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L'Amour, Dieu, et la topologie de l'âme

Cécile IMBERT

Il n'est pas si fréquent que cela d'attraper la question de Dieu par celle de la topologie de l'âme humaine.
C'est le mérite d'un ouvrage qui sera au centre de cet article, "L'anatomie de l'âme " écrit par Mino Bergamo et dont le sous-titre est " De François de Sales à Fénélon ". Le livre est une véritable thèse au sens fort du mot, solidement argumentée et construite, et qui, comme toute avancée, prend le risque soit que l'on y adhère et elle représente un véritable pas dans la matière traitée, soit d'être rejetée et mise au rebut. Cette thèse concerne la mystique, et considère non une évolution ou une transformation de celle-ci au XVIIème siècle, mais le véritable engloutissement d'une certaine mystique, avalée par une autre, rendant incompréhensible et comme jamais advenue la première, le texte clef de cette transfiguration étant celui de François de Sales le "Traité de l'amour de Dieu ".
L'intérêt ? Outre le saisissement que peut provoquer une telle thèse dont la rigueur impressionne, (d'autant qu'elle peut être transposable dans d'autres champs) celle qui montre comment rayer de la carte de la pensée une certaine forme de lecture, ici celle d'un rapport de l'homme à Dieu et donc de l'homme à lui-même, outre le fait, par exemple, qu'en le croisant avec le livre de M. de Certeau "La fable mystique ", cela donnerait à ce dernier un éclairage autre, ici l'intérêt réside dans le jeu des conjugaisons décliné par l'homme pour lire sa perception de Dieu et le lien qu'il se suppose à Lui et qu'il Lui suppose, afin que lui soit renvoyée en écho une vision de la manière dont sont structurées les parties qui le composent, lui, l'homme. D'où la terminologie choisie par Mino Bergamo de " topologie de l'âme " qui parcourt toute l'argumentation de son ouvrage.
Vous l'aurez compris, la question tourne autour de la mystique, de cette mystique particulière, celle de l'Occident Chrétien Catholique. Car, particulière, elle l'est dans la complexité pleine de finesse et de nouages précis et impossibles qu'elle se crée dans et à l'image de son Dieu. Si, ici, le pivot choisi sera la notion d'Amour, il y a, dans cette religion, des spécificités essentielles qui la différencient des autres et donnent une tonalité particulière aux formes de relation à Dieu, et donc de la relation de l'être humain à lui-même. Tentons de préciser pourquoi.
" En premier lieu, la philosophie de l'Un est incompatible avec le Christianisme " (Jean Orcibal, " Saint-Jean de La Croix et les mystiques Rhéno-Flamands " ; p. 196). Mais il est probable qu'une philosophie du Trois lui serait tout aussi incompatible, de même qu'une philosophie du Deux & Et cela malgré le fait que toutes les spéculations théoriques et théologiques se heurtent et sont travaillées par ces chiffres. Le Deux en Un nomme le Christ, et l'Unitrinité le mystère chrétien. Avant d'essayer de tirer le fil de ce thème de l'Amour, une brève reprise de la structure de la religion catholique est nécessaire.
D'autant que la naissance de son orthodoxie inaugure celle des hérésies.
Deux dates sont les piliers de la formulation orthodoxe du dogme trinitaire. Qui, je le rappelle, reste un mystère.
En 325, le Concile de Nicée, réuni sous les ordres de Constantin, précise le concept de Trinité et surtout établit l'immense complexité des termes Père et Fils : le Fils est " un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engendré du Père (ek tou patros) comme Fils Unique, c'est à dire " de " la substance de (ek) Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du (ek) vrai Dieu, engendré, non pas crée, consubstantiel (homoousios) au Père ". Consubsantialité, connaturalité, et coéternité du Père et du Fils (M. Caron " La trinité " p. 37).
Les courants hérétiques s'activent, ils mettent en cause la divinité du Saint-Esprit.
D'où le premier Concile de Constantinople en 381, convoqué par l'Empereur Théodose. Il proclame haut et clair cette divinité du Saint-Esprit, fondamentale pour le sujet qui nous intéresse, puisque sa définition est souvent celle de " lien d'Amour entre le Père et le Fils ". Il est " Saint, (et non sanctifié) ", " vivifiant ", et il " procède " du Père, et avec le Père et le Fils, il est conjointement adoré et glorifié.
D'où la formulation :
" Une seule divinité, puissance et substance du Père, du Fils et du Saint-Esprit, la dignité égale en honneur et coéternelle en leur royauté, en trois hypostases parfaites ou encore en trois personnes parfaites " (F. Farago, " Lire Saint Augustin " p. 54).
Le Fils est engendré, le Saint Esprit procède.
Pour qu'il y ait hérésie, il suffit que l'Un et le Trois du Dieu Trinitaire ne soient plus tenus ensemble, et que l'un des termes prenne le dessus. Par exemple, dans l'arianisme le Père l'emporte sur les deux autres ; ou dans le modalisme, Sabellius affirmant que l'Un est supérieur au Trois.
Nous sommes face à une doctrine qui prône un Dieu Unique, composé de Trois Personnes (hypostases) différentes mais égales et cooriginaires, où comme le dit Augustin : " Aussi, même si être Père et être Fils sont choses différentes, la substance n'est pourtant pas différente. Les appellations n'appartiennent pas à l'ordre de la substance mais à celui de la relation, et cette relation n'est pas un accident parce qu'elle n'est pas sujette au changement " (" De Trinitate, V.V, 6 ; cité M. Caron p. 91). La référence à Aristote est patente.
Chaque terme est lourd de sens, porteur d'histoire. Prenons le terme d'hypostase, par exemple -exemple pas vraiment choisi par hasard : il introduit aux modalités de la relation- du grec hupostasis, ce qui se tient en dessous (upo = sous et stasis = état, situation). Si, dans la Bible grecque, la Septante, ce terme renvoie à " la réalité véritable ", les stoïciens y voient, eux, l'individuation de l'essence primordiale(soulignons ce mot " d'individuation ". Cela change tout.). Plotin et les Néo-Platoniciens vont le transposer pour nommer les réalités divines hiérarchisées que sont l'Un, l'Intelligence, l'Ame ; alors que ce terme sera utilisé dans la religion chrétienne pour désigner les Trois Personnnes (Prosopa ou Persona) de la Trinité. Il s'agit d'exprimer, mais de manière rigoureusement non hiérarchisée cette fois-ci, les personnalités distinctes du Père, du Fils, et du Saint-Esprit dans une même Substance Unique nommée Ousia. La relation entre ces hypostases distinctes et égales se fait selon chaque forme hypostasique à l'intérieur de cette substance Une (la forme hypostasique du Père n'est pas celle du Fils, car la distinction des Personnes est fondée sur leur mode d'origine : Principe (Père), engendré (Fils), ou processive (le Saint-Esprit), et sur leur relation).
Cela peut nous paraître lointain, mais cela provoque aussi chez certains auteurs des idées superbes qui témoignent de ce que l'être humain essaye d'imaginer comme la relation la plus parfaite possible, et donc la plus attirante ou désirable. Jean Damascène (VIIIème siècle) désignera cette relation avec une formule saisissante : il parle de Périchorèse (de choros = espace, choréo = s'avancer, venir autour). Ce terme vient indiquer que chaque Personne est en ek-stase de soi-même dans l'autre. Penser les choses ainsi ne sera pas sans effet sur la conception de l'extase, ni sur celle de l'amour dans la religion catholique. Sa version latine use du mot " circumincessio ", surtout vers le VI, VIIème siècle (Maxime Le Confesseur), transcrivant une immanence réciproque décrite auparavant par Hillaire de Poitiers. La circumincessio dit la pénétration (incedere = pénétrer, réciproque = circum) des trois Personnes en un tout, relation de compénétration exprimant le lien d'amour qui fait engendrer sans perdre rien de son abondance, se donner sans s'appauvrir en rien. L'une des formulation de l'époque, fort belle, parle " d'habitation des personnes l'une dans l'autre " ; cette image aura un impact dans l'avenir puisque Maître Eckhart au XIVème siècle la fera naître sous sa plume en la travaillant de diverses manières, lorsqu'il évoque la " déshabitation " de l'homme dans son amour pour Dieu.
