Il n'est pas si fréquent que cela
d'attraper la question de Dieu par celle de la topologie de l'âme
humaine.
C'est le mérite d'un ouvrage qui sera au
centre de cet article, "L'anatomie de l'âme " écrit par Mino Bergamo et
dont le sous-titre est " De François de Sales à Fénélon ". Le livre est
une véritable thèse au sens fort du mot, solidement argumentée et
construite, et qui, comme toute avancée, prend le risque soit que l'on
y adhère et elle représente un véritable pas dans la matière traitée,
soit d'être rejetée et mise au rebut. Cette thèse concerne la mystique,
et considère non une évolution ou une transformation de celle-ci au
XVIIème siècle, mais le véritable engloutissement d'une certaine
mystique, avalée par une autre, rendant incompréhensible et comme
jamais advenue la première, le texte clef de cette transfiguration
étant celui de François de Sales le "Traité de l'amour de Dieu ".
L'intérêt ? Outre le saisissement que peut
provoquer une telle thèse dont la rigueur impressionne, (d'autant
qu'elle peut être transposable dans d'autres champs) celle qui montre
comment rayer de la carte de la pensée une certaine forme de lecture,
ici celle d'un rapport de l'homme à Dieu et donc de l'homme à lui-même,
outre le fait, par exemple, qu'en le croisant avec le livre de M. de
Certeau "La fable mystique ", cela donnerait à ce dernier un éclairage
autre, ici l'intérêt réside dans le jeu des conjugaisons décliné par
l'homme pour lire sa perception de Dieu et le lien qu'il se suppose à
Lui et qu'il Lui suppose, afin que lui soit renvoyée en écho une vision
de la manière dont sont structurées les parties qui le composent, lui,
l'homme. D'où la terminologie choisie par Mino Bergamo de " topologie
de l'âme " qui parcourt toute l'argumentation de son ouvrage.
Vous l'aurez compris, la question tourne
autour de la mystique, de cette mystique particulière, celle de
l'Occident Chrétien Catholique. Car, particulière, elle l'est dans la
complexité pleine de finesse et de nouages précis et impossibles
qu'elle se crée dans et à l'image de son Dieu. Si, ici, le pivot choisi
sera la notion d'Amour, il y a, dans cette religion, des spécificités
essentielles qui la différencient des autres et donnent une tonalité
particulière aux formes de relation à Dieu, et donc de la relation de
l'être humain à lui-même. Tentons de préciser pourquoi.
" En premier lieu, la philosophie de l'Un
est incompatible avec le Christianisme " (Jean Orcibal, " Saint-Jean de
La Croix et les mystiques Rhéno-Flamands " ; p. 196). Mais il est
probable qu'une philosophie du Trois lui serait tout aussi
incompatible, de même qu'une philosophie du Deux & Et cela malgré
le fait que toutes les spéculations théoriques et théologiques se
heurtent et sont travaillées par ces chiffres. Le Deux en Un nomme le
Christ, et l'Unitrinité le mystère chrétien. Avant d'essayer de tirer
le fil de ce thème de l'Amour, une brève reprise de la structure de la
religion catholique est nécessaire.
D'autant que la naissance de son
orthodoxie inaugure celle des hérésies.
Deux dates sont les piliers de la
formulation orthodoxe du dogme trinitaire. Qui, je le rappelle, reste
un mystère.
En 325, le Concile de Nicée, réuni sous
les ordres de Constantin, précise le concept de Trinité et surtout
établit l'immense complexité des termes Père et Fils : le Fils est " un
seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engendré du Père (ek tou
patros) comme Fils Unique, c'est à dire " de " la substance de (ek)
Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du (ek) vrai Dieu,
engendré, non pas crée, consubstantiel (homoousios) au Père ".
Consubsantialité, connaturalité, et coéternité du Père et du Fils (M.
Caron " La trinité " p. 37).
Les courants hérétiques s'activent, ils
mettent en cause la divinité du Saint-Esprit.
D'où le premier Concile de Constantinople
en 381, convoqué par l'Empereur Théodose. Il proclame haut et clair
cette divinité du Saint-Esprit, fondamentale pour le sujet qui nous
intéresse, puisque sa définition est souvent celle de " lien d'Amour
entre le Père et le Fils ". Il est " Saint, (et non sanctifié) ", "
vivifiant ", et il " procède " du Père, et avec le Père et le Fils, il
est conjointement adoré et glorifié.
D'où la formulation :
" Une seule divinité, puissance et
substance du Père, du Fils et du Saint-Esprit, la dignité égale en
honneur et coéternelle en leur royauté, en trois hypostases parfaites
ou encore en trois personnes parfaites " (F. Farago, " Lire Saint
Augustin " p. 54).
Le Fils est engendré, le Saint Esprit
procède.
Pour qu'il y ait hérésie, il suffit que
l'Un et le Trois du Dieu Trinitaire ne soient plus tenus ensemble, et
que l'un des termes prenne le dessus. Par exemple, dans l'arianisme le
Père l'emporte sur les deux autres ; ou dans le modalisme, Sabellius
affirmant que l'Un est supérieur au Trois.
Nous sommes face à une doctrine qui prône
un Dieu Unique, composé de Trois Personnes (hypostases) différentes
mais égales et cooriginaires, où comme le dit Augustin : " Aussi, même
si être Père et être Fils sont choses différentes, la substance n'est
pourtant pas différente. Les appellations n'appartiennent pas à l'ordre
de la substance mais à celui de la relation, et cette relation n'est
pas un accident parce qu'elle n'est pas sujette au changement " (" De
Trinitate, V.V, 6 ; cité M. Caron p. 91). La référence à Aristote est
patente.
Chaque terme est lourd de sens, porteur
d'histoire. Prenons le terme d'hypostase, par exemple -exemple pas
vraiment choisi par hasard : il introduit aux modalités de la relation-
du grec hupostasis, ce qui se tient en dessous (upo = sous et stasis =
état, situation). Si, dans la Bible grecque, la Septante, ce terme
renvoie à " la réalité véritable ", les stoïciens y voient, eux,
l'individuation de l'essence primordiale(soulignons ce mot " d'individuation ". Cela change tout.). Plotin et les
Néo-Platoniciens vont le transposer pour nommer les réalités divines
hiérarchisées que sont l'Un, l'Intelligence, l'Ame ; alors que ce terme
sera utilisé dans la religion chrétienne pour désigner les Trois Personnnes (Prosopa ou Persona) de la Trinité. Il s'agit
d'exprimer, mais de manière rigoureusement non hiérarchisée cette
fois-ci, les personnalités distinctes du Père, du Fils, et du
Saint-Esprit dans une même Substance Unique nommée Ousia. La relation
entre ces hypostases distinctes et égales se fait selon chaque forme
hypostasique à l'intérieur de cette substance Une (la forme
hypostasique du Père n'est pas celle du Fils, car la distinction des
Personnes est fondée sur leur mode d'origine : Principe (Père),
engendré (Fils), ou processive (le Saint-Esprit), et sur leur relation).
Cela peut nous paraître lointain, mais
cela provoque aussi chez certains auteurs des idées superbes qui
témoignent de ce que l'être humain essaye d'imaginer comme la relation
la plus parfaite possible, et donc la plus attirante ou désirable. Jean
Damascène (VIIIème siècle) désignera cette relation avec une formule
saisissante : il parle de Périchorèse (de choros = espace, choréo =
s'avancer, venir autour). Ce terme vient indiquer que chaque Personne
est en ek-stase de soi-même dans l'autre. Penser les choses ainsi ne
sera pas sans effet sur la conception de l'extase, ni sur celle de
l'amour dans la religion catholique. Sa version latine use du mot "
circumincessio ", surtout vers le VI, VIIème siècle (Maxime Le
Confesseur), transcrivant une immanence réciproque décrite auparavant
par Hillaire de Poitiers. La circumincessio dit la pénétration
(incedere = pénétrer, réciproque = circum) des trois Personnes en un
tout, relation de compénétration exprimant le lien d'amour qui fait
engendrer sans perdre rien de son abondance, se donner sans s'appauvrir
en rien. L'une des formulation de l'époque, fort belle, parle "
d'habitation des personnes l'une dans l'autre " ; cette image aura un
impact dans l'avenir puisque Maître Eckhart au XIVème siècle la fera
naître sous sa plume en la travaillant de diverses manières, lorsqu'il
évoque la " déshabitation " de l'homme dans son amour pour Dieu.
