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Picasso à Céret

Yves Duchateau, Journées de Céret : l’artiste et son acte.  1er et 2 novembre 2018
Enthousiasmes et déconvenues

Céret doit la venue de Picasso à Céret à la présence dans la cité, depuis l’hiver 1909, de ses amis parisiens, le compositeur languedocien Déodat de Séverac, le jeune artiste américain, fils d’un riche porcelainier de Limoges, Frank Burty Haviland et surtout Manolo Hugué son vieil ami Barcelonais auquel Pablo était lié depuis l’adolescence. C’est Manolo, venu rejoindre son jeune ami dans la capitale en1901, qui fera connaître Picasso à Déodat de Séverac que le poète Léon Paul Fargue lui avait présenté en1902. Et Séverac fera connaître au Barcelonais, le jeune américain Haviland.
Comme Manolo, Séverac était las de Paris et il lui était par ailleurs indispensable de trouver un refuge pour s’atteler à la création de la tragédie lyrique qui lui avait été commandée pour les fêtes d’été aux arènes de Béziers, à la fin août 1910. Le pays de Maillol aurait bien pu leur convenir, mais la violente tramontane de décembre sera le signe du destin : paisiblement blottie dans son cirque de montagne la petite capitale du Vallespir sera le refuge idéal. (1)
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Dès l’installation à Céret, on trouve la vie si agréable dans la sérénité d’unimg3 environnement naturel plein de poésie que Manolo (2) et Totote sa compagne (Jeanne de Rochette) n’auront de cesse d’inviter l’ami Pablo à venir à Céret. Il leur faudra attendre deux années, deux ans qui leur permettront d’être complètement adaptés et adoptés par la population et aussi d’être célébrés en particulier grâce aux créations de Déodat de Séverac. (3 )



Séverac était particulièrement heureux de vivre avec sa compagne Henriette, ce qui lui était impossible dans sa famille de Saint-Félix-de-Lauragais. Henriette Tardieu était une jeune modiste, fille de coiffeur de Castelnaudary. Mésalliance impossible avec le baron de Séverac, de très ancienne noblesse. Et il composera à Céret dans le bonheur.
Le triomphe d’Héliogabale (4) tragédie lyrique créée à Béziers le 21 août 1910 devant 15000 spectateurs lui assurera à Céret une considération considérable, d’autant qu’il avait fait entrer (5 ) - pour la première fois dans un orchestre symphonique – les instruments catalans qui resteront l’une de ses passions musicales, le tible et la tenora. Et l’année suivante, la création de la cantate El cant del Vallespir (6) sur un texte du poète cérétan Jean Amade en fera le plus connu des Cérétans. Pour ces fêtes musicales qu’il présidait, fêtes célébrant la catalanité, Séverac avait réussi à réunir et former 220 choristes (150 hommes et 70 femmes), accompagnés par les 80 exécutants de l’Harmonie du Vallespir dont on fêtait le vingt cinquième anniversaire. C’était le 2 juillet.
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On imagine bien que cette manifestation si réussie donna aux Cérétans une image tout à fait favorable des Montmartrois, amis de l’étonnant compositeur. Ils faisaient à coup sûr partie de la population. Manolo se sentait tout à fait heureux dans une cité chaleureuse où tout lui rappelait Barcelone. Le terrain était tout préparé pour l’ami Pablo Picasso qui annonçait son arrivée le 8 juillet.











Les séjours de Picasso à Céret

Juillet /Août 1911

img7Pablo Picasso quitte Paris bien plus tôt que les étés précédents et il part seul, sans sa compagne Fernande (7) avec laquelle il vit depuis 1904. Il connaît maintenant une certaine aisance et la belle Fernande s’embourgeoise depuis que le couple vit dans un spacieux appartement du boulevard de Clichy.(8) Alors son amour de jeunesse commence à lui peser, la femme de chambre qu’elle a voulue le gêne avec son tablier blanc, et le mobilier bourgeois qui l’environne l’excède. Alors il est pressé de retrouver ses vieux amis du temps du Bateau-Lavoir, (9 10) atelier des jours de misère qu’il a conservé et dont il a encore la nostalgie.
L’arrivée de Pablo sur le boulevard (la passejada),( 11) devant le Grand Café, ne passera pas inaperçue. Veste bleue ouverte sur la chemise blanche serrée aux hanches d’une ceinture de flanelle, l’œil en grain de cassis se portant sur tout et sur tous avec un grand bonheur, suivi de Manolo, Totote et Haviland, Picasso se jette dans les bras de Séverac qui le fait pénétrer dans l’établissement et le présente aux autorités de la sous-préfecture.