Avant d'aborder à l'intérieur de ce cadre la question de la relation, l'amour entrant dans cette catégorie de la relation, un mot sur la manière dont le nombre deux va chiffrer l'un des grands mystères chrétiens.
Le Concile de Chalcédoine de 451 définit ainsi l'Union hypostatique de la double Nature en Jésus-Christ, divine et humaine " Dieu vraiment et homme vraiment &une unique personne et une unique hypostase &en deux natures, sans confusion ni changement, sans division ni séparation. " Essayer d'entendre la Trinité ne peut se faire sans avoir à l'oreille et à l'esprit cette double nature en une Personne qu'est le Fils : " Sagesse et Verbe incarné du Père " et donc cette double nature du Verbe (important) à " l'intérieur " de la Trinité.
Revenons à la question de la Relation. Augustin introduit la notion de " sujet relatif ", à entendre au sens de " Chaque Personne est dite relativement à une autre " (" Cité de Dieu ", XI, 10, 1). Car non seulement Dieu est relation, mais la Trinité est l'archétype de la Relation dont le paradigme d'expression est l'Amour.
L'Echange, la Communion, la Coexistence éternelle et sans changement sont leurs modalités relationnelles.
Et notre grand Docteur d'Eglise ajoute que, là, chaque Personne en relation est autre (alius) sans être autre chose (aluid). Car existe une présence de l'altérité en Dieu même.
Que peut-on essayer de repérer ici ?
Partant de là, si l'être humain -si être humain- se voit -ou est vu- comme image de Dieu, ou comme image de l'Image de Dieu qu'est le Fils par rapport au père, il se découvre miroir d'une Trinité dont l'une des Personnes se révèle être du même être que lui par la nature " humaine vraiment " du Christ (ce même étant vraiment du même par le " vraiment homme " affirmé lors du Concile de Chalcédoine), véritable fil de chair entre le reflet et ce dont il est le reflet.
L'homme se regardant en Dieu se trouve devant un composé mystérieux de/en l'Un, où face à lui l'Unique est un système relationnel, et avec lequel une communauté de nature tout aussi mystérieuse, mais dite réelle vraiment, le lie.
Augustin reste fort attentif à la logique interne de la structure trinitaire et, entre autre, à l'absolue non-hierarchie entre des personnes, et donc au refus de suréminence de l'une d'entre elles. Il travaille d'emblée ce point difficile, et donc dangereux en raison des dérives hérétiques possibles. L'être humain n'est pas plus à l'image du Fils (ce qui reviendrait à privilégier Celui-ci) qu'il ne l'est de la Trinité. Et il n'est pas seulement face à l'Unitrinitaire, mais face à la relation dans l'Unitrinitaire, puisque " la relation est la forme originelle de l'Etre au même titre que la Substance " (p. 56 ; F. Farago).
Je voudrais soulever un autre point. La représentation classique de la Trinité est celle du triangle. Père Fils Esprit Saint.
Cette Trinité est Amour. La Relation est une relation d'Amour. Cependant, les nominations de Père et de Fils, même si elles ne recouvrent pas nos manières de nommer la filiation ou la paternité humaine, ont une résonance, assez précise dans nos catégories et notre vocabulaire. Il n'en est pas de même pour l'Esprit Saint, ce " souffle de Dieu ", dont le parcours historique sera jalonné de conflits (le Filioque ; puis Abelard, ou Joachim de Flore se heurtant au dogme). L'Esprit Saint semble en effet plus " aérien " dans ce qu'il recouvre, plus intermédiaire malgré sa position fermement posée de Troisième Personne. Les mots de dons, de délectation, de vouloir et de vivre (presque à les joindre) et surtout celui d'amour viennent le définir. " Il est Celui qui embrase l'homme d'amour pour Dieu et le prochain, car il est lui-même amour " (Augustin, De Trinitate, XV, 17, 31). Augustin attribue à l'Esprit " la connescio ", il sera dit lien d'amour entre le Père et le Fils. Ceci donnant une complexité particulièrement intéressante, car tout à la fois la Trinité est l'Amour, et l'une des Personnes est -si j'ose le dire ainsi- l'Amour en Personne, lien d'amour à l'intérieur de la Relation d'Amour. Tout ceci n'ayant bien sûr, ici, rien de topologique.
Ce message, ce fait que l'homme dans l'image qu'il a de son Dieu ne le perçoive pas comme un " Dieu-bloc ", mais le reçoive comme à la fois Un, Relationnel, inspiré d'amour et vivant de souffle, trinité en mouvement sans changement ni perte, un tel labyrinthe pousse Augustin à ce cri : " je ne doute pas, mais je suis sûr dans ma conscience, Seigneur, que je t'aime. Tu as frappé mon cSur de ton verbe et je t'ai aimé &Et bien ! Qu'est-ce que j'aime quand je t'aime ? " (Les Confessions ", X, VI, 8).
En effet. Qu'est-ce qu'un homme aime quand il aime Dieu & ? une idée qui ne va pas de soi, car la transcendance divine n'implique pas en sa définition l'idée d'amour, y compris en Occident. Souvenons-nous de l'indifférence totale du Premier Moteur tel que l'avait conçu Aristote, non rapport absolu entre l'être humain et une divinité qui ne relève pas du sacré.
La mystique est à l'antithèse de l'indifférence divine, puisqu'au cSur de ce qui l'anime se trouve l'idée de l'Union à Dieu, voire de l'Union en Dieu. La mystique désigne en effet ce vSu, ce désir violent, d'établir un rapport direct, immédiat, à Dieu. Vous me direz que cette définition inclut des mystiques d'origines diverses ; mais justement l'intérêt ici, et notre question, est de chercher l'effet, l'impact de tout ce qui vient d'être dit à propos de l'Unitrinité sur la conception de la mystique chrétienne catholique. Le " qu'est-ce que " dans la phrase d'Augustin a-t-il une résonance particulière s'adressant à un Un qui n'est pas seulement un " Un " et qui est déjà Amour en lui-même, et qui, de plus, a une " partie " de Lui-même qui a une commune nature avec l'homme Augustin, phénomène absent dans les autres religions ? (double nature du Christ).
L'Union Mystique avec un Dieu Unitrinitaire est-elle autre, et comment est-elle autre, de celle envisagée avec un Dieu qui, dans sa définition, ne présenterait pas ce trait du Trois en Un ?
Cette complexité est peut-être à l'origine de la différenciation de ce que l'on nomme dans notre Occident chrétien les deux mystiques, la mystique de l'Essence dite aussi mystique spéculative (Wesensmystik, Logosmystik), et la mystique dite affective ou nuptiale (brautmystik) ; selon le choix qu'il serait fait de regarder plutôt vers l'Etre, ou plutôt vers la relation. La double nature divine et humaine du Christ serait plus au centre de la mystique affective, alors que la mystique de l'Etre chercherait à saisir le triangle trinitaire, dans une quête d'au delà, d'absolu, du mystère de l'Unitrinité, via l'Amour.
A entendre ici le " au delà de " (Epekina) comme la formule platonicienne du dépassement de l'Essence en direction de l'impensable " là-bas " (Ekei).
Car l'impensable est au cSur de la mystique, avec comme corollaire l'indicible ; cet indicible que serait une Union avec la Transcendance.
