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Membres A.R.R.T (art, représentation,
réel, transcendance ) ou
l'intuition divine Jean-Jacques Lepitre Lorsque Dieu inventa le monothéisme, premier
commandement,
Exode 20.3: "Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face ",
omniscient par définition, immédiatement il eut l'intuition que l'art
pourrait
lui faire concurrence. C'est pourquoi tout de suite après il énonça le
second,
Exode 20.4: "Tu ne te feras pas d'images taillées, ni de représentation
quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas
sur la
terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre". En quoi cette
intuition
est-elle justifiée? En quoi toute oeuvre d'art est-elle porteuse de
quelque
chose qui viendrait sur le terrain du divin lui faire concurrence ou
ombrage?
De ce côté ci du monde, on a tendance à en amoindrir la question en
reliant ce
deuxième commandement au troisième, Exode 20.5: " Tu te prosterneras
point
devant elles, et tu ne les serviras point: car moi, l'Eternel, ton
Dieu, je
suis un Dieu jaloux, etc...", et dans une lecture rétrograde, du
troisième
au deuxième commandement, à réduire l'intuition divine à une simple
interdiction d'idolâtrie. Ce ne serait pas toute représentation, mais
celles
ayant valeur d'idôle qui seraient condamnées. Cela est peut-être un peu
court
car cela gomme ce qui peut s'entendre de la formulation divine, à
savoir que
toute représentation pourrait contenir potentiellement ce quelque chose
qui
tiendrait du "divin" et qui pourrait la faire advenir comme idole, et
ce en dehors même d'une volonté idolâtre, en concurrence avec Lui, le
dieu
unique.
Ce qui nous a mis la puce à
l'oreille, c'est l'étude des
iconoclasmes byzantin et protestant d'abord,
A ces iconoclasmes, quelles vont être les
réponses des iconodoules?
Un premier argument, de St Jean Damascène, est que Dieu s'étant incarné
en
Jésus, part de la trinité qui s'est faite chair, Dieu a bien choisi de
se
montrer aux hommes. Il n'est donc pas illicite de le montrer tel que
lui-même a
choisi de le faire. Un second argument est en quelque sorte
linguistique. Il
n'y a pas lieu de penser que le croyant priant devant l'icône du Christ
confond
celle-ci avec le Christ lui-même, qu'il confond la représentation avec
ce
qu'elle représente. Lorsqu'on dit le mot cheval, aucun cheval ne sort
de notre
bouche, il n'y a pas lieu de croire que l'image du Christ est le Christ
lui-même. Un autre argument sera avancé, mais par l'église romaine
cette fois,
l'image, pour les foules illétrées, a une valeur didactique, tant sur
le plan
symbolique qu'émotionnel. Mais il n'empêche que les critiques
iconoclastes ne
seront pas sans conséquence sur la création des icônes,rétablies leurs fonctions, il en sera au
contraire tenu compte. Cette création, et c'est vrai jusqu'à nos jours,
est extrêmement
codifiée. Il ne s'agit pas d'un acte artistique, mais d'un acte
liturgique, en
conséquence l'auteur doit être dans un certain degré de pureté, de
sainteté, de
croyance en Dieu, et ne peut que vouloir conserver l'anonymat. Ensuite
ne sont
représentés que ceux par qui ou au travers de qui Dieu s'est rendu
visible. Il
n'est pas question de représenter l'invisible. Principalement donc le
Christ ou
la Vierge. Représentés majoritairement en buste, le regard du croyant
qui les
contemple ne peut les saisir dans leur entièreté qui est au delà du
visible. Il
ne peut saisir non plus ce qui serait au delà d'eux-mêmes, Dieu
lui-même. D'où
l'absence d'horizon et d'arrière plan qui pourrait suggérer cet au
delà. Une
couleur uniforme sert habituellement de fond, or ou azur. Plus encore,
marque
d'humilité, ce n'est pas le croyant qui regarde le divin que représente
l'icône, mais bien le divin qui dirige son regard sur le croyant. La
plupart du
temps, la perspective est inversée: le point de fuite ne se trouve pas
au
dedans de l'icône sur un horizon qui n'existe pas, mais devant
celle-ci, à la
pace du croyant, qui est ainsi le lieu que vise le divin. D'où le
modelé
particulier des visages des Vierges et des Christs Pantocrators aux nez
fins et
allongés, la perspective étant axiale comme dans l'antiquité.