Avant d'aborder à l'intérieur de ce cadre
la question de la relation, l'amour entrant dans cette catégorie de la
relation, un mot sur la manière dont le nombre deux va chiffrer l'un
des grands mystères chrétiens.
Le Concile de Chalcédoine de 451 définit
ainsi l'Union hypostatique de la double Nature en Jésus-Christ, divine
et humaine " Dieu vraiment et homme vraiment &une unique personne
et une unique hypostase &en deux natures, sans confusion ni
changement, sans division ni séparation. " Essayer d'entendre la
Trinité ne peut se faire sans avoir à l'oreille et à l'esprit cette
double nature en une Personne qu'est le Fils : " Sagesse et Verbe
incarné du Père " et donc cette double nature du Verbe (important) à "
l'intérieur " de la Trinité.
Revenons à la question de la Relation.
Augustin introduit la notion de " sujet relatif ", à entendre au sens
de " Chaque Personne est dite relativement à une autre " (" Cité de
Dieu ", XI, 10, 1). Car non seulement Dieu est relation, mais la
Trinité est l'archétype de la Relation dont le paradigme d'expression
est l'Amour.
L'Echange, la Communion, la Coexistence
éternelle et sans changement sont leurs modalités relationnelles.
Et notre grand Docteur d'Eglise ajoute
que, là, chaque Personne en relation est autre (alius) sans être autre
chose (aluid). Car existe une présence de l'altérité en Dieu même.
Que peut-on essayer de repérer ici ?
Partant de là, si l'être humain -si être
humain- se voit -ou est vu- comme image de Dieu, ou comme image de
l'Image de Dieu qu'est le Fils par rapport au père, il se découvre
miroir d'une Trinité dont l'une des Personnes se révèle être du même
être que lui par la nature " humaine vraiment " du Christ (ce même
étant vraiment du même par le " vraiment homme " affirmé lors du
Concile de Chalcédoine), véritable fil de chair entre le reflet et ce
dont il est le reflet.
L'homme se regardant en Dieu se trouve
devant un composé mystérieux de/en l'Un, où face à lui l'Unique est un
système relationnel, et avec lequel une communauté de nature tout aussi
mystérieuse, mais dite réelle vraiment, le lie.
Augustin reste fort attentif à la logique
interne de la structure trinitaire et, entre autre, à l'absolue
non-hierarchie entre des personnes, et donc au refus de suréminence de
l'une d'entre elles. Il travaille d'emblée ce point difficile, et donc
dangereux en raison des dérives hérétiques possibles. L'être humain
n'est pas plus à l'image du Fils (ce qui reviendrait à privilégier
Celui-ci) qu'il ne l'est de la Trinité. Et il n'est pas seulement face
à l'Unitrinitaire, mais face à la relation dans l'Unitrinitaire,
puisque " la relation est la forme originelle de l'Etre au même titre
que la Substance " (p. 56 ; F. Farago).
Je voudrais soulever un autre point. La
représentation classique de la Trinité est celle du triangle. Père Fils
Esprit Saint.
Cette Trinité est Amour. La Relation est
une relation d'Amour. Cependant, les nominations de Père et de Fils,
même si elles ne recouvrent pas nos manières de nommer la filiation ou
la paternité humaine, ont une résonance, assez précise dans nos
catégories et notre vocabulaire. Il n'en est pas de même pour l'Esprit
Saint, ce " souffle de Dieu ", dont le parcours historique sera jalonné
de conflits (le Filioque ; puis Abelard, ou Joachim de Flore se
heurtant au dogme). L'Esprit Saint semble en effet plus " aérien " dans
ce qu'il recouvre, plus intermédiaire malgré sa position fermement
posée de Troisième Personne. Les mots de dons, de délectation, de
vouloir et de vivre (presque à les joindre) et surtout celui d'amour
viennent le définir. " Il est Celui qui embrase l'homme d'amour pour
Dieu et le prochain, car il est lui-même amour " (Augustin, De
Trinitate, XV, 17, 31). Augustin attribue à l'Esprit " la connescio ",
il sera dit lien d'amour entre le Père et le Fils. Ceci donnant une
complexité particulièrement intéressante, car tout à la fois la Trinité
est l'Amour, et l'une des Personnes est -si j'ose le dire ainsi-
l'Amour en Personne, lien d'amour à l'intérieur de la Relation d'Amour.
Tout ceci n'ayant bien sûr, ici, rien de topologique.
Ce message, ce fait que l'homme dans
l'image qu'il a de son Dieu ne le perçoive pas comme un " Dieu-bloc ",
mais le reçoive comme à la fois Un, Relationnel, inspiré d'amour et
vivant de souffle, trinité en mouvement sans changement ni perte, un
tel labyrinthe pousse Augustin à ce cri : " je ne doute pas, mais je
suis sûr dans ma conscience, Seigneur, que je t'aime. Tu as frappé mon
cSur de ton verbe et je t'ai aimé &Et bien ! Qu'est-ce que j'aime
quand je t'aime ? " (Les Confessions ", X, VI, 8).
En effet. Qu'est-ce qu'un homme aime quand
il aime Dieu & ? une idée qui ne va pas de soi, car la
transcendance divine n'implique pas en sa définition l'idée d'amour, y
compris en Occident. Souvenons-nous de l'indifférence totale du Premier
Moteur tel que l'avait conçu Aristote, non rapport absolu entre l'être
humain et une divinité qui ne relève pas du sacré.
La mystique est à l'antithèse de
l'indifférence divine, puisqu'au cSur de ce qui l'anime se trouve
l'idée de l'Union à Dieu, voire de l'Union en Dieu. La mystique désigne
en effet ce vSu, ce désir violent, d'établir un rapport direct,
immédiat, à Dieu. Vous me direz que cette définition inclut des
mystiques d'origines diverses ; mais justement l'intérêt ici, et notre
question, est de chercher l'effet, l'impact de tout ce qui vient d'être
dit à propos de l'Unitrinité sur la conception de la mystique
chrétienne catholique. Le " qu'est-ce que " dans la phrase d'Augustin
a-t-il une résonance particulière s'adressant à un Un qui n'est pas
seulement un " Un " et qui est déjà Amour en lui-même, et qui, de plus,
a une " partie " de Lui-même qui a une commune nature avec l'homme
Augustin, phénomène absent dans les autres religions ? (double nature
du Christ).
L'Union Mystique avec un Dieu
Unitrinitaire est-elle autre, et comment est-elle autre, de celle
envisagée avec un Dieu qui, dans sa définition, ne présenterait pas ce
trait du Trois en Un ?
Cette complexité est peut-être à l'origine
de la différenciation de ce que l'on nomme dans notre Occident chrétien
les deux mystiques, la mystique de l'Essence dite aussi mystique
spéculative (Wesensmystik, Logosmystik), et la mystique dite affective
ou nuptiale (brautmystik) ; selon le choix qu'il serait fait de
regarder plutôt vers l'Etre, ou plutôt vers la relation. La double
nature divine et humaine du Christ serait plus au centre de la mystique
affective, alors que la mystique de l'Etre chercherait à saisir le
triangle trinitaire, dans une quête d'au delà, d'absolu, du mystère de
l'Unitrinité, via l'Amour.
A entendre ici le " au delà de " (Epekina)
comme la formule platonicienne du dépassement de l'Essence en direction
de l'impensable " là-bas " (Ekei).
Car l'impensable est au cSur de la
mystique, avec comme corollaire l'indicible ; cet indicible que serait
une Union avec la Transcendance.
