DEUXIÈME SUITE A L'HISTOIRE DE FELIDA
NOUVELLES OBSERVATIONS - UN FAIT NOUVEAU DU MÊME ORDRE
Les lecteurs de la Revue scientifique n'ont pas oublié l'histoire de
Félida X... que j'ai racontée l'an dernier, et ils apprendront avec
quelque intérêt le résultat des observations que j'ai faites sur cette
même personne depuis mon dernier récit.
A ce récit j'ajouterai quelques réflexions et aussi l'exposé d'un fait
analogue que j'ai eu la bonne fortune d'observer récemment.
On sait que Félida présente le phénomène singulier d'une existence
comptant deux modes, deux conditions que sépare l'absence du souvenir;
quelques mots suffiront pour rappeler la succession des phénomènes et
résumeront sa situation.
État normal, - perte de connaissance, retour à la connaissance et
entrée dans un mode d'existence complet, parfait, qui ne diffère de la
vie ordinaire que par- le caractère et les allures. - Deuxième perte de
connaissance qui parait semblable à la précédente, et rentrée dans
l'état normal, Le fait saillant qui caractérise ce dernier, c'est que
Félida ignore absolument tout ce qui s'est passé pendant la condition
seconde d'où elle sort, quelle qu'ait été sa durée, tandis que, étant
dans cette condition seconde, elle sait parfaitement tout ce qui s'est
passé pendant les deux autres états, ayant ainsi en ces moments la
notion complète de son existence.
Dix-neuf années se sont écoulées depuis le jour où j'ai commencé cette
étude, et pendant cette longue période, l'état de Félida, quant aux
phénomènes généraux, n'a pas changé, les modifications n'ont porté que
sur la durée relative des périodes; mais ces modifications sont assez
grandes pour mériter d'être étudiées avec soin.
Les questions que soulève cette étude, au point de vue de la
physiologie cérébrale et de la psychologie, ont une telle importance
que j'ai cru devoir en saisir l'Académie des sciences morales, et que
depuis la dernière publication, elle a été l'objet de nombreux travaux.
Cette importance sera mon excuse pour le soin, la minutie que
j'apporterai dans le supplément qui va suivre.
Félida X... a aujourd'hui trente-quatre ans. Elle vit en famille avec
son mari et les deux enfants qui lui restent. A la suite de
circonstances diverses, elle a repris son ancien état de couturière et
dirige un petit atelier, Sa santé générale est déplorable, car elle
souffre de tous les maux que l'hystérie confirmée amène avec elle :
névralgies, hémorragies passives, contractures, paralysies locales,
etc. ; elle est cependant fort courageuse, surtout dans la condition
seconde, où ses douleurs ont, du reste, une moindre intensité.
A ma dernière visite, il y a peu de jours, je l'ai trouvée souffrante
comme d'habitude. A la question: Dans quel état êtes-vous actuellement?
elle m'a répondu : Je suis dans ma raison (c'est le terme qu'elle
emploie).
-Je le vois, ai-je dit, mais vous souvenez-vous de ce qui s'est passé
pendant votre dernier accès?...
- Parfaitement. C'était il y a quinze jours; mon accès n'a duré que
trois ou quatre heures. J'ai taillé une robe pour une nouvelle cliente,
mais j'ai horriblement souffert de toutes mes douleurs.
Cette rêponse me donna la certitude que loin d'être, comme elle le
croit, dans sa raison, Félida est en condition seconde; cet état est en
effet caractérisé par ces faits que le souvenir de toute la vie y est
complet et que les douleurs ordinaires y sont moins intenses.
Dans l'étude qui suit, je passerai successivement en revue les
différents états de cette jeune femme, et je noterai au fur et à mesure
les modifications survenues depuis ma dernière publication ; de plus,
j'ajouterai quelques réflexions à leur exposé.
