SUR LES ALTÉRATIONS DE LA PERSONNALITÉ
Mémoire publié dans la Revue scientifique du i7 novembre 1883 à
l'occasion des
discussions nombreuses dont l'observation de Félida avait été l'origine.
Littré définit la personnalité : Ce qui fait qu'une personne est elle,
et non pas une autre; niais cette définition générale s'applique à la,
personne tout entière, soit physique, soit morale; en effet, un
individu diffère d'un autre, et par ses traits, son âge et sa taille;
et par son caractère, son intelligence et ses moeurs or, dans le
lignes qui vont suivre, je n'ai l'intention d'étudier que la
personnalité qui n'est pas physique; elle sera intellectuelle ou
morale, le qualificatif importe peu.
Je crois, au préalable devoir rechercher si la personnalité est le
propre, de l'homme; s'il est, en un mot, des animaux qui la possèdent.
La chose est certaine ou probable, mais seulement pour quelques animaux
dits supérieurs, ou plutôt' pour ceux dont l'homme fait ses compagnons:
tel chien a parfaitement son individualité physique et morale, son
maître ne le confondra pas avec un autre chien, et s'il parlait, nous
saurions certainement que son intelligence 'ou' sa moralité ne sont pas
celles d'un autre chien. En descendant l'échelle de la sociabilité, la
valeur de la personnalité diminue :'moindre pour le cheval ou le boeuf,
sa notion devient obscure pour l'oiseau, douteuse pour l'insecte, et
nulle pour les animaux inférieurs. Tous les merles, tous les rossignols
se connaissent sans doute entre eux, puisque nous savons qu'ils ne se
trompent pas de femelle; mais nous n'avons pas la notion de ces
différences ou de ces responsabilités; de plus, pour nous, toutes les
couleuvres, toutes les anguilles, toutes les huîtres sont semblables
les unes aux autres; il est absolument permis de douter que telle ou
telle d'entre elles aient une responsabilité; sans toutefois pouvoir
affirmer que telle couleuvre ou telle anguille n'a pas, de sa
personnalité propre, ou de celle de ses congénères, une notion
quelconque.
Chez l'homme, la personnalité joue un rôle prépondérant : il est' le
plus élevé des êtres organisés, et son existence est, en quelque sorte,
liée à la notion de son individualité, de son moi, L'homme, à la fois
esprit et matière, est double; riais en tant qu'esprit, il est un;
l'unité du moi est un axiome qui, dans l'application à l'état social,
est une fiction nécessaire : je n'ai pas ici à développer cette pensée;
mais si cet axiome : le moi est un,, n'est pas gravement ébranlé par un
nombre de faits bien observés, il est atteint en tant qu'affirmation
certaine, et si l'exception' est rare, très rare, elle est' possible;
or, si elle est possible, on doit compter avec elle. La responsabilité
est étroitement liée à l'unité du moi : si, celle-ci était absolue,
inébranlable, inaltérable, la responsabilité atteindrait tout acte de
l'homme. Mais il n'en saurait être ainsi; car l'homme ivre, le
délirant, l'aliéné, etc.., ne sauraient être responsables d'actes
commis par eux en dehors de leur volonté raisonnable, alors qu'ils
n'avaient pas conscience de ces actes. L'acte conscient, seul, tombe
sous le coup de la responsabilité; encore faut-il que la conscience de
celui qui l'a commis soit entière.
L'étude qui suit tend donc à restreindre le champ de la responsabilité
humaine. L'exposé des faits sur lesquels elle est basée accroît, je le
reconnais, les difficultés d'une question déjà bien ardue; mais qu'y
faire? Les faits ont une brutalité devant laquelle il faut s'incliner,
et tous les raisonnements du monde ne pourraient prévaloir contre eux :
à la théorie de s'en accommoder.
J'ajouterai que dans les lignes qui suivent je n'ai pas la pensée de
m'occuper des altérations volontaires de la personnalité; il est en
effet nombre de gens, malfaiteurs pour la plupart, qui ont un intérêt
quelconque à se faire passer pour d'autres personnes. Ceux-là ne
relèvent ni de la médecine ni de la psychologie, mais bien de la police
correctionnelle.
Je n'ai pas davantage à m'occuper des acteurs qui, jouant un rôle,
peuvent prendre avec la plus grande perfection la personnalité de ce
rôle et entrent complètement, comme ils le disent, " dans la peau du
bonhomme ".
L'homme valide et sain d'esprit a parfaitement la notion de sa
personnalité; Il sait qui il est, et sa mémoire lui rappelle qui il a
été, sa conscience le dirige dans ses actes et, avec l'aide de son
intelligence et de sa moralité, il vit de sa vie propre. De plus, pour
ceux qui l'entourent, il est une personne différente des autres, ayant
clos caractères plus ou moins distinctifs.
Mais l'intégrité de cet état n'est pas le lot de tout le monde : il est
nombre de circonstances dans lesquelles l'homme perd la notion de son
moi, où il se croit une autre personne, où il ignore ee qu'il a été; en
un mot, il donne à l'observateur le spectacle d'un homme, ou qui croit
être ce qu'il n'est pas, ou qui, ignorant ce qu'il est, agit, bien que
sain d'esprit, comme si deux personnalités s'ignorant mutuellement, se
succédaient en lui. De là, l'indication d'étudier successivement deux
groupes d'altérations de la personnalité : 4° celles qui sont dues û un
état morbide des facultés intellectuelles d'une origine quelconque; 2°
celles qu'on peut observer chez des personnes qui, tout en étant saines
d'esprit dans le sens ordinaire dit mot, sont momentanément dans des
états particuliers provoqués ou spontanés, ou sont sous la dépendance
de névroses diverses, telles que l'épilepsie, la chorée, l'hystérie.
Les : altérations du premier groupe s'observent à la suite de
l'ingestion de diverses substances; elles sont aussi des épiphénomènes
de certaines maladies et de l'aliénation mentale.
J'entrerai ici dans quelques détails sans trop insister cependant sur
des faits connus de tout le inonde.
L'opium, la belladone, le haschisch, l'éther, le chloroforme, les
alcools, etc.., font souvent croire aux personnes qui sont sous leur
influence qu'elles sont transformées, soit en une autre personne, soit
en un animal quelconque ou en un lare surnaturel. On est fondé à croire
que les loups-garous ou lycanthropes ont pu devoir l'idée qu'ils
étaient transformés en loups dévorants, non seulement i une exaltation
intellectuelle spéciale, mais à certaines pratiques où le datura et la
belladone entraient pour leur part. J'en dirai autant des sorcières,
qui, même devant le bourreau, soutenaient que, transformées en diables
volants, elles étaient allées, par les airs, au sabbat, à cheval sur un
manche à balai.