La mystique nuptiale, avec un côté
affectif justement, nous paraît au premier abord plus proche, plus
simple à saisir. Son maître d'Suvre en Occident, celui qui en a donné
les orientations, est Bernard de Clairvaux qui, au fil de ses quatre
vingt six sermons sur le " Cantique des Cantiques ", ce superbe texte
de l'Ancien Testament, a déplacé de manière radicale la lecture
classique de ce poème. Le faisant, il a transformé la notion de l'amour
; il l'a recréée. Il a l'idée d'une analogie : il identifie Dieu à
l'amant, l'âme à l'aimée du Tout Puissant. Puis, poussant au cran plus
loin, il identifie le corps à l'image du monde, l'âme à l'image de
Dieu, pour avancer ensuite que de même que Marie fut l'instrument de
l'Incarnation, l'âme est en place de devenir épouse afin de donner
naissance au Verbe divin. Conjonction et engendrement, la terminologie
de " nuptiale " se défend.
B. de Clairvaux s'avance dans un double
contexte : l'amour courtois est en plein essor, avec une toute autre
vision de la rencontre puisque là, l'éclat de la Femme attise le désir
et l'écriture par l'attrait du refus de sa chair, et d'autre part il
est l'acteur de la sombre querelle l'opposant à Abchard, ce torrent
fait homme qui entama les soubassements du langage, tout premier jalon
de la future querelle des Universaux et du Nominalisme, lesquels
bouleverseront l'ordre existant entre les mots, les concepts et les
choses, et qui, du même coup, s'en prendront, en latéral si j'ose dire,
à la Trinité.
Car le Verbe se travaille aussi là.
Avant d'évoquer la position particulière
des béguines, il n'est pas possible d'évincer une branche de la quête
de l'Union à Dieu qui s'origine à la même époque et durera, au moins
&, jusqu'au XXème siècle. Ces mystiques ont reçu un nom
particulier, celui de ce qui les marque : on les nomme " stigmatisés "
(stigma : point, marque). Ils portent sur leur corps des plaies
identiques à celles de la Passion Christique : traces des clous dans
les mains, les pieds, plaie du côté, couronne d'épines & L'homme
qui a permis cette lignée, le premier à faire de son corps une
représentation vivante de l'agonie christique fut François d'Assise.
En parler ici n'a de sens que pour repérer
cette mise en acte corporelle d'une manière d'aimer, d'une union
jusqu'au faire un. Il est vrai qu'à cette date, l'Eglise avait un
besoin impérieux de trouver un homme capable de canaliser les colères
et " débordements " en tous genres des croyants, elle menait une lutte
serrée contre les hérésies, et avoir en son sein un individu porteur
d'une telle exigence d'absolu, entouré de disciples le propulsant au
rang de second Christ, canalisait ces forces menaçantes. François
devient très vite Saint François d'Assise et la fête des stigmates fut
fixée au 17 septembre. Fort rapidement d'autres se sont ou furent dits
et repérés comme porteurs des même signes, indiquant par là la
résonance particulière qu'aura ce phénomène dans la religion chrétienne.
Car cela, ça, n'existe que là. Aucune
autre religion que la Catholique n'a pu présenter ce côté extrême, à la
limite de tout imaginable, que fut cette création de la stigmatisation.
A l'origine de superbes Suvres d'art, par ailleurs, car le visuel ici
domine &Il fallait, pour que cela puisse apparaître, à la fois la
structure Unitrinitaire du Dieu, que le Fils soit de la même substance
que le Père, et , bien sûr, le " Dieu vraiment et Homme vraiment " du
Concile de Chalcédoine. Seuls les textes pouvaient introduire une
reconnaissance officielle. Les stigmatisés quant à eux, souvent, feront
référence à la phrase de Paul " Je ne vis plus en Christ, c'est Christ
qui vit en moi ".
Fabuleux treizième siècle, où l'amour
s'acte partout.
Etrange union que cette reviviscence à des
siècles d'écart du Christ agonisant sur la croix. Union transformant le
corps de celui, de celle, qui est habité par l'Union, à un moment où
c'est la mort qui saisit le corps. La terminologie d'"Union
transformante " prend ici un sens particulier, à la lettre. Plus tard,
plus proches de nous dans le temps, des femmes stigmatisées répéteront
le chemin de l'agonie, seront visionnaires, pour clouer en leur corps
les étapes de la Passion (Anne-Catherine Emmerich, Thérèse Newman,
Marthe Robin). Devenir l'autre en sa chair même, même (et surtout ?)
s'il est Dieu.
Deux éléments ici, dans notre parcours sur
l'amour de l'homme à Dieu, me semblent à relever :
La stigmatisation passe par un médiateur,
toujours. Pour François d'Assise, ce fut le Séraphin aux six ailes ;
pour d'autres, ce seront des croix d'églises, des tableaux, des
visions. Le médiateur darde des faisceaux (ou un objet, dans le cas de
la Transverberation de Thérèse d'Avila, par exemple) à l'origine des
plaies christiques. Parmi ces plaies, une seule, puisque les autres
sont bilatérales, témoigne de la position interne du sujet récepteur de
ces marques : c'est la plaie du cSur, dite aussi du côté.
S'il se perçoit dans une posture en miroir
(en miroir face au médiateur : Séraphin, croix) la plaie est à droite
puisque la lumière des faisceaux est rectiligne. S'il est en
identification complète, sorte d'inclusion-incorporation (ô, langage
inadapté !), la plaie est à gauche, à l'endroit du cSur. Détail,
certes, mais détail révélateur de position divergente quant au
stigmatisé. Les récits évoquent les deux cas, parfois s'en expliquent.
Oublier Charcot, lequel n'avait pas un
sens aigu ni de la mystique, ni de l'amour. Le fait que ces signes
soient portés par des individus et que très généralement la lecture qui
en est faite parte du singulier d'une histoire soit pour leur dénicher
un sens, soit pour nommer une maladie, a pour conséquence d'oublier la
logique interne sous-jacente à toute stigmatisation. L'ensemble de ce
qui est habituellement classé dans " les phénomènes physiques du
mysticisme ", c'est à dire : les stigmates, la lévitation, la
flagrance, (ou " incendie d'amour "), l'inédie (absence de nourriture.
La terminologie " d'anorexie sainte " est une hérésie &), l'extase
bien sûr, sont à entendre comme relevant d'un même registre. Tous ces
signes se veulent témoigner d'un corps déshabité par les mécanismes
terrestres, et vidés autant que faire se peut de ce qu'il comporte
d'animalité. Etant hommes comme le Christ, ils revivent le Christ qui
est aussi Dieu. Ils manSuvrent entre : l'être comme, l'être semblable
à, être l'autre, être l'Autre, devenir Lui.
Celles que l'on appelle " Les béguines ".
Les " femmes Troubadours de Dieu ", selon
le beau titre de G. Epiney-Burgard et Zum. Brunn, sont inscrites dans
le courant courtois, mais avec une lumière particulière et une forme
originale puisque l'objet de leur amour est transcendant. Certaines
nous sont connues : Hildegard de Bingen (contemporaine de Bernard de
Clairvaux) ou Hadewijch d'Anvers (la " une ", mais aussi " la seconde
", l'inconnue aux poèmes plus tardifs), d'autres ont des noms moins
repérés mais qui mériteraient de l'être, comme Mechtilde de Magdebourg
avec son grand texte " La lumière ruisselante de la Deité " (1250 ;
notons le titre révélateur d'un chapitre " comment la fiancée unie à
Dieu rejette la consolation " dont l'esprit touchera Marguerite Porete
puis, avec un bond dans les siècles, le quiétisme) ou Béatrice de
Nazareth qui, dans " Les sept manières d'amour " lance le " sans nul
pourquoi " qui résonnera tellement dans les siècles suivants que l'on
attribuera à d'autres, J. Bohème par exemple. Le " sans pourquoi " est
une signature de leur mode de pensée. Le mouvements des Béguines,
d'abord composé de femmes veuves, déshéritées, puis de lettrées
contemplatives a une importance que l'on ne saurait minimiser. Dans une
lettre adressée à l'Evêque de Strasbourg, le Pape Jean XXII évalue à
200 000 le nombre de celles-ci en Allemagne occidentale. Elles sont à
Bruges ou Liège, mais aussi à Cambrai ou Valenciennes. L'Eglise dans un
premier temps essaye de les intégrer, puis les condamne quelques
cinquante ans plus tard (deux décrets en 1311). Quel danger
représentent donc ces femmes vouées à la pauvreté, à la prière et non
cloîtrées, se regroupant dans béguinages ? Ne rentrant pas dans les
ordres, ni vraiment dans l'ordre d'ailleurs, elles paraissent
remuantes, voire insoumises. Elles pensent et elles écrivent. L'Eglise
va, pour elle, créer une nouvelle fonction, et donc demander à des
dominicains de les instruire afin de contenir leurs débordements dans
les élaborations qu'elles proposent.