La mystique nuptiale, avec un côté affectif justement, nous paraît au premier abord plus proche, plus simple à saisir. Son maître d'Suvre en Occident, celui qui en a donné les orientations, est Bernard de Clairvaux qui, au fil de ses quatre vingt six sermons sur le " Cantique des Cantiques ", ce superbe texte de l'Ancien Testament, a déplacé de manière radicale la lecture classique de ce poème. Le faisant, il a transformé la notion de l'amour ; il l'a recréée. Il a l'idée d'une analogie : il identifie Dieu à l'amant, l'âme à l'aimée du Tout Puissant. Puis, poussant au cran plus loin, il identifie le corps à l'image du monde, l'âme à l'image de Dieu, pour avancer ensuite que de même que Marie fut l'instrument de l'Incarnation, l'âme est en place de devenir épouse afin de donner naissance au Verbe divin. Conjonction et engendrement, la terminologie de " nuptiale " se défend.
B. de Clairvaux s'avance dans un double contexte : l'amour courtois est en plein essor, avec une toute autre vision de la rencontre puisque là, l'éclat de la Femme attise le désir et l'écriture par l'attrait du refus de sa chair, et d'autre part il est l'acteur de la sombre querelle l'opposant à Abchard, ce torrent fait homme qui entama les soubassements du langage, tout premier jalon de la future querelle des Universaux et du Nominalisme, lesquels bouleverseront l'ordre existant entre les mots, les concepts et les choses, et qui, du même coup, s'en prendront, en latéral si j'ose dire, à la Trinité.
Car le Verbe se travaille aussi là.
Avant d'évoquer la position particulière des béguines, il n'est pas possible d'évincer une branche de la quête de l'Union à Dieu qui s'origine à la même époque et durera, au moins &, jusqu'au XXème siècle. Ces mystiques ont reçu un nom particulier, celui de ce qui les marque : on les nomme " stigmatisés " (stigma : point, marque). Ils portent sur leur corps des plaies identiques à celles de la Passion Christique : traces des clous dans les mains, les pieds, plaie du côté, couronne d'épines & L'homme qui a permis cette lignée, le premier à faire de son corps une représentation vivante de l'agonie christique fut François d'Assise.
En parler ici n'a de sens que pour repérer cette mise en acte corporelle d'une manière d'aimer, d'une union jusqu'au faire un. Il est vrai qu'à cette date, l'Eglise avait un besoin impérieux de trouver un homme capable de canaliser les colères et " débordements " en tous genres des croyants, elle menait une lutte serrée contre les hérésies, et avoir en son sein un individu porteur d'une telle exigence d'absolu, entouré de disciples le propulsant au rang de second Christ, canalisait ces forces menaçantes. François devient très vite Saint François d'Assise et la fête des stigmates fut fixée au 17 septembre. Fort rapidement d'autres se sont ou furent dits et repérés comme porteurs des même signes, indiquant par là la résonance particulière qu'aura ce phénomène dans la religion chrétienne.
Car cela, ça, n'existe que là. Aucune autre religion que la Catholique n'a pu présenter ce côté extrême, à la limite de tout imaginable, que fut cette création de la stigmatisation. A l'origine de superbes Suvres d'art, par ailleurs, car le visuel ici domine &Il fallait, pour que cela puisse apparaître, à la fois la structure Unitrinitaire du Dieu, que le Fils soit de la même substance que le Père, et , bien sûr, le " Dieu vraiment et Homme vraiment " du Concile de Chalcédoine. Seuls les textes pouvaient introduire une reconnaissance officielle. Les stigmatisés quant à eux, souvent, feront référence à la phrase de Paul " Je ne vis plus en Christ, c'est Christ qui vit en moi ".
Fabuleux treizième siècle, où l'amour s'acte partout.
Etrange union que cette reviviscence à des siècles d'écart du Christ agonisant sur la croix. Union transformant le corps de celui, de celle, qui est habité par l'Union, à un moment où c'est la mort qui saisit le corps. La terminologie d'"Union transformante " prend ici un sens particulier, à la lettre. Plus tard, plus proches de nous dans le temps, des femmes stigmatisées répéteront le chemin de l'agonie, seront visionnaires, pour clouer en leur corps les étapes de la Passion (Anne-Catherine Emmerich, Thérèse Newman, Marthe Robin). Devenir l'autre en sa chair même, même (et surtout ?) s'il est Dieu.
Deux éléments ici, dans notre parcours sur l'amour de l'homme à Dieu, me semblent à relever :
La stigmatisation passe par un médiateur, toujours. Pour François d'Assise, ce fut le Séraphin aux six ailes ; pour d'autres, ce seront des croix d'églises, des tableaux, des visions. Le médiateur darde des faisceaux (ou un objet, dans le cas de la Transverberation de Thérèse d'Avila, par exemple) à l'origine des plaies christiques. Parmi ces plaies, une seule, puisque les autres sont bilatérales, témoigne de la position interne du sujet récepteur de ces marques : c'est la plaie du cSur, dite aussi du côté.
S'il se perçoit dans une posture en miroir (en miroir face au médiateur : Séraphin, croix) la plaie est à droite puisque la lumière des faisceaux est rectiligne. S'il est en identification complète, sorte d'inclusion-incorporation (ô, langage inadapté !), la plaie est à gauche, à l'endroit du cSur. Détail, certes, mais détail révélateur de position divergente quant au stigmatisé. Les récits évoquent les deux cas, parfois s'en expliquent.
Oublier Charcot, lequel n'avait pas un sens aigu ni de la mystique, ni de l'amour. Le fait que ces signes soient portés par des individus et que très généralement la lecture qui en est faite parte du singulier d'une histoire soit pour leur dénicher un sens, soit pour nommer une maladie, a pour conséquence d'oublier la logique interne sous-jacente à toute stigmatisation. L'ensemble de ce qui est habituellement classé dans " les phénomènes physiques du mysticisme ", c'est à dire : les stigmates, la lévitation, la flagrance, (ou " incendie d'amour "), l'inédie (absence de nourriture. La terminologie " d'anorexie sainte " est une hérésie &), l'extase bien sûr, sont à entendre comme relevant d'un même registre. Tous ces signes se veulent témoigner d'un corps déshabité par les mécanismes terrestres, et vidés autant que faire se peut de ce qu'il comporte d'animalité. Etant hommes comme le Christ, ils revivent le Christ qui est aussi Dieu. Ils manSuvrent entre : l'être comme, l'être semblable à, être l'autre, être l'Autre, devenir Lui.

Celles que l'on appelle " Les béguines ".
Les " femmes Troubadours de Dieu ", selon le beau titre de G. Epiney-Burgard et Zum. Brunn, sont inscrites dans le courant courtois, mais avec une lumière particulière et une forme originale puisque l'objet de leur amour est transcendant. Certaines nous sont connues : Hildegard de Bingen (contemporaine de Bernard de Clairvaux) ou Hadewijch d'Anvers (la " une ", mais aussi " la seconde ", l'inconnue aux poèmes plus tardifs), d'autres ont des noms moins repérés mais qui mériteraient de l'être, comme Mechtilde de Magdebourg avec son grand texte " La lumière ruisselante de la Deité " (1250 ; notons le titre révélateur d'un chapitre " comment la fiancée unie à Dieu rejette la consolation " dont l'esprit touchera Marguerite Porete puis, avec un bond dans les siècles, le quiétisme) ou Béatrice de Nazareth qui, dans " Les sept manières d'amour " lance le " sans nul pourquoi " qui résonnera tellement dans les siècles suivants que l'on attribuera à d'autres, J. Bohème par exemple. Le " sans pourquoi " est une signature de leur mode de pensée. Le mouvements des Béguines, d'abord composé de femmes veuves, déshéritées, puis de lettrées contemplatives a une importance que l'on ne saurait minimiser. Dans une lettre adressée à l'Evêque de Strasbourg, le Pape Jean XXII évalue à 200 000 le nombre de celles-ci en Allemagne occidentale. Elles sont à Bruges ou Liège, mais aussi à Cambrai ou Valenciennes. L'Eglise dans un premier temps essaye de les intégrer, puis les condamne quelques cinquante ans plus tard (deux décrets en 1311). Quel danger représentent donc ces femmes vouées à la pauvreté, à la prière et non cloîtrées, se regroupant dans béguinages ? Ne rentrant pas dans les ordres, ni vraiment dans l'ordre d'ailleurs, elles paraissent remuantes, voire insoumises. Elles pensent et elles écrivent. L'Eglise va, pour elle, créer une nouvelle fonction, et donc demander à des dominicains de les instruire afin de contenir leurs débordements dans les élaborations qu'elles proposent.
