Dr Azam
RELATION DUN FAIT NOUVEAU D'AMNÉSIE PÉRIODIQUE
En août 1877, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer aux eau: des
Pyrénées un jeune malade atteint d'une névrose extraordinaire, dans
laquelle la perte du souvenir joue un rôle très important. Grâce à
l'obligeance de sa mère, qui a, bien voulu me communiquer le journal de
la maladie de son fils; grâce à M. le docteur Rigal, professeur agrégé
à la Faculté de médecine dis Paris: grâce aussi à MM. les docteurs
Ferrier et de Pauillac, il -m'est permis de publier les points les plus
importants de cette singulière histoire,
J'exprime ici mes remerciements à M X..., qui a- bien voulu nie
communiquer ses notes confidentielles; sans elle, cette relation était
presque impossible; .M X... a très bien compris le but élevé que se
propose la science.
Albert X..; est âgé de douze ans et, demi; il est d'une bonne
constitution, et grand pour son -âge, Il appartient une famille
honorable et distinguée; il est très intelligent et a reçu d'un
précepteur un commencement d'instruction sérieuse. Entouré de personnes
pieuses, ses sentiments religieux ont été très développés, et, vu le
rôle important que jouent dans cette maladie les phénomènes
intellectuels, vu l'âge du malade, ce développement ne saurait être
passé sous silence.
Albert X... avait environ cinq ans, lorsqu'il a été pris, sans cause
connue et sans antécédents héréditaires appréciables, de quintes de
toux nerveuses apparaissant régulièrement trois fois par jour; les
médecins qui l'ont soigné les ont considérées avec raison comme des
accidents choréiques; aucun antipériodique ne put jamais modifier ni
leur intensité ni leur mode d'apparition.
Jusqu'aux premiers jours du mois de janvier 1875, cet état, bien que
pénible, n'avait pas préoccupé la famille du jeune Albert, lorsque, le
5 de ce mois, un accès de toux spasmodique plus violent que d'habitude
étant survenu, le médecin de la famille tenta l'éthérisation du malade;
la période d'excitation dépassa toutes les bornes, sans que la
résolution musculaire pet être obtenue. Les phénomènes nerveux furent
exaspérés, les accidents choréiques du larynx envahirent d'autres
groupes musculaires et se compliquèrent de convulsions, de paralysies
diverses, allant jusqu'à la perte de la parole; à- cet état
s'ajoutèrent des phénomènes intellectuels, tels que des peurs
imaginaires et des hallucinations terrifiantes.
Il ne paraît pas que le jeune Albert ait eu des pertes de connaissance
complète, dans le sens ordinaire du mot.
En même temps, la famille est frappée de ce fait qu'Albert a
complètement perdu la mémoire du passé; de plus, il ne sait ni lire, ni
écrire, ni compter, cause mal: il a complètement oublié tout ce qu'il
savait, tout ce qui lui a été enseigné. Il ne reconnaît plus les
personnes qui l'entourent, sauf son père et sa mère et la religieuse
qui lui donne des soins.
Après quelques jours, vers la fin de janvier, les phénomènes convulsifs
et paralytiques avaient disparu; du reste, dans leur intervalle, Albert
montait à cheval, sortait avec ou sans son père, et vivait de la vie
ordinaire; mais la mémoire n'est point revenue. Enfin, après vingt
jours de cet état bizarre, le voile se déchire, et
l'enfant est surpris par le, retour du souvenir. Il a la notion entière
du passé; il sait lire, il peut écrire.
Je n'insisterai pas sur le détail des nombreux phénomènes qui ont leur
origine dans le désordre du système nerveux; je dirai seulement qu'à
cet état s'ajoute une exaltation religieuse d'une grande intensité,
Le 2 février, après un très court intervalle de santé parfaite, .les
accidents reparaissent; quelques mots les résument : paralysies et
contractures diverses accompagnées, comme dans la précédente, d'une
grande exaltation religieuse et de terreurs; en même temps la mémoire
disparaît encore, sans reparaître entre les accidents nerveux, qui
arrivent toujours périodiquement, chaque jour, à cinq heures du soir.
Cet état complexe dure, cette fois, jusqu'à la fin du mois de mars, Et
c'est seulement à la fin de ce mois que reparaît la mémoire dont
l'éclipse a été beaucoup plus longue que dans la précédente période
morbide. Cette fois le souvenir est revenu graduellement, et, le 7
mars, la mère inscrivait dans son journal. la guérison complète de son
fils,
Depuis la fin de mars jusqu'au 14 novembre, Albert X a vécu de la vie
ordinaire.