Maître Eckhart se dévouera à cette tâche,
les lisant, les respectant, s'en laissant probablement assez atteindre
pour en être éclaboussé, car certaines des propositions qui seront
condamnées après sa mort ne sont pas sans évoquer des phrases
fulgurantes entendues dans certains écrits de ces femmes. Les phrases,
et l'esprit même.
Ce courant porte le nom de Minnemystiek (Minne = éthymologiquement
souvenir, puis idéal, amour transcendant. Je me réfère ici au livre de
Moret " Anthologie de Minnesang " p. 27, Aubier), courant spirituel
comprenant les deux aspects, affectif et spéculatif. Et c'est bien ce
qui inquiète, leur manière à elles de mélanger les deux. Elles
inventent leur mode d'aimer, et d'aimer Dieu. Un mode " sans pourquoi "
et sans médiateur.
Une petite partie de la lutte et des
débats est parvenue jusqu'à nos jours. Marguerite Porete s'élève contre
l'exécution de la beguine Aleydis à Cambrai en 1237, et elle aussi
brûlera à Paris en Place de Grève l'année 1310 avec son extraordinaire
ouvrage " le miroir des simples âmes anéanties qui demourent en vouloir
et désir d'amour ". Le titre se lit comme un poème que le livre
développe. Leur manière de vouloir et désirer Dieu choque, et le
mystique Ruysbroec lancera ses foudres contre la béguine Bloemardinne
coupable d'une " grave confusion des amours ". L'expression est superbe.
Il existe une rigueur interne, de l'ordre
du tranchant, dans cet écrit. Il ne s'agit pas d'un poème transcrivant
la manière de s'unir à Dieu, ou le désir éperdu d'une rencontre avec
Lui. Chaque terme est pesé, et exige une attention soutenue pour suivre
une pensée qui tient à dire comment l'âme s'engage, où elle s'engage,
et comment la perte l'aspire. C'est un ouvrage hautement théorique. Et
les juges l'ont bien entendu ainsi, en brûlant et le livre et la femme.
Le danger qu'il représente a des points
communs avec celui qui fera condamner des propositions au cSur de la
pensée de Maître Eckhart, puis trois siècles plus tard le quiétisme.
Il semble que dans les critiques acerbes
dirigées contre la béguine Bloémardinne pour sa " grave confusion des
amours ", il y ait un paramètre auquel nous sommes habitués : le rejet
horrifié de la composante charnelle &qu'elle aurait (conditionnel
de rigueur) défendue. Au XIIIème siècle, bien des mouvements hérétiques
furent pointés du doigt avec cette suspicion de s'adonner à une
sexualité ou des approches corporelles impudiques entre les membres des
groupes. Qu'il s'agisse des Templiers, du mouvement du Libre-Esprit
(quelle belle expression &), des Beghards ou d'autres, cette
accusation présentait une gravité extrême aux yeux de l'Eglise et
donnait toute latitude pour les pourchasser. Et là, comme pour la
sorcellerie, nombre de chercheurs optent pour une part d'invention ou
même une création de toutes pièces par l'Inquisition et l'Eglise pour
corriger les erreurs dogmatiques.
En arrière plan, nous trouvons cette
dualité manichéenne esprit-corps, tellement familière, qui imbibe notre
mode de pensée occidental, présente chez Descartes aussi, et non
absente de la psychanalyse &
Mais, remarquablement, l'enjeu en question
ici n'a rien à voir avec cela.
Et c'est d'autant plus impressionnant que
la tonalité courtoise court tout le long de l'ouvrage de M. Porete, et
des autres béguines citées ; et que l'amour courtois a, pourtant,
maille à partie avec l'érotisme.
Avant de lui donne la parole et de dégager
par quelques commentaires ce qui paraît insoutenable à l'Eglise dans sa
manière de concevoir l'amour à Dieu (le " à " posant d'ailleurs
problème), je voudrais dire un mot sur la place, dans cette
perspective, du livre de Mino Bergamo. Il s'oriente d'un autre point de
vue ; il étudie l'anéantissement d'une certaine manière de concevoir
l'Union à Dieu, son absorption par une autre forme de mystique, et ce
au dix septième siècle. Mais sa manière de procéder jette un éclairage
inattendu sur la lecture des textes en question. Il part de l'anatomie,
de la topologie, de l'âme ; il se centre sur le " où " plutôt que sur
le " comment ", il dégage une lecture autre de l'insoutenable en
question, et montre comment le glissement vers une lecture qu'il
appelle psychologique va niveler, voire éradiquer le débat, et un mode
de penser.
Miroir = - reflet de la réalité ; reflet
de celui qui la regarde.
- moment de coïncidence possible entre les deux.
" La parfaite liberté ne connaît pas le
pourquoi. A la pointe du glaive, l'âme a mis à mort les plaisirs du
corps et tué les vouloirs de l'esprit. Elle a mis sous ses pieds tout
son amour, et elle ne s'en soucie pas plus que s'il n'était pas ; ce
qui la dépasse l'a délivré des dettes qu'elle devait à Jésus Christ, et
c'est pourquoi elle ne lui doit rien. Mais cela même qui la dépasse,
elle veut le posséder en plénitude et sans aucun intermédiaire.
Elle est ce que Dieu est en la transformation par laquelle Amour la
transforme. "
Miroir, 134
(le texte est composé de chapitres numérotés)
" Elle ne fait aucune Suvre, ni pour
Dieu, ni pour elle-même, et ainsi a-t-elle tous ses sens si perdus en
cet exercice qu'elle ne peut chercher Dieu, ni le trouver, ni se
conduire elle-même... Elle est là où elle aime ! Et c'est parce qu'elle
ne fait rien qui vienne du dedans d'elle-même, que cette âme vit sans
reproche de conscience & En effet, celui-là qui fait quelque chose
de son propre mouvement, il n'est pas lui-même. Celui qui est mort
d'amour, ne sent ni ne connaît ni Raison ni Nature ".
Miroir, 41
Plus loin, Amour (c'est un dialogue entre
Amour, âme et Raison) affirme que l'âme ne fait rien à cause de Dieu,
ne délaisse rien à cause de Dieu, qu'on ne peut rien ni lui apprendre,
ni lui donner, ni lui enlever & ; et que sa connaissance est si
claire qu'elle se voit néant en Dieu et voit Dieu néant en elle.
La beauté du texte emporte l'esprit qui
pose les yeux dessus ; mais que dit-elle ? Elle ne doit rien à Jésus
Christ ; aucune dette envers lui. Elle ne fait rien , aucune Suvre, ni
pour elle-même, ni pour Dieu & Jusqu'où va-t-elle ?
" Que l'âme anéantie licencie les vertus,
et ne se trouve plus en leur sevrage, car elles ne lui sont plus
d'aucune utilité, tandis que ce sont elles, les vertus, qui lui
obéissent au moindre signe. Qu'une telle âme ne se soucie ni des
consolations de Dieu, ni de ses dons, car elle s'étend tout autour de
Dieu, si bien que sa volonté se trouve circonscrite à Dieu " (cité Luc
Richir p. 45).
