter le temps réellement construite ! Les raisons en sont, probablement, la difficulté d'une certaine communauté scientifique à intégrer les apports de la psychanalyse. Nous verrons, en évoquant Freud, pourquoi. Et comment cela peut expliquer ce retour à une époque antérieure à celui-ci….
Cependant, nous allons citer les critères diagnostiques des personnalités multiples, ainsi nommées dans le D.S.M III, appelées également troubles dissociatifs de l'identité dans les D.S.M IV et IV T.R, à la fois pour leur justesse clinique et pour mieux les distinguer des troubles dissociatifs psychotiques.
Ces troubles se caractérisent par :
" La présence de deux ou plusieurs identités, chacune ayant ses propres modalités constantes de perceptions, de pensée, de relations.
Au moins deux de ces identités prennent tour à tour le contrôle du comportement du sujet.
Il existe une incapacité d'évoquer des souvenirs personnels importants et qui est plus massive qu'une simple mauvaise mémoire.
Sur le plan du diagnostic différentiel, ces troubles ne sont pas dus à une substance toxique ou une affection médicale générale telle que l'épilepsie, (celle-ci faisant partie désormais de la médecine générale ), ou autre. "
Ce qui ressort de cette description, comme nous l'avions déjà noté à propos du cas de Félida ou de notre propre colère, c'est qu'il s'agit d'états successifs, séparés par une amnésie au moins partielle, et jamais simultanés. C'est ce qui les différencie des états dissociatifs psychotiques où les sentiments de morcellement, les invasions par des hallucinations parasites et contradictoires, ou par la présence de persécuteurs, d'opposants internes au sujet, sont ressentis simultanément, dans le présent immédiat.
Charcot, dernière étape avant Freud.
Il était à la fin du XIXe siècle le plus grand neurologue de son temps. Curieusement, pour des raisons de réfection de locaux à la Salpêtrière, il hérite du pavillon des convulsionnaires. Ceux-ci comprenaient aussi bien les épileptiques, les choréiques que les hystériques. Pour des raisons de thérapeutique et de diagnostic, Charcot entreprend d'en faire le tri. Il lui faut d'abord pour cela distinguer ceux de ces convulsionnaires qui ressortent d'atteintes neurologiques, cérébrales, de ceux qui seraient sans atteinte organique. Neurologue scientifique, au cours de ses célèbres leçons, il va montrer que les symptômes hystériques ne correspondent à aucune neuropathologie. Pour cela, afin d'en mieux démontrer la nature psychologique, il va utiliser l'hypnose pour reproduire les différents symptômes hystériques, par une sorte de démonstration a contrario. Il montre que si une telle reproduction est possible par ce moyen, purement psychologique, ne comportant en lui-même aucun élément d'action organique, il s'en suit que les symptômes ainsi provoqués et reproduits par ce moyen ne peuvent en aucun cas comporter eux-mêmes de cause organique. Mais, ce faisant, dans son utilisation de l'hypnose, il constate que certains symptômes disparaissent soit du simple fait de l'émergence de souvenirs oubliés, soit grâce à l'abréaction émotionnelle ainsi provoquée. Au travers de cette pratique, il constate aussi l'origine traumatique de certains phénomènes hystériques, y compris ceux de conversion, ainsi que l'existence de l'hystérie masculine, qu'il réaffirme après Galien.
Seconde Partie : Freud
Il a été stagiaire chez Charcot pendant six mois. Il l'admirait beaucoup, au point d'avoir traduit une partie des leçons de Charcot en allemand. Mais ce ne sont que des détails historiques.
Ce sur quoi, par contre, je voudrais insister c'est sur le saut épistémologique extraordinaire qui a été celui de Freud. D'avoir parcouru ce long historique va nous permettre d'en mieux cerner et spécifier les caractéristiques. Car ce saut ne consiste pas en la monstration de l'étiologie sexuelle de l'hystérie. On en avait le soupçon, comme nous l'avons vu, depuis la haute Antiquité égyptienne. Ce saut ne consiste pas non plus dans l'établissement d'une pulsion sexuelle unique, semblable chez les hommes et chez les femmes, irrationnelle, indépendante, que Freud lui-même va nommer la libido. On en a vu les prémices chez Platon. Ce saut ne consiste pas plus dans la division subjective telle que nous avons pu la repérer chez Jeanne des Anges, chez Félida,... Ce saut épistémologique, le pas révolutionnaire de Freud à mon sens, consiste en la détermination d'un nouveau champ scientifique au sens strict, littéral de ce terme. Et ce nouveau champ scientifique que Freud délimite, c'est celui de l'esprit humain.
Essayons de préciser cela. Qu'est-ce qu'un champ scientifique ? C'est un domaine de la réalité constitué d'un ensemble d'objets cohérents, autrement dit de même nature, et des phénomènes qui s'y rapportent. Ces objets et ces phénomènes ne trouveront pas de causalité en dehors de ce champ.
La physique est le champ scientifique délimité des objets non vivants. Si, de Galilée à Newton, on a pu élaborer les lois de la gravitation universelle, et celle de la pesanteur qui en est issue, c'est parce qu'on s'est interdit d'en chercher les causes ailleurs qu'à l'intérieur du champ ainsi défini. Tant qu'étaient évoquées des causes hors de ce champ : si le caillou tombait c'est qu'il avait le désir de rejoindre le sol, ou que cela correspondait aux desseins du Créateur, ou que le lourd devait être en bas et le léger en l'air, etc.., on faisait ainsi appel à des causes issues d'autres champs, celui du vivant, de la métaphysique, de la perception, etc.., on ne pouvait qu'échouer à déterminer les véritables causes des forces gravitationnelles. C'est au contraire en se limitant à rester strictement à l'intérieur de ce champ ainsi défini qu'on a pu déterminer que ces forces étaient la résultante des masses et des distances des objets concernés.