En ce qui concerne le chloroforme, il n'est pas un chirurgien de
quelque expérience, qui n'ait entendu le patient qu'il avait endormi
dire qu'il était transformé en ange, en séraphin, etc.., en un mot en
une autre personne, ou qui, à son réveil, ne raconte qu'il a rêvé
quelque chose de semblable; mais: je ne parle ici qu'incidemment de ce
dernier fait, car l'étude des rêves (dans lesquels ont lieu les
modifications de la personnalité) m'entraînerait: sur un terrain que je
ne veux pas aborder aujourd'hui.
On voit quelquefois des ivrognes s'attribuer les mérites et la
puissance de personnes qu'ils croient être en eux, ou bien être
convaincus qu'ils ne sont pas eux-mêmes, mais bien telle ou telle autre
personne.
Dans une communication récente à l'Académie de médecine de Paris, M.
Leudet, de Rouen, a cité des exemples qui tendent à prouver que
l'intoxication par l'oxyde de carbone a pu produire l'inconscience deux
personnes ayant subi l'action- de ce gaz délétère ont vu leur
personnalité s'altérer momentanément à un tel point qu'ils ont agi
d'une façon en apparence raisonnable, mais sans se rendre compte de
leurs actions et sans en conserver le moindre souvenir.
Avant d'étudier les altérations de la personnalité dues à un état
morbide des facultés intellectuelles, je crois devoir dire un mot de
celles qui peuvent être dues à des états particuliers ou à des
dispositions individuelles. Je veux parler de quelques actes réflexes
et de la distraction. Ces altérations sont sans doute très passagères
et de peu d'importance, mais elles n'en méritent pas moins d'être
signalées.
Un individu reçoit un coup, un soufflet; il le rend aussitôt; sa main,
ainsi qu'on le dit, " est partie toute seule ai, sans qu'il l'ait
voulu, sans qu'il en ait conscience; peut-être, s'il avait eu le temps
de la réflexion, eût-il agi autrement.
Je sais un homme honnête qui, étant un jour chez un banquier, mit dans
sa poche une clef avec laquelle il occupait ses doigts; il l'emporte.
Un moment; après, on vient la lui réclamer; c'était la clef d'une
caisse contenant plusieurs millions : il ignorait absolument l'avoir
prise. loi aussi, l'altération de la personnalité était de peu
d'importance et n'avait que pou duré; mais elle n'en existait pas moins.
L'affaiblissement intellectuel qui accompagne certaines convalescences
a pu provoquer des altérations de la personnalité. M. Galinier en a
publié un exemple remarquable dans la Revue philosophique de 1877. Un
de ses malades, convalescent d'un anthrax qui avait amené de graves
accidents, bien que d'ailleurs il fût sain d'esprit, ne se croyait plus
lui : ce n'est pas moi qui suis ici, disait-il. Il croyait être une
autre personne, particulièrement un Chinois.
Au premier rang de ceux chez lesquels on observe une altération de la
personnalité due à un état morbide des facultés intellectuelles, je_
placerai les personnes qui, agissant sous l'influence d'une impulsion
dont ils n'ont pas conscience, ignorent complètement leur acte, ou n'en
ont qu'une notion obscure : ce sont les impulsifs. Je ne
savais pas ce que je faisais; te coup est parti, sans que j'aie pu m'en
rendre compte, etc.. Telles sont vulgairement les phrases qu'ils
emploient.
Ou l'individu n'a qu'une conscience obscure de son acte, ou il l'ignore
complètement; de là, des degrés dans la responsabilité que le juge
apprécie, sachant bien, du reste, que l'excuse est banale, et qu'il
n'est pas un criminel qui ne cherche, par des mensonges de cette
nature, à tromper la justice. Quoique la plupart du temps banale et
mensongère, l'excuse dont nous venons de parler est vraie dans certains
cas; alors l'acte inconscient a été accompli comme par une autre
personne, incarnée dans celle qui parait en être l'auteur c'est là le
véritable automatisme.
Ici je ne saurais mieux faire que de citer un passage du rapport
remarquable que M. Mesnet a lu récemment à l'Académie de médecine sur
le prix Falret. " La notion du moi, plus particulièrement atteinte,
reste suspendue, et alors même que les autres facultés, se réveillant
plus ou moins incomplètes, semblent présider aux actes accomplis par le
malade, l'être inconscient n'obéit, en réalité qu'a une activité
purement mécanique, née de la dissociation violente opérée entre les
centres perceptifs supérieurs annihilés et - les centres secondaires ou
moteurs. C'est l'automatisme, activité inconsciente, souvent brutale,
qui, échappe a toute action directrice.
Les principaux impulsifs sont les épileptiques, les hystériques et
certains somnambules. Guidés automatiquement par une idée, quelquefois
criminelle, ils peuvent commettre des attentats horribles, et trop
souvent, hélas! en les frappant,' la société n'atteint que des
innocents.
Il est de notion vulgaire que beaucoup d'aliénés croient être ce qu'ils
ne sont pas : des Empereurs, des Dieux, la Sainte Vierge, etc.. Chez
eux cette fausse notion est plus ou moins solidement enracinée; la
plupart du temps, en discutant avéc eux, il est facile de les faire
tomber dans des contradictions qui les exaspèrent; ils arrêtent alors
la discussion par cette phrase, toujours la même : Tout ce que vous me
direz n'empêche pas que je suis la Sainte Vierge ou l'empereur de la
Chine, etc.. Le nombre des faits de cet ordre est très considérable :
aussi je ne citerai qu'un exemple comme type.
P..., âgée aujourd'hui de trente-quatre arts, célibataire, est depuis
cinq ans internée à l'asile des aliénées de Bordeaux.' En 1874, sans
cause connue, elle a perdu subitement la raison. Sa folie est une manie
tranquille avec tendance à la tristesse. Des les premiers temps de sa
maladie, elle a cru qu'il existait en elle une autre personne;
aujourd'hui, cette aberration s'est caractérisée de plus en plus. Voici
ce que me raconte à ce sujet le médecin en chef de l'asile, M. Taguet
Il y a quelques mois, elle le prend à part' et lui dit : "J'ai à vous
consulter, monsieur, au sujet d'une grosseur qu'elle porte dans le sein
droit; elle en souffre et désirerait savoir ce qu'elle doit faire." En
effet, P... a dans le sein droit une petite tumeur d'une nature, du
reste, peu dangereuse. Je l'interroge : d'après ses réponses, elle est
convaincue que cette tumeur appartient à une autre personne; il est
impossible de lui faire comprendre que c'est bien elle qui la porte. "
Je n'ai rien, dit-elle, je me porte bien; mais elle a une grosseur dans
le sein qui la préoccupe. " Je dois ajouter que, dans ces derniers
temps, l'intelligence de P... a beaucoup baissé; elle marche rapidement
à la démence, et il est très difficile de lui faire suivre une idée;
elle divague et tombe rapidement dans l'incohérence. Il est cependant
très certain que, dés les premiers temps de sa maladie, elle a cru
contenir en elle une autre personne, et qu'elle lui attribue le mal
qu'elle porte.
