SUITE DE L'OBSERVATION DE FÉLIDA
ANALYSE RÉFLEXIONS ET HYPOTHÈSES
A Monsieur Le Directeur De La Revue Scientifique :
On sait qu'en fait, et quelque interprétation qu'on en donne, cette
jeune femme a ou parait avoir deux consciences, deux personnalités,
dont l'une est séparée de l'autre par l'absence du souvenir; l'une de
ces personnalités, qui sur deux ou trois mois no dure que quelques
heures, est la représentation exacte, la suite -du mode d'existence de
Félida jusqu'à l'âge de quinze ans, c'est-à-dire de sa -vie ordinaire
jusqu'à l'observation de la maladie. Les périodes qui, -en
1858,-duraient plusieurs jours, ont diminué peu à peu jusqu'à deux ou
trois heures. Or, pendant ce temps d'existence normale, Félida ignore
absolument tout ce qui s'est passé pendant les deux ou trois mois de
condition seconde qui précèdent. L'autre personnalité, c'est la
condition seconde qui est aujourd'hui la vie presque entière, état
acquis, lequel, grandissant année par année depuis dix huit ans, est
arrivé à l'énorme importance actuelle; cet état, plus complet que le
précédent, est caractérisé par l'intégrité de tous les sens et de
toutes les facultés, particulièrement dey fa mémoire pendant sa durée,
élida se souvient non seulement de ce qui s'est passé pendant la
condition seconde qui précède, mais aussi pendant les courtes périodes
d'état normal.
Il faut qu'il soit bien naturel do penser quo la perfection est
l'apanage de l'état normal; car la plupart des lecteurs de l'histoire
de Félida (lisent ou écrivent que je me trompe, et quo son état normal
ne peut être que celui qui est caractérisé par l'intégrité du souvenir.
Cette objection, que je reconnais du reste être naturelle, m'avait été
faite pour la première fois par M. Bersot, à qui, l'an dernier, j'avais
lu mon manuscrit avant de l'adresser à l'Institut; mais l'éminent
philosophe avait été convaincu par ma réponse verbale, et j'avais
ajouté le résumé de cette réponse à mon travail. J'y ai donc déjà
répondu. Malgré cela, il parait nécessaire d'y revenir; je le ferai
donc avec quelques développements.
Cependant, avant de traiter ce point, vous me permettrez de m'occuper
en peu de mots d'une objection sérieuse que je trouve dans le journal
de philosophie Mind.
Le savant professeur Robertson, auteur de l'article, dit peu prés ceci:
" M. Azam appelle état NORMAL, chez Félida, un état qui est caractérisé
par l'absence du souvenir. Or, il croit que cette amnésie est due à une
diminution momentanée dans l'apport du sang à une certaine partie du
cerveau; mais ce phénomène est morbide. Comment alors admettre que
l'état qui le caractérise soit normal, et n'est-il pas plus rationnel
de supposer que les deux existences de Félida sont morbides?
Je trouve cette objection si sérieuse, que je suis disposé à l'admettre
sans difficulté; car M. Robertson et moi ne différons que par
l'interprétation d'un mot.
En effet, en appelant normal l'un des états de Félida, je n'ai pas
voulu dire état de santé parfaite. Je ne l'ai nommé ainsi que par`
comparaison avec l'autre, et par suite de l'absence d'un mot plus
convenable. Mais, en l'ait, aucun des deux états n'est normal; car, je
rai dit, Félida est hystérique. Cette diathèse domine sa vie entière,
et dans ses deux existences, dans ses deux conditions, nous trouvons
des phénomènes- appartenant à cette maladie, si bien que l'amnésie qui
en découle peut exister dans l'état normal au même titre que les
douleurs nerveuses, les convulsions, les sommeils subits, etc., etc.,
etc., qu'on rencontre dans ce môme état.
Il n'y a donc aucune difficulté à ce; que j'admette, avec M. Robertson,
que les deux états sont plus ou moins morbides, tout en poissant que
l'un d'eux, celui que je nomme NORMAL, faute d'un meilleur mot,
ressemble plus que l'autre à la vie antérieure, laquelle n'est assez
inconnue et qui n'a jamais dû être la santé parfaite, bien qu'elle
n'ait pas préoccupé l'entourage de Félida.
