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Art et Psychanalyse, une application pratique.

Jean-Jacques Lepitre
Cela est survenu un peu étrangement. Un analysant sur la fin de sa cure évoque la possibilité d’un arrêt et dans cette séance, qui pourrait être dernière, synthétise ce qui a été son avancée. Juste un instant, à peine quelques mots, un étrange trou s’y dessine, malgré la pertinence de cette élaboration de ce qu’ont été les coordonnées de son existence. Dans le flot régulier du discours quelque chose survient comme un caillou, provoquant un tourbillon, rapidement dépassé. Le discours très vite reprend son cours régulier à évoquer l’historisation nouvelle découverte dans la cure.

Mais ce heurt étant souligné, c’est l’existence d’un traumatisme, pourtant déjà plusieurs fois évoqué, qui ressurgit. Qu’en reste-t-il qui vienne ici faire rupture au discours ? Ce n’en sont pas les diverses relations symboliques, familiales, qui ont déjà données lieu à des associations et des articulations ayant permis d’en cerner la place signifiante. Il semble que ce soit plutôt l’événement en soi, en tant que tel, le traumatisme lui-même, ou plus exactement le présent de sa survenue. Qu’en reste-t-il ? Essentiellement des images, dont la précision extraordinaire, mais aussi un certain sentiment de détachement quant à leur contenu, évoque à l’analysant un caractère photographique resté tel depuis lors. Il y associe les louanges du corps médical concernant son courage, son flegme, etc… Hors de propos, estime-t-il, puisque de son traumatisme il n’avait que ces images.

Cette dimension photographique des images, tenant lieu de souvenirs, me paraît très semblable à celle évoquée par les parents de jeunes autistes témoignant de l’extraordinaire de la mémoire de leur enfant. C’est leur étonnement devant l’extrême précision de détails dont celui-ci est capable à propos de tel ou tel lieu visité quelques années auparavant. Et de l’exactitude de ces détails, vérification faite. Là encore, c’est la comparaison spontanée avec la photographie qui leur survient.

On pourrait, peut-être, conformément à la théorie analytique, évoquer pour ces deux cas, un défaut symbolique, et une dimension de réel, tel que cela a pu être décrit aussi bien pour le traumatisme que pour l’autisme. Mais l’insistance du terme « photographie » employé ici spontanément va nous autoriser un détour par l’art pictural qui nous permettra, peut-être, d’en percevoir et d’en déplier ce qui vient à y opérer.

I L’hyperréalisme.

C’est un mouvement pictural apparu dans les années 1970 aux Etats-Unis. Il y est appelé « photoréalisme » avant de se développer en Europe et en Asie sous le nom d’hyperréalisme. Il s’agit pour le peintre de reproduire sur la toile une photographie le plus exactement possible. C’est une démarche délibérée en ce sens qu’il ne s’agit pas de reproduire une réalité de la façon la plus précise possible à l’aide de la photographie. Ce n’est pas un réalisme. Il s’agit de reproduire la représentation elle-même, la photographie. Tous les peintres de ce courant y insistent. Et en cela, malgré la précision des reproductions dont témoignent leurs tableaux, ils ne s’opposent pas au minimalisme, c'est-à-dire à l'abstraction, qu'elle soit lyrique ou géométrique. Une partie importante de ces peintres ont commencé leur œuvre en étant abstraits. Dans les deux courants, abstraction et hyperréalisme, la question importante est celle de la surface, de la peinture considérée en elle-même, et non de la représentation dont la peinture n’est alors que le support.

Ils se veulent, ces peintres, produisant des représentations de la représentation, c'est-à-dire de la photographie. Celle-ci étant conçue comme représentation a-subjective. La preuve en est que ce sont le plus souvent des photos choisies pour leur banalité, relativement lisses, sans beaucoup de sujets humains, et dans les quelques-unes qui en comportent, les individus y ont l'air perdu, ne regardent pas l'objectif, ce sont des gens ordinaires, anonymes. Lorsque ce sont des objets, voitures, motos, etc. ce sont souvent des détails qui envahissent la surface totale du tableau, et non l’objet qui se tiendrait au centre, sujet du tableau. Ou bien ce sont, mises dans un jeu de lumières, des vitrines qui viennent à réduire toute perspective, pour aplanir la scène à la dimension de surface du tableau.