C'est en ce sens que j'avance que Freud a fait un saut épistémologique extraordinaire en délimitant un nouveau champ scientifique : celui de l'esprit humain. Les objets constituant ce champ étaient pour la plupart bien connus avant lui : la conscience, les pensées, les fantasmes, les rêves, les émotions, les sentiments, les désirs, etc, etc. Mais ce qu'il y a de radicalement novateur dans cette démarche, c'est que conformément à l'établissement d'un champ scientifique, ce n'est qu'à l'intérieur même de ce champ que devront être cherchées les causalités se rapportant à ces objets et aux phénomènes qui s'y rattachent. Ainsi, c'est dans le cadre strict de ce champ ainsi délimité que Freud avance. Il n'aura nul recours à un autre champ qu'il soit biologique, philosophique, historique, religieux, sociologique… Et s'il lui arrive de faire des incursions dans d'autres champs, qu'on se rappelle ici son œuvre, comme l'art, cf " Le Moïse de Michel-Ange " ou son étude concernant " Léonard de Vinci ", ou comme la sociologie, cf " Psychologie collective et analyse du moi " ou le " Malaise dans la Culture ", c'est toujours à partir de son champ propre, y étant parfaitement centré, c'est ce champ qui vient à éclairer certaines particularités de ces autres champs, jamais l'inverse, sans aucune confusion possible.
Ceci va nous permettre de percevoir comment très simplement et très logiquement Freud va pouvoir, en son départ, articuler les différents éléments qu'il élabore à partir de son écoute de l'hystérie. Et ceci explique sans doute également comment, à partir des années 1895, cette élaboration freudienne a pu être aussi rapide…
Mais auparavant, une dernière conséquence de l'établissement par Freud de l'esprit humain comme champ scientifique. Dans un champ scientifique, les objets qui le constituent sont de valeur équivalente au regard de ce champ. En physique, pour reprendre cet exemple, un caillou, un rocher, un atome, une montagne, n'ont pas plus de valeur l'un que l'autre, au regard de leurs propriétés physiques, par exemple par rapport aux lois de la gravitation, nulle hiérarchisation entre eux. En conséquence, concevoir les contenus de l'esprit humain comme les objets d'un champ scientifique présuppose de les concevoir comme étant de valeur strictement équivalente, strictement identique, afin de pouvoir en mesurer les actions et les interactions. Or cela va à l'encontre de toute notre pensée et de toute notre culture ! Spontanément, nous avons tendance à nous concevoir comme confondus avec une entité, au minimum s'en croire possesseur, qu'on appellera selon les opinions ou croyances : le sujet, l'âme, la conscience, soi-même, la raison, le moi, " je", etc.. Ce qu'appelait joliment Jean Bergès : " un petit bonhomme dans le bonhomme ". Une entité qui présiderait à nos pensées, nos actions, nos fantasmes, nos désirs, nos angoisses, qui serait aux commandes. C'est sur quoi repose aussi toute la tradition philosophique dans sa hiérarchie des fonctions de l'esprit humain en mettant à leur sommet : la raison ou la conscience. Or poser ainsi l'esprit humain comme champ scientifique conteste l'idée d'une hiérarchie entre les objets qui le constituent mais affirme au contraire leur équivalence. Cela a, me semble-t-il, au moins deux conséquences :
- La première est qu'il y a, peut-être bien, ici, une des sources les plus importantes de la résistance à la psychanalyse. Le retour actuel à des approches pré-freudiennes de la symptomatologie névrotique, comme nous l'avons évoqué avec le D.S.M, mais existant aussi dans le cadre de diverses psychologies, y trouve peut-être bien son origine. Notre contexte actuel, qui est peut-être moins scientifique que rationaliste, a sans doute du mal à accepter pareille remise en question de la hiérarchie des fonctions de l'esprit. Lacan, déjà, dans les années 50, critiquait l'Ego-psychology, comme déviation nord-américaine de la psychanalyse de ce qu'elle veuille redonner à l'instance du Moi freudien une prééminence, une fonction de " gouvernance " sur les autres objets constituant ce champ. Sans doute est-ce là une pente naturelle de notre état que de nous concevoir comme, à partir d'une quelconque entité, " maître chez nous " ?
- La seconde conséquence, qui nous intéresse ici directement, est que l'hystérique, homme ou femme, est celui qui conteste l'existence du " petit bonhomme dans le bonhomme ", de celui qui serait aux commandes de nos pensées, de nos fantasmes, etc… Du pilote… Il y a actuellement une expression populaire pour évoquer la crise de nerfs très illustrative : " Je suis parti en vrille !.. ". Il n'y a plus de pilote !
Mais ce pilote est la doublure de ce à partir de quoi il s'est constitué, à savoir ce que Lacan appelle l'Autre, de la mère au père, pour l'enfant, où s'origine ce qui est organisateur dans le discours, tout discours, ce qui vient à fonder la hiérarchie des valeurs, ce qui fait maîtrise, soit ce que Lacan appelle le signifiant maître, S1, qu'on peut aussi nommer ici la fonction phallique. Parenthèse clinique : Mme B, avant de partir en vacances, dit sa terreur de prendre l'avion. Puis elle avoue que ce serait complètement différent si elle-même pilotait. D'ailleurs, ajoute-t-elle, en voiture, elle déteste être passager (sic !), elle conduit très bien et vite !