En ce qui touche la seconde objection signalée, je ne répéterai pas les
arguments que j'ai donnés dans mon travail précédent et que je
considère toujours comme bons; mais j'apporterai des raisonnements
nouveaux basés sur l'analyse du sommeil et du somnambulisme
Avant d'entrer dans cette analyse, je rappellerai comment se comporte
la mémoire dans les diverses formes du rêve. Ce sera comme un préambule.
D'ordinaire, le rêve simple laisse des' traces dans le souvenir; mais,
il arrive, souvent que le souvenir est si fugace, qu'on croit n'avoir
point rêvé. De plus, il est arrivé à tout le monde do continuer la nuit
suivante un rêve commencé; on peut rêver d'un rêve: même dans cet état
quasi-physiologique, il y a liaison entre les états surajoutés.
Pour peu (lue leur somnambulisme soit complet, les somnambules ne se
rappellent jamais leurs accès; de plus, dans ces accès, ils se
souviennent parfaitement de leur existence ordinaire, laquelle est
toujours la base, le point de départ de leurs idées ou de leurs actes.
S'ils ne s'en souvenaient point, à quoi pourraient-ils penser, au moins
dans le premier accès?... Enfin, dans cet état, ils ont le parlait
souvenir des accès analogues, qui sont ainsi reliés entre eux, la
mémoire chevauchant, comme chez l'élida, par-dessus les périodes d'état
normal. Tout 1e monde sait l'histoire de la jeune fille qui, ayant été
outragée pendant qu'elle était en somnambulisme, l'ignorait pendant, la
veille, mais raconta tous les détails de cet outrage à sa mère pendant
l'accès suivant.
Félida, malgré la perfection de sa condition seconde qui est une -vraie
vie, même supérieure à l'autre, rentre donc, au point de vue, de la
mémoire, dans; la règle ordinaire, sauf qu'elle y voit ; elle est une
somnambule comme les autres.
Voici, maintenant ce qui se passe chez le rêveur et chez le somnambule
: la nuit est venue, le carne s'est fait; fatigué par le "travail,
l'homme s'étend et s'endort. S'il est bien portant, son sommeil est
profond et son corps peu sensible aux excitants extérieurs. À son
réveil, il. est reposé et- n'a aucun souvenir de ses rêves s'il en a
fait, ou bien il n'a' pas rêvé.. Pendant ce temps, son pouls est calme,
l'activité de sa circulation générale est diminuée; si même pendant
son, sommeil; il accomplit un acte physiologique qui nécessite hors du
cerveau l'appel du sang, la digestion d'un bon repas, par exemple, son
sommeil est plus profond encore. Tout le monde sait cela, de même qu'on
sait aujourd'hui en physiologie que, pendant le sommeil, le cerveau est
dans un état relatif d'anémie.
Mais, pendant la veille, cet homme est agité par des réoccupations. Il
pense beaucoup, ou en dormant il est soumis à des excitants
quelconques; alors il dort moins profondément, il n'a plus le sommeil
dur, il a le sommeil léger. il réve et ses rêves, depuis le plus simple
jusqu'au cauchemar, portent l'empreinte (le ces préoccupations ou de
ces excitants physiologiques. Le cerveau conservant un reste
d'activité, certaines de ses fonctions sont.' en jeu, et le rêve se
rapproche plus ou moins de la réalité suivant que le raisonnement et la
coordination des idées demeurent plus ou moins actifs. Ces deux,
fonctions constituant le lien qui réunit en faisceau les facultés de
l'esprit, s'il se relâche, celles-ci flottant indécises, la moindre
impulsion agit sur elles et leur donne une direction souvent fort
singulière. Mais ce qu'on sait des actes réflexes explique suffisamment
ces prétendues singularités.
Un exemple me fera mieux comprendre; vous me pardonnerez de le tirer de
moi-même. En` cela je suis la méthode excellente de M Alfred Maury.