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img13Certes le peintre n’a pas encore la renommée extraordinaire qui sera
 bientôt la sienne. Mais on parle beaucoup de lui dans la presse spécialisée, il est connu par des critiques violentes ou ironiques le plus souvent sur l’évolution de son travail. Depuis 1908, il peint des paysages où la géométrisation s’affirme, la perspective est supprimée ainsi que le superflu pour mettre en valeur les éléments frappants. Même démarche pour une baigneuse qui montre simultanément la face antérieure et la face postérieure. C’est une évolution semblable qu’on retrouve dans le travail de Braque, style nouveau que l’influent critique d’art Louis Vauxelles qualifiera par ironie de cubisme péruvien. Dès ce moment s’esquisse le dialogue entre Braque et Picasso. Même très éloignés l’un de l’autre, les deux peintres réalisent des toiles aux similitudes frappantes : maisonnettes et arbres (12) et maisons à l’Estaque (13)
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Pour l’instant Picasso est seul à Céret. Il prend ses repas à l’hôtel du Canigou où logent Manolo, Totote et le couple Séverac, et il se met rapidement au travail chez Haviland (14) qui le loge dans la grande maison qu’il loue au pont du diable, la maison Alcouffe. Dès le 16 juillet, il écrit à D.H. Kahnweiler, son marchand : « Je travaille déjà j’ai une grande chambre chez Haviland où il fait assez frais. » Et plus tard : « Je me couche très tard, peut-être plus qu’à Paris et je travaille la nuit chez Manolo. Je fais des petits dessins à l’aquarelle, des petites natures mortes. »
En voici quelques exemples :(15) orchestre. Cobla sur son estrade
(16) Buste de cérétane inscription de la main de Picasso amics cantem la ceretana. De la mar fins al Canigó,ans se cofan a la catalana, es la perla del Rosselló.
(17) homme à la clarinette de lecture très aisée
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Les éléments du sujet sont stylisées à l’extrême, avec toujours une vague figuration. Il ébauche bien quelques huiles qui seront achevée plus tard à Paris ou tout simplement abandonnées, mais il attend impatiemment l’arrivée de Braque à qui il écrit le 25 juillet : « Dis-moi quand tu viens, et donne-moi des nouvelles de la peinture. » L’absence de Fernande lui pèse et il souhaite qu’elle fasse le voyage avec Braque qui le 27 juillet lui indique qu’il souhaite partir de Paris dans une quinzaine de jours.
img18 Pour accueillir Fernande et l’ami Georges (Braque), il fallait un logis. Déodat de Séverac sera d’un grand secours pour obtenir ce qu’il y avait de mieux à Céret. Son ami, le docteur Jacques Delcros, est propriétaire d’une vaste demeure dans un parc de 2 hectares (18).Picasso va ainsi louer le premier étage de cette maison de maître, chambre et atelier pour lui (« 3 ou4 vastes pièces dont une lui servait d’atelier », note Fernande dans ses Mémoires) « et un atelier pour Georges », et vue donnant sur un magnifique parc qui semble s’étendre jusqu’à la montagne. De l’autre versant, c’est l’Espagne et Barcelone si proche.
Très vite les deux amis se mettent au travail et poursuivent l’exploration de nouvelles voies dans le langage cubiste de plus en plus difficile à déchiffrer. Ils atteignent à Céret la forme la plus abstraite du cubisme dit analytique qui pouvait conduire parfois à des interprétations amusantes. Ainsi va de L’Accordéoniste(.(19)) que le premier acquéreur, un Américain, prenait plaisir à contempler, convaincu que c’était un paysage. Si l’on parvient à discerner les quelques éléments figuratifs lisibles, on a la possibilité de comprendre les intentions de l’artiste

img19 Ainsi discerne – t- on au centre du tableau les plis du soufflet de l’instrument et, sur les extérieurs, les bras du fauteuil dans lequel est assis l’instrumentiste dont la représentation s’insère dans la structure en forme d’obélisque. (20) Cette toile a été achevée au début du séjour de Braque qui répondra à Picasso par une composition presque symétrique avec L’Homme à la guitare .
Le parallélisme est évident. Pour souligner cette identité de vue, et de démarche Braque dira (21) « Nous étions guidés par une idée commune …C’était un peu la cordée en montagne »


