Sandrine CALMETTE-JEAN La nature du temps. Un réel.
« Le Temps » fait question pour l’homme. C’est un réel qui se
laisse partiellement appréhender par la symbolisation,
l’imaginarisation, la chronométrie (où la « ranger » entre le
symbolique et l’imaginaire, nouage ?), mais dont la structure même
continue à échapper à l’entendement humain. Le temps, dans la
définition du petit Robert est un « milieu indéfini où paraissent
se dérouler les existences dans leur changement, les évènements et les
phénomènes dans leur succession ». La « nature » du
Temps ne se résume pas à la « notion » du temps qui peut se
nommer temporalité. Le Temps, le temporel, existe pour nous du fait
qu’il y ait la perception d’un début (même inconnu) et d’une fin aux
choses, aux vies, et du fait de ce que l’on perçoit comme mouvement,
comme changement, (pas une transformation à l’identique). Le temporel
est temporaire, par définition et par opposition à l’intemporel,
l’éternel, l’absence de changement. Par opposition, donc par le jeu
d’une négation, « C’est donc sur la toile de fond de
l’affirmation, donc du continuum- qui peut par exemple être celui de la
pulsion, mais qui ne se réduit pas à elle- que le non martèle le temps
et fonde le refoulement », J. BERGES, G BALBO, L’enfant et la
psychanalyse.
Voilà d’emblée les relations étroites qu’entretiennent négation, temps
et refoulement, continuité et discontinuité. Le réel du Temps c’est sa
foncière discontinuité, son irréversibilité.
Le Temps, nomination de la coupure.
En physique, le seul facteur qui empêche un œuf cassé de revenir à son
aspect initial est le temps : toutes les réactions
physico-chimiques sont réversibles, ne serait-ce le temps qui vient
barrer ce retour « en arrière », faire coupure à toute
possibilité de cet ordre, marquer un impossible que chacun aimerait
venir contourner... La temporalité humaine, dans sa globalité, établit
au contraire de la continuité en établissant des repères temporels
« éternisant » en quelque sorte le temps, en établissant des
liens signifiants, en particulier entre passé présent et avenir, liens
soit cycliques, soit linéaires soit « feuilletés » où passé,
présent et futur s’interpénètrent. Du côté de la temporalité subjective
l’après coup en est un bon exemple : c’est « nul ne sait
de quoi le passé sera fait », formule qui conjugue les trois
temps, un peu différente de celle de F. SAGAN « on ne sait jamais
ce que le passé nous réserve ». L’après coup, dans sa rétroaction
sur le passé, inverse la flèche du temps et le principe de causalité.
Le futur antérieur, ou ce que décrit Proust quand maintenant est jadis
et que le passé s’ouvre ainsi à l’avenir ; cf M. BLANCHOT, Le
livre à venir).
Face à un Temps qui nous échappe, il y a donc toutes les tentatives
subversives de temporalisation faites par l’homme pour
« coloniser » ce réel du temps, tenter un peu de l’ordonner,
de le rendre intelligible ou de s’en servir à des fins de pouvoir.
N’oublions pas que l’établissement du calendrier est un monopole
d’Etat, et c’est Charles IX qui a fixé le début de l’année civile au
1er Janvier par un Edit de 1566 ; avant lui, l’année commençait
après Pâques ; c’est ce pourquoi Septembre, octobre, novembre et
décembre s’appellent comme cela, respectivement et dans la nomination
logique de la mesure temporelle de l’époque, les septièmes, huitièmes,
neuvièmes et dixièmes mois de l’année… « La détermination du temps
(chronométrique) est une opération qui ressemble beaucoup plus à une
collecte de signes qu’à la consultation d’une horloge céleste
impersonnelle » (N. ELIAS).
Si nous naissons et mourons dans le temps, force est de constater que
la temporalité n’est pas innée, ni naturelle, qu’elle a une dimension
de leurre destiné à apprivoiser ce réel du temps. Ce leurre est le
produit variable de l’apprentissage social d’une époque, combiné à la
confrontation à l’expérience personnelle, à la capacité de
conceptualisation et, pour beaucoup, à la structuration
subjective ; cette dernière reste ce qui nous intéresse, même s’il
faut certains détours pour pouvoir la saisir dans son interdépendance
au temps. La névrose est une modalité particulière d’habiter le temps à
laquelle n’a pas accès la structure psychotique qui se retrouve
confrontée plus directement au réel du temps. Le psychotique peut
prendre appui sur les repères temporels « intellectuels »,
cognitifs, de la chronométrie, sur l’usage des temps grammaticaux, mais
la chronologie organisée et la pseudocontinuité d’une temporalité
subjective « moïque » lui échappent. V. NOVARINA, Vous qui
habitez le temps.
