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Intervention ALI - Pierre

Aurélie Ripoche
Ce texte tente de décrire le comportement d’un étudiant nommé Pierre pour éclairer le transfert pouvant s’opérer, dans le cadre scolaire, entre un étudiant et un professeur.
Pierre est un étudiant de 20 ans, agité, drôle, original. Son regard, en incessant mouvement, semble scruter, interroger, chercher quelque chose où s’accrocher, se poser. En même temps que ce regard est perçant, il est aussi fuyant et part à droite, à gauche, rapidement comme s’il ne pouvait attendre ces réponses qui ne venaient pas. Dès les premiers cours de chimie, Pierre m’a interpelé depuis sa place au premier rang, depuis son bureau, tout juste collé à celui du professeur. Pierre est assez grand, ce qui fait, qu’étant au premier rang, il empêchait de bien voir les étudiants situés derrière lui. Il se tenait toujours droit, faisant donc, en quelque sorte écran au reste de la classe.
Il se montrait au professeur, disait sa présence haut et fort, vite et démesurément. Le professeur était son professeur, nul doute qu’il était là pour lui. Pierre attirait son attention par ses clowneries et ses camarades devenaient alors spectateurs de ses blagues, ses pirouettes et autres acrobaties. Pierre était dans ce groupe classe une sorte de clown tantôt triste, tantôt gai, animant la classe par sa seule présence. C’est d’ailleurs dans le domaine artistique que Pierre excellait (et excelle probablement toujours). Il est pianiste, compositeur de musique et acteur dans une troupe de théâtre. Si je ne l’ai jamais vu sur scène ailleurs qu’en classe, je l’ai entendu au piano. Et à cet endroit son cri, son appel démesuré à exister, s’éteignait pour laisser place à la musique. Pour mes oreilles un peu exercées, Pierre était un très bon pianiste et dans ce rôle, où jouer c’est être, sa demande semblait s’apaiser. En dehors de ces moments de grâce, une fois revenu en cours de chimie, descendu de la scène, privé de la musique, l’excès reprenait sa place et de nouveau, tout dans son attitude semblait dire « je suis là » ou plutôt « j’existe ». Et quand, par hasard il n‘était pas là, son absence, tellement remarquable disait tout aussi bien sa soif d’existence. Pierre semblait de ces jeunes en mal d’être, prêt à crier au monde entier qu’il est vivant.
Et pour autant qu’il est vivant, Pierre est aussi malade. Il est atteint de tachycardie. Je l’avais appris par des collègues qui avaient accompagnés un voyage scolaire l’année précédente où Pierre avait fait un malaise. On m’avait rapporté la gravité de l’événement et on m’avait dit qu’une amie toujours placée près de lui en classe savait quoi faire en cas de problème. Que de fois en salle des profs, en classe, au conseil de classe, j’ai entendu dire « Pierre ne va pas bien ». Ca avait l’air d’intéresser beaucoup de monde, ses camarades, ses profs, la direction. Etonnamment, sur sa blouse de laboratoire, il était inscrit « Le Tachy ». A l’endroit où ses camarades au dos de leur blouse inscrivent leurs surnoms, Pierre y inscrivait « Le Tachy », diminutif de tachycardie, comme si cette maladie le caractérisait, le nommait. Un jour au cours d’une séance de travaux pratiques, innocemment, j’ai demandé pourquoi il avait cette inscription au dos de sa blouse de labo. Pierre ne m’a pas répondu clairement, il a parlé très vite, par bribes, il était visiblement gêné par ma question. Au sein de sa réponse, fuyante, peu claire, il me dit, clairement cette fois « vous savez ». Visiblement, moi le professeur, je devais savoir. Je devais savoir, non pas quelles étaient ses compétences scolaires ou ses performances intellectuelles, ses difficultés de raisonnement, d’attention ou de compréhension. Non… Je devais savoir que sur sa blouse, son nom était substitué par « le tachy », savoir ce que cela voulait dire. Alors que lui même ne semblait pas très au clair avec cette nomination, le professeur, lui, devait savoir. Savoir que tout autant que cette maladie l’encombrait, il l’exibait, la montrait voire la revendiquait. Savoir qu’il avait besoin d’être considéré, nommé par cette maladie dont il était atteint. Il y avait probablement un appel à l’aide dans ce « surnom », voire un symptôme. Qu’est-ce que, moi, le professeur, je pouvais faire de ce supposé savoir, de cette demande, de ce cri ? L’attitude de Pierre à mon égard est vite devenue familière et plus l’année se mettait en place, plus elle l’était. Un jour, il prit volontairement des crayons qu’il lui manquait dans ma trousse posée sur mon bureau. J’ai laissé petit à petit s’installer entre lui et moi une proximité, comme un jeu. Il avait l’habitude de rentrer en classe en demandant « je vous ai manqué ? » et je répondais par un sourire. Que questionnait-il réellement en demandant s’il m’avait manqué ? De quel manque parlait-il, le mien ou plutôt le sien ? Scolairement parlant, Pierre n’avait pas de difficultés particulières. Il travaillait raisonnablement et obtenait des résultats laissant penser qu’il obtiendrait en fin d’année son diplôme. Ce qui m’interrogeait, c’était ce décalage entre le brillant musicien, le jeune homme sociable, intégré dans le groupe, les bons résultats scolaires et le peu de bénéfices qu’il semblait en tirer, le mal être qui se dégageait de lui était si visible qu’il retenait mon attention.
