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HYPNOTISME ET DOUBLE CONSCIENCE

Dr Azam
AUTRES HYPOTHÈSES SUR LA DOUBLE CONSCIENCE
(Revue scientifique du 8 août 1878.)

< Il y a deux ans, au Congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences, à Clermont, et depuis dans la Revue scientifique, j'ai raconté l'histoire d'une jeune femme qui présente, à son_ plus haut degré, le phénomène de la double conscience, de la double personnalité. - Bien que son état ait peu changé, quant au fond, et que je n'aie encore expliqué, cet état que par des hypothèses, je crois qu'il n'est pas sans intérêt d'y revenir.
J'estime, en effet,; que ce sujet est de ceux qu'on ne saurait trop étudier, et qu'il devra la lumière aux débats qu'il peut soulever, et aux réflexions des penseurs qu'intéressent les problèmes de la physiologie cérébrale.
Il est donc certain qu'une personne vivant d'une vie ordinaire peut avoir comme deux existences saines et complètes, et que, dans l'une de ces deux existences elle ignore absolument tout ce qu'elle a fait dans l'autre, tandis que dans l'autre condition elle a la notion complète de toute sa vie.
Si le fait était unique, isolé dans la science, il ne serait que curieux, et cela ne serait pas suffisant, mais il n'en est pas ainsi;
Un journal des États-Unis, le Medical Repository (janvier 1816), raconte un fait semblable, reproduit depuis par Mac Nish, et plus tard par M. Taine. MM. Bouchut, Warlomont, Dufay de Blois, Mesnet, moi-même, etc., avons observé des faits qui ont avec l'histoire de Félida des analogies suffisantes, et il est permis de penser que l'histoire des névroses extraordinaires et des miracles en contient d'autres qu'une idée préconçue a défigurés; car si les hommes changent dans l'appréciation des états morbides, ceux-ci ne changent point.
Ainsi se trouve posé le problème redoutable de l'unité, du' moi et peut-être ébranlée la croyance à la personnalité, à l'individualité, croyance qui est la base de l'étude (le l'homme intellectuel et du sa responsabilité morale.
Je vais rappeler en quelques mots la situation de Félida; je l'ai plusieurs fois, racontée, et taon insistance peut ressembler à une redite; -j'insisterai cependant jusqu'à ce que j'aie trouvé, soit par moi, soit par d'autres; l'explication du phénomène de la double conscience. - Ce phénomène est, trop considérable pour n'être pas approfondi; d'autre part, si ni moi ni d'autres ne trouvons aujourd'hui une explication satisfaisante, nos recherches et nos réflexions seront utiles aux travailleurs de l'avenir,
Félida X..., qui a aujourd'hui trente-cinq ans, est au premier abord semblable à tout le monde; cette ressemblance est si grande que, devenue très habile à dissimuler son amnésie et ses troubles qui l'accompagnent, - elle cache très bien une infirmité dont elle a honte, et seuls, son mari et moi, dans son entourage, savons discerner la condition dans laquelle elle se trouve à un moment donné. - Couturière et mère de famille, elle remplit, à la satisfaction de tous, ses obligations et ses devoirs; d'une bonne constitution, elle n'est qu'amaigrie par des douleurs nerveuses et par de fréquentes hémorragies pulmonaires ou autres, lesquelles ont leur origine dans la diathèse hystérique qui domine sa vie.
Nous l'abordons dans sa condition seconde, qui est de beaucoup son état le plus ordinaire. - Rien de frappant, elle' est absolument comme tout le monde. Enjouée et d'un heureux naturel; elle souffre peu des douleurs dont j'ai parlé plus haut; son intelligence et toutes ses fonctions cérébrales, y compris la mémoire, sont parfaitement complètes.
Un jour, le plus souvent quand elle a eu quelque chagrin, elle éprouve à la tète une sorte de serrement, une sensation à elle connue qui lui annonce son prochain changement d'état. Alors elle écrit. Lui demandant il y a peu de jours l'explication de cet acte, elle me répondit : Comment ferais-je si je n'écrivais pas ce que j'aurai à faire? Je suis, couturière : j'ai sans cesse à travailler d'après des mesures déterminées; j'aurais l'air d'une imbécile auprès de mon entourage si je ne savais pas les 'dimensions exactes des manches ou des corsages que j'ai à tailler.
