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" Après tout, ça fait pas avancer la vie..."

Angers-Novembre 2016. Emmanuelle Gavel-Marcouillier. Psychanalyste- Psychologue clinicienne

C’est une rencontre qui s’est donc imposée à moi, rencontre avec Jérémy dans un service de pédiatrie accueillant des enfants atteints de mucoviscidose. Il s’agit donc de mon embarras d’accueillir une parole sur la mort dans un service médical.
La mucoviscidose est une maladie génétique qui touche principalement les voies respiratoires et le système digestif. Les infections bronchites à répétition engendre une réponse inflammatoire qui devient chronique et provoque la destruction des tissus pulmonaires, entrainant une perte progressive de la fonction respiratoire pouvant aller jusqu’au décès.
Il n’existe pas de traitement curatif.
Les traitements proposés portant essentiellement sur la prise en charge de l’insuffisance respiratoire.
Une greffe pulmonaire ou cœur-poumons peut être envisagée.
Jérémy m’a offert au cours de nos toutes premières séances son ultime écriture à travers un instant éternel. Il a dessiné en noir et blanc un portait de lui.
En bas à droite sur une petite étiquette est inscrit son prénom et son âge :12ans.
« Après tout, ça fait pas avancer la vie »,
Tel est le propos tenu par Jérémy porteur de la mucoviscidose, refusant farouchement le rendez-vous que je lui propose.
L’évolution très rapide de la maladie est très préoccupante pour l’équipe médicale.
Interrogations et réflexions ont suivi cet entretien.
« Après tout… »
A quoi ça sert un psy auprès d’enfants atteints de maladies chroniques ?
D’où entend-il la parole de l’enfant dans un service pédiatrique du CHU, dans un lieu médical ?
Et l’enfant ? Comment comprend-il ce lieu de paroles ?
Comment exprime-t-il son angoisse face à sa propre mort ?
Je rencontre Jérémy depuis plus d’un an. Et depuis 1 an, « je ne le lâche pas » : relances téléphoniques et épistolaires par rapport aux rendez-vous manqués, visites quand il est hospitalisé dans le service.
Jérémy vient mais à reculons.
Il est passionné par « les émissions qui font peurs », les films d’horreur, les émissions de paranormal un peu mystiques où il est question de fantômes, de malédictions.
« C’est idiot, je sais que ça n’existe pas mais j’ai peur. J’aime ça, mais j’en rêve » dit-il
Jérémy est fasciné et angoissé par ces phénomènes mais il ne peut pas « s’empêcher de regarder ».
« Ça n’existe pas » dit-il mais l’attrait qu’exercent les images est plus fort.
C’est le regard qui est ici mobilisé, « voir le sang, les têtes coupées, les fantômes…j’ai plein de couteaux dans ma chambre au cas où… »
Par ces moyens Jérémy se coltine les choses de la mort, et dans un même temps, sa propre angoisse face à celle-ci.
Il se positionne face à sa mort, et décrit comment il aimerait mourir, il s’exerce même : « quand je cours, je m’arrête de respirer…pour voir…mais c’est dur après ».
Il essaie d’envisager l’impossible, c’est-à-dire se représenter la mort et en cerner les contours, « pour voir… » Et révèle dans la même phrase cet impossible-là, en faisant en sorte qu’un autre ou un évènement extérieur décide pour lui.
Il dit : « Je n’aimerais pas mourir sous l’eau, ni dans le feu. J’aimerais que quelqu’un m’attache dans l’eau ou que ma maison brûle. J’aimerais mourir en dormant »
Un autre jour, Jérémy dit : » Moi, j’aimerais revenir comme un fantôme pour surveiller les gens et leur faire peur puisque eux me font peur, ça serait à mon tour. »
Maîtriser l’immaîtrisable en tentant d’agir, c’est d’une certaine façon régler ses comptes par le regard du fantôme revenant dans le monde des vivants.
Devenir immortel.
Ce recours à la pensée magique et cette toute puissance, nous les avons aussi repérés au cours d’un entretien demandé en urgence par le médecin.
Jérémy refusait de s’alimenter et de se soigner.
« Il se laisse mourir, faites quelque chose ! »
Que faire de cette demande du médecin signalant son impuissance devant l’opposition de l’enfant et du même coup son impuissance devant la mort ?
Comment entendre ce soudain crédit accordé au psychologique lorsque le discours médical vacille ?
La place du psy dans ce service n’est-elle pas d’entendre et de faire avec cette impuissance médicale afin de s’en décaler – justement du côté d’un impossible ?
Au cours de la séance suivante, Jérémy s’oppose aux soins médicaux en se défendant d’être concerné par la gravité de son état de santé : » Je sais tout » dit-il. « Je sais que je prends des risques mais je m’en fous », et du même coup, il me signale qu’il ne veut plus me voir, ni m’entendre d’ailleurs.
Il refuse ainsi mon désir de psy de maintenir ce lieu de paroles dans lequel il exprime son désir de mort.
Peu importe ma présence, mes paroles, « il s’en fout ».
Le désir de l’autre peut bien parler…
Accorder un crédit à la parole de l’autre, c’est le reconnaître, et admettre l’existence du lien.
Alors peut-être vaut-il mieux détruire le lien maintenant pour évincer une possible séparation -l’ultime séparation par la mort.
Cette volonté farouche de couper le lien n’est-elle pas une tentative d’approcher, d’envisager réellement le risque de mort ?
Mieux vaut se séparer que de devoir quitter.