Ce qu'elle appelle vertus, ce sont des
Suvres, les bonnes Suvres que tout bon chrétien se doit d'accomplir
ici-bas ; le travail à accomplir sur soi pour être juste, avec des
pénitences qui y sont associées. Et c'est cela qu'elle licencie.
" Il faut du discernement en toutes
choses, mais pas en amour " (cité C. Berubé p. 36).
La raison se soumet.
Il n'y a ni pourquoi, ni médiateur, ni
moyen terme. Il n'y a pas d'échange, de don ou de perte.
" Je suis ce que je suis, par la grâce de
Dieu. Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi, et rien d'autre "
(chapitre 70).
Mais que recouvre le " je " ou le " moi " à cet endroit ? Reprenons le
dialogue entre Amour et Volonté ; chapitre 11 :
" Amour : Celui-là a la paix qui demeure
en rien-vouloir, là où il était avant qu'il eut le vouloir.
Volonté : Je ne suis peut être ce que je
dois être jusqu'à ce que je sois de nouveau là où je fus, en ce point
où je fus avant de sortir de Lui aussi nue qu'est Celui qui est, aussi
nue que j'étais quand j'étais celle qui n'était pas. Et il me faut
savoir cela si je veux ravoir ce qui est à moi, autrement je ne l'aurai
pas ".
Attention. Chaque mot a son poids. Et une relecture attentive (qui
n'est pas souhaitable selon l'auteur qui ajoute à la phrase citée
ci-dessus : " et si sa bonté vous a enlevé la capacité d'écouter, je
n'y contredis pas ") permet de voir que, là, la Volonté lutte contre
l'Amour dans le but avoué d'un " avoir ce qui est à moi ", lutte contre
la perte, alors que la thèse centrale du " Miroir " est la passivité
totale et absolue des actes même de vouloir et d'aimer. Car " La mort
de son propre vouloir la rend apte à être transformée en amour par
Amour " (cité par C. Berubé p. 19).
Alain de Libéra rappelle qu'en 1311 (un an
après l'exécution de Marguerite Porete) le Concile de Vienne condamne
les " huit heures des Beghards et Beguines sur l'état de perfection ".
Erreurs théologiques, donc. Le texte ajoute " certaines femmes,
communément appelées béguines, atteintes d'une sorte de folie,
discutent de la Sainte trinité et de l'essence divine, et expriment sur
la question de la foi et des Sacrements des opinions contraires à la
foi Catholique &et puisque ces femmes ne promettent obéissance à
personne & "
Mais, ici, le point à aborder est précis,
localisé.
Qu'est-ce que cette Union transformante
(étonnante juxtaposition des termes &) ? Quelle Union, pour
transformer comment ?
Et lorsqu'est affirmé que :
" Une âme / qui se sauve par la foi et
sans Suvre / qui soit seulement en Amour / qui ne fasse rien à cause
de Dieu / qui ne délaisse rien à cause de Dieu / à qui l'on ne puisse
rien apprendre / à qui on ne peut rien enlever / ni rien donner / et
qui n'ait plus de volonté. " (chapitre 5 du " Miroir "),
Dans quelle forme d'amour se situe-t-on ?
Au chapitre 21 se trouve l'un des passages probablement condamné :
" - Amour : & l'âme n'appartient plus à
elle-même ni aux vertus.
- Raison : Mais à qui donc appartient-elle ?
- Amour : A ma volonté à moi, qui l'ai transformée en moi.
- Raison : Mais qui êtes-vous donc, Amour ? N'êtes-vous pas l'une des
Vertus en même temps que nous, en admettant même que vous soyez au
dessus de nous ?
- Amour : Je suis Dieu, car Amour est Dieu et Dieu est Amour, et cette
âme est Dieu par condition d'amour &si bien que ma tendre et bien
aimée est enseignée et conduite par moi sans elle-même, car elle est
transformée en moi. "
Si l'on entend les deux passages en écho,
le " devenir l'Autre " nécessiterait le " sans pourquoi ", le sans
médiateur d'aucune sorte, le sans gain, le sans perte.
Elle aime, sans savoir et sans sentir
qu'elle aime, parce qu'on ne sent que ce que l'on fait soi-même. Il
découle de cela que l'incapacité de faire quoique ce soit de son propre
mouvement donne, octroie, la véritable liberté, la seule digne de ce
nom.
" Car pour autant que je ne veux rien, je
suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée, alors qu'en voulant
quelque chose, je suis avec moi, et je perds ma liberté " (chapitre 51
du " Miroir ").
Phrase sidérante. Si elle veut quelque
chose, elle est " avec elle ", en conséquence de quoi elle n'est pas
une. En Dieu, elle se trouve unie, se retrouve une, trouve son unité.
Certaines élaborations de M. Porete seront
retravaillées par Maître Eckhart. Disons que la béguine fait partie du
terreau sur lequel va fleurir ce qui fut nommé " La mystique
Rheno-flammande ", ce qui nous permet maintenant d'aborder l'ouvrage de
Mino Bergamo " L'anatomie de l'âme ".
Il étudie la manière dont une théorie va
non seulement disparaître, mais devenir incompréhensible. Parlant de la
" mystique de l'Essence ", il déchiffre comment elle avait construit
une certaine topologie de l'âme à partir d'une vision singulière de
l'Union à Dieu, et comment P. de Poitiers, Fénelon et Bossuet vont la
dé-former, la niveler et la supprimer. Vaste programme, dont l'angle
d'attaque est le XVIIème siècle.
A la question :
Quelle est la partie de l'âme en laquelle
se réalise la suprême Vision divine, et de quelle nature est cette
Union, il reprend et analyse ceci :
Maître Eckhart fut l'instigateur d'une
topologie où le lieu mystique est identifié à l'essence de l'âme. Nous
sommes dans le registre d'une géographie interne de l'âme.
Deux modèles principaux existaient fin
XVIème siècle, début XVIIème siècle :
- Le modèle arisotelico-thomiste
- Le modèle rhéno-flammand
Je résume son analyse (p. 55 -avec
tableau-) : l'espace intérieur est à deux dimensions dans le modèle
aristotélico-thomiste, le registre est de biplanérité, tandis que le
modèle rhéno-flammand s'ouvre sur la multiplanérité à trois dimensions.
Les deux possèdent des facultés sensitives et des facultés
rationnelles, l'essence de l'âme étant la troisième qui introduit dans
la représentation de son espace un plan qui dépasse le plan des forces
rationnelles et donc un au-delà de la raison dans l'âme de l'homme (p.
57).
Ou pour le dire autrement :
" Le fond ou l'essence de l'âme se
distingue de ses puissances ou facultés, comme l'être se distingue du
faire " (souligné par moi).
Là est nommé l'un des canons principaux de
la mystique spéculative.
L'essence est pure passivité. L'essence
est l'être, en tant qu'il se présente comme un au-delà du faire.
Ici, l'union mystique est une union
essentielle. L'horizon est donc ontologique.
Mino Bergamo, pour ce qui concerne son
étude de la mystique rhéno-flammande, va utiliser majoritairement deux
auteurs : Maître Eckhart et J. Tauler. Le premier, fondateur de cette
mystique, " a instauré pour toute la mystique septentrionale, du XIVème
au XVIème siècle, de Suso à Louis de Blois, une topologie entièrement
traversée, et comme unifiée par l'idée que c'est dans l'essence, plutôt
que dans la puissance de l'âme, que se consomme l'union vraie, suprême
et mystique, de l'âme avec la divinité " (p. 41).
Qu'est-ce à dire ?
Le lieu mystique est identifié à l'essence
de l'âme.
Le problème concerne l'usage qui doit être fait des puissances
d'opérer, d'une part, et donc de savoir si l'homme doit, ou non,
coopérer à l'union.
Car dans l'orthodoxie thomiste, l'âme ne
peut s'unir à Dieu qu'au travers de l'amour et de la connaissance
(dites puissances d'opérer), donc au moyen des facultés intellectuelles
dont dépendant les actes d'amour et de connaissance. Rappelons que le
troisième registre, c'est à dire l'au-delà des facultés rationnelles
est , ici, absent.