Bientôt; Félida est prise d'une perte de connaissance complète, mais tellement courte (une fraction de seconde), qu'elle peut la dissimuler à tous. A peine ferme-t-elle les yeux, puis revient à elle et continue sans mot dire l'ouvrage commencé. Alors elle consulte son écrit pour lie pas commettre les erreurs qu'elle redouté; mais elle est en quelque sorte une autre per. sonne, car elle ignore absolument tout ce qu'elle a dit, tout ce qu'elle a fait, tout e qui s'est passé pendant la période précédente, celle-ci eut-elle duré deux, ou trois mois. Cette autre vie, c'est l'état normal, c'est la personnalité, le naturel qui caractérisaient Félida à l'âge de quatorze ans, avant toute maladie. Cette période, qui n'occupe aujourd'hui qu'un trentième ou un quarantième de l'existence, ne diffère de la période précédente que par le caractère. Alors Félida est morose, désolée; elle se sent atteinte d'une infirmité intellectuelle déplorable, et elle en éprouve un chagrin qui va jusqu'au désespoir, - jusqu'au suicide.
Bientôt, aujourd'hui, après quelques heures, survient une période de transition semblable à celle que j'ai décrite, et notre jeune femme rentre dans la' condition seconde qui constitue presque toute son existence.
On le comprend, la caractéristique de l'état normal de Félida est l'absence de souvenir du passé, si proche qu'il soit, si bien qu'arrivant chez elle à l'improviste, en dehors de l'habitude que j'ai de sa physionomie, je n'ai d'autre moyen de savoir dans quelles conditions elle se trouve que d'apprendre d'elle, par des questions adroites, si elle se souvient de toute sa vie. - Le souvenir complet, c'est la condition seconde; le souvenir tronqué, la vie incomplète, c'est l'état normal.
Je ne saurais passer sous silence un troisième état qui n'est qu'un accessoire de la condition seconde, c'est un état qui se rapproche de la folie, avec hallucinations terrifiantes. Félida est épouvantée par des fantômes terribles qui lui apparaissent surtout quand elle ferme les yeux ou qu'elle est dans l'obscurité. Cet épiphénomène, fréquent aujourd'hui, peut être considéré comme une marqué du peu de solidité de ses fonctions intellectuelles. S'il n'est pas la folie, une personne qui peut le présenter souvent est-elle absolument saine d'esprit?
Un fait récent, un drame intime, donnera la mesure de la profondeur (le la séparation que creuse l'absence du souvenir entre les deux existences de Félida, -. c'est comme un abîme.
Au mois d'avril de cette année, étant en condition seconde, Félida croit avoir la certitude que son mari a une maîtresse; prise d'un affreux désespoir, elle se pend. Mais ses mesures sont mal prises, ses pieds renversent une table, les voisins accourent et on la rappelle à la. vie. Cette épouvantable secousse n'a rien changé à son état. Elle s'est pendue en condition seconde,
en condition seconde elle s'est retrouvée, " Comme je serais heureuse, me disait-elle deux jours après, si j'avais ma crise ! (C'est ainsi qu'elle désigna ses courtes périodes de la vie normale.) Alors au moins j'ignore mon malheur. Et elle l'ignore, en effet, si bien que pendant les périodes d'état
normal subséquentes, elle a eu et a aujourd'hui les relations les plus amicales avec la personne qu'elle croit, dans l'autre condition, être la complice de son mari. Certainement celle-ci n'y doit rien comprendre.
J'ai raconté ailleurs qu'à l'âge de seize ans, Félida est devenue grosse étant en condition seconde et qu'elle l'ignorait absolument dans l'autre état. On le voit, l'intensité de la séparation entre les deux conditions n'a pas changé.
Je ne ,reviendrai ni sur les détails ni sur l'analyse de cet état morbide aujourd'hui. J'en ai dit assez pour tirer les esprits. J'ai hâte d'arriver à exposer les hypothèses les plus probables sur la nature même de la lésion intellectuelle qui atteint cette jeune femme.
Ce ne sont que des hypothèses, je le reconnais; dans l'état actuel de la science, la psycho-physiologie ne nous donne aucune explication certaine; mais ces suppositions n'en ont pas moins une importance, car, ainsi que le dit un grand physicien anglais, M. Crookes: Les hypothèses sont les poteaux indicateurs qui nous guident sur la route des recherches.
Félida est hystérique depuis plus de vingt ans, c'est dire que sa constitution est dominée par une diathèse qu'on pourrait nommer la mère des états étranges et des miracles. A l'hystérie elle a dû les convulsions, les sommeils subits, le somnambulisme spontané, etc.., que j'ai observés chez elle, il y a vingt ans. Elle lui doit aujourd'hui les douleurs qui la tourmentent, et des congestions et des hyperémies locales et passagères qui vont souvent jusqu'à l'hémorragie. Ces accidents sont dus au relâchement des tuniques d'un vaisseau et se montrent dans le département de celui-ci.