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Ce sera une période d’intense travail (22) que Pablo souhaite très longue et il demande à Kahnweiler de lui envoyer 1000 francs « pour rester ici le temps que je veux rester ici pour faire ce que je veux faire…Braque a déjà des tas de sujets en tête. »(23) Pablo est profondément heureux de travailler dans l’atmosphère et l’esprit qu’il aime. En 15 jours les œuvres s’accumulent, huiles sur toiles et nombre de dessins. Et après de longues séances de travail, qu’il était bon de déambuler sous les ombrages de ce parc magnifique, de se prélasser en échangeant sur les problèmes posés par les œuvres en cours d’exécution.







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Qu’il était bon… oui, car pour Pablo ces grands moments se sont achevés bien plus tôt qu’espéré. Le 4 septembre, il est à Paris où il retrouve Guillaume Apollinaire.(24)
Le 22 ou 23 août, la presse a publié une information qui fait sensation : On a volé la Joconde. On s’étonne à Céret comme ailleurs et on suit ce qui se publie au fil des jours sans que cela gêne le travail des deux peintres. Mais Pablo se trouble à la lecture du Paris- Journal du 30 août quand il lit le témoignage d’un jeune Belge qui révèle fièrement qu’il a réussi à démontrer qu’il était aisé de voler dans ce musée bien mal surveillé. Une première fois en 1907, il a dérobé deux sculptures ibériques qu’il a vendues à un peintre parisien. Et en mai 1911, il a subtilisé une tête ibérique.
Le peintre parisien, passionné d’art nègre comme d’art ibérique, c’est l’auteur des Demoiselles d’Avignon alors en pleine gestation, le voleur n’est autre que le secrétaire de Guillaume Apollinaire, Géry Pieret. Voici Picasso recéleur. Et l’affolement le gagne quand Guillaume Apollinaire lui apprend que Pieret a laissé rue Gros la statuette volée en 1911. Les deux artistes risquent l’expulsion s’ils sont impliqués et dans l’affolement ne voient qu’une solution : se débarrasser des trois statuettes. Alors, portant les statuettes dans une valise, ils tournent dans la nuit, hésitant puis finalement renonçant à jeter leur compromettant colis dans la Seine.
Finalement ils offrent un scoop sensationnel au Paris-Journal qui avait promis l’anonymat et une forte récompense à qui rapporterait la Joconde. Bien naifs, nos artistes, et au soir du 8 septembre, la police perquisitionne le domicile du poète, rue Gros et Apollinaire est incarcéré à la Santé, accusé de complicité de vol et suspecté d’appartenir à une bande internationale de trafic d’œuvres d’art.
Et Picasso doit comparaître deux jours plus tard dans le cabinet du juge d’instruction. Il est affolé de voir son ami arrivé, menotté entre deux gendarmes, dans un aspect pitoyable après deux jours de détention. Et alors qu’Apollinaire avait disculpé Pablo en disant qu’il ignorait la provenance des statuettes, Pablo lui ne sut dire que Apollinaire était un très grand poète qu’il connaissait, bien sûr, mais que de loin ! Le poète fondit en larmes devant ce qu’il faut bien appeler un reniement, imité par Pablo que le juge laissa aller.
Ainsi s’achève ce premier séjour à Céret, vécu dans le bonheur et l’enthousiasme créatif, achevé dans la douleur et l’humiliation. Braque restera jusqu’au 14 janvier 1912 et quittera Céret définitivement.