Des malades atteintes d'hystéro-épilepsie ont présenté des phénomènes
du même ordre. Je ne parle pas ici de l'automatisme qui suit l'accès
caractéristique de cette maladie et qui provoque (.les actes impulsifs,
trop souvent criminels.
Cet automatisme, altération de la personnalité, ne dure que quelques
instants : aussi ne ferai-je que le signaler: Je fais allusion à des
faits où le changement de la personnalité dure un certain temps et
donne l'apparence de la double conscience.
L'exemple le plus remarquable que possède la science est rapporté par
le docteur Camuset dans la Revue philosophique de M. Ribot, en l881. En
voici l'analyse
Un jeune homme de dix-sept ans, d'une bonne constitution, est atteint
d'hystéro-épilepsie, névrose qui, pour le dire en passant, est assez
mal définie.
Parmi les nombreux phénomènes de sa maladie, convulsifs et autres, il
en est un particulièrement intéressant. un jour, après une attaque
violente, il a oublié tout ce qu'il a fait jusqu'à ce moment et il a
comme une personnalité nouvelle-; tout cn lui est différent caractère,
sens moral, vivacité intellectuelle, aptitudes; il a oublié jusqu'au
métier de tailleur qu'on lui avait péniblement enseigné. Il a fallu
procéder à sa rééducation. Cette seconde personnalité a duré environ un
an; puis à la suite d'un accès semblable au premier, notre malade est
rentré dans son état primitif, récupérant tout d'un coup ses habitudes,
ses allures, son sens moral et sa petite instruction d'autrefois. A ce
moment, il avait oublié tout ce qui s'était passé pendant l'année de sa
deuxième personnalité.
Un traumatisme cérébral a pu, dans une circonstance, devenir l'origine
d'une perturbation extraordinaire du sentiment de la personnalité; je
veux parler de l'observation très remarquable au sujet de laquelle M
Mesnet a publié un mémoire sur l'automatisme de la mémoire et du
souvenir dans le somnambulisme pathologique. C'est l'histoire d'un
sergent qui, ayant été blessé à Bazeilles d'une balle qui lui a
fracturé le pariétal gauche, fut atteint d'une hémiplégie qui dura
environ un an; il était guéri de cet accident, lorsque, étant à
l'hôpital Saint-Antoine, M. Mesnet a pu observer chez lui les
phénomènes suivants et depuis quatre années (le mémoire est de 18M), la
vie de h... présente deux phases essentiellement distinctes : l'une
normale, l'autre pathologique. Dans son état ordinaire, F... est un
homme assez intelligent pour pourvoir à ses besoins, polo, gagner sa
vie; il a 14111 chanteur dans un café des Champs-Elysées, et ses
fonctions de sergent, lorsqu'il était au régiment, révèlent certaines
aptitudes qui l'avaient fait remarquer de ses chefs. A l'hôpital, il
est serviable, bienveillant, et n'a donné lieu à aucun reproche pour sa
conduite. Sa santé générale ne laisse rien à désirer.
" La phase pathologique peut être caractérisée de la manière suivante.
La transition de l'état normal à l'état de maladie se t'ait en un
instant d'une maniéré insensible. Ses sens se ferment aux, excitations
du dehors; le monde extérieur cesse d'exister pour lui; il n'agit plus
qu'avec le mouvement automatique de soi cerveau. Complètement isolé (lu
milieu dans lequel il est placé, on le voit aller, venir, faire, agir
comme s'il avait plein exercice de ses sens et de son intelligence, à
tel point qu'une personne non prévenue de son état se rencontrerait sur
son passage sans se douter des singuliers phénomènes qu'il présente. Si
l'on veut diriger ses mouvements, il se soumet comme un automate et
marche dans la direction qu'on a voulu lui donner., Pendant toute la
durée de l'accès, les fonctions instinctives et les appétits
s'accomplissent comme à l'état de santé; la sensibilité générale de la
peau ci des muscles est éteinte; l'ouïe, le goût et l'odorat n'existent
plus; la vue n'est pas absolument éteinte, car le malade parait n'être
pas insensible aux reflets des objets brillants; le toucher seul est
conservé et parait même plus développé qu'à l'état normal, "
On le voit : ce malade a comme (Jeux personnalités, ou du moins sa
personnalité normale a subi une telle atteinte sous' l'influence d'un
état accidentel du cerveau qu'il est impossible de caractériser, que
les actes de sa seconde vie n'ont aucun lien ou n'ont qu'un lien très
faible avec ceux de sa vie normale. Bien plus, ses sentiments sont
différents, car, bien que dans sa vie ordinaire on n'ait aucun reproche
à lui l'aire au point de vue de la probité, dans sa phase pathologique,
agissant sous l'influence d'une sorte de manie du vol, il met dans sa
poche, sous les yeux mêmes des personnes qui l'entourent et de la
présence desquelles il ne se doute pas, tous les objets de valeur qui
sont à sa portée. Ainsi M. Mesnet m'a conté que, l'ayant un jour
conduit chez lui pendant sa crise, le malade se mit à soustraire toutes
les pièces d'argenterie et autres objets brillants qui étaient sur les
tables.
Un traumatisme cérébral peut donc, ainsi que nombre de maladies
spontanées du cerveau, devenir l'origine d'une altération de la
personnalité.
On lit dans les Archives allemandes de Psychologie une observation qui
présente avec la précédente quelque analogie.
Un agent de police ayant reçu de nombreux coups à la tète a vu sou
intelligence se troubler d'une façon singulière; sans Cure aliéné, il
croit être double, dit toujours nous en parlant de lui-même et à table
dit volontiers - moi je suis rassasie, niais l'autre ne l'est pas;
enfin il tente de se suicider pour tuer l'autre. bientôt, il était aisé
de s'y attendre, ce malade est devenu complètement fou, et, tombé plus
tard dans la démence, il a succombé. A l'autopsie, on a trouvé une
inégalité considérable entre les deux hémisphères cérébraux. Cette
inégalité peut, dans une certaine mesure, donner l'explication de la
croyance qu'avait ce malheureux de la présence en lui de deux personnes
différentes. Cette explication s'accorde avec l'hypothèse ingénieuse de
Luys qui croit que les dédoublements de îa personnalité sont due il
(les fonctionnements alternatifs des deux hémisphères cérébraux. "
La chorée a pu devenir aussi l'origine d'une altération considérable de
la personnalité; j'ai déjà publié, cn 1877, un fait de ce genre, Je
vais en rappeler les phases principales.