Le refoulement introduit une scission temporelle du sujet, une
dissolution de sa présence à lui-même, une éclipse du sujet. La
temporalité subjective naît de la division du sujet, comme si elle
venait recouvrir la coupure constitutive du sujet. « Le temps,
c’est réellement ce qui me manque. Le temps me divise, le temps et la
division sont une seule et même chose » (M. STRAUSS). Le concept
de maille temporelle peut aussi bien s’appliquer au sujet, la maille
représentant un type de nouage entre continuité et discontinuité,
coupure. On peut parfaitement remplacer le mot temps par celui
d’inconscient dans cette phrase de M. de CERTEAU « Le travail du
temps est ce qui fait qu’on s’absente de soi, il est altération, il est
l’autre qui s’insinue à la place du même ».
L’inconscient ignore le temps comme la mort, mais c’est lui qui crée la
temporalité du sujet, par la discontinuité qu’il introduit pour ce
sujet. L’énonciation porte cette temporalité. La tension née de l’écart
subjectif, l’écart de soi à soi, est productrice de temporalité.
« Le temps est précisément l’impossibilité de l’identité à
soi-même » (variation sur M. de CERTEAU : « Le temps est
précisément l’impossibilité de l’identité au lieu »).
On est ni identique ni étranger à nous même dans la division subjective
qui nous frappe. Et, « Dans cette distance éprouvée entre altérité
et identité vient se loger une expérience du temps, non pas comme
angoisse de la finitude de l’homme, non plus du temps comme flux, mais
dans l’expérience d’une distance de soi à soi que je nomme rencontre
avec l’historicité », dit M. de CERTEAU. La distance de soi à soi
prête à l’historicisation du sujet, ce dont il fait souvent
l’expérience dans sa rencontre avec un psychanalyste, comme Marika nous
en parlera tout à l’heure autour de ce que Lacan décrit comme
« cette assomption par le sujet de son histoire en tant qu’elle
est constituée par la parole adressée à l’autre ».(( « Toutes
les histoires commencent par la fin, le point à partir duquel il est
possible d’en décrire le cours », Piazza Bucarest, Jens Christen
Grondahl.))
Le temps en physique. La flèche du temps.
Temps et religion.
Bien que ce réel ne se laisse pas réduire par toutes les déclinaisons
que produit l’intelligence de l’homme, c’est bien pourtant cette
capacité humaine mise en œuvre pour tenter de penser le temps qui
définit l’accession de l’homme à un statut différent de celui de
l’animal, avec l’inscription d’une fin au travers des rites funéraires.
La temporalité est la marque de l’humain. L’homme invente son
inscription dans le temps de manière variable selon époques et cultures
mais cette inscription apparaît de nature religieuse. On pourrait même
dire que le temps est la religion de l’homme : c’est l’objet d’une
véritable croyance et d’un usage hypostatique. Temps et religion sont
intimement liés. Il y a l’origine étymologique de
« religio »2. Temps et temple ont la même
origine étymologique; en Grèce, le calendrier et les temples se
construisent ensemble (6). Les calendriers religieux continuent à poser
leur empreinte sur notre vie quotidienne. L’impossible à penser du
temps est subverti, réifié, confisqué au profit d’une déclinaison du ou
des temps par la religion, la société, la politique ou l’économie,
aliénant l’homme. Et en dehors de l’emprise temporelle exercée par ces
différentes formes de pouvoir, chacun de nous a de surcroît sa petite
religion temporelle privée, liée à ses coordonnées subjectives.
Chronométrie et perspective subjective de l’homme.
Car si le temps « social » est une religion publique, elle ne
se partage qu’autour de son versant de « chronométrie », d’un
arbitraire de la mesure temporelle qui fait loi pour tous. Ce versant
peut se dire « objectif », par opposition au temps dit
subjectif, même s’il n’est qu’une convention. Temps objectif et temps
subjectif ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Force est de
constater que plus la mesure temporelle rythme l’existence de l’homme,
plus cette mesure se resserre à la seconde près (mesure totalement
ignorée il y a peu), plus il s’individualise et fait valoir sa
subjectivité et son temps.
Plus l’importance de l’homme s’est relativisée dans l’univers, plus il
a acquis de maîtrise sur son environnement, plus il est inscrit dans un
temps qui le « presse » et plus son affirmation subjective
individuelle se fait sentir. Cela fait penser à l’évolution de la
perspective en peinture, dans son parallélisme avec l’évolution de la
représentation de la place de l’homme dans son environnement.