Le 10 novembre 1876 reparaissent les accidents hystériques ou
choréiques avec leur périodicité bien connue, paralysies; hoquets,
toux, suffocations, tics, aboiements, terreurs, etc.. Le 12, la mémoire
disparaît. Vers le milieu de décembre, l'enfant perd, pendant ses
accès, la vue, la parole et: l'ouïe, et les phénomènes choréiques et
l'hyperesthésie acquièrent une telle intensité que, d'après la mère, le
moindre contact produit l'effet d'une décharge électrique; malgré ces
phénomènes, qui arrivent toujours périodiquement, l'enfant peut, dans
les intervalles, vivre de la vie ordinaire : monter a cheval, conduire
une voiture et causer avec, intelligence et lucidité, sans cependant
avoir recouvré la mémoire. Celle-ci; a disparu le 12 novembre et ne
reparaît que le 19 décembre; à ce moment, elle revient tout a coup
complète et entière, et la période morbide est terminée.
Le quatrième accès; de cette, singulière, maladie débute; deux mais
après, le 22 février 1877. Il est en tout semblable aux précédents;
sauf l'apparition pendant les manifestations périodiques de douleurs
nerveuses dans les entrailles, qui font horriblement souffrir le
malade. Ainsi que dans les trois périodes précédentes, la mémoire i
disparu dès les premiers jours pour ne reparaître que le 19 mars. Ce
jour-là, dit le journal de Mme X.... Albert a recouvré toute sa mémoire
et sait tout ce qu'il avait appris.
Depuis ce moment jusqu'à l'heure présente (novembre 1877), la santé du
jeune Albert s'est maintenue; mais, cédant à de sages conseils, sa
famille va lui faire suivre un traitement hydrothérapique, en attendant
les modifications qu'amène la puberté dans l'organisme, modifications
sur lesquelles il est très sérieusement permis de compte
En résumé, Albert X... est atteint d'une névrose générale de l'ordre de
l'hystérie, laquelle, bien que rare chez l'homme, y a été cependant
maintes fois observée; aux manifestations singulières do cette névrose
s'ajoutent des accidents de chorée et enfin des .troubles plus rares
qui portent sur la mémoire. Je n'insiste que sur les phénomènes de ce
dernier ordre; eux seuls ont en effet une importance considérable,
particulièrement au point de vue psychologique, les autres
manifestations morbides, malgré la singularité de leur expression,
étant connues de tous.
Quatre fois, en deux ans et six mois, Albert X... a présenté des
périodes morbides dont la moindre a duré près d'un mois. Quatre fois il
a perdu complètement la mémoire, et ce phénomène d'amnésie a duré tout
le temps des périodes, tandis que des accidents nouveaux d'un autre
ordre étaient franchement intermittents. - II est certain que, comme
chez Félida, l'amnésie a été chez Albert un mode d'expression de la
diathèse qui domine sa constitution.
L'amnésie d'Albert X... n'était pas semblable à celle de Félida elle
était plus complète, plus profonde; Albert perd, en effet, le souvenir
de tout ce qu'il avait appris et d'idées dites générales. En cela il
est semblable à la dame américaine de Mac Nish. Cependant, il n'a
jamais eu les apparences du dédoublement de la personnalité. - Je ferai
observer qu'il n'a pas oublié certaines notions dans lesquelles
l'habitude entre pour une très grande part. Je signale ce
fait à M. Victor Egger. Albert sait toujours monter à cheval, conduire
une voiture; enfin il n'a jamais oublié ses prières ni le moment de les
dire; sa mère m'a tout spécialement signalé cette circonstance.
Au sujet de la lecture, j'ai à faire une remarque : dans les retours du
souvenir du jeune Altiers, cette notion est revenue tout d'un coup,
entière et parfaite. Pendant l'amnésie, l'enfant ne voyant dans les
caractères imprimés ou écrits que des signes sans valeur. tout à coup
leur ensemble a eu un sens pour lui; en un mot, il n'a pas eu à
réapprendre lentement à lire, - autre ressemblance avec la dame de Mac
Nish.
J'ajouterai que la mère d'Albert est la seule personne qu'il ait
toujours reconnue pendant son amnésie, et dans son entourage, son père'
ou l'un ou l'autre de ses frères ou soeurs, mais pas toujours les
mêmes. Tantôt il reconnaissait une levrette qu'il aime beaucoup;
tantôt, ayant oublié son existence, il la transformait, grâce à des
hallucinations de la vue, en un monstre épouvantable.
Si les lésions de la mémoire hue j'ai observées chez Félida ... et chez
Albert X... sont d'une grande rareté, la diathèse qui les a produites
est assez connu; cependant elle ne l'est pas encore assez pour qu'il
soit permis de s'arrêter dans son étude, J'ai la confiance que
l'analyse bien faite des futurs faits de cet ordre perfectionnera leur
thérapeutique. Ce désir n'est pas superflu, car il faut reconnaître que
le traitement des accidents de cette nature est entouré d'un vague qui
laisse une prise déplorable au charlatanisme de tout genre.
Décembre 1877.