Supposer qu'il se passe dans le département d'un vaisseau du cerveau, département presque entièrement circonscrit, comme chacun sait, un phénomène semblable est absolument légitime.
Certes, nul ne saurait douter que les fonctions du cerveau, de même que celles des autres organes, ne soient sous la dépendance étroite, absolue de la quantité du sang qu'il reçoit. Pour beaucoup, c'est l'hyperémie - penser peu, dormir, c'est l'ischémie, l'anémie. --- De là à supposer que le désordre de la circulation cérébrale c'est le désordre dans les fonctions du cerveau, il n'y a qu'un pas.
Il existerait donc un rapport étroit entre l'état d'amnésie momentané de Félida et la quantité de sang que reçoivent telle ou telle partie, tels ou tels éléments du cerveau. La chose me paraît parfaitement admissible. Un savant, dont l'autorité est considérable en ces matières, M Luys, pense de même.
Mais; où commence la difficulté, où le terrain est moins solide, c'est quand nous cherchons à comprendre comment la quantité plus ou moins grande du sang reçu par le cerveau peut être l'origine de certains troubles intellectuels. Si la doctrine, du reste probable, des localisations cérébrales était générale et certaine, rien ne serait plus simple; pour donner un exemple : Il est parfaitement légitime de croire que si, une personne devient passagèrement aphasique, cet état peut être dû à la diminution, par une cause quelconque, de la quantité du sang reçu par la troisième circonvolution frontale gauche. Mais chez Félida, c'est la mémoire qui est atteinte. Quel peut être le rapport entre le sang reçu par le cerveau et une fonction d'une localisation limitée improbable, puisqu'elle est liée à toutes les autres?
De plus, comment comprendre qu'une diminution dans l'afflux du sang au cerveau puisse être de très longue durée, ainsi que le sont quelquefois les amnésies de Félida, alors que la contraction des tuniques vasculaires qui causerait cette diminution ne peut être, comme toute contraction musculaire, que de très courte durée. Serait-ce alors une contracture ou un état cataleptique de l'élément musculaire des tuniques? ou suffirait-il d'un arrêt momentané dans l'afflux du sang pour altérer suffisamment la faculté mémoire?... Autant de doutes, autant de difficultés. C'est vraiment à s'y perdre.
Aussi je fais un pressant appel au savoir et aux réflexions de ceux qu'intéresse le sujet.
J'ai pu croire et j'ai imprimé que Félida est une somnambule totale, c'est-à-dire une somnambule à laquelle l'éveil complet de tous les sens y compris la vue, et par suite le fonctionnement de la coordination des idées, donnent l'apparence de la veille, et j'avais été conduit à cette pensée par l'analyse attentive du sommeil et du somnambulisme et par l'analogie qu'a Félida avec la somnambule de M. Dufay., Mais je supposais que l'éveil de la vue devait suffire pour faire du somnambulisme de Félida une personnalité complète ; or, il n'en est rien, car depuis j'ai dû reconnaître qu'il y a des somnambules qui y voient, Tels, le séminariste de Bordeaux, le somnambule de M. Mesnet, etc.., etc.. lis ne voient que certaines choses, je le veux bien, mais le sens est éveillé sans que pour cela ils aient dans cet état les idées assez coordonnées pour posséder une personnalité complète telle que la personnalité, si parfaite, de Félida dans la condition seconde; de plus, il a fini par nie répugner de croire qu'une personne avec laquelle je puis m'entretenir raisonnablement pendant des heures entières des choses les plus variées, alors qu'elle est en condition seconde, puisse être cri état de somnambulisme.
Et puis serait-elle une somnambule totale, comme je l'ai cru, ce ne serait que reculer la difficulté. Car, qu'est-ce au fond qu'un somnambule? Il faudrait commencer par le savoir.
M. Victor Egger et plus particulièrement M. Luys m'ont récemment suggéré une explication de l'état de Félida qui a une grande importance au point de vue psychologique. Voici cette hypothèse i
-I1 doit être tout d'abord reconnu ou rappelé qu'il est deux ordres de facultés : les unes, que j'appellerai doubles, sont les facultés: sensitives, motrices ou sensorielles; les autres simples ou unes, par exemple. la faculté du langage, la mémoire, le jugement, etc.., etc.: Les premières sont doubles parce que nous pouvons voir avec chaque oeil isolément, ou faire ensemble des mouvements différents. Les autres sont simples parce qu'un homme n'a qu'une mémoire, qu'un jugement, qu'une faculté de langage; celles-ci, d'un ordre plus élevé que les autres, constituent seules la personnalité,
Or. le cerveau étant composé de deux hémisphères, les fonctions doubles siégeraient à la fois dans des points correspondants, des deux hémisphères et les simples ne siégeraient' que dans un des deux hémisphères; soit le droit, soit le gauche, - il en résulterait que dans- l'état ordinaire, une personne marcherait et entendrait avec les deux hémisphères, parlerait ou se souviendrait avec un seul. Rien d'étonnant à cela; n'est-il pas aujourd'hui hors de doute que la faculté du langage ne siège qu'à gauche? Cette unilatéralité paraît du reste aussi certaine à M. Broca pour les autres facultés de, l'esprit que pour la faculté du langage.