Au printemps, quand les matinées sont fraîches, je fais toujours le
même rêve. Je me représenté une plage, une rivière,, avec un paysage
quelconque moi connu ou fait de souvenirs (le rêve n'inventant rien) et
je prends un bain froid. Si je m'éveille, j'acquiers la certitude que
mon corps entier est refroidi et que mon rève n'est que le résultat de
la sensation de froid dont je n'ai pas eu conscience; mais qui
suffisamment sentie par ma peau et perçue par mon cerveau, a agi comme
action réflexe et a-enfanté l'idée du bain froid par lequel mon corps
s'est rafraîchi. Mais je m'éveille et j'augmente mes couvertures;
alors, cette forme de rêve disparaît; la chaleur revenant et rappelant
à la peau le sang du cerveau, le sommeil redevient profond et sans
rêves. Quand on a la fièvre, on fait- toujours le même rêve, on voit
confusément des montagnes et des précipices se mouvant par des
ondulations immenses, incohérentes et tourmentées. C'est que le coeur,
violemment agité, envoie au cerveau des quantités anormales de sang,
lesquelles, arrivant à flots pressés, troublent le calme ordinaire des
rêves et enfantent ces conceptions maladives.
Par contre, si les ivrognes dorment si fort, ils le doivent non à une
prétendue congestion momentanée, mais à l'anémie cérébrale que pause le
grand appel de sang fait à l'estomac et au poumon par la digestion et
la combustion d'aliments très alcoolisés.
De, même, interrogez les femmes grosses ou qui ont eu des enfants à là
suite de grossesses ordinaires; toutes vous diront que jamais elles
n'ont plus profondément dormi que pendant leur gestation, alors leur
sommeil était calme et sans rêves; rien n'est plus naturel si l'on
songe à la dérivation considérable du sang vers l'utérus et son'
contenu, dérivation qui se fait aux dépens du cerveau comme des autres
organes, mais qui chez lui est plus sensible que chez aucun autre.
Une sensation plus forte, une douleur insuffisante cependant pour
éveiller, le dormeur provoquent le cauchemar; la légende du chat noir
eu' du diable qui, assis sur la poitrine du dormeur, l'oppresse
et l'épouvante de ses yeux flamboyants, a son origine dans une gène
accidentelle ou maladive de la respiration, laquelle se transforme en
ces idées que perpétue la tradition. La légende du vampire qui suce le
sang des filles de la Valachie a une source analogue. Le malheureux
dormeur, dont l'esprit est rempli d'histoires fantastiques, est la-
victime d'un rêve que fait naître dans son cerveau une douleur physique
ou la morsure d'un animal, d'un insecte quelconque. Scrutez a fond les
histoires de revenants et de fantômes, vous n'y trouverez
qu'hallucinations, rêves pénibles ou maladifs; la poésie et
l'imagination -font le reste.
Chacun, en étudiant son propre sommeil, se rendra compte de la réalité
de ce que j'avance.
Ce que je-viens de dire ne s'applique qu'au sommeil ordinaire plus ou
moins profond ; recherchez maintenant les divers degrés qui nous
conduisent de ce sommeil de tout le monde à la condition seconde de
Félida X,.. et nous verrons comment cette jeune femme n'est autre chose
qu'une somnambule dont tous les sens, toutes les facultés sent actifs,
en un mot une somnambule totale.
Pour moi, en effet, j'y Insiste malgré la singularité d'une assertion
qui renverse l'idée qu'on se fait d'ordinaire des somnambules, les
quels sont gens qui marchent les yeux fermés... Félida n'en est pas
moins `une somnambule, mais dont tous les nerfs et toutes les facultés
fonctionnent; d'une façon normale. Pour tout le monde elfe est
éveillée, car elle a tous les caractères de la veille. Cependant, en
fait, elle ne veille peint : c'est je le répète, une somnambule
parfaite, ou mieux, totale.
Pour le mieux démontrer, je passerai en revue dans l'analyse qui suit
quelques-uns des degrés 'et des variétés du somnambulisme, et je
montrerai que cette gradation vers la perfection ou la totalité n'est
due qu'à la persistance ou à' l'éveil successifs des sens et des
facultés. Je crois par cette méthode aider à la solution de ce problème
difficile.
Notre dormeur est un enfant de huit à douze ans; il dort profondément
comme on dort à son âge; on lui 'parle doucement et d'une voix
monotone, il ne s'éveilla pas, mais répond... 0à dirige sa pensée à
volonté et on lui fait dire ce qu'il aurait tu pendant la veille ; bien
plus, il, obéit au désir d'autrui, se retourne, boit, etc.