Cependant, un jour, au détour d’un couloir, alors que je quittais l’établissement scolaire où j’enseigne, c’était un jeudi soir, Pierre m’invita à venir en boite avec ses amis et lui. Surprise, pour me dégager de cette invitation, j’ai fait un jeu de mots douteux sur le terme « boîte ». Une fois passée la surprise, cette invitation m’a alertée : la proximité avec Pierre n’allait-elle pas trop loin ? Si la familiarité m’avait valu cette invitation, fallait-il laisser faire ? N’avais-je pas vu s’instaurer une relation horizontale qui ne différenciait plus le niveau d’énonciation des deux parties ? Pour reprendre les termes de Jean-Pierre Lebrun, je craignais que « la hiérarchie ait été mise au feu et l’autorité au milieu. » A partir de ce moment, je n’ai eu de cesse de me décaler, je lui dis que j’étais gênée par son attitude ; alors, la relation avec Pierre est devenue compliquée, tendue, conflictuelle parfois. Au nom de tout un groupe, il est, par exemple, venu critiquer la notation d’un ensemble de devoirs. Voulant me convaincre de modifier les moyennes, il prit à partie le directeur des études. Je ne pouvais pas ne pas lier cela à la distance que je m’étais efforcée de maintenir avec Pierre. Etait-ce de sa part une tentative de mise à mal de l’autorité du professeur ? Car si l’autorité est ce qui fonde l’autorisation ou l’interdit, alors la notation du professeur, par la trace rouge qu’elle appose à une copie, est sans doute une matérialisation de l’autorité, en quelque sorte un réel pour l’autorité, la trace rouge devenant la marque du cognement, de la rencontre avec ce réel. Au début du second semestre, les résultats de Pierre ont chuté brusquement, ses absences sont devenues fréquentes. Certains collègues étaient exaspérés par l’attitude de Pierre. Il faut dire que si nous avions eu 36 élèves comme lui, ça aurait été plus que difficile tant ses états d’âmes occupaient l’espace de la classe. D’aucuns diraient que l’école n’est pas le lieu pour exprimer ses états d’âme. Et pourtant ces états d’âmes s’y expriment, si ce n’est par des mots, des attitudes, des difficultés, de l’absentéisme, de la violence…D’autres diraient encore que le transfert n’a rien à faire dans une salle de classe et pourtant, il est là sans qu’on l’y ait convié. On parlerait plus volontiers de contrat didactique que de transfert dans l’éducation, le contrat cadrant, tacitement l’action du professeur vis à vis de l’élève. Comme n’importe quel contrat, le contrat didactique engage deux parties, d’une part le professeur et d’autre part l’élève. Le professeur s’engage à fournir à l’élève tout ce qui est nécessaire à sa compréhension et l’élève s’engagera alors s’il le peut dans l’apprentissage.
Néanmoins, si le transfert semble permettre la relation thérapeutique, le contrat pose, lui les conditions de l’apprentissage. Tout comme le transfert, le contrat didactique est en prise avec les obstacles à surmonter l’un pour la cure, l’autre pour le projet d’apprendre. A l’instar du transfert, ce contrat, pour être pertinent, ne peut pas être trop explicite. L’explicitation des attentes aurait pour effet de vider de son sens l’apprentissage et de réduire la tâche d’apprendre à une technique. « Si le maitre dit ce qu’il veut, il ne peut l’obtenir ». Par ailleurs, on peut considérer le contrat didactique comme un levier sur lequel peut jouer l’enseignant pour « enrôler » le jeune. On peut en dire autant du transfert dans la cure, le maniement du transfert permettant sa conduite. Finalement, en engageant professeur et élève, le contrat différencie les places et pose un cadre à l’autorité du professeur, là où le transfert fonde le travail analytique. Pour revenir au cas de Pierre si, avec lui, les places étaient brouillées, confuses, il a toujours entendu mon discours comme celui d’un professeur, et non d’une camarade ou d’une amie. Il a critiqué les notations, les sanctions comme c’est légion, mais jamais dans son fondement, ni dans sa légitimité. Il a toujours reçu le message du professeur comme consistant, ne délégitimant pas la différence d’énonciation et probablement, le transfert mis en place a-t-il perduré toute l’année.
En fin d’année, lors d’un oral préparatoire aux examens, il nous présenta, à moi et à un collègue, son rapport de stage. Sa présentation vidéoprojetée démarra par un titre. Des caractères très vivement colorés avec un dégradé de mauvais goût clignotaient et bondissaient rapidement aux quatre coins de l’écran de projection. L’animation du titre loin d’être sobre, donnait le tournis et rendait le propos inaudible. Cependant et curieusement, la suite de cette présentation était claire et sobre : elle avait été travaillée. Il avait donc entendu quelque chose. Quand, en fin d’exposé, je le félicitais pour le travail en soulignant le contraste entre le titre et le reste, il me répondit « vous dites des choses bizarres que l’on ne comprend pas ». Cette phrase m’a semblé montré que le lien d’autorité et le transfert avec Pierre n’a jamais été rompu et peu importe qu’il ne comprenne pas, il y avait eu du « dit » qui avait été reçu comme tel. C’est peut être aussi preuve que, au bout du compte, en cette fin d’année, le savoir qu’il m’accordait restait pour lui inaccessible.