Ce qui précède, les condamnations
iconoclastes qui, dans
certaines religions ou certains mouvements religieux, peut toucher
toute image,
aujourd'hui: photos de famille, films, images télévisées, et pas
seulement
tableaux ou statues comme hier selon le second commandement, et les
réponses iconodoules,
La transcendance, dans sa
version laïque, c'est à dire
philosophique, est le caractère de ce qui se situe au delà d'un domaine
de
référence, et le plus souvent d'une autre nature et supérieure. Alors y
a t-il
dans toute représentation la possibilité d'une ouverture sur une
transcendance,
générale, autre que religieuse et concurrentielle à celle-ci? C'est ce
que je
me propose d'avancer comme hypothèse.
Tout d'abord par rapport à
la réalité, conçue comme
l'ensemble des phénomènes dans lesquels par le fait d'être incarné,
d'avoir un
corps, je suis situé, les représentations se spécifient d'y faire une
découpe,
d'être cadrées, d'avoir un cadre. Que ce soit la petite baguette de
bois doré
délimitant les bords du tableau, les rebords de l'écran de cinéma,
l'enclos de
la scène de spectacle, toute représentation artistique se constitue
d'un cadre,
le mot n'est pas trop fort, nous le verrons. Imaginons un instant que
nous
soyons dans une de ces villes très froides du grand nord, nous sommes
entrés
dans un musée qui en est un élément, et sur un mur qui est partie de ce
musée,
nous contemplons dans la découpe de son cadre doré un tableau
orientaliste
représentant un désert écrasé de soleil. Ou, imaginons-nous, dans une
grande
métropole bruyante et polluée, dans son prolongement un musée, où Monet
ou
Renoir nous proposent dans la découpe du cadre de leurs tableaux des
paysages bucoliques
à l'atmosphère si limpide. Ce que cela exemplifie, c'est qu'à
l'intérieur du
cadre se présentifie quelque chose, une représentation d'une autre
réalité, au
delà que celle dans laquelle, par mon existence corporelle, je suis
inscrit,
qui est ce qui est hors du cadre. C'est aussi la démonstration de
Duchamp. A
prendre un objet plus qu'ordinaire, trivial, un urinoir, à l'extraire
de la réalité
quotidienne, et à le placer dans un cadre artistique, une salle de
musée, au
départ une salle de galerie d'art, avec les projecteurs idoines, et
l'étiquette
allant avec, on en transforme la nature, on lui donne une réalité
autre. De
trivial, il devient oeuvre d'art contestataire. Une même démonstration.
Un
musée d'art moderne près de chez moi a dans son fond permanent une
oeuvre à qui
une salle dûment éclairée est consacrée. Il s'agit d'un tas de caillou.
L'installation y est volontairement quelconque. Ce même tas au bord
d'une route
serait un oubli de la voirie. Au milieu d'un chemin, un obstacle
embarrassant.
Mais, d'être ainsi spécifié par le cadre, le découpant de la réalité à
laquelle
j'appartiens, il en prend une autre valeur, autre que celle qu'il
aurait dans
cette réalité. Ce qui se montre ainsi, premier indice de l'intuition
divine,
c'est que dans toute représentation, par le cadre qu'elle découpe dans
la
réalité à laquelle j'appartiens, se produit la possibilité d'un au
delà, la
possibilité d'une autre réalité, un au delà de ma réalité. Premier
indice d'une
transcendance. Un exemple :n'est-ce pas cela qui fait qu'on continue de
parler
de réalité virtuelle à propos d'internet?
Un autre indice d'une
transcendance possible. Autour de la
perspective dite classique, celle qui s'invente à la Renaissance avec
Alberti et
Brunischelli. A différencier avec les précédentes axiales et
symboliques. Cette
perspective tente de reproduire le plus fidèlement possible la vision
de la
réalité d'un sujet telle qu'il la regarde, et telle qu'elle viendrait à
s'inscrire dans la fenêtre que constituerait le cadre du tableau où
elle est
reproduite. Cette représentation serait égale à l'image perçue de cette
même
réalité dans le cadre d'un miroir. Pour ce faire la troisième dimension
y est
construite à partir d'une pyramide dessinée dont la base est la surface
du
tableau et la pointe, appelée point de fuite, est située sur une ligne
d'horizon située théoriquement plus ou moins à l'infini. Suivant cette
construction les objets, personnages, etc,
Un troisième point concerne le contenu du
tableau, cette
part d'au delà que présentifie le cadre dans ce qui y est représenté.