Son activité obéissante peut aller plus loin encore. Ou sait l'histoire
du jeune officier de marine auquel ses camarades s'amusaient ii
suggérer des rêves, et qui, dormant sur un banc, se précipite sur le
pont croyant plonger et sauver de la mer son meilleur ami qu'on lui
disait se noyer, Chacun, a autour' de soi des exemples semblables, et
on n'a qu'à les rechercher;
Il en peut être de même pour nombre d'autres endormis dont on a
provoqué le sommeil par des manSuvres diverses, ou qui ont été soumis
à l'ivresse, au chloroforme, au haschisch eu à la belladone, etc.
Chez las hypnotisés, par exemple, la suggestion peut avoir une
importance plus grande encore; placez un somnambule de cet ordre dans
la posture d'un homme qui- prie ou qui: combat (l'état cataleptique de
ses membres le permet), bientôt son visage exprime la colère ou la
piété, et s'il peut parler il raconte quelque scène violente ou
religieuse.
Ainsi, d'où que vienne l'ordre, qu'il passe par le sens de l'ouïe ou
par le sens musculaire, les facultés de l'esprit flottant indécises,
sans volonté,' sans coordination, subissent passivement l'influence
étrangère, le tout à l'insu de: la personne qui après ces actes et ces
paroles, s'éveille sans en avoir conservé le moindre souvenir.
Mais l'activité de notre dormeur peut être plus grande, son sens
musculaire s'éveille partiellement, il marche endormi, certains sens,
certaines facultés deviennent actifs, il est somnambule.
Ici, depuis l'enfant que tout le inonde connaît, et qui se levant sous
l'influence du rêve s'éveille après avoir heurté les meubles de sa
chambre, depuis le marcheur qui endormi poursuit sa route, jusqu'à la
condition seconde de Félida, somnambulisme total ou parfait, on peut
observer tous les degrés.
Chaque sens, chaque faculté de l'esprit qui s'éveille partiellement ou
isolément donne au somnambule un degré de perfection de plus. Bien
mieux, tel sens eu telle faculté, isolement exalté peut dans sou
fonctionnement dépasser de beaucoup la puissance normale; alors le
dormeur devient un phénomène, un prodige, il entend par le talon, voit
par le creux de l'estomac, prédit l'avenir, donne des consultations
infaillibles et sait ce qui se passe à mille lieues de lui.
habitués que nous somme à voir nos sens et nos facilités réglés dans un
certain équilibre relatif et avoir une puissance moyenne, quand cet
équilibre est rompu au profit de tel ou tel d'entre eux, nous crions au
miracle. Dans l'indigence ordinaire de notre nature, nous avons sans
doute lieu de nous étonner, mais il n'est pas défendu de chercher des
explications, car crier sans cesse au prodige, quand nous rencontrons
un problème difficile, est preuve d'ignorance et d'incapacité.
Que peut-il se passer, après tout, chez cet étonnant dormeur?
Sans devenir normale sa vue s'exalte, sa rétine est hyperesthésiée; il
voit dans l'obscurité. Or, ce que nous appelons obscurité, nous, gens
éveillés, n'est pas l'absence absolue de lumière, Sa rétine, plus
'sensible que' la nôtre, se contente d'une lumière plus faible, il
passe momentanément e l'état du chat ou de l'oiseau de nuit; la malade
dont M. Dufay, de Blois, a entretenu vos lecteurs (I), et (lui enfilait
son aiguille sous la table, est un nouvel exemple de ce que je rappelle
: cent fois j'en ai fait l'expérience, le somnambule cesse tout travail
si l'on interpose entre ses yeux et l'oeuvre commencée. un - corps
absolument opaque, à moins que pour ce travail le sens musculaire
exalté ne puisse, comme chez l'aveugle, remplacer la vue, et de_ plus,
ses yeux, bien que paraissant -fermés, ne le sont jamais complètement.
L'exaltation ou la perversion du goût et de l'odorat' amènent des
phénomènes analogues. Et le sens m scolaire hvperesthésié donne au
somnambule l'équilibre (lu danseur de corde qui le fait marcher sur
l'arête du toit.