Après cette digression, examinons comment Freud, d'avoir établi ce champ scientifique, va lire de façon très simple en même temps que très articulée les différents éléments que lui apporte son écoute des hystériques.
- Si des souvenirs inconnus de ses patients peuvent ressurgir sous hypnose, ou qu'en cas de personnalités multiples, l'une des personnalités ne se souvienne pas de l'autre, cela suppose qu'à l'intérieur même de champ, au côté de la conscience existe un inconscient. Mais le fait même que ces souvenirs puissent ressurgir à la conscience, ou au contraire que certains puissent en disparaître, par exemple après l'hypnose, ou dans certaines circonstances, ou que la personnalité seconde ne se souvienne pas de la première, laisse penser que cet inconscient est dynamique. Ce qui le différencie radicalement de certaines formes d'inconscient pensées avant Freud, comme par exemple celui du fonctionnement de nos organes, qui non seulement appartient à un autre champ, mais est surtout statique. C'était tellement ça, pour Freud, cet inconscient dynamique, que dans sa pratique, qu'il relate au début de ses " Etudes sur l'hystérie ", il faisait une première séance, où sous hypnose sa patiente lui confiait des souvenirs refoulés, qu'il faisait suivre d'une seconde séance où lui-même narrait à cette patiente les souvenirs qu'elle lui avait confiés la veille. C'est-à-dire tentant de gagner de la conscience sur l'inconscient.
- Mais poser ainsi l'existence d'un inconscient dynamique suppose l'existence de forces en présence dans ce champ afin de pouvoir expliquer le passage d'un état à un autre, de la conscience à l'inconscient et réciproquement de l'inconscient à la conscience. Ces forces, il les découvre avec l'exploration des souvenirs inconscients, révélés d'abord par l'hypnose puis par la psychanalyse, comme étant ceux de traumatismes affectifs, psychologiques, comme l'avait perçu Charcot. Ces forces semblent être produites par les traumatismes et c'est elles qui maintiendraient les souvenirs inconscients. Freud en les étudiant s'aperçoit que ces forces produisent une sorte de division où la représentation émotionnelle, celle de l'affect, est conservée mais repoussée à la frontière du champ. Cette frontière, c'est le corps, ce qui va produire aussi bien les phénomènes de conversion, que le théâtralisme, ou l'exagération de l'expression affective.. Tandis que ces mêmes forces repoussent le représentant de la représentation, la dimension signifiante si on préfère, dans l'inconscient. Il nommera ce jeu de forces, premier mécanisme de défense par lui décrit et découvert à propos de l'hystérie, caractéristique de celle-ci, le refoulement.
- Il est à noter que si le refoulement, ce jeu de forces, explique l'aspect dynamique de l'inconscient, il n'en est pas moins dynamique lui-même. Il peut tout aussi bien s'amplifier, emportant d'autres éléments en les associant au traumatisme, qu'aussi bien diminuer comme sous hypnose, au cours d'une analyse, ou dans certaines circonstances de la vie.
- Freud, continuant à recueillir les confidences de ces patients, s'aperçoit bien vite que ces traumatismes sont, conformément à la tradition, d'origine sexuelle. Mais ils ne correspondent, contrairement à ce que disait la tradition, ni à un manque ni à un dérèglement de la fonction sexuelle, ce qui les aurait d'ailleurs situés hors du champ précédemment déterminé. Ils correspondent à un conflit, et plus précisément un conflit psychique autour de la sexualité. Ce conflit psychique s'origine de ce que ces patients auraient subi, en étant enfant, ce qu'il appelle pudiquement des scènes de séduction, de la part d'adultes plus ou moins proches : parents, gouvernantes, membres de la famille, etc... Ces scènes de séduction produisent une opposition chez l'enfant entre l'excitation, la curiosité sexuelle, et l'amour, le respect, la tendresse vis-à-vis de l'adulte auteur de ces attouchements. Elles peuvent prendre leurs valeurs traumatiques immédiatement ou après coup, c'est-à-dire après que la puberté ou qu'un autre événement leur donne leur dimension pleinement sexuelle.
- Cette dimension de conflit révèle qu'il existe un élément dans ce champ capable de mesurer les valeurs morales ou affectives en jeu et capable de produire le refoulement dans certaines circonstances selon ces critères. Freud le nommera dans la première partie de son œuvre : la censure, puis dans la seconde partie, après l'élaboration de la " seconde topique " : le sur-moi.