L'hypothèse qu'on fera à ce propos, même si la démonstration en sera un
peu
rapide et caricaturale, est qu'une part d'idéal s'y manifeste toujours
comme un
au delà supérieur à notre réalité. Si la démonstration pourrait en être
facile
pour toutes les peintures allégoriques, religieuses ou historiques, il
n'empêche qu'elle s'applique aussi bien pour les peintures flamandes
évoquant
les scènes de la vie quotidienne, sans doute obligées par l'iconoclasme
protestant, qu'à celles abstraites d'aujourd'hui où elle s'applique
dans le choix
et l'équilibre des formes et des couleurs, et le jeu de la matière.
Zeuxis, l'illustre.
Mais allons plus loin. Kant
définit la transcendance, laïque
ou religieuse, comme ce qui est au delà de l'entendement, lui-même
défini comme
la faculté active de créer des concepts grâce aux quels sont saisis et
organisés les données de l'intuition sensible et en permettant la
synthèse
unifiante, nous ne sommes pas dans plusieurs réalités. La chose en soi,
d'être
au delà des concepts, n'est pas saisissable par l'entendement. Elle est
hors
entendement, hors concept. "Chose en soi", "au delà des
concepts", si ceux-ci ont bien à voir avec les signifiants et le
symbolique, nous approchons, de cette catégorie proposée par Lacan, du
Réel,
qu'on a pu définir comme ce qui est mis hors champ de la réalité par
l'émergence du symbolique chez un sujet. Cette réalité, pour reprendre
les
termes kantiens, qui est cette unification de notre intuition sensible
que nous
permet notre entendement grâce aux concepts. Le Réel y serait
l'ailleurs,
l'étranger, l'impossible à dire, à écrire.
Essayons de déployer cela. Tout d'abord avec Kant lui-même,
à propos du jugement
esthétique, dans la "Faculté de juger", il énonce quatre
propositions:
- 1. Le beau est l'objet d'une satisfaction dégagée de tout intérêt.
(désintéressée).
- 2. Est beau ce qui plait universellement sans concept.
- 3. La beauté est la forme de la finalité d'un objet en tant qu'elle
est
perçue dans cet objet sans représentation d'une fin.
- 4. Est beau ce qui reconnu sans concept comme l'objet d'une
satisfaction
nécessaire.
Les propositions 3 et 4 viennent compléter et préciser certains aspects
des
deux premières. Concernant la proposition 1, suivant Kant on dira
qu'est beau
un objet qui n'a pas en soi de finalité, à la différence d'un objet de
"design" qui lui, même s'il prétend à la beauté n'est pas proprement
beau, ayant une finalité. Il est à noter que spontanément, et notre
culture en
général fait de même, nous distinguons les deux domaines: art et
design. Même
si les maisons de ventes aux enchères ou galeries viennent brouiller
les
choses. Nous faisons la distinction entre un beau fauteuil, un beau
mixer, et
un beau tableau. De même l'émotion que nous ressentons à la vue d'une
oeuvre
belle n'a pas de finalité volontaire. Même si nous allons voir une
exposition
pour nous cultiver, au moment où nous éprouverons cette émotion de la
beauté
devant telle ou telle oeuvre, nous serons sans doute incapables de dire
à quoi
peut bien nous servir de ressentir cette émotion, quelle utilité
pratique cela peut
avoir pour nous. Ce qui différencie la beauté, du plaisir ou de
l'agréable qui
procurent des émotions positives mais en tant qu'ils sont le résultat
d'une
satisfaction d'un désir, ou d'une utilité, d'un besoin. La proposition
3 vient
redire tout cela à partir de la finalité de l'objet beau, dont la
beauté est la
finalité, le peintre veut faire un objet beau, quelque soit sa
conception de la
beauté, y compris l'anti-beauté, sans autre utilité.. Concernant la
proposition
2, peut-être la plus célèbre, ce que Kant énonce là est un constat
assez
simple: face à quelque chose que je trouve beau, beauté naturelle ou
artistique, l'émotion que j'éprouve, dans la spontanéité de ce que je
ressens,
n'est pas, par moi, vécue comme uniquement personnelle. Ce que je
trouve en cet
instant beau, spontanément je ressens que tout le monde à ma place le
trouverait beau: c'est beau. Le "c'est" ici a valeur universelle. que
ce soit à l'instant du coucher du soleil, ou face à un tableau qui
m'émeut, ce
que j'en ressens me met devant l'absolu de la beauté qui, comme tel, ne
peut
pas être singulier, particulier. Si cela me touche, c'est bien parce
que
quelque chose ici atteint cette valeur universelle.Et s'il ajoute "sans concept",
c'est parce cela ne repose sur aucun raisonnement, aucune justification
rationnelle.En tout cas, nul besoin
qu'il y en ait. L'universalité ici n'est pas celle de la logique, qui
repose
sur la pensée catégorielle et donc la dimension symbolique. Chacun en
ce domaine
est persuadé d'avoir raison, puisque l'éprouvé de son goût, à savoir
son
émotion face à la beauté est vécue comme universelle, c'est à dire
devant
valoir pour tous et donc vraie. La proposition 4 vient redonner
précision:
l'objet beau est reconnu comme tel sans concept, de façon nécessaire,
c'est à
dire indiscutable, pour un chacun, autrement dit non soumis à la
relativité
argumentaire d'un discours. Il est bien en dehors de l'entendement et
nous
sommes bien dans un au delà de celui-ci. Et hors concept, de ce qui ne
peut se
dire.