((La pression temporelle dans la scolarité, avec la « mesure
d’âge » qui fait loi et peu d’écart possible dans le suivi de la
scolarité))
Temporalité sociale et subjectivité :
Les repères temporels sociaux influent largement sur
« l’éventail » de subjectivation d’un individu. Avec des
repères de temps cyclique, où il n’y a pas de passé ni d’avenir, pas
d’avant ni d’après, mais un retour à l’identique, avec d’autres
discontinuités que les nôtres, l’individu se singularise peu ; il
peut être à proprement parler son ancêtre qui continue à vivre en
lui ; il n’a pas d’identité singulière propre, dans cette
temporalité mythique. Ce temps cyclique aide à travailler avec les
enfants autistes. Dans certains rites de passage, l’homme change de
statut social et de nom ; il devient un autre, pour les autres
comme pour lui-même, sans continuité subjective avec ce qu’il était
précédemment. Nous on change en restant les mêmes, avec un sentiment
d’identité personnelle fondé sur un sentiment de continuité. Pour N.
ELIAS, les techniques de détermination du temps et de datation
conditionnent la possibilité même de faire l’expérience du temps en
tant que flux continu. Mais ces techniques ne garantissent pas un
sentiment de la durée si l’on se réfère aux difficultés temporelles
dans la psychose ou dans l’autisme. ((La capacité à relier les
évènements et savoir comment les relier ; élaboration de symboles
relatifs à des modes spécifiques de connexion, N. ELIAS)).
Lorsque la tradition judéo chrétienne a introduit une représentation
linéaire irréversible du temps, l’homme s’est singularisé, prenant sa
petite place, mais unique, dans une succession chronologique, dans une
lignée marquée par les repères et la nomination des liens de parenté.
(Afrique, Do kamo). La pression du temps socialisé est forte, marqué de
discontinuité, avec parallèlement une forte continuité subjective,
paradoxale, chez le névrosé alors même qu’il est confronté à une
absence d’identité à lui même
Chez l’enfant ?
Et c’est ce que l’on va attendre de l’enfant : qu’il se subjective
dans le temps de notre époque, qu’il intègre comme croyance, comme
vérité, les modalités de temporalité sociales actuelles. La
confrontation au réel du temps, c'est-à-dire aux questions d’origine,
de sexe, de généalogie, de mort, cette confrontation est assez précoce
chez l’enfant. Comment s’en débrouillera-t-il ? Qu’en
théorisera-t-il ? La manière dont un enfant se situe dans le temps
va venir indiquer son propre positionnement subjectif et la place, ou
la non place, qu’il s’attribue dans ses relations avec les autres. Il
semble que le temps se parle, se déplie et se feuillette parallèlement
à l’écart et à la duplicité subjective.
Le délai introduit à la satisfaction du nouveau–né scande, rythme un
temps cyclique, comme le jeu de la présence et de l’absence, jeu de la
négation. Bien différent ce qui se joue dans le stade du miroir :
l’identification à l’image spéculaire idéale procède d’une
« anticipation », dit-on ; cette image unifiée de lui
dans laquelle l’enfant se reconnaît avec jubilation est différente du
« vécu » morcelé de son corps. Cette image, ce n’est pas lui
tel qu’il se vit et s’éprouve. C’est un possible qui se concrétise par
le crédit anticipateur que l’enfant s’accorde en quelque sorte !
Ce n’est pas tout à fait une hypothèse, il s’y voit vraiment dans cet
idéal du moi. Cette anticipation n’est pas du futur mais un écart dans
le présent, une tension qui se « temporalise » entre idéal du
moi et moi. C’est un présent qui retrouve son sens étymologique de
« devancer, précéder, en avant, à l’avant » ; un présent
déployé entre le « déjà là » et le « pas encore ».
Le « déjà là » se réfère aussi, dans le miroir, à la parole
de l’Autre, aux traits signifiants portés par le discours de l’Autre,
avant même sa naissance, et dans lesquels il est appelé à se
reconnaître.
Cette temporalisation lie en fait deux registres différents qui ne
peuvent pas coïncider dans un même temps et dans un même espace, elle
procède de l’écart topologique introduit par le fait que les deux
versants ne se jouent pas sur la même scène. Par l’anticipation, cet
écart est temporalisé linéairement dans une vectorisation
développementale. Cet écart entre soi et soi est irréductible, faute de
quoi la présence à soi-même se fait dans la continuité de la doublure
paranoïaque.