La première manifestation morbide est la période de transition qui fait
entrer Félida en condition seconde. Ces périodes sont de plus en plus
courtes et ressemblent tout à fait aujourd'hui à la forme de
l'épilepsie connue sous le nom de peut mal.
Bien que Félida soit devenue plus habile à la dissimuler, la perte (le
connaissance est complète. Dans ces derniers temps, sur, ma demande,
son mari a constaté, comme, je l'avais fait antérieurement, qu'elle y
était toujours absolument étrangère à toute action extérieure. L'étude
de cette période nie donne à penser aujourd'hui que de tous les états
de Félida, elle est le plus important; c'est le phénomène' initial qui
entraîne probablement après lui tous les autres.
Bien que cet état ait toutes les apparences du sommeil, il en est en
réalité bien loin. Il faut, en effet, reconnaître que dans l'état
actuel de nos connaissances nous sommes habitués, soit par ignorance,
soit par pauvreté de langage, à donner le nom de sommeil à nombre
d'états qui n'ont de commun avec cet état physiologique que la perte de
l'activité, ressemblance absolument grossière. Quand nous avons vu la
massue du boucher s'abattre sur la tète d'un boeuf, nous disons que le
choc l'a étourdi; si nous ignorions cet, acte, nous dirions qu'il dort.
Nombre (les phénomènes d'origine inconnue sont comme des coups de
massue frappés en dedans, non par le boucher, mais par des lésions
morbides, Le coup de sang est-il autre chose?...
Il sera permis à un chirurgien d'hôpital de dire que le diagnostic
différentiel des états soporeux ou comateux, dus â des causes
quelconques, n'est pas si précis que les livres classiques veulent bien
le dire. Du reste, les états qui méritent l'appellation d'analogues au
sommeil ont une telle importance, que le savant auteur du livre Le
Sommeil et les Rêves, Alfred Maury, se préoccupe de leur étude, et nous
ne doutons pas que ses réflexions ne jettent un grand jour sur ces
obscurités. Je n'insisterai pas sur ce point : ce serait sortir de mon
sujet.
S'il était nécessaire de rappeler que la période de transition, loin
d'être un sommeil, n'est qu'un état analogue et surajouté, nous
insisterions sur ce fait que souvent Félida s'endort dans la condition
seconde et s'éveille dans l'état normal, et réciproquement. Donc,
semblable à l'attaque d'épilepsie que les malades peuvent ignorer, la
transition a lieu en plein sommeil; elle ne saurait par suite être le
sommeil lui-même.
M, Victor Egger, maître de conférences de philosophie de la Faculté de
Bordeaux, qui prépare un travail important sur le sommeil, croit, avec
raison, qu'il y aurait intérêt à savoir si la transition a lieu au
moment où Félida s'endort, ou pendant le sommeil, ou bien au moment où
il cesse. Son mari, chargé de l'observation, a récemment constaté qu'en
plein sommeil, au milieu de la nuit, Félida a eu une période d'état
normal qui a dure environ trois quarts d'heure; qu'elle était éveillée
pendant ce temps, et qu'après la transition ordinaire, elle a passé,
toujours éveillée, en condition seconde; enfin, qu'endormie de nouveau,
elle s'est réveillée le matin, à l'heure ordinaire, dans l'état où elle
était quand elle s'est endormie le soir. - Cette observation sera
continuée. Il est cependant permis dies aujourd'hui de dire, d'une
façon générale, que, chez Félida, le sommeil et la veille sont normaux,
et que les accidents que nous décrivons surviennent indifféremment dans
les deux états.
La période qui suit, c'est-à-dire la condition seconde, ou deuxième
personnalité, diffère toujours de l'état normal par une
plus grande légèreté dans le caractère, une plus grande insouciance, et
surtout par ce fait considérable que, pendant sa durée, Félida a la
notion entière, complète de toute son existence, tandis que, pendant
l'état normal précédent, elle ignorait ce qui s'était passé pendant la
condition seconde. Nous avons déjà noté ce fait important.