Maître Eckhart se dévouera à cette tâche, les lisant, les respectant, s'en laissant probablement assez atteindre pour en être éclaboussé, car certaines des propositions qui seront condamnées après sa mort ne sont pas sans évoquer des phrases fulgurantes entendues dans certains écrits de ces femmes. Les phrases, et l'esprit même.
Ce courant porte le nom de Minnemystiek (Minne = éthymologiquement souvenir, puis idéal, amour transcendant. Je me réfère ici au livre de Moret " Anthologie de Minnesang " p. 27, Aubier), courant spirituel comprenant les deux aspects, affectif et spéculatif. Et c'est bien ce qui inquiète, leur manière à elles de mélanger les deux. Elles inventent leur mode d'aimer, et d'aimer Dieu. Un mode " sans pourquoi " et sans médiateur.
Une petite partie de la lutte et des débats est parvenue jusqu'à nos jours. Marguerite Porete s'élève contre l'exécution de la beguine Aleydis à Cambrai en 1237, et elle aussi brûlera à Paris en Place de Grève l'année 1310 avec son extraordinaire ouvrage " le miroir des simples âmes anéanties qui demourent en vouloir et désir d'amour ". Le titre se lit comme un poème que le livre développe. Leur manière de vouloir et désirer Dieu choque, et le mystique Ruysbroec lancera ses foudres contre la béguine Bloemardinne coupable d'une " grave confusion des amours ". L'expression est superbe.
Il existe une rigueur interne, de l'ordre du tranchant, dans cet écrit. Il ne s'agit pas d'un poème transcrivant la manière de s'unir à Dieu, ou le désir éperdu d'une rencontre avec Lui. Chaque terme est pesé, et exige une attention soutenue pour suivre une pensée qui tient à dire comment l'âme s'engage, où elle s'engage, et comment la perte l'aspire. C'est un ouvrage hautement théorique. Et les juges l'ont bien entendu ainsi, en brûlant et le livre et la femme.
Le danger qu'il représente a des points communs avec celui qui fera condamner des propositions au cSur de la pensée de Maître Eckhart, puis trois siècles plus tard le quiétisme.
Il semble que dans les critiques acerbes dirigées contre la béguine Bloémardinne pour sa " grave confusion des amours ", il y ait un paramètre auquel nous sommes habitués : le rejet horrifié de la composante charnelle &qu'elle aurait (conditionnel de rigueur) défendue. Au XIIIème siècle, bien des mouvements hérétiques furent pointés du doigt avec cette suspicion de s'adonner à une sexualité ou des approches corporelles impudiques entre les membres des groupes. Qu'il s'agisse des Templiers, du mouvement du Libre-Esprit (quelle belle expression &), des Beghards ou d'autres, cette accusation présentait une gravité extrême aux yeux de l'Eglise et donnait toute latitude pour les pourchasser. Et là, comme pour la sorcellerie, nombre de chercheurs optent pour une part d'invention ou même une création de toutes pièces par l'Inquisition et l'Eglise pour corriger les erreurs dogmatiques.
En arrière plan, nous trouvons cette dualité manichéenne esprit-corps, tellement familière, qui imbibe notre mode de pensée occidental, présente chez Descartes aussi, et non absente de la psychanalyse &
Mais, remarquablement, l'enjeu en question ici n'a rien à voir avec cela.
Et c'est d'autant plus impressionnant que la tonalité courtoise court tout le long de l'ouvrage de M. Porete, et des autres béguines citées ; et que l'amour courtois a, pourtant, maille à partie avec l'érotisme.
Avant de lui donne la parole et de dégager par quelques commentaires ce qui paraît insoutenable à l'Eglise dans sa manière de concevoir l'amour à Dieu (le " à " posant d'ailleurs problème), je voudrais dire un mot sur la place, dans cette perspective, du livre de Mino Bergamo. Il s'oriente d'un autre point de vue ; il étudie l'anéantissement d'une certaine manière de concevoir l'Union à Dieu, son absorption par une autre forme de mystique, et ce au dix septième siècle. Mais sa manière de procéder jette un éclairage inattendu sur la lecture des textes en question. Il part de l'anatomie, de la topologie, de l'âme ; il se centre sur le " où " plutôt que sur le " comment ", il dégage une lecture autre de l'insoutenable en question, et montre comment le glissement vers une lecture qu'il appelle psychologique va niveler, voire éradiquer le débat, et un mode de penser.
Miroir = - reflet de la réalité ; reflet de celui qui la regarde.
- moment de coïncidence possible entre les deux.
" La parfaite liberté ne connaît pas le pourquoi. A la pointe du glaive, l'âme a mis à mort les plaisirs du corps et tué les vouloirs de l'esprit. Elle a mis sous ses pieds tout son amour, et elle ne s'en soucie pas plus que s'il n'était pas ; ce qui la dépasse l'a délivré des dettes qu'elle devait à Jésus Christ, et c'est pourquoi elle ne lui doit rien. Mais cela même qui la dépasse, elle veut le posséder en plénitude et sans aucun intermédiaire.
Elle est ce que Dieu est en la transformation par laquelle Amour la transforme. "
Miroir, 134
(le texte est composé de chapitres numérotés)
" Elle ne fait aucune Suvre, ni pour Dieu, ni pour elle-même, et ainsi a-t-elle tous ses sens si perdus en cet exercice qu'elle ne peut chercher Dieu, ni le trouver, ni se conduire elle-même... Elle est là où elle aime ! Et c'est parce qu'elle ne fait rien qui vienne du dedans d'elle-même, que cette âme vit sans reproche de conscience & En effet, celui-là qui fait quelque chose de son propre mouvement, il n'est pas lui-même. Celui qui est mort d'amour, ne sent ni ne connaît ni Raison ni Nature ".
Miroir, 41
Plus loin, Amour (c'est un dialogue entre Amour, âme et Raison) affirme que l'âme ne fait rien à cause de Dieu, ne délaisse rien à cause de Dieu, qu'on ne peut rien ni lui apprendre, ni lui donner, ni lui enlever & ; et que sa connaissance est si claire qu'elle se voit néant en Dieu et voit Dieu néant en elle.
La beauté du texte emporte l'esprit qui pose les yeux dessus ; mais que dit-elle ? Elle ne doit rien à Jésus Christ ; aucune dette envers lui. Elle ne fait rien , aucune Suvre, ni pour elle-même, ni pour Dieu & Jusqu'où va-t-elle ?
" Que l'âme anéantie licencie les vertus, et ne se trouve plus en leur sevrage, car elles ne lui sont plus d'aucune utilité, tandis que ce sont elles, les vertus, qui lui obéissent au moindre signe. Qu'une telle âme ne se soucie ni des consolations de Dieu, ni de ses dons, car elle s'étend tout autour de Dieu, si bien que sa volonté se trouve circonscrite à Dieu " (cité Luc Richir p. 45).