Un enfant de douze ans et demi, le jeune Albert de X..., très
intelligent, présente des accidents choréiques ; il a des convulsions,
des paralysies diverses, des pertes de la parole, des peurs imaginaires
et des hallucinations terrifiantes; en même temps, il a complètement
perdu la mémoire du passé, il a oublié tout ce qu'il savait, ne sait
plus lire, écrire, compter, etc..
Cet état dure vingt jours, pendant lesquels il vit de sa vie ordinaire:
mais tu perte complète de la mémoire du passé lui a fait comme une
personnalité nouvelle; quatre fois ce malade a présenté des accès
semblables : aujourd'hui le jeune Albert de X..., âgé de dix-neuf ans,
et complètement guéri, a une personnalité parfaite.
L'accident singulier que je rapporte n'était chez ce jeune homme qu'un
épiphénomène d'un état général dérivé de la chorée. On sait les
singuliers accidents quo cette névrose, proche parente de l'hystérie
peut provoquer.
La notion que nous avons de notre personnalité est absolument
subordonnée à l'intégrité physiologique de notre système nerveux : les
faits précédents le démontrent de la façon la plus nette;' je crois
cependant y devoir insister.
M. Luys, dans son remarquable Traité des maladies mentales, le fait
ressortir avec autorité; tel malade anesthésique partiellement n'a plus
de: bras; tel autre, poussé par une impulsion maladive donne des coups
de pied; il n'est plus lui, il est un cheval, Je ne saurais mieux faire
que de citer textuellement notre savant confrère
Les éléments qui entrent dans la constitution de la personnalité
physique, surexcités, réagissent d'une façon concordante, et leurs
manifestations excessives donnent la note en quelque sorte de leur état
de surchauffe.
Le fait suivant donne une idée exacte de l'influence d'un état
pathologique du système nerveux sur la personnalité; une femme
hystérique me racontait qu'un jour, assistant à une très belle
cérémonie religieuse, elle avait perdu la notion de ce qui l'entourait
et s'était envolée; elle n'était plus elle, mais un ange planant dans
les espaces et montant vers les cieux. Or un examen attentif; prouvait
que toute la partie de son corps en contact avec la chaise sur laquelle
elle était assise était anesthésique, si bien que, ne se' sen-t tant
pas assise, et l'exaltation religieuse aidant, elle avait cru voler;
comme pour voler il faut des' ailes, sa personnalité s'était
transformée en celle d'un ange. Combien de miracles n'ont-ils pas une
origine semblable!...
M, Krishaber a décrit, en 1873, sous le nom de Névropathie
cérébro-cardiaque, un état pathologique spécial du système nerveux et
il a appuyé sa description; sur trente-huit observations. ; Sans
discuter ici à savoir si l'ensemble des symptômes décrits constitue une
entité morbide, je dirai que presque tous ces malades ont Présenté, de
la façon la plus accusée, des altérations de la personnalité. Bien
qu'aucun ne soit aliéné, ils se croient doubles, autres qu'eux- mêmes,
ils contiennent en eux une autre personne, etc. Ils comprennent
parfaitement, ayant toute leur raison, qu'ils ne sont pas dans la
vérité; mais ils ne peuvent s'empêcher de croire à cette dualité.
Les somnambules, que leur état soit spontané ou provoqué, perdent aussi
la notion de leur personnalité; la séparation entre l'existence
ordinaire et la période d'accès, ou condition seconde, peut être
complète, absolue; il en est ainsi la plupart du temps. En un mot, le
malade, à son réveil, a perdu le souvenir de tout ce qui ,'est passé,
de tout ce qu'il a fait pendant son sommeil; mais il s'en souvient dans
l'accès suivant s'il a commis quelque acte criminel ou délictueux,
c'est comme une autre personne qui a commis cet acte, ii peut dire en
toute conscience qu'il est innocent
Bien que les faits de cet ordre soient nombreux, je crois devoir citer,
comme, type, l'exemple suivant que j'emprunte à la Philosophie du
sommeil, de Mac Nish (p. 113).
M. Dyce rapporte, dans les Edinburgh philosophical Transactions, le
fait suivant, dont une somnambule spontanée, du nom de Maria C..., fait
le sujet
Une domestique, d'un caractère dépravé, ayant remarqué que cette jeune
femme ignorait à son réveil ce qui s'était passé pendant ses accès,
introduisit à la dérobée dans la maison un jeune homme qu'elle
connaissait et lui procura ainsi l'occasion de traiter Maria de la
manière la, plus brutale et la plus perfide.' Les misérables mirent
leur projet à exécution en la bâillonnant avec des draps de lit; par ce
moyen et d'autres ils vainquirent la résistance qu'elle opposait à leur
scélératesse, même dans son état de somnambulisme. A son réveil elle
n'avait aucune connaissance de l'outrage subi; mais, quelques jours
plus tard, étant retombée en somnambulisme, ces événements lui
revenaient à la mémoire, et elle racontait à sa mère tous les odieux
détails.
Les faits qui précèdent donnent l'idée d'altérations de la
personnalité, sait spontanées, soit d'origine morbide; d'autres
altérations peuvent être en quelque sorte suggérées chez des individus,
sains d'esprit d'ailleurs, mais mis accidentellement dans des états
particuliers.
J'ai vu, en 1880, dans le service du professeur Charcot, une jeune
femme qui, dans te sommeil hypnotique, perdait, avec la plus grande
facilité, la notion de sa personnalité; la simple affirmation ,de celui
qui l'avait endormie suffisait a la convaincre; ainsi B..., étant
hynoptisée par l'interne du service, celui-ci lui disait : Tu es M.
X... Aussitôt, prenant un air sérieux, elle imitait les gestes qu'elle
voyait chaque- jour faire à M. X., pour endormir les malades,
reproduisait ses attitudes et cherchait à imiter sa voix : en un mot,
elle donnait les preuves les plus manifestes qu'elle croyait bien
véritablement être Ai. X..
Dans la Revue philosophique de mars 1883 , M. Charles nichet a publié
sons ce titre : La Personnalité dans le somnambulisme, un travail
important basé sur des observations curieuses. Je ne saurais mieux
faire que de les reproduire en entier; on y voit avec quelle facilité
certaines personnes, perdant le souvenir de leur personnalité propre,
peuvent prendre une personnalité nouvelle; en un mot, combien, dans
l'état de somnambulisme provoqué, le sentiment de la personnalité est,
pour ainsi dire, peu adhérent au moi.