La condition seconde est toujours une existence entière et parfaite, si
bien que l'attention la plus grande d'un observateur même prévenu est
nécessaire pour la reconnaître. --- Sur ce point, rien de nouveau.
Seulement, plus encore que l'an dernier, la modification dans le
caractère paraît s'effacer Félida a un an de plus, avec des soucis et
des préoccupations, et elle ,devient de plus en plus sérieuse. De plus,
les douleurs et autres phénomènes d'origine hystérique s'accentuent
chaque jour davantage.
Comme cette condition constitue aujourd'hui la vie presque entière de
Félida, on y peut observer à' loisir divers phénomènes, d'origine
hystérique, d'une grande' rareté, j'avais indiqué ces phénomènes - dans
ma dernière publication depuis, ils- ont pris une grande intensité et
deviennent de plus en plus fréquents. Je veux parler des congestions
spontanées et partielles. A un moment donné, sans cause appréciable, et
tous les trois à quatre jours, Félida ressent une sensation de chaleur
en un point quelconque du- corps; cette partie gonfle et rougit.- Cela
se passe souvent à ta face, alors le phénomène est frappant, mais le
tégument externe est trop solide pour se prêter à l'exsudation
sanguine; une fois seulement, un suintement de cette nature a eu lieu
pendant la nuit au travers de la peau de' la' région occipitale,
reproduisant, sans le moindre miracle, les stigmates saignants dont les
,ignorants font tant de bruit. Dans les points de l'organisme où-le
tégument est moins solide,, au travers des muqueuses, la paralysie
partielle et momentanée des tuniques vasculaires amène des hémorragies
qui proviennent alors du poumon, du nez, de l'estomac, de la vessie,
etc., simulant ainsi des lésions graves de ces organes; mais
heureusement pour Félida, ces pertes de sang n'ont eu jusqu'à ce jour
aucune importance.
Je n'insisterai pas sur ces phénomènes, qui touchent plus à la médecine
qu'à la psychologie, et qui, par suite, auraient peu d'intérêt pour un
grand nombre de vos lecteurs. Il me sera seulement permis de déduire
les remarques suivantes de leur coexistence avec l'amnésie et autres
phénomènes d'ordre psychologique.
Les- divisions, les catégories que la science impose aux études
biologiques sont absolument artificielles et arbitraires. Toutes ces
études se réduisent en dernier ressort à la connaissance des fonctions
des organes, par suite à la science biologique qui porte le nom de
physiologie, laquelle nous parait les contenir toutes. Je ne parle pas
de la métaphysique pure, dont le champ se restreint d'heure en heure,
et qui finira par n'être plus qu'une rêverie, donnant la mai., dans
l'ordre des choses de l'esprit, à la poésie, à l'esthétique et autres
conceptions qui ne sauraient être que des plaisirs' intellectuels, des
distractions pour des penseurs délicats. Prenons l'exemple de Félida;
sous l'influence indéniable d'un état maladif, de l'hystérie, nous
voyons se développer en elle des phénomènes d'ordre que j'appellerai
matériel ou tangible, tels que saignements de nez, vomissements de
sang, etc..; en même temps se montrent des phénomènes d'amnésie,
lesquels sont d'ordre purement intellectuel. Entre les deux, on observe
des phénomènes mixtes, tels qu'extase, catalepsie,' accès de délire,
etc.. Où est, je le demande, la séparation entre ces accidents,
séparation qui ferait distinguer le champ de la psychologie de celui do
la physiologie pure? Cette séparation n'existe pas; sous l'influence
d'un désordre dans la circulation ou dans l'innervation, l'équilibre
fonctionnel est partout détruit; surviennent alors les saignements de
nez, dus à une paralysie momentanée des capillaires de la muqueuse qui
laisse transsuder le sang; puis le délire, les paralysies, l'amnésie se
montrent, amenés par un trouble fonctionnel analogue (paralysie ou
contracture) se passant dans les centres nerveux.