La définition du lieu mystique implique
une définition de l'Union : " Une certaine définition de lieu mystique
implique une interprétation déterminée de l'Union mystique " (p. 152).
Il est nécessaire de reprendre,
rapidement, quelques données des écrits de Maître Eckhart, véritable
cathédrale de la pensée du XIVème siècle. Rappelons aussi que certaines
de ses propositions seront condamnées post mortem.
Eckhart est l'un des grands héritiers du
néo-platonicien chrétien appelé le Pseudo-Denys. Sa phrase " Dieu s'est
fait homme pour que l'homme soit fait Dieu " trouve en Eckhart son
écho. Car si Hadewïjch d'Anvers parle de " devenir Dieu avec Dieu ",
Eckhart, quant à lui, parle de " devenir Dieu en Dieu ". Tout est là.
L'âme s'anéantit pour devenir ce qu'est Dieu.
Souvent deux phrases de l'apôtre Paul
viennent se glisser dans les textes :
" Je vis, et pourtant je ne vis pas. Le
Christ vit en moi ".
" Revêtez-vous de Jésus Christ ".
Maître Eckhart s'avance avec une
distinction étonnante, produisant un mouvement possible totalement
absent chez M. Porete. Il distingue La Deïté (gotheit) et Dieu (gott),
le second " dépend " du premier. Il ose l'idée vertigineuse de postuler
Dieu au delà de Dieu. La Deïté relève de l'infiguré (au delà des
images) de l'indicible (au delà des mots) de l'impensable (au delà des
concepts). Le moyen d'espérer l'approcher est apophatique (théologie
négative), Dieu (gott), Lui, offre à l'homme une forme de connaissance
: par la révélation, le manifesté, et le côté Trinitaire où des
définitions enfin se trouvent.
Quant à l'âme humaine, elle va chercher la coïncidence, la conjonction
(connexio) entre l'essence de Dieu et l'essence de l'âme.
&Pourrait-on dire : l'au delà de Dieu
en Dieu cherche l'au delà divin de l'homme en l'homme ?
Survient l'image du " fond de l'âme " (grünt).
" Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon
fond est le fond de Dieu. Ici, je vis selon mon être propre, comme Dieu
vit selon son être propre & Sors totalement de toi-même pour Dieu,
et Dieu sortira totalement de Lui-même pour toi " Sermon 71 (cité C.
Bérubé p. 71).
Nous retrouvons certaines des avancées de
M. Porete sur la pauvreté, l'abandon, la perte de la volonté propre.
" L'homme doit être véritablement pauvre,
il doit être aussi dépris de sa volonté créée qu'il l'était quand il
n'était pas " ; (tiré du fameux sermon 52 sur " l'homme pauvre ").
Pourquoi ? Pour forcer Dieu à aimer
&pour que l'Acte soit agi par Dieu.
" &le détachement force Dieu à
m'aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de
me forcer à aimer Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s'insérer
en moi et mieux s'unir à moi que je ne puis m'unir à Dieu " (" Traités
", 160. Cité Bérubé p. 82).
Maître Eckhart parle alors d'Unition
lorsque dans ce fond secret de l'âme Dieu se rencontre Lui-même.
Et côté homme ? Alain de Libera demande de
la rigueur quant au terme " aüsgeben ". Il rappelle qu'il ne s'agit pas
là d'un terme métaphysique, mais d'un mot technique de la théologie
mystique qui équivaut en français à " extase ", puisqu'il s'origine
dans " l'extasis " dionysienne (C. Berubé p. 75).
Cette précision change la lecture. Car
renoncer à soi-même n'a pas d'implication topologique, contrairement à
la place vide (ou à l'extase) laissée pour recevoir Dieu.
Une autre étape se dessine. Ouvrir un lieu
pour permettre la génération, génération par Dieu de son Fils dans
l'âme humaine, et donc la naissance du Verbe.
Disciple de Maître Eckhart, né quarante
ans après lui, J. Tauler cherchera ses mots, dans un pas à pas avec le
sacré, pour retenter l'expression de ce que son maître avait osé
avancer.
" Là où se trouve le cSur du silence
&là, au fond même de l'âme, Dieu pénètre pleinement tout entier.
Tout entier, dis-je et non pas seulement partiellement. Personne ne
peut atteindre ce fond de l'âme que Dieu seul. La créature ne peut y
pénétrer, elle ne peut que demeurer à l'extérieur, parmi les facultés,
dans lesquelles elle contemple son image, accueillie en ce lieu grâce à
son image : c'est là qu'elle a trouvé refuge " (" Opéra Omnia ", cité
par M. Bergamo p. 151).
La topologie est précise : l'extérieur
interne à l'âme, réservée à Dieu ; inaccessible à l'âme elle-même alors
que cette partie est en elle.
Chez Maître Eckhart, le nouage est plus
dense, plus serré, plus complexe. M. Bergamo résume ainsi l'opération
en question : " L'âme, quand la nativité intérieure s'accomplit dans
son essence, renaît non seulement comme fille, mais comme identique au
Fils, faite en une seule et même chose que Lui sans que subsiste entre
l'âme et le Verbe aucune distinction &au somment de l'itinéraire
spirituel, le Moi est donc aboli, et dans le fond abyssal du sujet
mystique, il ne reste plus que la pure Altérité ". " L'âme en laquelle
naît l'Autre (divin) renaît elle-même comme Autre " (p. 155-156).
A partir de là, M. Bergamo cherche ce qui
a rendu incompréhensible et inentendable cette mystique de l'essence ;
quelles furent les conditions pour que ce message devienne inaccessible
?
Son hypothèse est qu'il y eut un tournant
grandiose, avec l'ouvrage et le nom de François de Sales " Le Traité de
l'amour de Dieu " (1616).
Il n'est évidemment pas possible ici
d'examiner l'argumentation, serrée, qui amène M. Bergamo à cette
conclusion et à l'étude de ses effets sur la mystique chrétienne. Ce
qu'il décrit est sans l'ombre d'un doute un changement de registre
discursif tel que l'envisage M. Foucault dans " l'Archéologie du savoir
" : François de Sales aurait crée par différents glissements les
conditions épistémologiques nécessaires pour former une interprétation
en termes psychologiques du phénomène de l'Union mystique, une
réécriture psychologique du discours mystique, tellement efficace
qu'elle aurait rendu incompréhensible la perspective ontologique.
Car il parle de : " l'événement décisif d'un processus de
psychologisation " ; (p. 191).
Mino Bergamo admire ce traité, cela est
perceptible. Son propos n'est d'ailleurs pas de porter un jugement
quelconque. Au travers de ce texte, il fait l'analyse d'une rupture
d'un mode de pensée. Par exemple, il montre comment François de Sales,
à de nombreuses reprises, opère des véritables coups de force
épistémologiques, comment jouant sur des déplacements, il va recodifier
et même transcodifier le rapport entre un certain signifiant et un
certain signifié afin de le rompre, pour créer un nouveau rapport de
signification (p. 66). Le terme " sens ", ou le concept de " pointe de
l'esprit " sont ainsi mis en chantier, entre autres exemples car ils
sont multiples.
Autre analyse : il se penche que ce qu'il
appelle " les vertigineuses erreurs de lecture ". Fénélon est dans sa
ligne de tir, car c'est lui le grand initiateur de ce passage d'une
perspective ontologique à un registre purement psychologique, dans un
oubli radical de la transcendance de l'Etre. Pour Fénélon, l'Union
appelée essentielle ou substantielle par les mystiques ne serait rien
d'autre qu'une union amoureuse, une union qui se réalise dans ou à
travers l'amour, quand celui-ci est réellement pur. On pourrait parler,
là, d'un effondrement de la notion de transcendance.