Endormies et soumises à certaines influences, A... et B... oubliant qui
elles sont : leur âge, leurs vêtements, leur sexe, leur, situation
sociale, leur nationalité, le lieu et l'heure où Plies vivent. Tout
cela a disparu. Il ne reste, plus dans l'intelligence qu'une seule
image, qu'une seule conscience : c'est la conscience et l'image de
l'être nouveau qui apparaît dans leur imagination.
"Elles ont perdu la notion de leur ancienne existence. Elles: vivent,
parlent, pensent,; absolument comme 'le type qu'on leur a présenté.
Avec quelle prodigieuse intensité de vie se trouvent réalisés ces
types, ceux-là seuls qui ont assisté à ces expériences peuvent le
savoir. Une description- ne saurait en donner qu'une image bien
affaiblie et imparfaite.
" Au lieu de concevoir un type, elles le réalisent, l'objectivent. Ce
n'est pas a la façon de l'halluciné, qui assiste en spectateur à des
images se déroulant devant lui ; c'est comme un acteur qui, pris de
folie, s'imaginerait que le drame qu'il joue est une réalité, non une
fiction, et qu'il e été transformé, de corps et d'âme; dans le
personnage qu'il est chargé de jouer.
Pour que cette transformation de la personnalité: s'opère, il suffit
d'un mot prononcé avec une certaine autorité. Je dis à A...: "Vous
voilà une vieille femme; " elle se voit changée en vieille femme, et sa
physionomie, sa démarche, ses sentiments, sont ceux d'une vieille
femme. Je dis à R...: " Vous voilà une petite fille; " et elle prend
aussitôt le langage, les jeux, les goûts d'une petite fille.
" Encore que le récit de ces scènes soit tout à fait terne et incolore
comparé à ce que donne le spectacle de ces étonnantes et subites
transformations, je vais cependant essayer d'en indiquer plusieurs.
"Voici quelques-unes des objectivations de M...:
En paysanne. Elle se frotte les yeux, s'étire. " Quelle heure est-il?
Quatre heures du matin! " (Elle marche comme si elle faisait traîner
ses sabots.) " Voyons, il faut que je me lève ! allons à l'étable
:Hue!- la rousse! allons, tourne-toi... (Elle fait semblant de traire
une vache.) "Laisse-moi tranquille, Gros-Jean, Voyons, Gros-Jean,
laisse-moi tranquille, que je te dis!... Quand j'aurai fini mon
ouvrage. Tu sais bien que je n'ai pas fini mon ouvrage. Ah! oui, oui!
plus tard... "
" En actrice. " Sa figure prend un aspect souriant, au lieu de l'air
dur et ennuyé qu'elle avait tout à l'heure. " Vous voyez bien ma jupe.
Eh bien, c'est mon directeur qui l'a fait rallonger. Ils sont
assommants, ces directeurs. Moi, je trouve que plus la jupe est courte,
mieux ça vaut. Il y en a toujours trop. Simple feuille de vigne. Mon
Dieu, c'est assez ! Tu trouves aussi, n'est-ce pas, mon petit, qu'il
n'y a' pas besoin d'autre chose qu'une feuille de vigne. Regarde donc
cette grande bringue de Lucie, a-t-elle des jambes, hein !
Dis donc, mon petit l (Elle se met à rire.) Tu es bien timide avec les
femmes; tu as tort. Viens donc me voir quelquefois. Tu sais, à trois
heures, je suis chez moi tous les jours. Viens donc me faire une petite
visite, et apporte-moi quelque chose. "
" En général: Passez-moi ma longue-vue. C'est bien! C'est bien ! Où est
le commandant du premier zouaves? Il y a là des Kroumirs 1 Je les vois
qui montent le ravin... Commandant, prenez une compagnie et chargez-moi
ces gens-là, Qu'on prenne aussi une batterie de campagne... Ils sont
bons, ces zouaves! Comme ils grimpent bien! - Qu'est-ce que vous me
voulez, vous?... Comment, pas d'ordre? (A part.). C'est un mauvais
officier, celui-1à; il ne sait rien faire. - Vous, tenez... à gauche.
Allez vite.- (A part.) Celui-là vaut mieux... Ce n'est pas encore tout
à fait bien. (Haut.) Voyons, mon cheval, mon épée! (Elle fait le geste
de boucler son épée à la ceinture.) Avançons! Ah! je suis blessé!"
"En prêtre. (Elle s'imagine être l'archevêque de Paris, sa figure
prend, un aspect très sérieux. Sa voix est d'une douceur mielleuse et
traînante qui contraste avec le ton rude et cassant qu'elle avait dans
l'objectivation précédente.) (A part.) " Il faut pourtant, que j'achève
mon mandement. "(Elle se prend la tête entre les mains et réfléchit.)
(Haut.) "Ah! c'est vous, Monsieur le grand vicaire; que me voulez-vous?
Je ne voudrais pas être dérangé... Oui, c'est aujourd'hui le le"
janvier, et il faut aller à la cathédrale... Toute nette foule est bien
respectueuse, n'est-ce pas, Monsieur le grand vicaire? Il y a beaucoup
de religion: dans le peuple quoi qu'on fasse. Ah! un enfant! qu'il
approche, je vais le bénir. Bien, mon enfant. (Elle lui donne sa bague,
[imaginaire] à baiser.) (Pendant toute cette scène, avec la main droite
elle fait à droite et à gauche des gestes de bénédiction...) a
Maintenant, j'ai une corvée: Il faut que j'aille présenter mes hommages
au Président de la République... "Monsieur le Président, je viens vous
offrir tous mes vSux. L'Eglise espère:que vous vivrez de longues
années; elle sait qu'elle n'a rien à craindre, malgré de cruelles
attaques, tant qu'à la tête du gouvernement de la République se trouve,
un parfait honnête " homme... " (Elle se tait et semble écouter avec
attention.) (A part.) " Oui, de l'eau bénite de cour. Enfin! Prions! "
(Elle s'agenouille,.)
" En religieuse, Elle se_ met aussitôt à genoux et commence à réciter
ses prières en faisant force signes de croix; puis elle se relève : s
Allons à l'hôpital. Il y a un blessé dans cette salle. Eh bien!. mon
ami, n'est-ce pas que cela va mieux ce matin? Voyons! laissez-vous
défaire votre bandage. (Elle fait le geste de dérouler une bande.) Je
vais avec beaucoup de douceur; n'est-ce pas que cela vous soulage?