Ce qu'elle appelle vertus, ce sont des Suvres, les bonnes Suvres que tout bon chrétien se doit d'accomplir ici-bas ; le travail à accomplir sur soi pour être juste, avec des pénitences qui y sont associées. Et c'est cela qu'elle licencie.
" Il faut du discernement en toutes choses, mais pas en amour " (cité C. Berubé p. 36).
La raison se soumet.
Il n'y a ni pourquoi, ni médiateur, ni moyen terme. Il n'y a pas d'échange, de don ou de perte.
" Je suis ce que je suis, par la grâce de Dieu. Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi, et rien d'autre " (chapitre 70).

Mais que recouvre le " je " ou le " moi " à cet endroit ? Reprenons le dialogue entre Amour et Volonté ; chapitre 11 :
" Amour : Celui-là a la paix qui demeure en rien-vouloir, là où il était avant qu'il eut le vouloir.
Volonté : Je ne suis peut être ce que je dois être jusqu'à ce que je sois de nouveau là où je fus, en ce point où je fus avant de sortir de Lui aussi nue qu'est Celui qui est, aussi nue que j'étais quand j'étais celle qui n'était pas. Et il me faut savoir cela si je veux ravoir ce qui est à moi, autrement je ne l'aurai pas ".

Attention. Chaque mot a son poids. Et une relecture attentive (qui n'est pas souhaitable selon l'auteur qui ajoute à la phrase citée ci-dessus : " et si sa bonté vous a enlevé la capacité d'écouter, je n'y contredis pas ") permet de voir que, là, la Volonté lutte contre l'Amour dans le but avoué d'un " avoir ce qui est à moi ", lutte contre la perte, alors que la thèse centrale du " Miroir " est la passivité totale et absolue des actes même de vouloir et d'aimer. Car " La mort de son propre vouloir la rend apte à être transformée en amour par Amour " (cité par C. Berubé p. 19).
Alain de Libéra rappelle qu'en 1311 (un an après l'exécution de Marguerite Porete) le Concile de Vienne condamne les " huit heures des Beghards et Beguines sur l'état de perfection ". Erreurs théologiques, donc. Le texte ajoute " certaines femmes, communément appelées béguines, atteintes d'une sorte de folie, discutent de la Sainte trinité et de l'essence divine, et expriment sur la question de la foi et des Sacrements des opinions contraires à la foi Catholique &et puisque ces femmes ne promettent obéissance à personne & "
Mais, ici, le point à aborder est précis, localisé.
Qu'est-ce que cette Union transformante (étonnante juxtaposition des termes &) ? Quelle Union, pour transformer comment ?
Et lorsqu'est affirmé que :
" Une âme / qui se sauve par la foi et sans Suvre / qui soit seulement en Amour / qui ne fasse rien à cause de Dieu / qui ne délaisse rien à cause de Dieu / à qui l'on ne puisse rien apprendre / à qui on ne peut rien enlever / ni rien donner / et qui n'ait plus de volonté. " (chapitre 5 du " Miroir "),
Dans quelle forme d'amour se situe-t-on ?

Au chapitre 21 se trouve l'un des passages probablement condamné :
" - Amour : & l'âme n'appartient plus à elle-même ni aux vertus.
- Raison : Mais à qui donc appartient-elle ?
- Amour : A ma volonté à moi, qui l'ai transformée en moi.
- Raison : Mais qui êtes-vous donc, Amour ? N'êtes-vous pas l'une des Vertus en même temps que nous, en admettant même que vous soyez au dessus de nous ?
- Amour : Je suis Dieu, car Amour est Dieu et Dieu est Amour, et cette âme est Dieu par condition d'amour &si bien que ma tendre et bien aimée est enseignée et conduite par moi sans elle-même, car elle est transformée en moi. "
Si l'on entend les deux passages en écho, le " devenir l'Autre " nécessiterait le " sans pourquoi ", le sans médiateur d'aucune sorte, le sans gain, le sans perte.
Elle aime, sans savoir et sans sentir qu'elle aime, parce qu'on ne sent que ce que l'on fait soi-même. Il découle de cela que l'incapacité de faire quoique ce soit de son propre mouvement donne, octroie, la véritable liberté, la seule digne de ce nom.
" Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée, alors qu'en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ma liberté " (chapitre 51 du " Miroir ").
Phrase sidérante. Si elle veut quelque chose, elle est " avec elle ", en conséquence de quoi elle n'est pas une. En Dieu, elle se trouve unie, se retrouve une, trouve son unité.

Certaines élaborations de M. Porete seront retravaillées par Maître Eckhart. Disons que la béguine fait partie du terreau sur lequel va fleurir ce qui fut nommé " La mystique Rheno-flammande ", ce qui nous permet maintenant d'aborder l'ouvrage de Mino Bergamo " L'anatomie de l'âme ".
Il étudie la manière dont une théorie va non seulement disparaître, mais devenir incompréhensible. Parlant de la " mystique de l'Essence ", il déchiffre comment elle avait construit une certaine topologie de l'âme à partir d'une vision singulière de l'Union à Dieu, et comment P. de Poitiers, Fénelon et Bossuet vont la dé-former, la niveler et la supprimer. Vaste programme, dont l'angle d'attaque est le XVIIème siècle.
A la question :
Quelle est la partie de l'âme en laquelle se réalise la suprême Vision divine, et de quelle nature est cette Union, il reprend et analyse ceci :
Maître Eckhart fut l'instigateur d'une topologie où le lieu mystique est identifié à l'essence de l'âme. Nous sommes dans le registre d'une géographie interne de l'âme.
Deux modèles principaux existaient fin XVIème siècle, début XVIIème siècle :
- Le modèle arisotelico-thomiste
- Le modèle rhéno-flammand
Je résume son analyse (p. 55 -avec tableau-) : l'espace intérieur est à deux dimensions dans le modèle aristotélico-thomiste, le registre est de biplanérité, tandis que le modèle rhéno-flammand s'ouvre sur la multiplanérité à trois dimensions. Les deux possèdent des facultés sensitives et des facultés rationnelles, l'essence de l'âme étant la troisième qui introduit dans la représentation de son espace un plan qui dépasse le plan des forces rationnelles et donc un au-delà de la raison dans l'âme de l'homme (p. 57).
Ou pour le dire autrement :
" Le fond ou l'essence de l'âme se distingue de ses puissances ou facultés, comme l'être se distingue du faire " (souligné par moi).
Là est nommé l'un des canons principaux de la mystique spéculative.
L'essence est pure passivité. L'essence est l'être, en tant qu'il se présente comme un au-delà du faire.
Ici, l'union mystique est une union essentielle. L'horizon est donc ontologique.
Mino Bergamo, pour ce qui concerne son étude de la mystique rhéno-flammande, va utiliser majoritairement deux auteurs : Maître Eckhart et J. Tauler. Le premier, fondateur de cette mystique, " a instauré pour toute la mystique septentrionale, du XIVème au XVIème siècle, de Suso à Louis de Blois, une topologie entièrement traversée, et comme unifiée par l'idée que c'est dans l'essence, plutôt que dans la puissance de l'âme, que se consomme l'union vraie, suprême et mystique, de l'âme avec la divinité " (p. 41).
Qu'est-ce à dire ?
Le lieu mystique est identifié à l'essence de l'âme.
Le problème concerne l'usage qui doit être fait des puissances d'opérer, d'une part, et donc de savoir si l'homme doit, ou non, coopérer à l'union.
Car dans l'orthodoxie thomiste, l'âme ne peut s'unir à Dieu qu'au travers de l'amour et de la connaissance (dites puissances d'opérer), donc au moyen des facultés intellectuelles dont dépendant les actes d'amour et de connaissance. Rappelons que le troisième registre, c'est à dire l'au-delà des facultés rationnelles est , ici, absent.