- Il s'aperçoit bien vite que ces scènes de séduction sont trop nombreuses pour être toutes véritables. Mais comme il est Freud, même si elles sont imaginaires, il ne les rejette pas comme étant sans valeur. En effet, en tant que rapportées par ses patients, elles n'en sont pas moins des éléments du champ. Et en tant que telles, en scientifique rigoureux, il ne va pas les éliminer, les considérer, parce qu'elles sont imaginaires, comme étant sans valeur. Du coup, il remarque que dans ce champ, elles sont traitées comme des réalités. Elles y ont les mêmes effets, (que des scènes de séduction véritables), elles y sont pareillement refoulées. C'est ce qu'il nomme le fantasme inconscient
- Le pas suivant est de se demander d'où sont issus de tels fantasmes, de telles scènes de séduction imaginaires. Ce que révèlent ses patients à Freud, c'est que le développement sexuel de l'être humain n'est vraiment pas simple. Ce développement se produit en deux temps, du fait de la prématurité humaine. Le premier se produit pendant la petite enfance, le second avec son achèvement à la puberté. Le premier, que Freud nomme Oedipe par analogie, correspond à la découverte de la différence des sexes par le jeune enfant, et aux conséquences qui en découlent de devoir se situer quant à son identité sexuée et au futur de son objet sexuel. Mais le jeune enfant, pour répondre à sa curiosité, n'a que ce qu'il ressent vis-à-vis des adultes les plus proches, ses parents donc généralement. Ce qui l'amène à éprouver un désir incestueux. Il est à noter que ce désir incestueux est obligatoire pour aborder l'Œdipe que chacun d'entre nous doit traverser. Mais paradoxalement, s'il est obligatoire, il se heurte à un non moins obligatoire tabou de l'inceste. C'est dans ce circuit un peu étrange, entre deux obligations contradictoires, que se fait l'identification au parent du même sexe en même temps que l'émergence d'un désir pour le parent de sexe opposé. Circuit que Freud suppose suffisamment difficile pour en faire le socle de toute névrose..
Nous avons là tous les éléments pour lire un cas d'hystérie comme celui qu'expose Freud dans ses " Cinq psychanalyses ", celui de la jeune Dora. Elle consulte pour une nausée persistante depuis des années, une aphonie, une toux parasite inexplicables. Elle est prise dans le trio constitué de son père, de sa maîtresse, Mme K, et du mari de celle-ci, Mr K. Conformément aux éléments articulés précédemment, Freud détermine que les symptômes de Dora résultent du refoulement de son désir pour Mr K, derrière lequel se profile son père, comme objet de son désir oedipien. Ses symptômes disparaissent. Mais Dora interrompt néanmoins prématurément sa cure. Freud en déduira qu'il n'avait pas assez porté attention au désir homosexuel de Dora envers Mme K, et que c'était la raison de cet arrêt. Nous verrons la reprise qu'en fait Lacan.
Avant de quitter Freud, je voudrais évoquer son article de 1908 : " les fantasmes hystériques et la bisexualité ". Il y montre comment les fantasmes diurnes, les rêveries, qui, dans l'hystérie peuvent prendre une place si importante, viennent prendre appui sur les fantasmes inconscients déjà mentionnés, et comment ils peuvent s'articuler sur la bisexualité qui est un élément important dans l'hystérie, pour les hommes comme pour les femmes. Et ceci pour deux points :
- Le premier concerne la bisexualité. Concernant les hystériques femmes, et l'Oedipe féminin, à partir de son oubli de Mme K, Freud, au fur et à mesure de son œuvre, amplifiera l'importance de la relation de la fille à sa mère, jusqu'à énoncer dans son article sur " la féminité ", 1929, que la relation oedipienne de la fille à son père n'est qu'une transformation de sa relation à sa mère, et non une relation originale.
- Le second, concerne une dernière approche différentielle entre névrose et psychose à propos de la dimension fantasmatique, entre la mythomanie et le délire. La première peut prendre une dimension extraordinaire chez l'enfant, chez l'adolescent, voire chez l'adulte (cf. le scandale d'Outreau). A l'entourage parental ou éducatif qui peut y entendre l'existence d'un délire, on pourra répondre par la négative de ce que le mythomane, me semble-t-il, au travers ses récits extraordinaires, demande une reconnaissance de lui-même. Le délirant, lui, dans son adresse, nous prend à témoin de la véracité de son dire, de sa certitude.
Mais la différence de structure n'est pas toujours facile à établir. Un jeune garçon me racontait en séances qu'il faisait chez lui, avec des " Lego ", des constructions de plus en plus extraordinaires qui finissaient dans son récit par dépasser la taille des immeubles environnants. Rien dans ce récit ne pouvait évoquer la psychose. Or, lorsqu'au bout de nombreuses séances, je me permis d'avancer juste un " ce serait bien. " en conclusion d'un de ses récits, j'eus la surprise, de l'effet de ce simple conditionnel, de le voir se décomposer psychologiquement : en perdant ses mots et la construction syntaxique de ses phrases… Il lui faudra plusieurs séances pour s'en rétablir. Ses parents déménageant sur Paris quelques temps après, j'adressais ce jeune patient à Jean Bergès avec qui nous correspondîmes à son sujet. Nous fumes d'accord sur l'incertitude à laquelle nous parvenions quant à sa structure : névrose ou psychose ?
Troisième Partie : Lacan
Il reprend longuement le cas Dora dans son séminaire " La relation d'objet " et en particulier là où Freud l'avait laissé, à savoir à propos de son investissement de Mme K. Il va développer que moins d'un désir homosexuel, ce dont il s'agit pour Dora, c'est de chercher la réponse à la question : " Qu'est-ce qu'une femme ? ". Ceci à partir d'un mode d'identification décrit par Freud lui-même et qu'il nomme l'identification hystérique. Il s'agit d'une identification non pas à l'autre, mais à partir de l'objet du désir de l'autre. Freud, dans son article " L'identification " qui fait partie de son ouvrage " Psychologie collective et analyse du moi ", décrit une contagion hystérique chez des collégiennes dont l'une a reçu une lettre de rupture de son amoureux et dont les camarades reproduisent les spasmes et les crises de nerfs par identification, ayant elles-mêmes une histoire d'amour ou espérant en avoir une. Pour Dora, c'est donc d'une identification à Mme K qu'il s'agit, à partir des objets de désir de celle-ci, que sont le père de Dora et Mr K. Lacan va en tirer sa formule : "le désir de l'homme, c'est le désir de l'autre " qu'il développera largement dans son enseignement.