Un deuxième abord serait
celui de Heidegger dans son
commentaire des godillots de Van Gogh, comme dans celui du lièvre de
Dürer. Des
premiers, les plis et la fatigue du cuir, l'usure des semelles,
l'avachissement
de la forme nous content le labeur, la fatigue, les trajets, les
chemins d'une
humanité paysanne combien difficile et souffrante. Ils sont, dans leur
représentation, uniques, et presqu'opaques à toute conceptualisation,
ce sont
ces godillots là dans la massivité de leur être, et pourtant ils
atteignent à l'universelS'opposant à Platon, il considérait que la
mimésis, la représentation, en tant que forme, loin d'être un leurre
masquant
les Idées, les Essences, en étaient au contraire révélatrices. Ces
essences
sont au delà de la représentation elle-même qui pourtant les fait
apparaître
mais aussi au delà des concepts, c'est ce que montre Heidegger.
L'essence du
lièvre, le lièvre en soi, est plus que la somme de ses parties, celles
par
exemple dont se sert la science zoologique pour le décrire, quadrupède,
mammifère,
etc.. Elle est au delà de cette somme quelque soit le nombre de parties
additionnées.
Un troisième abord est
celui de la perspective. La
perspective classique. On peut s'en étonner. Voilà un domaine qui a été
largement théorisé, et même mathématisé, qu'on se souvienne de Lacan
louant
Desargues d'avoir inventé la géométrie projective, qui est la
théorisation
mathématique, trois siècles après, de la projection des objets en trois
dimensions sur la surface plane de la toile telle que la réalise le
peintre. Le
trompe l'oeil en est par exemple l'illustration amusante, quoique pas
vraiment,
puisque le peintre sachant que l'illusion qu'il créée ne sera efficace
qu'un
moment, il choisit de montrer qu'au delà d'elle, au delà de nos sens
qui nous
ont trompé à contempler ce trompe l'oeil, son oeuvre, il y a la mort.
D'où le
nombre de crânes, d'os, de mouches, dans ces tableaux qu'on nomme
vanités. Là
encore Lacan y a trouvé plaisir. Mais, il y a dès la Renaissance,
quelqu'un qui
vient dire aux peintres, et à Lacan comme à Desargues, qui lui a fait
son
travail de réduction scientifique, que cette perspective géométrique,
c'est un
peu court, que ce n'est pas seulement ça la perspective. Qu'en même
temps que
la perspective géométrique, il est une autre perspective, celle-ci
atmosphérique. Il s'agit de Léonard de Vinci, lui-même. Dans son traité
du
paysage, entre autres, il note qu'au fur et à mesure de leur
éloignement les
couleurs, les tons et la lumière varient. Les verts des feuillages par
exemple
bleuissent, la lumière est moins nette, etc.. Au plus lointain même
cette
lumière se difractant pourra prendre une apparence de brume, ce qu'il
nomme le
"sfumato". Il le note, le décrit, mais ne le théorise pas. Comment le
pourrait-il d'ailleurs? Si la plupart des peintres utilisent
intuitivement
cette perspective, qu'on pense à l'exemple criant des impressionnistes,
lui,
Léonard donc la décrit, et s'en sert consciemment. Songeons à ce
tableau, le
plus célèbre du monde. Au premier plan, une jeune femme, cadrée en
buste,
cadrage de la proximité par excellence. Elle a un regard et un sourire
doux et
bon, bien qu'on puisse peut-être y percevoir un peu d'ironie. Mais
peut-être
est-ce induit par la centaine de touristes chinois, après avoir été
japonais,
qui s'agitent en permanence devant elle pour la prendre en photo? Elle
est donc
dans cette proximité, du coup quasi familiarité, elle n'est pas
éloignée de
nous. Y fait-on attention? Elle se détache sur le fond d'un
arrière-plan, où
tout l'art de Léonard de la perspective atmosphérique s'est déployé.