Comme les deux faces du Dieu Janus : impuissance versus impossible.
Le cri, l’appel du médecin témoigne de son impuissance devant la décision déterminée et définitive de Jérémy d’arrêter de se soigner.
L’impossible soutenu par le psy a occupé cette position d’où peut être entendu le désir de mort de Jérémy âgé de 12ans.
Et se sentir reléguer au rang de déchet, de rebut, et occupée une place insupportable voire épuisante.
Séances après séances dans la rencontre avec Jérémy nous avons tenté de border par la parole ce réel de la mort sans pouvoir en venir à bout.
Et cela ne l’a pas empêché de mourir.
« Après tout…ça fait pas avancer la vie » comme il disait…parler ça fait pas avancer la vie.
Et pourtant Jérémy a acté l’ultime séparation par la parole, et il me balance les limites du langage face à sa propre mort à venir, et à laquelle il se prépare.
Comment entendre et parler d’une vérité pour laquelle aucun langage n’a jamais été pensé ?
Le psy serait alors témoin d’un impossible, passeur entre le dicible et l’indicible en un lieu limite jusqu’au non-sens, jusqu’aux frontières du réel…

Pour introduire mon propos, j’ai évoqué le dessin que cet enfant m’a offert en début de cure.
J’y ai interprété au niveau transférentiel l’ultime et éternelle écriture de Jérémy à travers le trait du dessin.
Moi-même j’ai été obligée d’écrire sur cette rencontre. Et j’ai traversé bien des embarras dans ce travail d’écriture- partagée entre la nécessité d’écrire sans fin et de ne rien pouvoir écrire du tout.
Jacques Lacan écrit que « le réel c’est l’impossible » et en cela il rejoint Georges Bataille : « Là où l’impossible sévit, toute explication se dérobe »
(Œuvres complètes III)
Et c’est ce réel qui oblige, qui m’oblige à l’écriture ; de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, de ce qui ne peut en aucun cas s’écrire.
C’est le réel qui a frappé, autant Jérémy que le psy.
Et puisqu’il m’est impossible de terminer. Je laisse mon écrit en suspens, et j’emprunte la voix d’un écrivain Philippe Forest- dans son livre « Une fatalité du bonheur »(2016)

« Une grande nuit s'étend sur le monde.
Dans son obscurité propice se fait entendre la parole murmurante du roman/de l’écriture qui nous rappelle au rien et nous retient à la vie.
Il n'y a pas à triompher du néant.
Il n'y a pas même à se guérir de lui.
Il y a juste à en soutenir l'épreuve. »