Voyons! mon pauvre ami, ayez autant de courage devant la douleur que
devant l'ennemi, "
Je pourrais encore citer d'autres objectivations de A., soit en vieille
femme, soit en petite fille, soit en jeune homme, soit en cocotte. Mais
il me parait que les exemples donnés ci-dessus sont suffisants pour
qu'on se fasse quelque idée de cette transformation absolue de la
personnalité dans tel ou tel type imaginaire. Ce n'est pas un simple
rêve : c'est un rêve vécu.
"Les objectivations de B. sont tout aussi saisissantes que celles de
A.... En voici quelques-unes :
" En général. Elle fait "Hum! hum! " à plusieurs reprises, prend un air
dur et parle d'un ton saccadé... "Allons boire ! - Garçon, une
absinthe! Qu'est-ce que ce godelureau? Allons, laissez-moi passer...
Qu'est-ce que tu me veux?" (On lui remet un papier, qu'elle fait
semblant de lire.) " Qu'est-ce qui est là ? " (Rép. C'est un homme de
la 1ére du 3.) - Ah! bon ! voilà ! (Elle griffonne quelque chose
d'illisible.) Vous remettrez ça au capitaine adjudant-major. Et filez
vite. - Eh bien! et cette absinthe? " (On lui demande s'il est décoré.)
" Parbleu ! " - (Rép. C'est qu'il a couru des histoires sur votre
compte.) - Ah! quelles histoires? Ah! mais! Ah! mais! Sacrebleu!
Quelles histoires? Prenez garde de m'échauffer les oreilles. Qu'est-ce
qui m'a f.... un clampin comme ça? " (Elle se met dans une violente
colère, qui se termine par une crise de nerfs.)
"En matelot. Elle marche en titubant, comme le matelot qui descend à
terre après une longue traversée, " Ah ! te voilà, ma vieille branche!
allons vadrouiller! "
En vieille femme. On lui demande : " Comment allez-vous! " elle baisse
la tète en disant : " hein ! " - Comment allez-vous? Elle dit (le
nouveau :a Hein! Parlez plus haut, j'ai l'oreille dure. " Elle s'assoit
en geignant, tousse, se tâte la poitrine, les genoux, en se disant à
elle-même : " C'est les douleurs ! Aïe ! Aïe ! - Ah vous m'amenez votre
fille! Elle est gentille, cette enfant. Embrasse-moi, mignonne, et va
jouer. Avez-vous un peu de tabac? "
"En petite fille. Elle parle comme une petite tille de cinq à six ans :
"Ze, veux zouer. Raconte-moi quelque sose. Jouons à cache-cache, etc. "
Elle court en riant, se cache, fait cou. Ce jeu, très fatiguant pour
nous, dure près d'un quart d'heure. Il est remplacé par colin-maillard,
puis cache-tampon, etc.. Ensuite elle veut jouer à la pépé, la berce.
On lui fait raconter l'histoire du petit Chaperon- rouge, elle dit que
c'est très joli, mais triste. On lui demande si c'est moral, et elle
répond qu'elle ne sait pas ce que c'est que moral. Elle ne veut pas
raconter d'autre histoire, st, fâche, tire la langue, pleure, tape du
pied, etc..; ne veut pas d'un polichinelle parce que c'est un joujou de
petit garçon, dit qu'elle sera bien sage, demande sa poupée ou des
confitures.
" En M. X.., pâtissier. Cette dernière objectivation était
particulièrement intéressante, car, il y a plusieurs années, étant au
service de M. X..., elle fut' brutalisée et frappée par lui, si bien
que la justice s'en mêla, je crois. B... s'imagine être ce M. L., : sa
figure change et prend un air sérieux. Quand les pratiques arrivent,
elle les reçoit très bien. a Parfaitement, Monsieur, pour ce soir à
huit heures, vous aurez votre glace l Monsieur veut-il me donner son
nom? Excusez-moi s'il n'y a personne, mais j'ai des employés qui sont
si négligents. B... ! B...! vous verrez que cette sotte-là est partie,
Et vous, Monsieur, que me voulez-vous? (Réponse : Je suis commissaire
de, police, et je viens savoir pourquoi vous avez frappé votre
domestique.) - " Monsieur,, je ne l'ai pas frappée. " (Rép:. Cependant
elle se plaint.)- Elle prend un air tout à fait embarrassé. "Monsieur,
elle se plaint à -tort, Je l'ai peut-être poussée, mais je ne lui ai
pas fait de mal. Je vous assure, Monsieur le commissaire de police,
qu'elle exagère. Elle a fait un esclandre devant le magasin,.. " (Elle
prend un air de plus en plus embarrassé.) " Que cette fille s'en aille.
Je vous assure qu'elle exagère, Et puis je ne demande qu'à entrer en
arrangement avec elle. Je lui donnerai des dédommagements convenables.
" (Réponse : Vous avez battu vos enfants.) " Monsieur je n'ai pas des
enfants j'ai un enfant, et je ne l'ai pas battu. "
L'expérience de Braid, celle de nombre d'observateurs, la mienne propre
et la pratique journalière de la Salpétrière permettent de penser que,
chez les personnes artificiellement endormies, cette faiblesse du
sentiment de la - personnalité est en quelque sorte la règle.
Il est sans doute fort singulier de voir qu'il est des gens si faciles
à persuader que l'affirmation la plus simple trouve créance en eux;
dans la vie ordinaire, on rencontre cependant nombre de personnes si
aptes à se laisser influencer, qu'on a créé pour eux le dicton :-a
Faire voir des vessies pour des lanternes ", dicton dont je prie le
lecteur d'excuser la vulgarité; mais la facilité de persuasion n'est
pas seulement basée sur la faiblesse d'esprit de celui qu'on persuade,
elle l'est aussi sur la force ou l'autorité de celui qui persuade. A
quoi servirait l'éloquence?- On sait cela depuis les croisades.
Quelle différence avec la réalité? Quel est celui de mes, lecteurs qui,
si on lui disait : n Vous' n'êtes pas M. X..., vous êtes M. Y..., u ne
répondrait, en levant les épaules : Vous vous moquez de moi, je sais
bien qui je suis P Notre conscience, en effet, nous dit, qui nous
sommes, et notre souvenir, qui nous avons été; des états morbides
accidentels peuvent seuls ébranler ou nous faire perdre cette notion,
laquelle, chez l'homme valide et sain d'esprit, est solidement
adhérente au moi.