Cliniquement, on peut en retrouver la trace, assez fréquemment, sous les traits de la grande amie. L'interrogation homosexuelle correspondante peut se faire jour pour ces patientes quand elles constatent le temps, l'intimité, le plaisir éprouvé dans la présence de cette amie, en comparaison de ce qui se passe avec leur époux ou leur petit ami. C'est aussi ce qui préside à une certaine forme de jalousie qui peut être systématique et atteindre des niveaux morbides, à propos de toute femme aperçue, croisée, soupçonnée de pouvoir être objet de désir du partenaire. Mais ce n'est pas un délire de jalousie. Il n'y a pas une rivale unique, dont on peut entendre que l'intérêt supposé porté par le partenaire est celui, en fait, déplacé, de la personne elle-même. On y entend plutôt la question sous-jacente de l'identification : " Qu'est-ce qu'une femme ? ". Qu'est-ce qu'une femme, à la fois pour le partenaire, mais aussi pour ces femmes, si elles avaient ce partenaire pour objet de désir.
Lacan poursuit sa théorisation de l'hystérie par la reprise du rêve dit de " La belle bouchère " cité par Freud dans sa " Science des rêves ". Il s'agit d'une patiente de Freud rêvant qu'elle ne peut pas donner un dîner que pourtant elle désire donner. Lacan avance que ce désir d'un désir insatisfait est typiquement hystérique. On peut y entendre l'angoisse et la fuite face à ce que le désir actuel peut éveiller du désir incestueux. Ici, on notera combien il peut paraître étonnant et pourtant efficace que des rêves incestueux, durant la cure, puissent faire progrès de constituer une réalité psychique qui n'avait pas pu se fonder lors de l'Œdipe pour diverses raisons et dont le manque avait contribué à la structuration hystérique.
Parmi ces raisons, Lacan poursuivant son élaboration du désir hystérique comme désir de l'autre, articule que l'hystérique viendrait soutenir le père, le désir du père, et pour cela à être le phallus dont celui-ci serait défaillant. On se rappelle ici du père impuissant de Dora. Cliniquement, on pourra noter l'importance des pères défaillants, y compris défaillants par rapport au père idéal.
Lacan poursuit par la théorisation de ses quatre discours. " Le discours du maître, le discours universitaire, le discours de l'hystérique et le discours psychanalytique ". Ce sont quatre modes de liens sociaux.
Nous donnons les formules lacaniennes des deux discours qui, ici, nous intéressent, ainsi que la signification des places des 4 éléments mis en jeu.

- Suivons le discours de l'hystérique :
Soit un sujet divisé, noté S barré, nous en suivons le fils depuis longtemps, divisé par sa souffrance son mal-être, ses symptômes... Ce sujet divisé s'adresse, met en place, un maître, un pilote, noté S1, qui puisse répondre de sa division. Cela peut être le médecin, le savant, le prêtre, l'exorciste, le guérisseur, la grande amie, le ou la partenaire, etc... Afin que ce maître, ce pilote, puisse lui répondre, puisse lui retourner un ensemble d'éléments, de savoirs, d'actions, cet ensemble est ici noté S2, qui vienne résoudre, réparer cette division. Cela laisse dans l'ombre, refoulé, ce qui,dans l'algorithme lacanien, est mis en place de vérité, l'objet du désir, refoulé, noté a, de ce sujet divisé.
Mais en même temps, ce sujet divisé, dans la mesure où c'est lui qui fait sa demande, c'est lui qui a la parole et qui demande des réponses, il prend la place de l'agent, de celui qui est à l'origine de l'action, c'est-à-dire la place de maîtrise. D'où la formule de Lacan : " L'hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner ".
Suivons maintenant le discours du maître :
A ce que j'ai avancé le concernant lors de cette conférence, je donne ici une amplification de ce qu'une part de la discussion qui suivit cet exposé se centra autour de la relation de l'hystérique et du médecin, en tant que celui-ci y a incontestablement un discours de maître. Maître auquel s'adresse l'hystérique comme nous le disions. Malgré toutes les erreurs concernant les symptômes hystériques qui peuvent être imputées aux médecins, un représentant du corps médical nous montrait que tout médecin ne peut qu'être dans ce discours de maîtrise, constitutivement. Qu'en serait-il d'un chirurgien, objectait-il, qui n'aurait pas maîtrise de l'emplacement des organes ? Nous lui donnons tout à fait raison.