Comment séparer, catégoriser ces phénomènes? Tous sont dus a la même
cause; matériels, mixtes ou intellectuels, tous doivent être
justiciables de la même analyse et (le la même science, et cette
science, nous l'avons dit, c'est la Physiologie. Son domaine doit
grandir aux dépens de celui de ses aînées, la métaphysique et la
psychologie. Aujourd'hui, bien qu'arbitrairement séparées, ces sciences
se prêtent un mutuel appui. Demain se fera la fusion intime, plus
tard'' l'absorption' sera complète, et de la métaphysique pure il ne
restera que le souvenir. -
Dans mes publications précédentes, j'ai peu insisté sur u. troisième
état qui _s'était rarement présenté; j'y dois revenir, car il est
devenu assez fréquent.
Depuis deux ans, très souvent lorsque Félida a 'étés vivement émue, au
lieu d'entrer en condition seconde après la période de transition, elle
entre dans un état qui se rapproche beaucoup d'un accès de folie, Le
désordre intellectuel est très grand, le visage exprime une terreur
profonde; elle ne reconnaît plus personne, excepté son -mari; elle a de
véritables hallucinations terrifiantes de la vue et de l'ouïe et se
croit entourée de fantômes et d'égorgements, Cet état dure peu
(quelques heures), et se termine par une période de transition
ordinaire; la malade rentre alors dans la condition seconde dont l'état
précédent n'est en quelque sorte que la préface ou l'annexe
Dans un précédent travail, j'ai été conduit par l'analyse et par les
analogies à. considérer la condition seconde de Félida comme un
somnambulisme parfait, ou mieux total, c'est-à-dire comme un état dans
lequel tous les sens, toutes les fonctions intellectuelles étant en
activité, la personne a les apparences de la veille sans cependant être
éveillée. Cette manière de voir a soulevé des objections. J'y insiste
cependant,, car depuis que ces objections ont été faites, mes
réflexions sur le sommeil, les rêves et le somnambulisme ont confirmé
mon appréciation. Toutefois il n'est pas superflu d'y revenir.
Je ne saurais m'adresser aux somnambules, puisqu'en immense majorité
ils ignorent, comme Félida, ce qui se passe dans leur condition
seconde, dans leur somnambulisme; mais je puis demander au lecteur quel
qu'il soit de faire un retour sur lui-même et de considérer combien est
grande la perfection de certains rêves. Il en peut juger, car il s'en
souvient, si surtout, ainsi que l'a fait pendant deux ans M. Victor
Egger, il prend le soin d'en écrire les détails au réveil; il sera
frappé de leur ressemblance avec la vie ordinaire. Que manque-t-il à
ces rêves pour être la vie ordinaire elle-même?...
Il leur manque la cohérence et l'activité. Le dormeur est en effet
immobile, et ses conceptions, si parfaites, si complètes qu'elles
soient, prises isolément, flottent incohérentes et sans liaison les
unes avec les autres; la réminiscence ne tient aucun compte du temps ou
de l'espace, et la coordination fait voyager le rêveur sans aucun souci
de la vraisemblance.
Si à l'homme endormi vous rendez par la pensée l'activité et le
jugement, même incomplet, vous en faites un somnambule. Les
observateurs savent que le rêveur actif est presque un homme complet.
Il ne lui manque qu'une volonté suffisante pour résister aux
suggestions, et que l'équilibre dans le fonctionnement des sens,
particulièrement de la vue, laquelle le mettrait en rapport avec le
monde extérieur. Est-il téméraire de penser que l'exercice de ce sens,
grand directeur de l'activité, lui_ donnera ce qui lui manque pour être
un homme complet? Nous ne le pensons pas, biais alors nous aurons le
spectacle d'une personnalité agissante et parfaite, ne conservant du
somnambulisme que l'amnésie. - Telle est Félida.