Mai/Juin 1912
L’été 1911 n’a pas vraiment renforcé le couple et la passion de Pablo pour Fernande décline visiblement. S’il revient fréquemment travailler dans son atelier du Bateau-Lavoir ce n’est pas seulement par nostalgie du passé. Dès janvier Gertrude Stein découvre Picasso travaillant à son tableau La table de l’architecte où il vient d’écrire « Ma Jolie ».
« Ma Jolie », c’est Marcelle Humbert, la compagne de Louis Marcus, peintre fauve attiré par le cubisme et qui se plaisait à la fréquentation de Picasso. Très vite Pablo fut attiré par la frêle Marcelle, l’absolu contraire de la puissante et léonine Fernande au point d’en tomber réellement amoureux et de multiplier sur les toiles à venir ses déclarations d’amour.
Fernande sentant Pablo lui échapper n’avait trouvé d’autre moyen pour attirer son attention que de multiplier les scènes, en vain. Alors elle pense à provoquer la jalousie de l’indifférent, quitte l’appartement avec ses bagages et part rejoindre Ubaldo Oppi, jeune artiste que le peintre futuriste Sévérini avait présenté à Picasso.
Fatale erreur ! Le jour même, le 18 mai, il écrit à Braque : « Fernande a foutu le camp avec un futuriste…et je m’en vais un peu en dehors de Paris… » Et il part sans indiquer sa destination. Le 20 mai il est à Céret. De la terrasse du Grand Café, il écrit à Kahnweiler pour l’informer de la situation et surtout de ne donner son adresse à personne. Et comme il est parti quasiment sans bagages, sans le moindre matériel, il lui donne ses instructions : rassembler le matériel de la rue Ravignan et du boulevard de Clichy et le lui envoyer : les pinceaux (les sales et les propres), les châssis, la palette de la rue Ravignan, les couleurs et « n’oubliez pas un flacon de siccatif et un paquet de fusain. » Et il demande enfin que lui soit envoyé le nécessaire complet de literie, draps, traversins, couvertures, oreillers « et mon linge et mon kimono jaune à fleurs. »

img25 Le voilà enfin, seul avec celle (25) qu’il aime à la passion et qu’il rebaptise, comme pour se l’approprier, Eva Gouël, elle qui tenait à ce qu’on l’appelle Marcelle Humbert sur la Butte. Il lui faudra du temps pour s’installer et se mettre véritablement au travail. Mais tout va bientôt mieux et le 7 juin, il écrit : « Ça va pas mal pour le moment…Mon atelier prend du caractère et j’ai de la place. » Et dans la solitude de son grand atelier, il poursuit ses recherches qui l’éloignent un peu de l’austérité du cubisme analytique. Braque lui manque, leurs

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promenades, leurs sentiments et il regrette, écrit-il à Braque, de ne pas pouvoir écrire sur nos discussions d’art. Il travaille beaucoup le dessin, (26) au fusain, à la mine de plomb, à l’encre, au crayon comme Déodat de Séverac au piano. Quelques très belles huiles aussi, dont Violon portant l’inscription Jolie Eva sur une partition.(27)
Mais une nouvelle fois le temps va lui être compté !