Tel somnambule dont l'abstraction ou d'autres facultés veillent encore
ou s'exaltent, résout un problème au-dessus de ses moyens ordinaires ou
compose des vers grecs; tel autre dont la mémoire est devenue
prodigieuse, raconte des faits d'autrefois que dans la veille il
paraissait avoir oubliés, - l'entourage croit qu'il les invente ou les
devine; - tel parle une langue que les auditeurs étonnés croient qu'il
n'a jamais apprise. Tout cela n'est après tout que réminiscences, pour
lesquelles, on le sait, la durée n'existe pas.: Les beaux livres de MM,
Alfred Maury, Bersot, Albert Lemoine, etc., et
les innombrables histoires de somnambules depuis l'antiquité jusqu'à
nos jours, sont remplis de
faits semblables. Relisez ces relations, analysez-les au même point de
vue, et vous verrez la prédominance de telle ou telle faculté, la
persistance ou l'exaltation temporaire de tel ou tel sens donnant à'
chacun d'eux le caractère extraordinaire qui le distingue des' autres
et frappe l'observateur.
Mais, je le reconnais, dans aucun fait relaté jusqu'ici vous ne verrez
le sens de la vue ayant persisté, donner à un somnambule le singulier
caractère de la condition seconde de Félida.
Loin de moi, cher Monsieur Alglave, la pensée de traiter à fond, dans
une lettré, un, si vaste sujet, je n'en veux retenir que ceci :
Les somnambules, quelle que soit l'origine, de leur état, diffèrent
suivant que tel ou tel sens, telle ou telle facule, prédomine chez eux,
et aussi suivant la nature de leur esprit, la qualité de leurs sens;
j'ai vu un sourd somnambule, rien n'était plus hizarre.
De plus, leurs idées flottantes privées d'équilibre et de coordination
peuvent 'être dirigées à tort et à travers, soit par leur entourage,
soit par des suggestions venues d'excitants extérieurs, bruits, odeurs,
dont cet entourage ne peut avoir la moindre notion.
Un exemple nie fera mieux comprendre : Prenons un somnambule dont le
sens de l'ouïe est momentanément exalté, il entend ce que nul n'entend
autour de lui ; mais il dort, ses facultés intellectuelles sont
flottantes, alors la perception de ces sens donne en lui naissance à
une série d'idées-images. -- Ainsi, loin de lui on touche du piano, son
ouïe exaltée permet à lui seul' d'entendre : alors ces sons deviennent'
un concert admirable dont il voit les splendeurs; il entend des
mélodies célestes et se croit en paradis, l'entourage stupéfait écoute
le récit de ces merveilles, et si notre somnambule parle d'enfer ou de
meurtres, on en fait un possédé du diable. Mon compatriote Pierre de
Lancre a brûlé bien des innocents qui n'en avaient pas tant dit.
Cependant quoi de plus simpîe? Plus grand sera le nombre des sens ou
des facultés qui fonctionnent chez le somnambule, plus son état sera
extraordinaire, car plus il se rapproche de la vie normale, plus il
'est étrange.
Ce qui lui manque le plus, quelle que soit cette perfection relative,
c'est l'équilibre fonctionnel. Tous les sens n'agissent pas ou agissent
mal. Il ne saurait donc avoir du monde extérieur qu'une idée fausse ou
incomplète.
Que faudrait-il donc pour que ce somnambulisme fût parfait? Il faudrait
le fonctionnement total des facultés et des sens, particulièrement du
maître d'entre eux, de la vue. Celle-ci, en effet, donne, la notion
exacte du monde extérieur, par suite rectifie les idées et aide à les
coordonner (je ne parle, bien entendu, que de l'homme sain d'esprit et
non de l'halluciné).
Mais ce somnambule fictif, dans lequel les facultés de l'esprit
agiraient à l'ordinaire, et auquel les sens fonctionnant régulièrement
donneraient la notion exacte de ce qui l'entoure, n'est autre chose
qu'un homme ordinaire, éveillé.
Je reconnais qu'il eu a temporairement toutes les apparences; mais pour
l'observateur il n'en a pas la réalité, car, l'accès passé, il rentre
dans la vie ordinaire, et alors il a oublié, comme un somnambule qu'il
est, tout ce qui s'est passé pendant son accès, pendant sa condition
seconde ou sa deuxième vie, quelle que soit la durée, la perfection ou
la cause de celle-ci.