De toutes les névroses, l'hystérie est, de beaucoup, celle qui provoque
le plus souvent les altérations de la personnalité; elle domine la
pathologie de la lemme. Aussi est-ce chez les femmes qu'on observe le
plus souvent des troubles de cette nature; les principaux faits connus
sont des cas dans lesquels la malade, tout en continuant à vivre comme
tout le monde, perd, pendant un temps plus où moins long, le souvenir
d'une période de sa vie; cette perte de mémoire est plus ou moins
complète, elle l'a toujours été assez pour que le moi paraisse atteint
dans son unité, et pour que la personne qui en est le sujet semble
avoir comme deux existences différentes, séparées par une courte
période de transition quelconque.
Au fond, ces altérations de la personnalité ne sont que des maladies de
la mémoire. M. Ribot, dans son beau livre sur ces maladies, l'a dit
excellemment. En effet, si la personne elle-même peut penser qu'elle
est double, ou qu'une autre qu'elle a accompli un acte qu'elle a
oublié, l'observateur sait bien que cette personne est une, et que si
ses actes sont bizarres et incohérents, la faute en est à l'absence
d'un lien qui, chez tout le monde, unit entre eux tous les actes qui se
succèdent.
En, publiant, il y' a quelques années, l'histoire de Félida X..., j'ai
pu engager les observateurs à faire des recherches sur ce sujet
difficile; des faits nouveaux ont été publiés, des faits anciens
rappelés, et, sans qu'il soit possible de dire que la science est faite
sur ce sujet, il est permis de penser que, la question est en bonne
voie. Aussi j'ai pensé qu'il était de grand intérêt de réunir ici les
principaux faits d'altérations de la personnalité, qu'il est possible
de comprendre sous le nom de double conscience, de dédoublement.
Un journal, de médecine des États-Unis, le Medical Repository, a
publié, en 18l6, une observation qui est devenue célèbre, sous le nom
d'Histoire de la dame américaine de Mac Nish ; cette observation est
due au docteur Mitcltell, qui en tenait les particularités du major
Elliot, professeur a l'Académie militaire dé West-Point. Quelques
années plus tard, elle a> été reproduite par }Franck, dans sa
Pathologie interne, et enfin, dans ces dernières années, par Mac Nish,
dans sa Philosophie du sommeil; c'est à ce dernier auteur qu'elle a été
généralement empruntée. Je vais traduire presque textuellement Mac
Nish, n'ayant pas pu me procurer le Médical Repository.
Une jeune dame instruite, bien élevée et d'une bonne constitution, fut
prise tout d'un coup, et sans avertissement préalable, d'un sommeil
profond, qui se prolongea plusieurs heures au delà du temps ordinaire;
à son réveil, elle avait oublié tout ce qu'elle savait, sa mémoire
était comme une tabula rasa, et n'avait conservé aucune notion ni des
mots ni des choses; il fallu t tout lui enseigner à nouveau; ainsi elle
dut réapprendre à lire, à écrire, à compter; peu à peu, elle se
familiarisa avec les personnes et avec les objets de son entourage, qui
étaient pour elle comme si elle les voyait pour la première fois; ses
progrès furent rapides. Après un temps assez long, plusieurs mois, elle
fut, sans cause connue, atteinte d'un sommeil semblable à celui qui
avait précédé sa nouvelle vie. A son réveil, elle se trouva exactement
dans l'état où elle était avant son premier sommeil; mais elle n'avait
aucun souvenir de tout ce qui s'était passé pendant l'intervalle; en un
mot, dans l'état ancien, elle ignorait l'état nouveau. C'est ainsi
qu'elle nommait ses deux vies, lesquelles se continuaient isolément et
alternativement parle souvenir. Pendant plus de quatre ans cette jeune
dame a présenté à peu près périodiquement ces phénomènes. Dans un état
ou dans l'autre, elle n'a pas plus de souvenance de son double
caractère que deux personnes distinctes n'en ont de leurs natures
respectives; par exemple dans les périodes d'état ancien, elle possède
toutes les connaissances qu'elle a acquises dans son enfance et sa
jeunesse; de son état nouveau, elle ne sait que ce qu'elle a appris
depuis son premier sommeil. Si une personne lui est présentée dans un
de ses états, elle est obligée de l'étudier et de la connaître dans
les' deux, pour en avoir la notion complète. Et il en est de même de
toute chose. - Dans son état ancien, elle a une très belle écriture,
celle qu'elle a toujours eue, tandis que dans son état nouveau, son
écriture est mauvaise, gauche, comme enfantine c'est qu'elle n'a eu ni
le temps ni les moyens de la perfectionner. Ainsi qu'il a été dit plns
haut, cette succession' de phénomènes s duré quatre années, et Mme X...
était arrivée à se tirer très bien d'affaire, sans trop d'embarras,
dans ses rapports avec sa famille.
Dans son livre sur les Maladies de la mémoire, M. Ribot traite
implicitement des altérations de la personnalité, car ces altérations
ne sont, la plupart du temps, ainsi que je l'ai dit plus haut, que des
amnésies. Le sentiment de notre personnalité n'est-il pas basé sur
notre mémoire?... Si nous ignorions notre existence passée, nous ne
saurions être nous-mêmes. En un mot, l'état de conscience qui constitue
notre personnalité a la mémoire pour base.
Le livre de M. Ribot, basé sur des faits, en rapporte un grand nombre
qui sont peu connus; je n'en citerai par extrait que quelques-uns.
Une femme de vingt-six ans fut prise, à la suite d'un excès de travail,
d'une attaque d'hystérie de la plus grande violence. Après cette
attaque, elle perdit la plus grande partie de ses souvenirs; ainsi,
quoique, avant sa maladie, elle gagnât sa vie en donnant des leçons,
elle avait oublié ce qui sert à écrire et ne comprenait l'utilité ni
d'une plume ni d'un crayon. Cet état ne dura que quelques semaines,
après lesquelles sa personnalité redevint entière.
Une jeune femme, robuste et d'une bonne santé, faillit se noyer dans
une rivière. Quand elle reprit connaissance, elle était privée de tons
ses sens, sauf la vue et le toucher; elle était comme un animal privé
de cerveau; sa personnalité était altérée au point qu'il fallut tout
lui réapprendre. Cet
état dura plusieurs mois, pendant lesquels l'expérience de tous les
jours et les soins de, sa famille avancèrent sa rééducation; sa santé
générale était parfaite. Un jour, sous l'influence d'un violent accès
de jalousie, tout le passé lui revint à la mémoire, et elle se réveilla
comme d'un long sommeil de douze mois; mais elle avait perdu le
souvenir de tout ce qui s'était passé pendant cette longue période de
temps. Cependant sa personnalité, lougtemps altérée, était redevenue
complète.