Alors qu’il vient de faire connaître sa satisfaction à Kahnweiler : « Ma peinture gagne en robustesse et en clarté » et qu’il lui annonce être prêt à lui envoyer deux ou trois choses, il conclut : « J’ai commencé d’autres que je continuerai là où j’irai. » Cette lettre du 19 juin annonce son départ et les raisons de cette décision soudaine : « J’ai su de bonne source que Fernande viendra ici avec les Pichot et c’est chose entendue, j’ai besoin d’un peu de tranquillité, j’ai même droit. »
Il veut surtout protéger Eva, c’est pour la mettre à l’abri qu’il quitte Céret bien à regret : « Je suis bien embêté de m’en aller d’ici où j’étais si bien dans ma grande maison où j’avais de la place et le pays me plaît. Enfin, je suis bien embêté »
Et le 20 juin : « Je vais partir d’ici demain matin pour Perpignan et de là je vous écrirai… mais ne dîtes à personne, à personne où je serai. »
Il avait eu le temps de se préparer à ce pénible moment, Braque l’ayant alerté d’une possible arrivée des Pichot avec Fernande pour s’assurer de la présence de Pablo à Céret. Dès le 12 juin, il avait écrit à Kahnweiler : « Je ne voudrais pas que mon grand amour pour Marcelle souffre en rien des histoires qu’ils pourraient me causer et je ne voudrais pas non plus qu’elle soit du tout embêtée. Elle est très gentille, je l’aime beaucoup et je l’écrirai sur mes tableaux… » Et il conclut : « Avec toutes ces complications, j’aurais besoin d’avoir ici pour un cas de départ forcé 1000 ou 2000 francs comme réserve. Je ne voudrais pour manque de quelques sous ne pouvoir partir. Si vous voyez Fernande, vous pouvez lui dire qu’elle n’a rien à attendre de moi et que je serais bien content de ne la revoir jamais. »
Le soir même de ce 20 juin, pour goûter une dernière fois aux charmes d’une soirée à Céret, Pablo et Eva s’étaient installés à la terrasse du Grand Café ; ils ne le savaient pas, mais les Pichot venaient d’arriver à Céret.
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Qu’était-ce donc que ce couple Pichot ?(28) Ramon Pichot et Germaine étaient des amis depuis l’arrivée en France de Pablo. Ramon surtout était un ami cher.(29) Il avait épousé en 1902 Germaine Gargallo, modèle d’une grande beauté, d’une grande liberté de mœurs également. Pablo avait peut-être grande attirance(030) (elle avait été son modèle), mais surtout une rancune mal cicatrisée depuis 1901: elle était responsable du suicide de son très cher ami et mécène Casagemas. Néanmoins les deux couples étaient très liés et Pablo avait préféré passer l’été 1910 chez les Pichot à Cadaquès plutôt que de répondre à l’invitation de Manolo. Germaine et Fernande étaient très amies.
Ce soir du 20 juin, Déodat de Séverac et Henriette, accoudés à leur fenêtre, voient arriver les Pichot qui les invitent à finir la soirée à la terrasse du Grand Café. Henriette fatiguée décline l’invitation ; Séverac, heureux de passer un moment avec des amis, les accompagne allègrement. Ce qui va suivre lui fera perdre le sourire.
Surpris et irrité d’être contraint à la confrontation qu’il avait cru pouvoir éviter, Picasso accueille très froidement les arrivants. Les jérémiades de Germaine le blessent profondément et quand, pour plaider la cause de Fernande, elle s’en prend à Marcelle, cette chétive ensorceleuse qui s’est emparée du naïf Pablo, Picasso éclate. Les griefs anciens longtemps enfouis renaissent et il l’accuse férocement de la mort de son cher Casagemas dont elle avait fait son jouet. Et Germaine, ulcérée, gifle son interlocuteur au moment où il quitte la terrasse protégeant Eva en pleurs.
Un séjour une nouvelle fois écourté, mais qui ne freinera nullement Picasso dans ses recherches et son travail. Le couple s’installe à Sorgues où le rejoindra Braque. Pablo est libéré définitivement de Fernande et la jolie Eva est définitivement entrée dans la vie de l’ardent Pablo jusqu’à la mort qui l’enlèvera prématurément en décembre 1915.


Mars/Juin 1913

A leur retour de Paris, Pablo est Eva s’installent à Montparnasse. Eva à ses côtés, loin de Montmartre et de Fernande, Picasso poursuit l’approfondissement des procédés et moyens nouveaux découverts avec Braque : papier, carton, toile, crayon, fusain, eau, sable et la sculpture en papier ou en carton. Mais il a gardé Céret au cœur, Céret et la grande et belle propriété du docteur Delcros.
Le 11 mars au train du soir, Eva et Pablo font halte chez Manolo pour le dîner dont Picasso apprécie de plus en plus le travail et le soir même, ils retrouvent avec bonheur l’appartement qu’ils avaient quitté dans la précipitation.
C’est avec Guillaume Apollinaire d’abord qu’il correspond. Les plaies de 1911(cf vol de la Joconde) ont cicatrisé et le poète fait paraître son essai sur le cubisme Méditations esthétiques, les Peintres Cubistes que Picasso reçoit à Céret. Kahnweiler, par ailleurs assez critique avec l’ouvrage du poète, fait connaître à Pablo les critiques des opposants systématiques, ce qui n’a rien d’étonnant et qui afflige cependant le peintre qui écrit le 11 avril : « Vous me donnez de bien tristes nouvelles des discussions sur la peinture. Moi, j’ai reçu le livre d’Apollinaire sur le cubisme. Je suis bien désolé de tous ces potins. ». De son cher Guillaume, il recevra en mai Alcools et il répond très vite : « Tu sais comme je t’aime et tu sais la joie que j’ai en lisant tes vers, je suis bien heureux. Moi je travaille. Je t’envoie dans cette lettre une petite guitare que j’ai faite pour toi. »