MM, Egger et Lereboullet, reconnaissant implicitement la réalité de
cette hypothèse, préfèrent, pour désigner cet état, le terme de
vigilambulisme au terme de somnambulisme total. Nous n'y contredirons
pas, quoique le mot vigilambulisme paraisse être une sorte de
pléonasme. Je reconnais volontiers que le mot de somnambulisme n'est
pas absolument exact, car Félida n'a jamais été somnambule dans le sens
ordinaire du mot, ses périodes de veille et de sommeil étant normales;
mais il faut bien user des mots que la langue met à notre disposition,
malgré leur insuffisance.
Vous me permettrez de ne pas insister sur une analyse purement
psychologique. J'y serais trop inhabile. J'ai, du reste, la confiance
que la solution de ce problème sera donnée par les psychologues (lui
ont pris pour sujet de leurs études le sommeil et ses analogues.
Nous venons d'étudier les modifications survenues dans la condition
seconde de Félida; nous sommes conduit naturellement à la transition
qui la fait rentrer dans l'état normal.
considCette transition est de plus en plus courte et identique à la
précédente, 'quant â la perte de connaissance; mais elle en diffère
parla durée. Cela s'explique. Dans la condition seconde, Félida est
moins -souffrante et plus avise que dans l'autre état, et elle
considère cet autre état comme un état maladif dont elle a honte,
sentant venir le mal comme toutes les hystériques sentent venir
l'attaque; elle le dissimule avec une grande habileté. - J'ai insisté
précéminment sur cette habileté; je n'y reviendrai pas; il me suffira
de dire que, bien plus que l'an dernier, cette période est presque
insaisissable. Il est un autre point par lequel la période de sortie de
la' condition seconde diffère de la période d'entrée : c'est que,
immédiatement après elle, se manifeste l'amnésie; il n'est pas douteux
que ce phénomène ne soit morbide; or est-il naturel de croire qu'il
appartient à l'état dans lequel il se manifeste, c'est-à-dire à l'état
normal ou ordinaire, lequel est parfait en tous autres points, et
n'est-il pas plus légitime de croire que c'est pendant le court instant
précédent qu'a disparu le souvenir?
Si pour éclairer le raisonnement nous remontons à l'origine de la
maladie de Félida, à sa première manifestation, que voyons-nous? Nous
voyons une jeune fille hystérique prise d'une perte de connaissance
qui, la conduit à une condition seconde; mais jusqu'ici nulle amnésie;
le souvenir de la vie précédente est complet elle vit plus ou moins
longtemps pendant cette Condition acquiert des idées, enregistre des
faits puis survient une deuxième perte de connaissance. loi la scène
change, Félida est bien rentrée d'ans la vie normale ordinaire, celle''
dont elle vivait avant toute maladie; mais à cette existence manque
complètement le souvenir de la condition seconde qui vient de finir, -
Ce phénomène d'amnésie appartiendrait-il' à cet état de vie ordinaire?
Nous l'avons dit, cela ne nous paraît pas probable; il serait plus
naturel de penser que pendant ce court instant, pendant la courte
période de transition qui précède, la mémoire, auparavant complète et
parfaite, a vu disparaître un de ses éléments, la reproduction des
idées.
En un mot, ainsi que je l'ai dit ailleurs, si Félida ne se souvient
pas, ce n'est pas parce qu'au moment o t elle a oublié, elle est dans
un état morbide, c'est parce qu'à ce moment elle n'a plus la faculté
de reproduction, ayant perdu cette faculté dans la petite période de
transition précédente.
Serrant de moins près l'analyse, j'avais dit que Félida avait perdu le
souvenir parce que dans la période précédente les idées n'avaient pas
fait une impression suffisante sur son cerveau; cela n'était pas tout à
fait exact, car si cette impression était sans valeur, le souvenir ne
reviendrait pas tout entier dans la condition seconde suivante.