Donc, l'absence de souvenir demeure le critérium de la différence des
deux états, et si,-par hypothèse, nous supprimons ce critérium, nous
n'en saurons plus faire la distinction.. Il doit y avoir des gens que
nous trouvons bizarres ou fous, surtout parce qu'ils rie nous
ressemblent pas, et qui ne sont ;,que des somnambules totaux gardant le
souvenir de leurs accès, - ceci, bien entendu, ne peut être qu'une
hypothèse dont la vérification est impossible dans l'état actuel de
l'analyse psychologique. - Cependant, je la livre aux méditations des
lecteurs. fous les somnambules ont donc ce caractère commun: l'absence
du souvenir de l'accès.. Ainsi est la malade de M. Dufay, de Blois;
aussi, la comparant à Félida, mon savant confrère dit : x Chez l'une
comme chez l'autre, l'amnésie appartient à l'état normal, à; l'état
physiologique. "
Or, soit dit en passant, je ne pense pas qu'aucun critique, ait la
pensée que, cirez la malade de Blois, l'état normal soit le plus par
fait, celui dans lequel elle se souvient de sa vie entière, bien que
pendant cet état, ainsi que pour Félida, son intelligence soit
supérieure à ce qu'elle est dans l'autre.
Eh bien! rendez par la pensée à Mlle R..., de Blois, le sens complet et
normal de la vue, mettez-la ainsi en rapport avec le monde extérieur :
elle aura toutes les apparences de la vie ordinaire, avec une
intelligence plus grande.' Ce sera une somnambule totale, et au point
de vue psychologique elle sera Félida X...
Abordons maintenant une question fort délicate. Ces deux états séparés
l'un de l'autre par l'amnésie constituent-ils un dédoublement de la
personnalité, une double conscience?
Interrogé par vous, un éminent philosophe, M. Paul Janet, ne croit pas
qu'il en soit ainsi, tant pour Félida que pour d'autres exemples
célèbres. Raisonnant au point de vue psychologique pur, il dit que la
nature du moi est faite de deux éléments : " 1° Le sentiment
fondamental de l'existence, que nous appelons le sentiment du moi,
lequel est indivisible et ne peut varier que par l'intensité; 2° le
sentiment de l'individualité, lequel est un fait complexe et peut
varier dans ses éléments sans que le sentiment du moi soit atteint. Ce
sentiment de l'individualité détermine le sentiment du moi, niais ne le
constitue pas."
Le moi fondamental ne saurait donc être atteint par des variations dans
le sentiment de l'individualité.
Je n'ai pas à m'étendre sur cette explication ingénieuse et subtile,
car en fait je n'ai jamais pensé que telle qu'elle est Félida fût un
exemple pur do double conscience. En effet, elle se sent toujours la
même personne, et n'a pas la conscience d'une double existence comme la
dame anglaise qui, à certains moments, croyait être un vieux clergyman.
Cependant, s'il en est ainsi de Félida, en ce qui touche sa propre
conscience, celui qui l'observe ne peut s'empêcher de penser que
l'absence de souvenir établit entre ses deux modes d'existence une
barrière si haute, que cette jeune femme n'a pas dans l'état normal
plus de connaissance de ce qu'elle a fait ou pensé pendant sa condition
seconde, que si une autre personne avait fait ou pensé ces mêmes choses.
Par l'analyse qui, précède, je crois avoir établi quo l'éveil successif
des sens et des facultés constitue, une gradation du sommeil ordinaire
au somnambulisme,' que j'appellerai total, en passant par toutes les
formes connues du somnambulisme.
Il en résulte que Félida n'est qu'une somnambule chez laquelle, en plus
des autres sens ou facultés, le sens de la vue, accidentellement
éveillé, fonctionne normalement; par suite, elle a la notion exacte de
ce qui l'entoure et peut rectifier les impressions fausses qu'auraient
pu lui donner les autres sens ; c'est ainsi que sa condition seconde
est une personnalité complète.
Mais, cher Monsieur Alglave, Ies réflexions qu'un tel sujet provoque
pourraient nous conduire trop loin ; il suffit d'en dire assez pour
provoquer les pensées de vos lecteurs, pour les engager à étudier leur
propre sommeil, celui de leur entourage.
Je serai assez récompensé de mon travail si, rencontrant quelque
anomalie comme celle que présente Félida, ils l'analysent et la
publient.
Voici maintenant les observations nouvelles que j'ai pu faire sur
Félida depuis ma dernière publication, et son état en septembre 1876.