Reprenons les algorithmes des discours lacaniens. Nous venons d'évoquer le discours de l'hystérique où un sujet divisé demande à un maître de répondre de sa division. Ce maître, quel qu'il soit, non seulement le médecin mais aussi bien tous les autres possibles, ne peut répondre qu'à adopter ce que Lacan note être le discours du maître. Le maître, S1, est dans ce cas en position d'agent, c'est lui qui répond. Pour ce faire, il utilise, S2, le savoir. C'est-à-dire ? Le "discours du maître " de Lacan est issu de la dialectique du maître et de l'esclave de l'Hegel, laquelle, elle-même, s'inspire des relations des maîtres et des esclaves antiques. Dans ces relations, le maître demande à l'esclave de travailler pour lui afin de satisfaire ses besoins et ses désirs. Cela suppose que l'esclave ait un minimum de savoir lui permettant de travailler à cette satisfaction. S2 est donc le savoir, l'esclave, en tant qu'ils peuvent travailler à la production de l'objet du désir, a, du maître, S1. Pour le médecin moderne, l'esclave, celui qui lui apporte ses connaissances et ses outils, c'est incontestablement la science. Celle-ci lui permet de réaliser l'objet de son désir qu'on peut définir, de la façon la plus neutre et la plus générale, comme étant la guérison de ses patients.
On note, ici, que ce qui est situé dans le discours du maître en place de vérité et refoulé, c'est le sujet divisé, la division subjective. Dans le cadre médical, c'est aussi bien la division subjective du patient que celle du médecin. Dans l'établissement d'un diagnostic, il est recommandé de s'en tenir aux faits cliniques, plus qu'aux dires et impressions du patient, de même que le médecin doit lui-même s'en tenir à ces mêmes faits, sans écouter ses mouvements affectifs, ses considérations morales, ou son humeur...
Remarquons que la division subjective concerne ici, même si elle est refoulée dans son cas, aussi bien le maître que l'hystérique. Freud et Lacan ont pu montrer, après qu'elle ait été d'abord repérée dans l'hystérie, que cette division subjective concernait absolument tout le monde. Tout le monde a un inconscient. Il s'agit de degrés et non de structure. Mais avec cette particularité qu'indique la formulation lacanienne du discours hystérique qui est, que, dans l'hystérie, cette division subjective est en place d'agent, autrement dit que c'est elle qui s'exprime. C'est ce qui explique qu'elle y ait été repérée en premier.
Alors que peut-on déduire de l'articulation du discours de l'hystérie à celui du maître ? À la demande de l'hystérique que ce maître réponde de sa division, celui-ci, le médecin, répond par la production de l'objet de son propre désir, comme nous venons de le voir. Quels effets en résultent ? On sait qu'en psychanalyse, l'objet a quelques caractéristiques particulières, d'être le substitut d'un objet premier mais perdu, il en obéit à des particularités de transformation, substitution, etc... Mais ce qui nous importe ici, c'est qu'au temps de son émergence, au moins, il apparaisse unifié, voire unique. Alors, même, si le maître, le médecin, ne répond pas à la demande de résorption véritable de la division subjective, par la production de l'objet de son désir se présentant comme unifié, il offre un support à une résorption au moins partielle et temporaire de cette même division.
C'est à mon sens cela qui explique les rémissions temporaires des souffrances et, ou, des symptômes hystériques se produisant à la suite de consultations médicales, de traitements chimiothérapiques ou d'interventions chirurgicales. C'est la même explication qui prévaut en ce qui concerne les mêmes rémissions temporaires dues aux diverses manipulations de guérisseurs, rites de sorciers, grigris vendus par des mages, prédictions de voyantes, etc...
Mais ces rémissions ne peuvent être que temporaires. On pourrait dire structurellement. Lacan nous indique, depuis sa reprise du cas Dora, que le désir de l'hystérique, c'est le désir de l'autre. Or que voyons-nous dans cette articulation des discours de l'hystérique et du maître ? Que dans le temps même de la production de cet objet du désir du maître, afin que justement cet objet puisse avoir son efficace dans une résorption partielle de la division subjective, il est nécessaire que le désir de l'hystérique vienne à coïncider, à s'articuler, avec celui du maître, du médecin. Autrement dit, dans le temps même des conditions de l'éventuelle rémission temporaire, se réaffirme, se redouble selon la formule de Lacan, que " le désir de l'hystérique, c'est le désir de l'autre ", soit le redoublement d'une des caractéristiques de sa division subjective. D'où la fragilité de ces rémissions...
À une personne remarquant que les médecins étaient, peut-être, de moins en moins des maîtres au vu du nombre des décharges diverses qu'ils peuvent demander de signer à leurs patients, ou au vu du choix de traitement que certains demandent à leurs patients de déterminer comme s'ils ne voulaient plus eux-mêmes prendre la décision thérapeutique ; on peut répondre que, moins que d'une perte de maîtrise, il s'agirait peut-être là de la parade du maître contre ce qu'a de boiteux l'articulation précédente. À savoir de toujours laisser possible la ré-émergence de la division subjective avec ses dimensions de demandes et de souffrances, et de revendications consécutives...
Concernant plus particulièrement le " Discours de l'hystérie " on lira avec intérêt l'ouvrage de Charles Melman : " Nouvelles études sur l'hystérie " où il analyse de nombreux symptômes de cette affection sous l'angle de ce discours..
Enfin, abordons la question du non-rapport sexuel tel que Lacan a pu le formuler. Il l'indique, à plusieurs reprises, comme lié au problème de l'hystérie et cela jusqu'à la fin de son enseignement. Ainsi dans un de ses derniers séminaires " L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre ", dans leçon du 18 avril 1977, il dit : " Freud a eu le mérite de s'apercevoir que la névrose était hystérique dans son fond, c'est-à-dire liée au fait qu'il n'y a pas de rapport sexuel ".
Alors le non rapport sexuel, qu'est-ce que c'est? Pourquoi Lacan élabore-t-il un tel concept ? Quel est son rapport avec l'hystérie ?