La définition du lieu mystique implique une définition de l'Union : " Une certaine définition de lieu mystique implique une interprétation déterminée de l'Union mystique " (p. 152).
Il est nécessaire de reprendre, rapidement, quelques données des écrits de Maître Eckhart, véritable cathédrale de la pensée du XIVème siècle. Rappelons aussi que certaines de ses propositions seront condamnées post mortem.
Eckhart est l'un des grands héritiers du néo-platonicien chrétien appelé le Pseudo-Denys. Sa phrase " Dieu s'est fait homme pour que l'homme soit fait Dieu " trouve en Eckhart son écho. Car si Hadewïjch d'Anvers parle de " devenir Dieu avec Dieu ", Eckhart, quant à lui, parle de " devenir Dieu en Dieu ". Tout est là. L'âme s'anéantit pour devenir ce qu'est Dieu.
Souvent deux phrases de l'apôtre Paul viennent se glisser dans les textes :
" Je vis, et pourtant je ne vis pas. Le Christ vit en moi ".
" Revêtez-vous de Jésus Christ ".
Maître Eckhart s'avance avec une distinction étonnante, produisant un mouvement possible totalement absent chez M. Porete. Il distingue La Deïté (gotheit) et Dieu (gott), le second " dépend " du premier. Il ose l'idée vertigineuse de postuler Dieu au delà de Dieu. La Deïté relève de l'infiguré (au delà des images) de l'indicible (au delà des mots) de l'impensable (au delà des concepts). Le moyen d'espérer l'approcher est apophatique (théologie négative), Dieu (gott), Lui, offre à l'homme une forme de connaissance : par la révélation, le manifesté, et le côté Trinitaire où des définitions enfin se trouvent.
Quant à l'âme humaine, elle va chercher la coïncidence, la conjonction (connexio) entre l'essence de Dieu et l'essence de l'âme.
&Pourrait-on dire : l'au delà de Dieu en Dieu cherche l'au delà divin de l'homme en l'homme ?
Survient l'image du " fond de l'âme " (grünt).
" Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu. Ici, je vis selon mon être propre, comme Dieu vit selon son être propre & Sors totalement de toi-même pour Dieu, et Dieu sortira totalement de Lui-même pour toi " Sermon 71 (cité C. Bérubé p. 71).
Nous retrouvons certaines des avancées de M. Porete sur la pauvreté, l'abandon, la perte de la volonté propre.
" L'homme doit être véritablement pauvre, il doit être aussi dépris de sa volonté créée qu'il l'était quand il n'était pas " ; (tiré du fameux sermon 52 sur " l'homme pauvre ").
Pourquoi ? Pour forcer Dieu à aimer &pour que l'Acte soit agi par Dieu.
" &le détachement force Dieu à m'aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de me forcer à aimer Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s'insérer en moi et mieux s'unir à moi que je ne puis m'unir à Dieu " (" Traités ", 160. Cité Bérubé p. 82).
Maître Eckhart parle alors d'Unition lorsque dans ce fond secret de l'âme Dieu se rencontre Lui-même.
Et côté homme ? Alain de Libera demande de la rigueur quant au terme " aüsgeben ". Il rappelle qu'il ne s'agit pas là d'un terme métaphysique, mais d'un mot technique de la théologie mystique qui équivaut en français à " extase ", puisqu'il s'origine dans " l'extasis " dionysienne (C. Berubé p. 75).
Cette précision change la lecture. Car renoncer à soi-même n'a pas d'implication topologique, contrairement à la place vide (ou à l'extase) laissée pour recevoir Dieu.
Une autre étape se dessine. Ouvrir un lieu pour permettre la génération, génération par Dieu de son Fils dans l'âme humaine, et donc la naissance du Verbe.
Disciple de Maître Eckhart, né quarante ans après lui, J. Tauler cherchera ses mots, dans un pas à pas avec le sacré, pour retenter l'expression de ce que son maître avait osé avancer.
" Là où se trouve le cSur du silence &là, au fond même de l'âme, Dieu pénètre pleinement tout entier. Tout entier, dis-je et non pas seulement partiellement. Personne ne peut atteindre ce fond de l'âme que Dieu seul. La créature ne peut y pénétrer, elle ne peut que demeurer à l'extérieur, parmi les facultés, dans lesquelles elle contemple son image, accueillie en ce lieu grâce à son image : c'est là qu'elle a trouvé refuge " (" Opéra Omnia ", cité par M. Bergamo p. 151).
La topologie est précise : l'extérieur interne à l'âme, réservée à Dieu ; inaccessible à l'âme elle-même alors que cette partie est en elle.
Chez Maître Eckhart, le nouage est plus dense, plus serré, plus complexe. M. Bergamo résume ainsi l'opération en question : " L'âme, quand la nativité intérieure s'accomplit dans son essence, renaît non seulement comme fille, mais comme identique au Fils, faite en une seule et même chose que Lui sans que subsiste entre l'âme et le Verbe aucune distinction &au somment de l'itinéraire spirituel, le Moi est donc aboli, et dans le fond abyssal du sujet mystique, il ne reste plus que la pure Altérité ". " L'âme en laquelle naît l'Autre (divin) renaît elle-même comme Autre " (p. 155-156).
A partir de là, M. Bergamo cherche ce qui a rendu incompréhensible et inentendable cette mystique de l'essence ; quelles furent les conditions pour que ce message devienne inaccessible ?
Son hypothèse est qu'il y eut un tournant grandiose, avec l'ouvrage et le nom de François de Sales " Le Traité de l'amour de Dieu " (1616).
Il n'est évidemment pas possible ici d'examiner l'argumentation, serrée, qui amène M. Bergamo à cette conclusion et à l'étude de ses effets sur la mystique chrétienne. Ce qu'il décrit est sans l'ombre d'un doute un changement de registre discursif tel que l'envisage M. Foucault dans " l'Archéologie du savoir " : François de Sales aurait crée par différents glissements les conditions épistémologiques nécessaires pour former une interprétation en termes psychologiques du phénomène de l'Union mystique, une réécriture psychologique du discours mystique, tellement efficace qu'elle aurait rendu incompréhensible la perspective ontologique.
Car il parle de : " l'événement décisif d'un processus de psychologisation " ; (p. 191).
Mino Bergamo admire ce traité, cela est perceptible. Son propos n'est d'ailleurs pas de porter un jugement quelconque. Au travers de ce texte, il fait l'analyse d'une rupture d'un mode de pensée. Par exemple, il montre comment François de Sales, à de nombreuses reprises, opère des véritables coups de force épistémologiques, comment jouant sur des déplacements, il va recodifier et même transcodifier le rapport entre un certain signifiant et un certain signifié afin de le rompre, pour créer un nouveau rapport de signification (p. 66). Le terme " sens ", ou le concept de " pointe de l'esprit " sont ainsi mis en chantier, entre autres exemples car ils sont multiples.
Autre analyse : il se penche que ce qu'il appelle " les vertigineuses erreurs de lecture ". Fénélon est dans sa ligne de tir, car c'est lui le grand initiateur de ce passage d'une perspective ontologique à un registre purement psychologique, dans un oubli radical de la transcendance de l'Etre. Pour Fénélon, l'Union appelée essentielle ou substantielle par les mystiques ne serait rien d'autre qu'une union amoureuse, une union qui se réalise dans ou à travers l'amour, quand celui-ci est réellement pur. On pourrait parler, là, d'un effondrement de la notion de transcendance.