Je reviens toujours à dire qu'on peut comparer Félida rentrant dans la
vie ordinaire à un convalescent de, fièvre typhoïde : il a déliré, puis
il a oublié tous les faits de son délire; il n'en est pas moins dans un
état physique moral parfait, et c'est la faute au détire s'il ne se
souvient plus. Félida n'a point déliré; mais, je le répète, il s'est
passé dans ses facultés, pendant la courte période de transition qui a
précédé l'amnésie, un désordre limité qui n'a porté que sur la
reproduction du souvenir, - je n'y saurais trop insister.
Après la période de transition dont je viens de parler, Félida rentre
dans la vie ordinaire, sinon normale; alors se passe le phénomène qui,
s'il n'est pas le plus considérable, est certainement le plus'
frappant, je veux parler de l'amnésie; bien que j'en aie déjà
longuement parlé, il me sera permis d'y revenir, conduit par l'ordre
logique de cette étude. - Félida revient à elle après des mois entiers
d'une autre existence,-- mais elle a oublié tout ce qui s'est passé
pendant ce temps, si long qu'il soit; rien de changé dans la nature de
cet oubli. Il ne porte toujours que sur ce qui s'est passé pendant la
précédente condition seconde, ainsi que l'ont fait remarquer MM. Egger
et Lereboullet dans la savante analyse qu'ils ont publiée; cet oubli
n'est toujours qu'un état latent, une éclipse momentanée de la mémoire,
car pendant tout ce temps les impressions ont été non seulement
perçues, mais conservées, emmagasinées, la preuve en est dans ce fait
déjà signalé et frappant que, pendant la condition seconde qui suit, la
mémoire revenue, ces impressions revivent. - Je reconnais avec ces
auteurs que cette amnésie n'est pas celle de la dame américaine de Mac
Nish et d'autres amnésiques, dont l'oubli complet fait supposer
l'absence même de l'impression. - Pour mieux faire apprécier cette
différence, je prendrai un exemple grossier rien d'étonnant qu'un
ivrogne à jeun ait perdu le souvenir de ce qu'il a fait durant son
ivresse, - pendant ce temps le cerveau était inhabile à percevoir.
Cette particularité, cette limitation de l'amnésie, font précisément
l'originalité de l'histoire de notre malade.
Bien plus que l'an passé, Félida est triste pendant ses courtes
périodes d'état normal. Cette tristesse va jusqu'au désespoir, et la
pauvre femme en voudrait finir avec la vie. Aujourd'hui les souffrances
d'origine hystérique sont pendant ce temps plus intenses que jamais; il
paraît certain que l'une des causes de la tristesse toujours croissante
de notre malade, est la croyance de plus en plus grande que' sa maladie
est au-dessus des ressources de l'art.
M. Egger m'ayant récemment engagé à, rechercher si l'amnésie portait
sur des faits d'habitude aussi bien que sur tout autre fait, j'ai
institué des observations sur ce point délicat; elles ne m'ont pas
encore donné de résultat satisfaisant; à cette heure je puis seulement
dire que le mari de Félida a remarqué que pendant le temps où elle est
amnésique, sa femme laisse passer l'heure à ' laquelle elle a
l'habitude de préparer le repas de la famille; mais est-ce là une
habitude dans le sens exact du mot?... M. Egger ne l'admet pas, une
sensation organique à retour périodique, la faim, pouvant, si elle est
absente ou présente, suggérer ou non l'idée en question. Quoi qu'il en
soit, je donne cette petite observation pour ce qu'elle vaut. Serait-il
possible de faire prendre à Félida des habitudes réelles,' bien qu'elle
ait depuis longtemps passé l'âge où on les contracte? -J'y essayerai,
mais, je l'avoue, sans grand espoir d'y réussir.