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Cette petite guitare peut bien être un papier collé car ce printemps cérétan est une période de créativité intense avec une série impressionnante d’œuvres utilisant le papier collé sous toutes ses formes, série qui marque l’apogée de l’utilisation de cette technique. Ainsi ces Paysages de Céret (031) très différents mais utilisant l’un et l’autre du papier peint, du papier de couleur collé ou épinglé, avec graphisme au fusain ou à la craie ou au pastel. Le premier est composé d’éléments enchevêtrés pas toujours identifiables. (032)L’autre très lisible qui fait penser à un décor de théâtre est la représentation sur le boulevard Saint-Roch du bureau de tabac, de la gendarmerie et des platanes.

img33Il y a aussi un grand nombre de guitares, tout ou partie de papier ou de papier peint collé comme cette guitare (033).Et quelques grandes Huiles comme cet Homme à la guitare. (034)
Picasso travaille avec passion, il a la douce Eva à ses côtés et la lecture d’Apollinaire, mais les discussions avec Braque lui manquent. Il déplore, en lui souhaitant la Saint-Georges, que le téléphone ne parvenant pas encore à Céret, il ne puisse avoir avec lui une bonne causerie artistique.
Les fêtes de Pâques donnent l’occasion à Totote et Manolo de régaler leurs amis. Frank Haviland, bien sûr, est de la partie ; mais il n’est pas seul, il est éperdument amoureux(35) de la brune Joséphine qu’il voulait sans tarder présenter à Eva et Pablo.img35
Eva trouve en Joséphine une amie précieuse. Il y a Totote aussi qui accompagne souvent les deux jeunes femmes dans leurs longues promenades champêtres. Mais jamais Eva n’est aussi heureuse qu’en compagnie de la jeune cérétane, si naturelle, si différente dans sa candeur de toutes ses amies parisiennes. Elle est pleinement heureuse dans ce Céret dont Joséphine lui fait découvrir les charmes secrets pendant l’absence de Pablo.

Tout va changer à son retour d’un court séjour chez ses parents à Barcelone. Il est revenu bien taciturne et écrit à Braque : « Ne t’étonne pas si je n’écris pas plus souvent, mais je suis très préoccupé avec la maladie de mon père. Il ne va pas très bien. » Eva espace ses promenades et l’entoure de son affection, mais elle ne peut combler l’angoisse et le sentiment de solitude qui l’accable. Pablo travaille mais l’inspiration semble faire défaut.
La solitude de l’ami Max Jacob à Paris lui donne l’occasion de faire plaisir à celui qui l’a constamment assisté, admiré et soutenu. Il écrit à Kahnweiler le 11 avril : « Max doit venir à Céret, voulez-vous être assez aimable pour lui donner l’argent du voyage et de l’argent de poche pour ses frais ? Vous mettrez ça sur mon ardoise. »