La manière d'entendre de Bossuet est nettement plus complexe. Car il entend. Fort bien, même ; mais pour trancher de manière radicale et évincer les postulats de la Mystique Rhéno-Flammande : " c'est une chose reconnue comme impossible par toute la théologie : être uni par la substance de l'âme. On ne peut s'unir que par la connaissance et par l'amour, donc par des facultés intellectuelles " (p. 159. J.B. Bossuet, Suvres complètes T9, p. 476).
Et dans la suite, cette phrase sublime du même Bossuet :
" Il faut s'accoutumer à tempérer par de saintes interprétations les excessives exagérations de ces auteurs ". A une bonne intention correspondrait une expression inexacte, dit-il, qu'il faut corriger donc & Et il les traite de grands exagérateurs & Ce qui lui paraît non seulement incompréhensible mais surtout inadmissible est l'idée qu'il y aurait un toucher ou un contact d'essence lorsque Dieu pénètre dans le fond de l'âme, et donc une transmutation de l'âme dans la divinité. Autant dire qu'il s'agit d'un rejet complet de la visée de Maître Eckhart.
Un autre auteur de la même époque, Pierre de Poitiers dans " Le jour mystique " utilise une autre méthode pour parvenir à la même fin. Il " travestit " selon la terminologie de Mino Bergamo. Tout comme Bossuet, il semble d'abord ne pas comprendre, puis il va tenter un coup de force, celui de neutraliser la mystique de l'essence pour la récupérer dans son système. Ainsi parle-t-il : " Il ne se fait point d'attouchements substantiels de l'essence ou substance divine, et de l'humaine " &et il arrive à dire que cette thèse n'a jamais été réellement soutenue &
" Cela doit s'entendre improprement, métaphoriquement, ou médiatement ". Bref, il " escamote " la mystique de l'Etre dit M. Bergamo.
Cette manière de faire est remarquable, par ailleurs. Parler de métaphore alors qu'il s'agit d'ontologie, rein de tel pour niveler la mystique.
La conceptualisation et l'imaginaire d'une métaphore sont dans des champs hétérogènes.
Mino Bergamo n'évoque pas une fracture, ou une transformation, dans l'histoire de la topologie mystique, mais plus abruptement la fin de cette histoire.
Est-ce une disparition des manières de se représenter un certain espace de l'âme humaine ?
Cela est possible. Il est évident que la topologie engendrée par le développement de la mystique Rhéno-Flammande n'a aucune correspondance avec le nouveau modèle, qui n'est pas non plus le modèle aristotélico-thomiste.
Décalons un peu le propos. Vers la fin de son ouvrage, l'auteur aborde un autre théologien du XVIIème siècle, Claude Seguenot qui a écrit " La conduite d'oraison pour les âmes qui n'y ont pas facilité ". Ce texte " creuse " un cran plus loin la notion d'intériorité telle qu'elle apparaît chez M. Eckhart, ou, disons, la formalise autrement. La thématique de la conscience à soi de ce qui se passe en soi est mise sur le devant de la scène, avec l'obscurité jetée en l'homme du travail opéré par Dieu en lui ; c'est à dire non seulement sur le comment de ce travail, mais sur son existence même. L'externe interne en l'être humain s'autonomise, s'isole.
Ainsi le dit M. Bergamo : " L'âme, chez Eckhart, possédait, en somme, à propos de l'opération que Dieu opérait dans la profondeur de son essence, une ignota cognitio, une docte ignorance. Dans le texte de C. Seguenot, cette ambiguité disparaît. L'union essentielle qui, dans le discours d'Eckhart, balançait entre savoir et non savoir, est désormais précipitée dans l'abîme de son savoir (p. 197).
Pour le dire de manière brève et saisissante : l'âme ignore que Dieu est en train de s'unir à elle. Et tout aussi bien : ce qu'il y a de plus intime en nous est ce qui se situe en dehors de notre conscience. Deux propositions lourdes de sens.
Avant d'émettre des ébauches de pistes, je voudrais extraire ce qui me semble être la phrase en forme de question qui achève l'ouvrage, et qu'on aurait aimer entendre développer par cet écrivain fougueux mort si jeune :
" N'est-il pas curieux que l'union essentielle glisse hors du champ de la conscience, précisément à l'époque où elle est en train de glisser hors du champ de la culture ? " (p. 198).
Il fallait tous les développements précédents pour que cette phrase et l'ampleur de son contenu puisse devenir audible.
Un pas de côté dans le domaine des arts. Il n'est pas possible, dans le cadre de l'étude de cette rupture des champs discursifs, de n'avoir pas à l'esprit la statue du Bernin représentant la Transverbération de Thérèse d'Avila, et le commentaire de J. Lacan dans le séminaire " Encore " (p. 16). " Vous n'avez qu'à aller regarder dans une certaine Eglise à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite, enfin, quoi, qu'elle jouit, cela ne fait aucun doute ! Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel de la mystique, c'est peut-être de dire ça, qu'ils l'éprouvent mais qu'ils n'en savent rien ". Cette statue est datée. Elle est produite, par un homme, au XVIIème siècle. Et effectivement, elle traduit d'une manière éloquente ce glissement vers une lecture en termes psychologiques, donc en terme d'Union amoureuse, de ce qui auparavant existait dans le registre d'une conceptualisation ontologique, et donc fondamentalement autre. Les représentations des stigmatisés des siècles précédents (la transverbération est l'une des formes de la stigmatisation) les figurent le plus souvent figés, comme pétrifiés, comme absents à eux-mêmes.

Comment l'Union avec Dieu est-elle envisagée ?
Un survol rapide pourrait laisser croire que la " réponse " du côté des stigmatisés serait plus facile à lire qu'ailleurs. Aimer reviendrait à vouloir devenir l'autre, qui se trouve, là, être aussi l'Autre. Prendre corps à l'autre/Autre, selon une temporalité à préciser. Ceci dit, une écoute attentive aux dire des stigmatisées d'une époque beaucoup plus proche de nous laisserait entendre un jeu, au sens d'un glissement possible, étonnant où s'exprimerait le fait que, tandis que leur corps deviendrait Christique, elles se résumeraient quant à elles, à ne devenir que voix ; une pure voix ; lieu de leur Etre. (Marthe Robin ; Thérèse Newman).
Malgré le côté grossier, pour le moins, d'entremêler des genres provenant de mondes différents, la voix comme objet petit a lacanien ne peut pas ne pas venir à l'esprit.
Mais l'Union avec un Objet transcendant ?
La femme, dans l'amour courtois, fut parfois classée sous cette terminologie. En sous-entendu : inaccessible. Mais si tel est le discours, elle reste porteuse d'un corps, le sien, désirable. Un corps qui arrête la pensée pour lui permettre de se coucher sur le papier. Il crée, engendre, le médiateur : l'écriture. Il permet un impact possible et l'effet en retour de cet impact.
Et l'Union d'amour avec un objet transcendant invisible et incorporel ?
Les béguines s'installent à ce croisement amour courtois-mystique. Le premier livre, brûlé de M. Porete s'intitulerait " L'Etre de l'affinée amour " (amour était féminin à l'époque).

La question est plutôt : comment l'être humain va-t-il organiser la topologie de l'âme, sa structure, en fonction de la perception qu'il a de l'union à son Dieu, et de son Dieu trinitaire à lui.
Augustin disait " si je te connaissais, Ô mon Dieu, je me connaîtrais " (ce à quoi un athée, quant à lui, avancerait : " je t'invente afin de me connaître " ou " je t'invente à la façon dont je souhaite me découvrir "), pose l'impérieuse nécessité d'un mouvement, d'un trajet, et d'une sorte de choc en retour, que cet extraordinaire Père de l'Eglise développe en différenciant le " se connaître " et le " se penser ", la connaissance de soi étant une invitation à se penser soi-même dans un réflexivité en acte.