La manière d'entendre de Bossuet est
nettement plus complexe. Car il entend. Fort bien, même ; mais pour
trancher de manière radicale et évincer les postulats de la Mystique
Rhéno-Flammande : " c'est une chose reconnue comme impossible par toute
la théologie : être uni par la substance de l'âme. On ne peut s'unir
que par la connaissance et par l'amour, donc par des facultés
intellectuelles " (p. 159. J.B. Bossuet, Suvres complètes T9, p. 476).
Et dans la suite, cette phrase sublime du
même Bossuet :
" Il faut s'accoutumer à tempérer par de
saintes interprétations les excessives exagérations de ces auteurs ". A
une bonne intention correspondrait une expression inexacte, dit-il,
qu'il faut corriger donc & Et il les traite de grands exagérateurs
& Ce qui lui paraît non seulement incompréhensible mais surtout
inadmissible est l'idée qu'il y aurait un toucher ou un contact
d'essence lorsque Dieu pénètre dans le fond de l'âme, et donc une
transmutation de l'âme dans la divinité. Autant dire qu'il s'agit d'un
rejet complet de la visée de Maître Eckhart.
Un autre auteur de la même époque, Pierre
de Poitiers dans " Le jour mystique " utilise une autre méthode pour
parvenir à la même fin. Il " travestit " selon la terminologie de Mino
Bergamo. Tout comme Bossuet, il semble d'abord ne pas comprendre, puis
il va tenter un coup de force, celui de neutraliser la mystique de
l'essence pour la récupérer dans son système. Ainsi parle-t-il : " Il
ne se fait point d'attouchements substantiels de l'essence ou substance
divine, et de l'humaine " &et il arrive à dire que cette thèse n'a
jamais été réellement soutenue &
" Cela doit s'entendre improprement, métaphoriquement, ou médiatement
". Bref, il " escamote " la mystique de l'Etre dit M. Bergamo.
Cette manière de faire est remarquable,
par ailleurs. Parler de métaphore alors qu'il s'agit d'ontologie, rein
de tel pour niveler la mystique.
La conceptualisation et l'imaginaire d'une
métaphore sont dans des champs hétérogènes.
Mino Bergamo n'évoque pas une fracture, ou
une transformation, dans l'histoire de la topologie mystique, mais plus
abruptement la fin de cette histoire.
Est-ce une disparition des manières de se
représenter un certain espace de l'âme humaine ?
Cela est possible. Il est évident que la
topologie engendrée par le développement de la mystique Rhéno-Flammande
n'a aucune correspondance avec le nouveau modèle, qui n'est pas non
plus le modèle aristotélico-thomiste.
Décalons un peu le propos. Vers la fin de
son ouvrage, l'auteur aborde un autre théologien du XVIIème siècle,
Claude Seguenot qui a écrit " La conduite d'oraison pour les âmes qui
n'y ont pas facilité ". Ce texte " creuse " un cran plus loin la notion
d'intériorité telle qu'elle apparaît chez M. Eckhart, ou, disons, la
formalise autrement. La thématique de la conscience à soi de ce qui se
passe en soi est mise sur le devant de la scène, avec l'obscurité jetée
en l'homme du travail opéré par Dieu en lui ; c'est à dire non
seulement sur le comment de ce travail, mais sur son existence même.
L'externe interne en l'être humain s'autonomise, s'isole.
Ainsi le dit M. Bergamo : " L'âme, chez
Eckhart, possédait, en somme, à propos de l'opération que Dieu opérait
dans la profondeur de son essence, une ignota cognitio, une docte
ignorance. Dans le texte de C. Seguenot, cette ambiguité disparaît.
L'union essentielle qui, dans le discours d'Eckhart, balançait entre
savoir et non savoir, est désormais précipitée dans l'abîme de son
savoir (p. 197).
Pour le dire de manière brève et
saisissante : l'âme ignore que Dieu est en train de s'unir à elle. Et
tout aussi bien : ce qu'il y a de plus intime en nous est ce qui se
situe en dehors de notre conscience. Deux propositions lourdes de sens.
Avant d'émettre des ébauches de pistes, je
voudrais extraire ce qui me semble être la phrase en forme de question
qui achève l'ouvrage, et qu'on aurait aimer entendre développer par cet
écrivain fougueux mort si jeune :
" N'est-il pas curieux que l'union
essentielle glisse hors du champ de la conscience, précisément à
l'époque où elle est en train de glisser hors du champ de la culture ?
" (p. 198).
Il fallait tous les développements
précédents pour que cette phrase et l'ampleur de son contenu puisse
devenir audible.
Un pas de côté dans le domaine des arts.
Il n'est pas possible, dans le cadre de l'étude de cette rupture des
champs discursifs, de n'avoir pas à l'esprit la statue du Bernin
représentant la Transverbération de Thérèse d'Avila, et le commentaire
de J. Lacan dans le séminaire " Encore " (p. 16). " Vous n'avez qu'à
aller regarder dans une certaine Eglise à Rome la statue du Bernin pour
comprendre tout de suite, enfin, quoi, qu'elle jouit, cela ne fait
aucun doute ! Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage
essentiel de la mystique, c'est peut-être de dire ça, qu'ils
l'éprouvent mais qu'ils n'en savent rien ". Cette statue est datée.
Elle est produite, par un homme, au XVIIème siècle. Et effectivement,
elle traduit d'une manière éloquente ce glissement vers une lecture en
termes psychologiques, donc en terme d'Union amoureuse, de ce qui
auparavant existait dans le registre d'une conceptualisation
ontologique, et donc fondamentalement autre. Les représentations des
stigmatisés des siècles précédents (la transverbération est l'une des
formes de la stigmatisation) les figurent le plus souvent figés, comme
pétrifiés, comme absents à eux-mêmes.
Comment l'Union avec Dieu est-elle envisagée ?
Un survol rapide pourrait laisser croire
que la " réponse " du côté des stigmatisés serait plus facile à lire
qu'ailleurs. Aimer reviendrait à vouloir devenir l'autre, qui se
trouve, là, être aussi l'Autre. Prendre corps à l'autre/Autre, selon
une temporalité à préciser. Ceci dit, une écoute attentive aux dire des
stigmatisées d'une époque beaucoup plus proche de nous laisserait
entendre un jeu, au sens d'un glissement possible, étonnant où
s'exprimerait le fait que, tandis que leur corps deviendrait
Christique, elles se résumeraient quant à elles, à ne devenir que voix
; une pure voix ; lieu de leur Etre. (Marthe Robin ; Thérèse Newman).
Malgré le côté grossier, pour le moins,
d'entremêler des genres provenant de mondes différents, la voix comme
objet petit a lacanien ne peut pas ne pas venir à l'esprit.
Mais l'Union avec un Objet transcendant ?
La femme, dans l'amour courtois, fut
parfois classée sous cette terminologie. En sous-entendu :
inaccessible. Mais si tel est le discours, elle reste porteuse d'un
corps, le sien, désirable. Un corps qui arrête la pensée pour lui
permettre de se coucher sur le papier. Il crée, engendre, le médiateur
: l'écriture. Il permet un impact possible et l'effet en retour de cet
impact.
Et l'Union d'amour avec un objet
transcendant invisible et incorporel ?
Les béguines s'installent à ce croisement
amour courtois-mystique. Le premier livre, brûlé de M. Porete
s'intitulerait " L'Etre de l'affinée amour " (amour était féminin à
l'époque).
La question est plutôt : comment l'être humain va-t-il organiser la
topologie de l'âme, sa structure, en fonction de la perception qu'il a
de l'union à son Dieu, et de son Dieu trinitaire à lui.
Augustin disait " si je te connaissais, Ô
mon Dieu, je me connaîtrais " (ce à quoi un athée, quant à lui,
avancerait : " je t'invente afin de me connaître " ou " je t'invente à
la façon dont je souhaite me découvrir "), pose l'impérieuse nécessité
d'un mouvement, d'un trajet, et d'une sorte de choc en retour, que cet
extraordinaire Père de l'Eglise développe en différenciant le " se
connaître " et le " se penser ", la connaissance de soi étant une
invitation à se penser soi-même dans un réflexivité en acte.