Je l'illustre habituellement de la façon suivante : l'espèce humaine est une très étrange espèce animale. Chez les autres espèces animales, il y a des signes, que ce soient des odeurs, des cris, des parades, des périodes, etc., etc... Ces signes règlent très précisément, les rapports du mâle et de la femelle dans ce qu'il en est de leur rencontre, de leur rapport sexuel, dans des fins de reproduction. Ceci est valable même chez les animaux présentant des couples de longue durée. Par exemple, dans le joli film " La marche de l'empereur " qui décrit la vie d'un couple de manchots, couple de longue durée, on peut percevoir, que tout de leur rapport sexuel à leur comportement d'élevage est réglé par la fonction de reproduction. Or chez l'être humain, dans l'espèce animale humaine, il n'y a rien de tout cela, aucun signe, aucun ajustement pré-établi. Il n'y a rien d'automatique, aucune engrammation instinctuelle véritable. Au contraire tout semble incertain, ambigu, d'être pris dans cette dimension qui lui est spécifique, à savoir la dimension symbolique.
Alors qu'est-ce qui vient pallier à cela ? Cette absence de rapport sexuel ? Qui a sans doute à voir avec l'énorme prématurité du petit humain. L'imagerie médicale estime les ultimes connexions neuronales comme se faisant entre 20 et 25 ans. Mais surtout dû à la prise dans le langage du petit d'homme, c'est la leçon de Lacan.
Alors qu'est-ce qui vient pallier ce non-rapport sexuel ? Il s'agit d'un étrange montage qui consiste en l'étayage du sexuel sur l'amour. Cela se produit chez le jeune enfant. Il n'est pas encore développé sexuellement. Il découvre la différence des sexes. Cela, c'est du fait du langage. On peut penser que sans celui-ci, peut-être, percevrait-il des différences entre les femmes et les hommes, mais celles-ci n'auraient alors probablement aucune signification pour lui, de n'être pas encore lui-même, dans son organisme, développé sexuellement. Mais le fait d'être pris dans le langage, dans les diverses catégories symboliques, va lui faire allier ces différences aux catégories du masculin et du féminin. Et très logiquement l'existence de ces catégories, associée au constat de son anatomie, l'oblige à devoir se situer, lui-même, du côté masculin ou féminin. Non moins logiquement que l'existence de ces catégories le pousse à s'interroger sur les relations qu'il y a entre elles, et entre les personnes qui, du coup, pour lui, les incarnent. Cela l'amène à y articuler, à ces catégories, les prémices de son désir sexuel. Mais si cela peut se produire, identification et désir, c'est à partir de ceux qui sont là, qui servent de support à ces découvertes catégorielles, à leur articulation. Ces personnes déjà citées qui sont celles-là mêmes avec qui il a connu ses premiers émois de tendresse, à savoir ses premiers objets d'amour. Lesquels sont la plupart du temps ses parents ou leurs représentants. On a reconnu là, formulé autrement, le complexe d'Œdipe avec tous ses aléas.
Cet étayage du sexuel sur l'amour, ce montage nécessaire, c'est ce dont témoigne même la plus brève rencontre, la relation sexuelle la plus éphémère ou la plus monnayée. Il y a toujours au moins un mot, un regard, un geste, un minimum de civilité, que Freud dit issue de la tendresse, un minimum qui fasse " parlotte ", selon l'expression de Lacan, c'est-à-dire qui s'articule du symbolique. Sans cela, ça s'appelle un viol !
Ici, nous aurions donc fini notre boucle, notre trajet. Ce serait de cette sexualité humaine, bizarre, boiteuse, de ce montage fragile et complexe en quoi elle consiste, dont témoignerait l'hystérie depuis l'Antiquité.
Pour conclure
J'évoquerai les questions actuelles par lesquelles elle continue d'en témoigner.
- Un premier point me semble le suivant : si du temps de Freud, de ce montage précédemment évoqué, c'était la partie sexuelle qui semblait refoulée, morale victorienne de l'époque, aujourd'hui, libération des moeurs oblige, cela semble pouvoir être la partie amour qui soit refoulée. De jeunes patientes en témoignent : si leur conduite sexuelle apparaît assez libre, leurs amours apparaissent par contre assez difficiles, voire tournants assez court. Cela vaut bien entendu aussi pour les patients masculins. C'est peut-être cela aussi qu'évoque le titre assez étrange d'un séminaire de Lacan déjà cité : " L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre". L'une-bévue étant un jeu de mots à partir du terme allemand " Unbewußte " désignant l'inconscient.
- Un deuxième point, c'est l'apparition de nouveaux syndromes. Ainsi les fibromyalgies, le syndrome de fatigue chronique, la multiplication importante des cas d'anorexie ou de boulimie, dans leur proximité de structure avec l'hystérie... De l'autre côté de l'Atlantique, on a pu assister à des épidémies de personnalités multiples ou dissociées...