Ce qui est introduit de cette disjonction dans le stade du miroir reste
là marqué du temps du présent, dans la mesure où le futur est détaché
du présent ; temps présent disjoint, « étiré », mais
sans coupure. La discontinuité du trajet réflexif spéculaire est
recouverte par cet « en avant », dont le double versant
temporospatial reste univoque. L’orientation dans un temps linéarisé
viendra disjoindre cette univocité temporospatiale, « avant »
prenant sa valeur temporelle de précession logique par rapport à
l’origine (cf Lucas) opposée à l’ « avant » spatial.
Est-ce à partir de ce présent déployé que le passé puis le futur
antérieur se mettront ultérieurement en place, à partir d’une parole,
d’une expérience du temps véhiculée par le discours d’un autre,
permettant une historicisation comme pour Ulysse chez les phéaciens (F.
HARTOG) ?
Le moment de l’historisation
Prendre nom et place dans sa lignée, dans la différence et la
succession des générations, avec une mise en perspective du passé et du
présent.
L’historicité est le rapport général que les hommes entretiennent avec
le passé et avec l’avenir, selon C. LEFORT (10). Le récit historique
permet à un peuple comme à un individu de se saisir de lui-même, dans
une distance à soi-même procurée par sa propre temporalisation, alors
que la parole épique ne séparait présent et passé que par simple
juxtaposition. Il y a un « changement de régime de parole »
(1) entre ces deux formes de récits, et l’Odyssée d’Ulysse va ouvrir à
ce changement en se situant dans l’entre deux. Si certains
psychanalystes voient, dans cette Odyssée, une métaphore de la
structuration progressive de l’enfant, ou de la mise en place de la
pulsion, dans ses différents registres, F. HARTOG, historien, y entend
comment « l’Histoire » advient dans notre civilisation et
prend forme, « L’ordre du récit de l’Odyssée devient un ordre du
temps ».
Dans l’Odyssée, chant du retour qui se déploie entre le passé des
départs et le futur d’un retour, Ulysse se différencie d’Achille, héros
épique qui échappe au temps : Ulysse s’historicise dans le même
temps qu’il prend nom, dans la tension entre passé du départ et futur
du retour, « dans une préfiguration narrative de l’expérience de
l’attente ». Il semblerait que le nom Ulysse veuille dire
« personne » ; le trompeur « je suis
personne » n’est donc pas tant le fruit d’une ruse d’Ulysse
que sa réponse au pied de la lettre, au sens propre d’une nomination
tout a fait anonyme et « impersonnelle » ! Mais voilà
que poussé d’une aventure à une autre, dans une grande discontinuité,
il arrive chez les Phéaciens ; c’est la dernière étape avant le
retour à Ithaque. Ulysse, porté disparu, pleure d’écouter l’aède
Démodocos chanter ses exploits devant Troie ; il est confronté à
lui-même, mentionné à la troisième personne, comme l’on parle d’un
absent, d’un mort ou de quelqu’un d’autre. C’est cette expérience de
distanciation avec soi-même, où il se reconnaît comme identique et
différent (c’était moi, c’est moi ; j’étais Ulysse, je suis
Ulysse), qui crée le moment d’ historicisation : cette histoire
est son histoire et de l’histoire ; c’est aussi ce qui renoue les
deux parts de son existence, la troyenne et l’errante, et lui permet de
s’affirmer dans sa nomination ; « Je suis Ulysse, fils de
Laërte » peut-il enfin répondre à son hôte Alcinoos.
Est-ce cette conjonction entre historicisation et nomination
« assumée » qui rend son retour à Ithaque possible, dans la
constitution d’un « heim », d’un domicile subjectif que son
île natale vient figurer ? Après « L’épopée symbolique du
nouveau-né », pour reprendre le titre de G. CRESPIN (11), l’écart
de la division subjective vient permettre au sujet qui en émerge une
distanciation à lui-même, une capacité à s’historiciser dans et avec le
temps. Cette inscription temporelle établit une continuité temporelle
d’un temps, cette fois sagittal, pour faire face à l’écart subjectif.
Comme si le versant linéaire du temps ne pouvait être conquis et être
approprié subjectivement et imaginairement que dans une structuration
psychique ayant « réduit » les discontinuités majeures de la
vie. Le temps et la temporalité seraient alors de pures
« fabriques » de continuité face aux différentes
discontinuités dont nous sommes affectés de plus en plus
individuellement au cours des évolutions sociétales…
Temps et espace.