L’origine elle-même des photos ne présente pas de caractéristique particulière venant contester cette dimension a-subjective. Aussi bien issues du web, que de la presse, voire photographies personnelles, ce n’est pas cela qui caractérise les œuvres qui en seront issues. De même, la technique de reproduction recouvre toutes les possibilités sans critère particulier. Cela va de la plus perfectionnée : projection de diapositives sur des toiles photosensibles à la plus artisanale : peinture à l’huile à main levée en simple copie de la photo à côté de soi, en passant par des techniques intermédiaires : projection sur la toile de diapositives avec dessin sur la projection et peinture. La matière quant à elle est tout aussi variable : peinture à l’huile, acrylique, sérigraphies, etc...

Mais ce qui est le trait saillant et commun à toutes ces œuvres, ce qui semble caractériser ces peintures, quelques soient les moyens techniques utilisés pour leur réalisation, c'est l'écrasement de la profondeur de champ, de la représentation picturale, comme celle qui se produit en photographie.La profondeur de champ, c’est en photographie, mais aussi de façon plus générale, la distance d’un point x à un point y située sur une ligne entre l’objectif et l’horizon, par exemple de 3 à 5mètres, où la vision sera véritablement nette.Elle est beaucoup plus réduite en photographie que dans la perception normale. C’est dans ces tableaux ce qui résulte de la reproduction de la photographie en tant qu'objet à deux dimensions. C'est cette réduction de la profondeur de champ, avec ce qui en résulte : une distorsion de la perspective qui est le point commun de tous ces tableaux. Ce qui s'illustre de façon caractéristique par la technique de certains peintres. Afin que toutes les parties du tableau soient également nettes, également précises, sans variation de cette profondeur de champ, ils utilisent non pas une mais plusieurs photographies, chacune correspondant à une petite partie précise du tableau, de la surface, afin d'avoir partout une netteté maximum. Cela semble aller à l'encontre de notre perception où nous centrons notre regard, voire à l'encontre de la peinture habituelle où le tableau dans la construction de la représentation qu'il procure tient compte de la construction perceptive, soit donc la centration du regard, des points de fuite, de la perspective. Il en résulte des zones de moindre précision, des flous, des déformations, etc. et une centration de l’image.

Ce que remet donc en question ce type d'approche, c'est la dimension de ce qui dans la représentation est de l'ordre du sujet. Sujet de la perception et cela de deux bords : aussi bien le sujet de la perception c'est-à-dire l'objet, ou la personne que je regarde, et qui est au souvent au centre, ou en tout cas est pris dans une construction, une structuration de la perception, mais aussi également moi-même comme sujet, c'est-à-dire acteur de ma perception, étant celui qui focalise ma vision sur un point, fait acte de regard, cet acte d'intentionnalité qui spécifie la vision, lui donne une vectorisation, qui dépasse le simple enregistrement passif de ce que serait une simple vision, photographie justement, et où intuitivement on peut se demander si la profondeur de champ, la perspective ne serait pas due à cette intentionnalité, cette fixation d'un centre, d'un point central dans l'acte de regarder...

Ce qui renverrait à la question de la perspective telle qu'elle est apparue lors de la renaissance et comme l'évoque Lacan. Et aussi à la phénoménologie de la perception comme l’élabore Merleau-Ponty, c'est-à-dire dans sa dimension d’acte.

C’est ce qu’illustre un certain nombre de tableaux hyperréalistes, en particulier concernant les vitrines et les objets brillants tels que les automobiles ou les motos, et qui témoignent pareillement de l'absence de sujet, plus précisément de sujet percevant. C’est ce dont témoigne la présence dans ces tableaux de tous ces reflets que l'appareil photographique enregistre mais qui dans l'acte de perception d'un sujet sont éliminés, par celui-ci, de l’image perçue

Au total, moins que le sujet de l’œuvre, il existe des tableaux hyperréalistes de chevaux, voire de portraits, Chuck Close, c’est le sujet percevant, l’agent de la perception, et l’acte qui en résulte, qui est ici remis en cause jusqu’à son élimination.