img36 Pendant plus de deux mois, Max Jacob (036) va résider à la maison Delcros et vivre avec Pablo la plus longue période d’intimité que les deux hommes aient connue depuis les mois de misère du boulevard Voltaire, dix ans auparavant ; une intimité qu’ils ne connaîtront plus jamais.
Je ne dirai pas toutes les facéties de ces deux joyeux compagnons, assistés parfois du facétieux Manolo si ce n’est cet extrait de la première que le poète envoie à son éditeur, Kahnweiler. Il a redonné à Picasso le sourire et le goût du déguisement : « M. Picasso s’est déguisé en Tyrolien du Moulin Rouge avec le petit feutre vert d’Eva en retroussant le bas de son pantalon de velours et avec mille accessoires très spirituellement accommodés. »
Mais ces facéties ne sont que brefs moments de détente dans une vie de travail qui n’a rien de déréglée. Et le séjour de Max Jacob en donne un témoignage précieux. Dans sa « cellule » de la maison Delcros, « J’ai une table et une chambre royale » confie – t – il à Apollinaire, il commence l’écriture du dernier des romans de la série des Matorel Le siège de Jérusalem qui sera illustré par trois eaux-fortes de Picasso. Malgré les fortes pluies de cette fin avril 1913, Max aime la vie paisible qu’il mène à Céret, loin des folles soirées et des tentations parisiennes et il en donne le déroulement à Kahnweiler :
« Lever pour moi à six heures ! Quelque poème en prose pour me mettre en train. A huit heures, M. Picasso en robe bleu foncé ou en simple coutil vient m’apporter le phospho-cacao accompagné d’un lourd et tendre croissant ; il jette un coup d’œil trop indulgent sur mes travaux et se retire discrètement. Après son départ, lecture… Le déjeuner nous réunit tous les trois et nous faisons nos efforts pour l’agrémenter par une conversation générale. Après déjeuner, cigarette, plaisanteries. A deux heures, travail en cellules séparées. Vers six heures, excursion chez les Manolo… A sept heures cuisine puis dîner : les repas sont succulents, l’alimentation du pays est à base d’artichauts, de salades, régime qui convient à mes goûts et à ma santé ? Après dîner promenade quand le temps le permet puis coucher. »
Cette vie saine et réglée apaise le poète. Il se plonge dans la lecture des œuvres religieuses découvertes au grenier, bercé par la pluie battante pendant que Picasso travaille, Eva lisant, Frika (la chienne qui accompagne Pablo dans tous ses voyages) accroupie à ses pieds. Ce calme de l’âme du corps, il la doit à ses hôtes sur lesquels il porte un regard chargé d’affection : « On ne connaît ses amis qu’après avoir vécu chez eux. J’apprends tous les jours à admirer la grandeur du caractère de M. Picasso, la véritable originalité de ses goûts, et sa modestie vraiment chrétienne. Eva est d’un dévouement admirable dans ses humbles travaux ménagers. Elle aime rire et rit facilement ; son caractère est égal et elle porte son attention à satisfaire un hôte assez sale naturellement et flegmatique quand il n’est pas ridiculement fou ou imbécile. »
Il parle aussi de son travail de poète mais aussi de peinture. S’il est satisfait de la poésie, il est vraiment déçu de ce qu’il appelle « ses essais cubistes » qui ne semblent pas vraiment satisfaire Picasso.
Cette vie sereine et laborieuse va bientôt être troublée par le deuil et la maladie. Les pluies de printemps ont raison de la santé de la fragile Eva qui ne résiste pas à l’humidité pénétrante. Une forte angine la cloue au lit alors même que Pablo doit gagner d’urgence Barcelone où son père se meurt. José Ruiz Blasco s’éteint le 3 mai. Serrant dans ses bras sa mère éplorée, la seule à ne pas l’avoir découragé à partir à Paris, Pablo se reproche amèrement de n’avoir jamais tenté de se faire comprendre de ce père qu’il avait cruellement déçu. Il est si profondément affligé qu’il lui est impossible de reprendre le travail et il se mure dans le silence. Avec les beaux jours revenus, un voyage à Figuères et Gerona pour redonner le sourire mais dont Picasso revient très malade et doit quitter Céret d’urgence pour Paris , le 20 juin.
Troisième départ dans la précipitation.
C’est très certainement une grave intoxication alimentaire qui cloue Picasso au lit et la presse parisienne s’en alerte. Il faudra attendre le 22 juillet pour apprendre une amélioration : « Picasso est entré en convalescence et a pu recevoir quelques intimes. » Picasso supporte sans doute très mal d’avoir eu à nouveau l’obligation de quitter d’urgence Céret puisque Eva annonce : « Nous partirons probablement vers le milieu du mois d’août à Céret, puis nous irons à Barcelone si toutefois Pablo ne change pas d’avis. »

Août 1913
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Pablo avait hâte de retrouver Céret et le charme de la maison Delcros. C’est au début août que se fera le voyage, un fameux voyage! Tel un maître entouré de ses disciples, il est accompagné des fidèles du Bateau-Lavoir, Auguste Herbin,(037) Juan Gris et un jeune peintre de Montparnasse auquel on faisait fête aux terrasses du Dôme et de la Rotonde, Moïse Kisling.(038)

img40 La presse parisienne, désormais attachée aux pas de Picasso, rendra compte de ce déplacement, tout particulièrement le Figaro avec l’ironie qui convient aux détracteurs du cubisme. Qu’on en juge : (039)
« La petite ville de Céret est en liesse. Pour y prendre un peu de repos bien gagné, le maître cubisme est arrivé. Maints disciples respectueux l’escortent : ces jeunes artistes, vers la fin juillet, se rendent chaque année dans la sous-préfecture des Pyrénées orientales, tels les musiciens à Bayreuth. » Et l’ironie touche maintenant au dénigrement de bas étage. » Le maître a voyagé en première, ses amis avec sa bonne en troisième ; et comme il s’agit non de prendre des vacances mais presque d’un pèlerinage, ils sont prêts à tous les sacrifices. »