Cette observation sur la persistance ou non persistance des habitudes
chez les amnésiques de l'ordre de Félida ne doit pas être perdue, car
elle peut être faite sur les sujets plus jeunes qui seront
ultérieurement étudiés.
Après avoir successivement passé en revue les divers- états, périodes
ou conditions qui caractérisent- l'existence de Félida, et indiqué les
modifications, peu importantes du reste, qu'il m'a été donné d'observer
pendant cette dernière année, je terminerai cette étude supplémentaire
par quelques remarques générales,
MM. Eggor et Lereboullet, bien qu'admettant que des phénomènes
intermittents (comme l'est' l'amnésie. de Félida) peuvent être des
symptômes d'une lésion permanente, se refusent à croire qu'il en puisse
être ainsi chez notre malade, vu la longue durée de ces intermittences.
Je n'admets pas cette manière de voir. En effet, je crois avoir établi
plus haut que l'oubli, est un phénomène non de la condition seconde,
qui est la période la plus longue, ni des courts instants de la vie
normale, mais plutôt de la période d'entrée dans cette dernière vie,
laquelle période est d'une durée presque insaisissable : c'est, je
l'ai, dit plus haut, pendant ce court moment qu'est déchiré le feuillet
du livre. On ne saurait donc arguer de la longue durée des
intermittences.
Du reste, l'argument d'après lequel on se 'refuserait à voir dans un
phénomène, morbide intermittent le symptôme d'une action permanente
peut; être réfuté par l'analogie. On voit tous les jours, sous
l'influence permanente de l'hystérie, des paralysies, des contractures,
etc, durer des mois et des années, guérir et revenir ainsi un grand
nombre de fois.
Ce n'est donc pas cette raison qui me ferait repousser l'hypothèse que,
chez Félida, l'hystérie provoque une lésion intermittente de a
circulation, dans la partie du cerveau où siègent les fonctions
intellectuelles, sinon la mémoire, seule, dont la localisation (en tant
que fonction isolée), n'est pas aussi admissible que j'ai pu le penser.
Je ne crois pas qu'on puisse mettre, en doute aujourd'hui quo
l'activité, le fonctionnement d'un organe, ne soient en rapport étroit
avec la quantité de sang qu'il reçoit : ce qui est vrai pour le rein,
pour le foie, la rate, etc.., ne saurait être faux pour le cerveau; on
sait que les lésions de la couche, corticale, chez les paralysés
généraux, sont dues à l'hyperémie, laquelle est consécutive à l'abus
des fonctions intellectuelles. -. L'exercice répété d'un groupe de
muscles sous l'influence, de la volonté amène manifestement leur
hyperémie, et celle-ci seule est l'origine de leur développement
hypertrophique, l'hyperémie; ayant provoqué ce que j'appellerai
l'hypernutrition. Tout le inonde sait cela.
Qu'a donc de contraire à la vraisemblance la pensée que le bon
fonctionnement du cerveau est en rapport étroit avec l'intégrité do la
circulation, etc..? que, par suite, les troubles de la mémoire chez
Félida sont dus à un trouble dans l'apport (lu sang à certaines parties
de cet organe? Ou il ne sera plus permis de faire d'hypothèse, et alors
que deviendront les; sciences biologiques? ou l'on admettra que les
accidents de congestion partielle, qu'on observe chez Félida dans
diverses' parties du corps, rendent possibles des troubles
circulatoires du mérite ordre, sinon semblables, dans le cerveau.
Si, poussant plus loin l'analyse, je rie demande si ce trouble est une
anémie ou une hyperémie, je croirai plutôt à une anémie par contraction
des tuniques vasculaires; l'hyperémie est, en effet, plutôt l'origine
d'une exaltation des fonctions, tandis que l'anémie répond à une
dépression; or l'amnésie appartient à l'ordre des dépressions
intellectuelles; elle est comme le sommeil de la mémoire, et le sommeil
s'accompagne d'anémie cérébrale; telle est, du moins, ma conviction.