Don Eddy, peintre célèbre pour ses tableaux de voitures et de vitrines, déclare: « La question du rôle de la photographie nous amène à nous poser la question de l'illusionnisme : la peinture se met à devenir plate quand on pense qu'elle est une photographie et non un espace illusionniste ». Or cet espace illusionniste, c’est celui créé par l’art pictural en reproduction de la perception humaine, et ceci depuis les premiers peintres grecs. On se souvient de la critique de Platon, l’art est une imitation de la réalité. Les raisins peints par Zeuxis et que viennent picorer les oiseaux sont condamnables de faire prendre une illusion pour une vérité.

Comme le précise Don Eddy, ce à quoi s'oppose donc le plus l'hyperréalisme ce n'est pas à l'abstrait mais à l'illusionnisme. A savoir la peinture respectant le plus, dans ses représentations, les conditions perceptives humaines, l’action du sujet humain, agent de la perception. Que ce soit le respect de la profondeur de champ, ou de la perspective, ou l’élimination de tous ces détails parasites, que Freud situait comme éléments de perception périphérique, et dont il notait l’importance dans la création du rêve, justement comme normalement refoulés lors de l’acte perceptif habituel. A savoir plus que la peinture classique, réaliste, c'est ce qui est exprimé par la technique du trompe l'oeil. Là où est respecté le plus scrupuleusement la perspective, là où est le plus tenu compte de la position subjective du spectateur pour en tirer le maximum d'effets.

II Le Trompe l’œil.

Tout tableau réaliste propose au spectateur qui le contemple d’entrer dans l’illusion de l’espace qu’il représente, le trompe l’œil va plus loin dans la perfection de l’illusion. Le tableau ne doit plus être perçu comme la représentation d’une réalité mais comme une partie réelle du monde qui l’entoure.

Pour ce faire, le peintre doit respecter quelques règles telles que:

Les objets doivent être représentés grandeur nature.
Le tableau doit s'intégrer dans l'environnement dans lequel il est présenté.
Aucun élément présent dans la peinture ne doit être sectionné par le bord de celle-ci. Sans cela se produirait un effet d'encadrement.

Le rendu de la troisième dimension est essentiel pour provoquer l'illusion du réel. Il ne doit donc pas être réalisé par la représentation d'un espace perspectif trop profond afin que la relation spatiale des objets entre eux ne soit pas modifiée au moindre déplacement du spectateur....

Le trompe-l'oeil doit éviter de représenter des figures vivantes. Leur apparence figée, leur immobilité, ne permettrait pas ou très difficilement de croire à leur réalité.

Là, où l’hyperréalisme élimine le sujet, agent de la perception, le trompe l’œil, en respectant scrupuleusement les conditions de son action, le prend au piège. Idéalement situé dans l’axe perspectif et à bonne distance du tableau, il est incapable de discerner l’illusion qui lui est proposée comme artifice. Il a affaire à la réalité. Pourtant quelques pas suffisent, et l’illusion tombe. D’où le malaise, le sentiment de duperie, qui peut envahir le spectateur. Et l’origine de la dimension fréquente, sous-jacente ou non, qui habite les trompes l’œil jusqu’à nos jours, de dénonciation de l’illusion des sens, de ce qu’ils puissent se montrer à ce point trompeurs. Les trompes l’œil en sont la démonstration. C’est ce qui explique la fréquence des éléments de « vanité » dans les trompes l’œil du 17ème et 18ème siècles : crânes, évocations diverses de la mort, du temps qui passe, etc… comme leurs équivalents dans les trompes l’œil contemporains : vieux habits, objets rouillés, photos jaunies, etc… Il y a une dimension subtile dans le malaise que veulent provoquer les trompes l’oeil alors, de non seulement montrer que les sens peuvent être trompeurs, mais que ce que nous prenons pour la réalité, la vérité, ce qui est pour nous la vérité est loin d'être aussi assurée que nous le pensons. Puisque ce que nous pensions être vrai en faisant un pas en avant s'avère être une illusion et non une vérité immuable.