Ce séjour sera encore plus court que celui de 1912 (1 mois). Dès le 19 août, Picasso écrit à Kahnweiler : « Nous avons eu des batailles et nous avons aimé mieux rentrer à Paris pour être tranquilles… ». Très court et dernier séjour à Céret, une bonne quinzaine de jours.
La raison de l’urgence de ce départ. ? Que veut dire l’artiste par « nous avons eu des batailles. »Des dissensions entre artistes ? Jamais Picasso n’a fui les controverses et il ne s’est jamais offusqué des critiques même les plus acerbes.
Le Gil Blas du 2 décembre, lui, écrit : « Nos Fauves se déplacent. A Céret on se bat pour avoir une place à la table d’hôte… Justement dégoûté, le grand artiste qu’est Picasso a fui ce coin montagnard charmant qu’il avait découvert. »
Le peintre a toujours aimé être entouré, je ne crois pas qu’il ait voulu fuir les admirateurs à la table d’hôte.
Non, la raison de ce départ définitif me semble plutôt lié, comme l’été précédent, à la présence de Germaine et Ramon Pixot.
Les deux premières semaines du mois d’août ont certainement été les plus animées, les plus fertiles en discussions passionnées depuis l’arrivée des premiers artistes à Céret qui était véritablement « La Mecque du Cubisme » cette année là. Il ne manquait que Braque resté fidèle à Sorgues.

Pablo Picasso n’oubliera jamais Céret et correspondra toujours avec les Manolo. Et à la mort de son mari, Totote entretiendra toujours des relations épistolaires avec Pablo. C’est elle qui permettra de créer des liens avec les Lazerme de Perpignan chez qui Picasso se rendra à plusieurs reprises et à ces moments là de brefs passages à Céret. Il y découvrira le musée d’art moderne qu’il a aidé son cher Haviland et Pierre Brune à créer et il rapportera des poteries et la série des coupelles (vingt huit moments d’une corrida, réalisées en avril 1953 à Vallauris). C’était à l’automne 1953. (040)
Il reviendra à la Saint-Ferréol 1954 à l’invitation de Pierre Brune pour un repas au cours duquel il proposera d’édifier un Temple de la Paix alors qu’il travaillait à la réalisation à Vallauris d’un diptyque monumental, un panneau la Guerre, un panneau La Paix pour la décoration d’une chapelle qui prendra le nom de Temple de la paix

img41 Alors on le conduit jusqu’aux crêtes frontalières d’où l’on devine la mer et la baie de Rosas. C’est là-haut que devrait être planté le Temple de la Paix comme un défi à Franco, le généralissime haï. (041)
Accoudé au belvédère de Fontfrède, Picasso contemple, rêveur, le village qu’il a quitté précipitamment quarante ans auparavant pour protéger la douce et fragile Eva. Et d’Eva sa pensée va à Germaine Pichot qui l’a humilié à la terrasse du Grand Café. Est-ce pour lui faire payer le prix de cette humiliation qu’il a conduit un jour sa jeune maîtresse, Françoise Gilot, chez elle, rue des Saules. Il est apparu au bras de cette splendide jeune femme devant la vieille femme malade pour échanger quelques mots et lui laisser l’aumône de quelques sur la table de nuit. En sortant il dit à Françoise : « Cette femme s’appelle Germaine Pichot. Elle est vieille, sans dents, pauvre et malheureuse. Mais lorsqu’elle était jeune, elle était très jolie et elle a tant fait souffrir un peintre de mes amis qu’il s’est suicidé. »
Le temple de la paix ne verra pas le jour et Picasso quittera définitivement le village où il a trop peu mais bien vécu.
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