Au moment où s'arrêtait mon étude, les 'conditions secondes duraient
environ: deux ou trois mois contre des intervalles d'état normal de
douze à quinze heures; cette situation ne s'est pas maintenue. Pendant
les mois de novembre et décembre 1875, chaque jour et à des heures
indéterminées s'est montrée une période d'état normal de quelques
minutes à une demi-heure de durée, En janvier 1876 les intervalles
grandissent, et dans les trois ou quatre mois qui suivent ils arrivent
jusqu'à vingt-cinq jours contre deux ou trois heures d'état normal.
.Aujourd'hui 6 septembre 1876, Félida n'a pas eu de période de vie
normale depuis environ deux mois et demi, et la dernière n'a duré que
trois heures. Du reste, rien de changé dans les caractères respectifs
des deux états; cependant le désespoir que lui cause cette amnésie est
devenu si grand, que pendant une de ses dernières périodes de vie
normale Félida a cherché à se suicider. Je ne l'ai appris que
récemment, - Cette pénible disposition d'esprit doit fortement influer
sur son caractère et accuser plus encore les différences que celui-ci
présente dans les deux états.
Il -y a évidemment tendance chez Félida à revenir à l'état décrit dans
mon Gravait précédent,, dans lequel la condition seconde durait trois
et quatre mois contre douze à quinze heures d'état normal.
Plus que jamais, Félida est impressionnable et souffre de mille
douleurs.
Ici, bien que les phénomènes que je vais décrire touchent plus
particulièrement à l'hystérie proprement dite, je vous demande la
permission de les dire, vu leur singularité, -vu aussi l'appui qu'ils
donnent à la théorie de cette maladie, que j'ai précédemment exposée ;
Félida perd des quantités de plus en plus notables de sang par la
muqueuse de l'estomac ou de l'oesophage. Il s'écoule lentement de sa
bouche pendant son sommeil. Mors, je le dis en passant, elle rêve
qu'elle est à l'abattoir ou qu'elle voit égorger quelqu'un.
Une fois, pendant la nuit, sans blessure d'aucune sorte, il s'est
écoulé, par exsudation, de la partie postérieure de la tête, une
notable quantité de sang. - Elle a des saignements de nez d'une seule
narine, la gauche.
Spontanément, une moitié de sa face rougit; aussi des points épars sur
les membres du même côté et les points rougis donnent une, vive
sensation de chaleur, presque de brûlure. Ces sensations s'accompagnent
d'un gonflement local quelquefois si marqué, qu'un jour Félida étant
dans la rue, le gant qui recouvrait sa main gaucho cri a craqué.
Du côté des sens, on observe aussi des phénomènes singuliers. Félida
est très souvent sourde de l'oreille gauche; son odorat est presque-
oblitéré, sauf pour l'odeur du sang, qu'elle perçoit mieux qu'aucun
autre. Son goût est presque nul.
La prédominance des accidents du côté gauche n'a rien d'extraordinaire;
elle est de règle dans l'bystérie; on ignore encore pourquoi.
On voit combien ces faits viennent à l'appui de ma pensée quo les
phénomènes de nature hystérique sont sous la dépendance immédiate de la
circulation capillaire. Que sont, en effet, ces hémorragies, ces
gonflements? Ce sont des états passifs, ce sont les effets d'une
paralysie momentanée des tuniques des capillaires. Ceux-ci se laissant
distendre outre mesure par l'impulsion du coeur, le sang transsude au
travers de leurs parois; par suite, il suinte; des muqueuses et rougit
ou gonfle les parties du corps recouvertes de peau,
J'ai interrogé Félida sur un point que j'avais jusqu'à ce jour négligé
: sur son sommeil. Elle dort comme tout le monde et au moment
ordinaire. Seulement son sommeil est toujours tourmenté par des rêves
ou des cauchemars; de plus,' il est- influencé par des douleurs
physiques : ainsi, elle rêve souvent d'abattoirs et d'égorgements,'
nous avons dit pourquoi. Souvent aussi elle se voit chargée de chaînes
ou liée avec des cordes qui lui brisent les membres. Ce sont ses
douleurs musculaires ordinaires qui se transforment ainsi.
Enfin, quelquefois la transition de l'état normal à la condition
seconde se fait pendant le sommeil naturel, je crois en avoir déjà,
parlé.
Félida dort donc comme tout le monde; du reste, il en est de même de la
plupart des somnambules. Pour peu qu'il soit complet, le somnambulisme
est en général surajouté à la vie ordinaire. Félida n'échappe pas à
l'usage.
Septembre 1870.