Le stade du miroir peut aider à penser que le temps est une dimension
de l’espace. Cela me fait problème (je me demande, à l’inverse, si
l’espace n’est pas une dimension du temps !), même si leurs liens
réciproques sont évidents du fait du mouvement (changement de position
dans l’espace en fonction du temps, par rapport à un système de
référence). Lucas, 6 ans, vient montrer comment les repères temporels
sont spatialisés, dans leur représentation (temps linéaire ou cyclique
par ex) ou dans leur nomination. Lucas dit « Après d’hier »
puisque « après demain »… Il symétrise la nomination par
rapport au présent de son énonciation, sur une ligne temporelle, mais
ne situe pas son énoncé à partir d’un point d’origine fixé :
l’usuel « Avant » (hier) indique une position relative qui
intègre, en perspective par rapport à aujourd’hui, l’axe temporel
linéaire à partir d’un point d’origine. Si je vous dis « avant
demain je ferai cela », c’est un moment qui est situé entre
maintenant et demain ; Lucas pose avant-hier de la même manière et
parle donc du futur de la même façon que du passé. Quand il évoque, un
vendredi, ce qu’il demandera à sa maîtresse le lundi d’après, pour
« demain » dit-il, il quitte le repérage de notre présent
pour adopter celui du moment où il lui parlera, créant un flottement
chez moi : pour moi, demain c’est samedi ! C’est un enfant
dont la maladie cardiaque a engagé longuement le pronostic vital ;
les inquiétudes maternelles restent très vives pour ce fils unique qui
ne montre pas à l’école, c'est-à-dire à sa maîtresse, toutes les
connaissances qu’il livre à sa mère… Longtemps suspendu entre la vie et
la mort, il est dans le présent de ce que son discours évoque et se
« déplace » dans le temps comme avec un curseur, sans point
fixe. Il ne conjugue pas l’axe temporel linéaire autour de l’origine
mais a très bien intégré la successivité comme les repères spatiaux et
montre des capacités descriptives étonnantes, joignant souvent le geste
à la parole, comme si la parole souffrait d’un défaut dans sa puissance
d’évocation, ave quelque chose d’une prévalence du registre imaginaire.
Son bégaiement.
De la même manière un enfant, marqué jeune par la mort violente de sa
mère, ne cessait de me raconter, le jour où je le voyais, un mercredi,
ce qui lui était arrivé le mardi ou le samedi « d’après ». Il
m’a fallu un peu de réflexion pour comprendre qu’il se situait dans une
énonciation qui ne se situait pas au présent de notre échange, mais au
jour de notre dernière entrevue, date de notre séparation.
Clinique :
« J’ai trois ans et deux ans et demi » affirme une petite
fille venue consulter pour une « encoprésie » inquiétant très
fortement ses parents. Pas d’identité de soi à soi avec mise en
perspective temporelle du symptôme : 2 ans et demi, date de
séparations causées par le déménagement, temps dans lequel elle reste.
« Tu écris et après tu me prends ? », capacité de
temporaliser un après, d’attendre et de formaliser une demande.
« Si on me demande l’heure, je dirais en quelle ère puis en quel
millénaire on est ; après le siècle, l’année, le mois et le
jour ». Comme cela, l’heure s’inscrira dans le temps sagittal
d’une manière unique et singulière, sans la répétition cyclique qui la
caractérise… 8 ans.
« Ta montre, c’est pour quelle heure ? », B . 3 ans.
L’attente et la représentation intériorisée du temps.
L’attente des parents qui ne font pas « opérer » de crédit
anticipateur, d’où un gel de l’évolution (Théo et le retard de langage,
Léo et la prématuration)
L’autisme et la conscience des retards dans l’emploi du temps…
Le sentiment de la durée dans la psychose infantile, François.
Ce qui me semble important, c’est de pouvoir différencier les
différents registres du temps à partir de ce réel du temps, de cet
impossible à connaître qu’est la nature du temps, et de tenter
d’appréhender comment, collectivement et singulièrement, cet impossible
va être recouvert, pensé avec des constructions théoriques qui nous
apparaissent comme autant d’évidences… qui se dérobent dès que l’on
s’interroge sur ce réel. Ces évidences sont tellement ancrées que la
temporalité est un rare domaine où l’on prête beaucoup plus de
connaissances à l’enfant qu’il n’en a et qu’il y a toujours beaucoup
d’étonnement chez les parents ou les instituteurs lorsque l’on vient
dire combien un enfant est perdu dans le temps. La clinique temporelle
de l’enfant vient nous aider à réinterroger nos certitudes et nos
repères. Mais surtout tout son intérêt réside dans l’indication qu’elle
fournit quant à la nature de la structuration subjective de l’enfant.