Les tons,
la lumière brumeuse, au lointain, développent un espace immense entre
ces
collines à l'horizon et cette jeune femme. Si elle se dresse ainsi
devant une
telle immensité, est-elle aussi familière qu'un premier regard le
laissait
croire? N'aurions pas plutôt affaire à une reine, une madone, une femme
d'un
ordre supérieur? Pourtant à la regarder à nouveau, elle est bien là
toute
proche. Entre les deux, un indécidable, un inconceptualisable, au delà
même de
la représentation, familière ou supérieure, rien ne permettant de
penser un
jugement en faveur de l'une ou l'autre hypothèse. Ne serait-ce pas le
motif de
l'ironie qui effleure dans son sourire, et qui nous serait donc
adressée, à
nous les spectateurs pris dans l'impensable de ce qu'elle est,
familière ou
royale, voire divine? Et l'origine de ce mystère qu'on attribue à ce
tableau
depuis des siècles dans les hypothèses les plus folles, les dernières
frôlant
le ridicule d'un transgenre, dans le refus d'accepter qu'il y ait là un
impensable, un au delà du conceptualisable.
Quatrième et dernier abord,
l'art comme langage hors signifiant
et hors pensée. Nelson Goodman, est un philosophe américain de ce
courant qu'on
nomme analytique, et dont les premiers représentants furent Russel,
Wittgenstein ou Frege, de ce qu'il procède à l'examen des problèmes
philosophiques en leur appliquant la réduction propre à la démarche
scientifique, à savoir la décomposition des éléments complexes en
unités
simples. Dans son ouvrage, célèbre, "Langages de l'art", il tente de
déterminer qu'elles seraient les caractéristiques langagières, selon le
modèle
linguistique, des langages artistiques. Pour le résumer très
grossièrement, il
en arrive à la conclusion que le langage pictural est non notationnel,
et
syntaxiquement et sémantiquement dense. Non notationnel, c'est à dire,
qu'à la
différence d'une partition musicale, qu'on pense aux notes, chacun de
ses
éléments ne renvoie pas à un élément précis et unique. On peut penser
aussi aux
systèmes digitaux. Le langage naturel est lui partiellement notationnel
On peut tenter d'illustrer cela. Kandinsky,
dans son ouvrage
" Du spirituel dans l'art", attribuant une valeur affective aux
diverses couleurs, jaune, chaud, centrifuge, bleu, froid, centripète,
etc, et
aux diverses formes, triangle aigu, agressivité, cercle, sérénité, et
autres, et
décrit une sorte de vocabulaire émotionnel conformément à l'idée de
Goodman.
D'autres artistes ou auteurs l'ont fait.
Un vocabulaire s'adressant, hors signifiant, dans l'indicible, dans
l'immédiateté de l'éprouvé du sujet, à sa connaissance émotionnelle.
Mais il y
a plus. Qu'on songe aux tableaux abstraits de Kandinsky lui-même, ces
oeuvres,
dans l'assemblage original qu'elles réalisent de ces éléments de
vocabulaire,
sont à chaque fois bien plus que leur simple sommation. Au delà même du
vocabulaire émotionnel, hors tout signifiant, il y a encore un reste.
Ce reste
en quelque sorte hors champ, hors de la somme des parties: couleurs,
formes,
matières, ce reste inconceptualisable, est-il l'écho, le rappel de ce
qui
échappe au symbolique, cet impossible à dire, le Réel?
Pour finir.
Dieu avait donc raison, l'art est bien ce
qui de contenir
cette possibilité de transcendance, et même de Réel, peut venir à lui
faire
concurrence.
J'espère simplement que le petit trajet que
je vous ai
proposé vous permettra, devant toute représentation, depuis la plus
triviale
jusqu'à la plus grandiose, dans la fenêtre qu'elle vous offre d'une
autre
réalité que celle où votre corps vous situe, de vous demander à son
propos à
quel au delà elle vous convie, voire elle vous convoque? Au delà de
votre
réalité, mais aussi bien de celle, quelle qu'elle soit, réaliste,
abstraite,
conceptuelle, ou autre, qui s'y montre, serait l'indice d'un Réel qui
viendrait
à y bruire.