Cela étant admis, appliquons-le au, cas qui nous occupe. Félida ayant comme deux existences vivrait et penserait, tantôt avec un hémisphère, complet ou avec le cerveau tout entier, - tantôt avec un hémisphère incomplet, où manque la faculté mémoire. Je ferai remarquer que, puisqu'elle parle, pendant son amnésie, c'est qu'alors elle, vit avec l'hémisphère gauche. - Ce serait donc le droit dans lequel on pourrait supposer qu'existe la mémoire.
Allant plus loin dans l'interprétation du phénomène, voici ce qui se, passerait chez Félida :
Sous l'empire de l'hystérie, à un moment donné il se ferait dans une artère cérébrale une modification dans le cours du sang qui alimente un hémisphère, et le fonctionnement de cet hémisphère serait arrêté. Félida n'aurait, plus alors à sa disposition que l'autre côté du cerveau, complet du reste, mais dont la faculté mémoire est absente en totalité ou en partie. Le phénomène morbide initial, ou cause,' relâchement ou contraction des, vaisseaux afférents, se passerait au moment même où Félida sort de sa condition seconde ; car il ne faut pas oublier que l'amnésie n'accompagne que les périodes d'existence normale.
Je sais loin de penser que cette, explication donne la solution de toutes les difficultés; mais c'est celle qui, jusqu'à ce jour, me parait la meilleure.
Examinons maintenant un autre côté de la question. - Si Félida, ou toute autre personne atteinte de double conscience, commettait un crime ou un délit, dans quelle, mesure, serait-elle responsable?
Préoccupé de l'importance d'une, réponse, j'aie prié de m'éclairer un certain nombre de légistes et de magistrats de Bordeaux, dans le jugement et les lumières desquels j'ai, comme tout le monde, la plus entière confiance.
Ils ont, dans l'ensemble, conclu à la responsabilité limitée. Je vais m'expliquer en citant textuellement l'opinion de l'un d'eux
" Répondant à la question que vous voulez bien me poser en ces termes : Semblable personne serait-elle responsable? je n'hésite pas à répondre . En principe oui. La responsabilité légale en effet repose sur le principe de la liberté humaine et n'exige, par conséquent que la démonstration d'une volonté maîtresse de ses actes. Or, vous vous chargez de démontrer vous-même que la volonté non seulement n'est pas abolie dans les divers états morbides que traverse Félida X..., mais même, qu'elle ne souffre aucune altération appréciable, c'est la mémoire seule qui est atteinte,
Toutefois, ce principe général posé, il pourrait se présenter des cas dans lesquels ces troubles de mémoire pourraient et devraient entraîner une exonération de responsabilité, mais il titre d'exception confirmant la règle que je pose. - Par exemple, Félida X., ayant reçu un dépôt pendant son état dit anormal, en refuserait la restitution une fois revenue à l'état normal, et cela parce qu'elle en tairait perdu le souvenir; la volonté n'étant pour rien clans nette tentative d'appropriation du bien d'autrui, on ne pourrait évidemment pas y voir un abus de confiance qualifié.
Une réponse absolue ne serait donc pas possible, et le juge aurait à apprécier l'acte en lui-même, l'espèce, comme on dit au Palais, et à rechercher quelle a pu être sur cet acte l'action d'une incontestable absence de souvenir.
Des aliénistes éminents pensent autrement, l ne personne, disent-ils, qui peut présenter une altération aussi profonde d'une des facultés intellectuelles, -s- vu la solidarité qui unit entre elles toutes les facultés de l'esprit, né saurait être considérée comme complète et parfaite comme compos mentis, comme responsable.
Ne serait-il pas plus légitime de croire qu'une semblable personne ne saurait être responsable que des actes accomplis dans les périodes d'état normal, qui sont du reste ceux dont elle a toujours connaissance? --- Félida et ses semblables ne seraient toujours que partiellement responsables; alors leur état serait assimilé à nombre d'autres qui, entraînent de plano l'irresponsabilité, l'ivresse, la folie transitoire, les délires, l'accès du somnambulisme, etc..
Les tribunaux n'ont eu jusqu'à ce jour à apprécier aucun fait semblable, mais il peut n'en pas être ainsi demain.