Si les béguines semblent vouloir densifier
le lien de l'homme à Dieu presque à en abolir toute distance, Maître
Eckhart, à la suite de Plotin et du néo-platonisme, introduit dans son
système et l'espace et le mouvement, ce qui permet d'y lire la
topologie que développe Mino Bergamo.
Cet auteur va loin : il avance que ce
n'est pas seulement, là, la fin de cette topologie de l'âme, mais de
toute topologie de l'âme (du côté mystique).
Cet endroit est délicat à saisir, mais
capital quant à l'argumentation avancée. Je voudrais le reprendre
autrement : François de Sales présente un tout autre modèle que les
modèles Rhéno-flammands et aristotélico-thomiste.
Il introduit une superbe notion, celle des
actes passifs.
" Accepter et recevoir sont de certaines
notions qu'on peut en certaine façon appeler actions passives " (p. 171
; livre VII du " Traité ").
La volonté est mise au premier plan, et
comme l'initiative appartient à la divinité, elle fait, en quelque
sorte acte sur elle-même pour être passive.
" Cette opération (l'embrassement de la
volonté dans un très doux recevoir) est en même temps un faire et un
pâtir, elle est un faire qui consiste en un pâtir, une action ou un
acte passif, un agir nié et renversé, une transformation passive du
faire " (phrase de M. Bergamo p.177).
L'endroit du décrochage par cette nouvelle
mystique, de passage à la psychologisation dont parle M. Bergamo,
s'effectue autour du terme " lieu ". Le mot disparaît, la notion est
engloutie.
Le déplacement consiste en un passage du
lieu mystique sur l'activité de certaines puissances. L'Union devient
assimilée à un régime opératoire des facultés puisque l'intellect et
surtout la volonté s'unissent à Dieu dans l'oraison de quiétude. L'idée
d'un lieu devient incongrue, elle n'a pas lieu d'être. Même d'être
pensée. L'Union, là, est la série des actes passifs. Il y a là passage
d'une mystique de l'acte passif, où la notion de lien n'a pas de sens.
D'où ce glissement d'un ordre ontologique à une réécriture
psychologique, et donc à la vision de l'union à Dieu comme une union
amoureuse.
Il est possible de se demander si, en
changeant de vocabulaire, il ne serait pas question du passage d'un
registre d'ordre conceptuel à un registre des représentations ; ou d'un
glissement symbolique vers de l'imaginaire.
Avant de revenir à cette idée de
passivité, j'aimerais m'attarder un peu sur une manière d'envisager
l'espace qui nous est devenue totalement étrangère. Tout au début de
son introduction, Mino Bergamo note l'impressionnante fréquence de "
l'intériorité " au XVIIème siècle, le foisonnement de ce terme sous
toutes ses formes, pour, par, le biais de l'analyse de certains
passages du Père Surin, isoler la série d'équivalences suivante :
interne = vaste = non limité = ouvert (si ce n'est infini). Tel est
l'espace intérieur. C'est cette intériorité là, qui, après les
développements extraordinaires de François de Sales, arrive à la fin de
son histoire (p. 16). La logique se tenait : l'espace intérieur était
l'habitacle de la divinité.
Comment aussi ne pas s'arrêter sur une
phrase pareille :
" L'espace intérieur &comme lieu de
l'ex-tase, qui met le sujet hors de soi en le projetant dans l'Autre
divin & L'espace intérieur est celui en lequel le sujet, déplacé en
l'Autre, est extatiquement posé hors de soi &interne plus vaste que
l'externe, ou, comme l'externe illimité, interne qu'est l'externe de
l'externe &en lequel l'entrée du sujet provoque la sortie de
soi-même, qui s'achève à l'extérieur de sa propre identité " (M.
Bergamo, p. 11).
Signalons, d'ailleurs, deux grandes
expériences de ce jeu intérieur/extérieur en ce même XVIIème siècle :
Michel Foucault raconte le " grand renfermement " avec la création de
l'Hôpital général ; et toute la France entend parler de ces
spectaculaires épidémies de possessions démoniaques où l'interne
féminin envahi par les démons se tord sous les phrases des exorcistes
qui essayent de les faire sortir &
Au fil de ces textes, nous voyons se produire une épaisseur dans la
notion de " passivité ", dont nous héritons en psychanalyse, mais qui
nous est en partie méconnue. Nous sommes bien plus habitués à cette
liaison récente, beaucoup plus débattue, entre féminité et passivité.
Peut-être ce développement au XVIIème siècle de cette notion d'" actes
passifs " joint à la proposition d'" un faire qui consiste en un pâtir
" a-t-il favorisé, par un mal-entendu, le passage au goût légèrement
amer du futur masochisme féminin &
Le terme d' " engendrement " possède une
connotation hautement positive dans la mystique Rhéno-flammande. Il est
un noyau de la pensée ; il permet d'articuler l'éternel mouvement dans
l'Union, et de spécifier ses modalités, ses effets. Les sermons 101,
104 de Maître Eckhart sur " La naissance de Dieu dans l'âme " sont au
coeur de ses élaborations. Du coup les métaphores (il me semble que,
là, ce mot peut être employé) " utérines ", les images de naissance,
foisonnent.
Et si l'on définissait la femme, par
exemple, comme celle dont le corps engendre, nous nous retrouverions
précipités dans du féminin. Mais, justement, à l'époque ces catégories
étaient entendables hors de ce champ féminin, peut-être parce que cette
topologie se dotait d'un espace d'extériorité interne.
Si nous suivons le fil de Mino Bergamo, ce
serait cette localisation d'un externe intérieur à l'interne qui
disparaîtrait.
Pourrait-on prendre le risque d'avancer
que ce mot de " féminin " employé à certains endroits de la théorie
psychanalytique serait inadapté, en partie parce que nous aurions perdu
une topologie plus ancienne ?
Faire ici des commentaires en termes lacaniens me paraît délicat -et
pourtant- ; souvent cela résonne ; presque musicalement. Un peu comme
le " désir du désir de l'Autre " de J. Lacan lance un écho de quelques
siècles au " vouloir du vouloir de Dieu " de Marguerite Porete.
Simplement, entr'ouvrir une porte.
Cécile IMBERT.
Bibliographie
- Bergamo Mino : " L'anatomie de l'âme ; de
François de Sales à Fénélon " Edit J. Million. Grenoble 1994
- Bérubé Camille : " L'amour de Dieu "
selon Jean Dun Scot, M. Porete, Eckhart, Benoît de Canfield et les
capucins. Roma 1997. Instituto Storico dei Cappuccini.
- Beyer de Ryke Benoît : " Maître Eckhart
". Entrelacs. Paris 2004
- Caron Maxime : " La Trinité ; St Augustin
" philo-textes. Ellipses 2004
- Epiney-Burgard G. et E. Zum Brunn : " Femmes troubadours de Dieu "
Edit. Brejols 1988
- Farago France : " Lire St Augustin ".
Philo. Ellipses 2004
- Gilson E. : " La Théologie mystique de St
bernard " Vrin 1986 (avec " St Bernard et l'amour courtois ", article
p. 193)
- Hadewijch d'Anvers : " Ecrits mystiques
des béguines " Sagesse. Points, Seuil
- Libera, Alain de : " Eckhart, Suso,
Tauler ; ou la divinisation de l'homme " Le Cerf. Paris 1999
" Maître Eckhart et la Mystique Rhenane ".
Le Cerf. Paris 1999
- Magnard Pierre : " Le Dieu des
philosophes " Mame 1992
- Porete Marguerite : " Le miroir des âmes
simples et anéanties " Introduction, notes par Max Huot de Longchamp.
Albin Michel 1984
- Richir Luc : " Marguerite Porete " Ousia
2002
- St Thierry Guillaume : " Deux traits de
l'Amour de Dieu " Traduction de M. Davy. Paris. Vrin 1953
- Vauchez Antoine : " La spiritualité du
Moyen Age occidental, VIIIème, XVIIIème siècle ". Seuil, points
histoire.