- Un troisième point correspond au démembrement du discours médical général, en parallèle à celui de l'hystérie, au profit d'un discours médical spécialisé, voire hyper-spécialisé. De ce fait, on peut retrouver les symptômes hystériques dispersés aux quatre coins de la médecine : en neurologie, en rhumatologie, en gynécologie, en gastro-entérologie, en ostéopathie, en cardiologie, etc... Le recours indiqué précédemment à l'esclave de la science semble aujourd'hui massif, rendant difficile une approche globale et synthétique de la souffrance des individus. Quel médecin généraliste, lui qui est, par définition, le mieux placé pour une telle approche globale, devant une hésitation diagnostique, n'aura pas recours, aujourd'hui, dans sa crainte légitime d'une erreur possible, à des examens spécialisés, et à une délégation, de ce fait, à des confrères spécialistes ? Il existe, pourtant, que ce soit dans le serment d'Hippocrate ou dans celui que les médecins prêtent actuellement, des considérations morales qui montrent bien que sont en jeu, dans l'art médical, d'autres dimensions que le seul savoir scientifique. Et c'est probablement en raison de ce démembrement du discours médical général que nous avons, contrairement à ce qui se passait du temps de Freud, aussi peu de demandes, dans nos cabinets d'analystes, concernant des symptômes de somatisation. Non qu'ils n'existent pas. Mais c'est au cours d'associations libres, quelquefois avec une grande surprise pour nous, que des patients venus en analyse pour un malaise existentiel global, nous révèlent l'existence de souffrances somatiques importantes ayant résisté à de multiples consultations et traitements spécialisés. Souffrances des intestins, du colon, gynécologiques, migraines invalidantes, etc.. Et c'est avec la même surprise éventuelle, alors qu'aucune séance ne se soit véritablement centrée sur ces somatisations, que nous apprenons, toujours au cours d'associations, qu'elles ont disparu. Comme le disait Lacan, la guérison est de surcroît. Mais non, bien sûr, sans que ce qui était vraiment sous-jacent à ces somatisations n'ait été évoqué.
- Un quatrième point concerne la vérification par l'imagerie médicale de la spécificité des phénomènes de conversion. C'est ce que rapporte S. Mouchabac, dans son article : " Conversion hystérique et imagerie fonctionnelle " , in " Neuropsychiatrie, Tendances et débats ", 2007. Des expériences ont été menées aux Etats-Unis, mais peut-être aussi dans d'autres pays, afin de pouvoir déterminer par imagerie médicale quels circuits neuronaux, quelles aires corticales étaient en jeu dans les phénomènes de conversion. Pour cela étaient constitués quatre groupes : l'un constitué d'individus normaux, un second constitué d'individus atteints d'une paralysie d'origine neurologique, un troisième constitué d'individus présentant une paralyse de somatisation hystérique, et un quatrième constitué de simulateurs, car le D.S.M distingue, il lui faut reconnaître ce mérite, les paralysies de conversion et les paralysies de simulation, c'est-à-dire celles feintes par des individus voulant faire croire qu'ils sont malades. Or si les résultats à l'imagerie médicale concernant le premier et second groupe sont conformes aux attentes : intégrité des zones cérébrales concernées pour le premier et atteinte de ces mêmes zones pour le second, les résultats pour les troisième et quatrième groupes sont plus instructifs : ce ne sont pas les mêmes circuits inhibiteurs qui sont concernés. Qu'est-ce à dire ? Lorsque nous faisons un mouvement, nous avons des neurones cérébraux qui envoient une excitation au muscle correspondant à ce mouvement, et d'autres neurones qui envoient une inhibition au muscle antagoniste. Quand nous plions le bras, des neurones excitateurs mobilisent le biceps et d'autres inhibiteurs bloquent le triceps, muscle antagoniste. Ce que montrent donc ces études, c'est que ce ne sont pas les mêmes circuits et zones de neurones inhibiteurs qui sont en jeu dans la simulation et dans les phénomènes de conversion et que par là s'établissent pour ces phénomènes de conversion à la fois une spécificité et une authenticité.
- Un dernier point socioculturel, au sens où plusieurs fois a été évoqué le statut féminin comme arrière plan historique important aux conditions de manifestation de l'hystérie. Aujourd'hui le statut féminin et l'image elle-même des femmes ont changé, c'est assez banal de l'affirmer. Mais quelles en sont les conséquences ? Pour l'hystérie ? Et est-ce à mettre en parallèle avec la prépondérance actuelle du média télévisuel ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Parce que ce média met en scène de façon prépondérante la division subjective hystérique. Quelle que soit l'émission : journaux télévisés, débats, téléréalités, etc... (hormis les films qui renvoient à d'autres problématiques), tout le monde est en représentation, tout le monde est dans cette division que sont le théâtralisme, l'histrionisme, etc… Car toutes ces émissions mettent en scène l'identification hystérique, l'identification à partir du désir de l'Autre. Et ce ne sont pas les seules publicités qui sont ainsi construites, mais elles ont peut-être le mérite de le montrer clairement à mettre le spectateur en tiers : à acheter la même auto, la même crème faciale, vous serez aussi beaux que le jeune homme qui conduit dans le clip, ou la dame qui s'enduit le visage… Toutes ces émissions mettent en jeu ce désir de l'Autre, en tant que celui-ci est représenté que ce soit principalement par l'œil de la caméra, mais aussi par l'audimat, le présentateur, ou le public rangé à l'arrière-plan. Toutes ces émissions mettent en scène cette division, cette identification au désir de l'Autre. Alors qu'en est-il vraiment de l'homme politique derrière le masque souriant et déterminé avec lequel il prononce son discours ? Qu'en est-il du candidat derrière son rire en réponse aux blagues du présentateur ? Qu'en est-il de celui-ci derrière son air affable et compréhensif ? Ou derrière son appel à la complicité du public, etc., etc…
Y aurait-il ici trace de notre moderne hystérie ?
Je vous remercie de votre attention
J.J.L 2009-2010