Si les béguines semblent vouloir densifier le lien de l'homme à Dieu presque à en abolir toute distance, Maître Eckhart, à la suite de Plotin et du néo-platonisme, introduit dans son système et l'espace et le mouvement, ce qui permet d'y lire la topologie que développe Mino Bergamo.
Cet auteur va loin : il avance que ce n'est pas seulement, là, la fin de cette topologie de l'âme, mais de toute topologie de l'âme (du côté mystique).
Cet endroit est délicat à saisir, mais capital quant à l'argumentation avancée. Je voudrais le reprendre autrement : François de Sales présente un tout autre modèle que les modèles Rhéno-flammands et aristotélico-thomiste.
Il introduit une superbe notion, celle des actes passifs.
" Accepter et recevoir sont de certaines notions qu'on peut en certaine façon appeler actions passives " (p. 171 ; livre VII du " Traité ").
La volonté est mise au premier plan, et comme l'initiative appartient à la divinité, elle fait, en quelque sorte acte sur elle-même pour être passive.
" Cette opération (l'embrassement de la volonté dans un très doux recevoir) est en même temps un faire et un pâtir, elle est un faire qui consiste en un pâtir, une action ou un acte passif, un agir nié et renversé, une transformation passive du faire " (phrase de M. Bergamo p.177).
L'endroit du décrochage par cette nouvelle mystique, de passage à la psychologisation dont parle M. Bergamo, s'effectue autour du terme " lieu ". Le mot disparaît, la notion est engloutie.
Le déplacement consiste en un passage du lieu mystique sur l'activité de certaines puissances. L'Union devient assimilée à un régime opératoire des facultés puisque l'intellect et surtout la volonté s'unissent à Dieu dans l'oraison de quiétude. L'idée d'un lieu devient incongrue, elle n'a pas lieu d'être. Même d'être pensée. L'Union, là, est la série des actes passifs. Il y a là passage d'une mystique de l'acte passif, où la notion de lien n'a pas de sens. D'où ce glissement d'un ordre ontologique à une réécriture psychologique, et donc à la vision de l'union à Dieu comme une union amoureuse.
Il est possible de se demander si, en changeant de vocabulaire, il ne serait pas question du passage d'un registre d'ordre conceptuel à un registre des représentations ; ou d'un glissement symbolique vers de l'imaginaire.
Avant de revenir à cette idée de passivité, j'aimerais m'attarder un peu sur une manière d'envisager l'espace qui nous est devenue totalement étrangère. Tout au début de son introduction, Mino Bergamo note l'impressionnante fréquence de " l'intériorité " au XVIIème siècle, le foisonnement de ce terme sous toutes ses formes, pour, par, le biais de l'analyse de certains passages du Père Surin, isoler la série d'équivalences suivante : interne = vaste = non limité = ouvert (si ce n'est infini). Tel est l'espace intérieur. C'est cette intériorité là, qui, après les développements extraordinaires de François de Sales, arrive à la fin de son histoire (p. 16). La logique se tenait : l'espace intérieur était l'habitacle de la divinité.
Comment aussi ne pas s'arrêter sur une phrase pareille :
" L'espace intérieur &comme lieu de l'ex-tase, qui met le sujet hors de soi en le projetant dans l'Autre divin & L'espace intérieur est celui en lequel le sujet, déplacé en l'Autre, est extatiquement posé hors de soi &interne plus vaste que l'externe, ou, comme l'externe illimité, interne qu'est l'externe de l'externe &en lequel l'entrée du sujet provoque la sortie de soi-même, qui s'achève à l'extérieur de sa propre identité " (M. Bergamo, p. 11).
Signalons, d'ailleurs, deux grandes expériences de ce jeu intérieur/extérieur en ce même XVIIème siècle : Michel Foucault raconte le " grand renfermement " avec la création de l'Hôpital général ; et toute la France entend parler de ces spectaculaires épidémies de possessions démoniaques où l'interne féminin envahi par les démons se tord sous les phrases des exorcistes qui essayent de les faire sortir &

Au fil de ces textes, nous voyons se produire une épaisseur dans la notion de " passivité ", dont nous héritons en psychanalyse, mais qui nous est en partie méconnue. Nous sommes bien plus habitués à cette liaison récente, beaucoup plus débattue, entre féminité et passivité. Peut-être ce développement au XVIIème siècle de cette notion d'" actes passifs " joint à la proposition d'" un faire qui consiste en un pâtir " a-t-il favorisé, par un mal-entendu, le passage au goût légèrement amer du futur masochisme féminin &
Le terme d' " engendrement " possède une connotation hautement positive dans la mystique Rhéno-flammande. Il est un noyau de la pensée ; il permet d'articuler l'éternel mouvement dans l'Union, et de spécifier ses modalités, ses effets. Les sermons 101, 104 de Maître Eckhart sur " La naissance de Dieu dans l'âme " sont au coeur de ses élaborations. Du coup les métaphores (il me semble que, là, ce mot peut être employé) " utérines ", les images de naissance, foisonnent.
Et si l'on définissait la femme, par exemple, comme celle dont le corps engendre, nous nous retrouverions précipités dans du féminin. Mais, justement, à l'époque ces catégories étaient entendables hors de ce champ féminin, peut-être parce que cette topologie se dotait d'un espace d'extériorité interne.
Si nous suivons le fil de Mino Bergamo, ce serait cette localisation d'un externe intérieur à l'interne qui disparaîtrait.
Pourrait-on prendre le risque d'avancer que ce mot de " féminin " employé à certains endroits de la théorie psychanalytique serait inadapté, en partie parce que nous aurions perdu une topologie plus ancienne ?

Faire ici des commentaires en termes lacaniens me paraît délicat -et pourtant- ; souvent cela résonne ; presque musicalement. Un peu comme le " désir du désir de l'Autre " de J. Lacan lance un écho de quelques siècles au " vouloir du vouloir de Dieu " de Marguerite Porete.
Simplement, entr'ouvrir une porte.

Cécile IMBERT.

Bibliographie

- Bergamo Mino : " L'anatomie de l'âme ; de François de Sales à Fénélon " Edit J. Million. Grenoble 1994
- Bérubé Camille : " L'amour de Dieu " selon Jean Dun Scot, M. Porete, Eckhart, Benoît de Canfield et les capucins. Roma 1997. Instituto Storico dei Cappuccini.
- Beyer de Ryke Benoît : " Maître Eckhart ". Entrelacs. Paris 2004
- Caron Maxime : " La Trinité ; St Augustin " philo-textes. Ellipses 2004
- Epiney-Burgard G. et E. Zum Brunn : " Femmes troubadours de Dieu " Edit. Brejols 1988
- Farago France : " Lire St Augustin ". Philo. Ellipses 2004
- Gilson E. : " La Théologie mystique de St bernard " Vrin 1986 (avec " St Bernard et l'amour courtois ", article p. 193)
- Hadewijch d'Anvers : " Ecrits mystiques des béguines " Sagesse. Points, Seuil
- Libera, Alain de : " Eckhart, Suso, Tauler ; ou la divinisation de l'homme " Le Cerf. Paris 1999
" Maître Eckhart et la Mystique Rhenane ". Le Cerf. Paris 1999
- Magnard Pierre : " Le Dieu des philosophes " Mame 1992
- Porete Marguerite : " Le miroir des âmes simples et anéanties " Introduction, notes par Max Huot de Longchamp. Albin Michel 1984
- Richir Luc : " Marguerite Porete " Ousia 2002
- St Thierry Guillaume : " Deux traits de l'Amour de Dieu " Traduction de M. Davy. Paris. Vrin 1953
- Vauchez Antoine : " La spiritualité du Moyen Age occidental, VIIIème, XVIIIème siècle ". Seuil, points histoire.