Le professeur Sharpey, raconte l'histoire d'une femme de vingt-quatre
ans, chez laquelle une tendance irrésistible inaugura une période de
sommeil de deux mois. Je dirai, en passant, que ce phénomène, le
sommeil dit léthargique, n'est pas rare chez les hystériques. A son
réveil, elle était comme une autre personne elle avait oublié presque
tout ce qu'elle avait appris; tout lui semblait nouveau. Il fallut
procéder à sa rééducation, et on a réussi, grâce à de nombreux soins, à
en faire une personne suffisamment instruite et vivant de la vie de
tout le monde. Cependant il ne faut passe dissimuler que, bien qu'elle
fat toujours la même femme, c'était une autre personnalité, un autre
moi qui l'animait.
Le livre de M. Ribot renferme nombre d'autres exemples. Je ne lui ai
emprunté que le sommaire des plus saillants.
Il est des exemples beaucoup plus tranchés de dédoublement de la
personnalité. L'hystérie est toujours la diathèse dominante chez les
personnes qui présentent ces' phénomènes singuliers. L'observation la
plus curieuse est le fait remarquable publié par M. Dufay, de Blois,
dans la Revue scientifique de 1876; sous le titre : La Notion de la
personnalité.
Il s'agit d'une jeune fille qui était somnambule depuis son enfance, et
chez laquelle, pendant une douzaine d'années, M Dufay a pu observer les
faits suivants, qui sont des épiphénomènes du somnambulisme chez une-
hystérique. Ces accidents particuliers se sont surtout développés à la
suite d'une immersion dans l'eau froide pendant une période d'accès.
Je ne saurais mieux faire que de citer textuellement M. Dufay
Il est huit heures du soir; plusieurs ouvrières travaillent autour
d'une table sur laquelle est posée une lampe; Mlle L. R dirige les
travaux et y prend elle-même une part active, non sans causer avec
gaieté. Tout à coup un bruit se fait entendre : c'est son front qui
vient de tomber brusquement sur le bord de la table, le buste s'étant
ployé en avant. Voilà le début de l'accès & Elle se redresse après
quelques secondes, arrache avec dépit ses lunettes et continue le
travail qu'elle avait commencé, n'ayant plus besoin des verres concaves
qu'une myopie considérable lui rend nécessaires dans l'état normal,' et
se plaçant même de manière à ce que son ouvrage soit moins exposé à la
lumière de la lampe. A-t-elle besoin d'enfiler son aiguille, elle
plonge ses deux mains sous la table, cherchant l'ombre, et réussit en
moins d'une seconde à introduire la soie dans le chas, ce qu'elle ne
fait qu'avec difficulté lorsqu'elle est à l'état normal, aidée de ses
lunettes et d'une vive lumière. Elle cause en travaillant, et une
personne qui n'a pas été témoin du commencement de l'accès pourrait ne
s'apercevoir de rien, si Mlle L. R... ne changeait de façon de parler
dès qu'elle est en somnambulisme. Alors, en effet, elle parle nègre,
remplaçant je par moi, comme les enfants; ainsi elle dit: Quand moi est
bête. Cela signifie : Quand je ne suis pas en somnambulisme.
Son intelligence, déjà plus qu'ordinaire, acquiert pendant l'accès un
développement remarquable; sa mémoire devient extraordinaire, et Mlle
R... peut raconter' les moindres événements dont elle a eu connaissance
à une époque quelconque, que les faits aient eu lieu pendant l'état
normal ou pendant un accès de somnambulisme; mais, de ces souvenirs,
tous ceux relatifs aux périodes de somnambulisme se voilent
complètement dès que l'accès a cessé, et il m'est souvent arrivé
d'exciter chez Mlle R. L... un étonnement allant jusqu'à la
stupéfaction en lui rappelant des faits entièrement oubliés de la fille
bête, suivant son expression, et que la somnambule m'avait fait
connaître. La différence de ces deux manières d'être est on ne peut
plus tranchée.
On; le voit, le fait est incontestable, Mlle R. L... a comme deux
personnalités, Bien qu'elle soit toujours M' R. L. elle a non seulement
deux manières d'être distinctes pour celui qui l'observe, mais aussi
pour elle-même; en effet, elle parle de l'autre à la troisième
personne, et elle ignore dans son état premier ce que cette autre a
fait dans l'état second.
Je n'ai pas la pensée de raconter là l'histoire de Félida X...; cette
histoire est certainement dans l'esprit du lecteur. Je n'en dirai que
ce qui touche plus particulièrement à mon sujet.
Ainsi que la malade de M. Dufay, Félida, comme elle hystérique, est
prise tout d'un coup d'une perte de connaissance, aujourd'hui d'une
durée insaisissable, et elle devient, pour ainsi dire, une autre
personne. Tout est changé : son caractère est plus gai, son
intelligence plus développée, ses sens exaltés; en un mot, dans sa
condition seconde, Félida est une personne supérieure à ce qu'elle est
dans sa condition première ou vie ordinaire; de plus, dans cette
condition seconde, elle a le parfait souvenir des moindres détails de
ses deux lies. Bientôt, après une perte de connaissance semblable à la
première, elle redevient la Félida d'avant sa maladie, mais elle a
oublié tout ce qui s'est passé et tout ce qu'elle a t'ait pendant son
autre existence; l'oubli établit ainsi entre ses deux vies une
séparation absolue. Félida donne alors, comme la dame américaine, comme
la somnambule du docteur Dufay, le curieux spectacle de deux
personnalités séparées coexistant alternativement chez la même
personne. Aujourd'hui, en 1883, la vie presque entière de cette jeune
femme se passe en condition seconde ; c'est la somnambule de Dufay.
De ce qui précède, il ressort que la personnalité peut être altérée à
des degrés très différents, et aussi pendant des temps qui varient d'un
instant à l'existence presque entière.
Pendant ce temps, si l'individu est bien toujours pour l'observateur la
même personne, ses actes sont différents de ce qu'ils seraient si sa
personnalité n'était pas altérée. Un homme doux de caractère devient
méchant ou féroce; soir intelligence peut d'ordinaire devenir
éclatante; il agit comme poussé par une volonté qui n'est pas la
sienne, qui est celle d'un autre, laquelle s'est momentanément incarnée
en lui, et, revenu à l'état normal, il n'a aucun souvenir de ce qu'il a
fait.
Ici se, pose naturellement le problème redoutable de la responsabilité;
car, intimement liée à l'intégrité de la personne intellectuelle, la
responsabilité est, dans ces cas, plus ou moins atteinte.
Il est de notion élémentaire que nul ne saurait être responsable d'un
acte s'il n'a eu l'intention de l'accomplir. La loi a des Circonstances
atténuantes et le magistrat peut réserver l'acquittement pour l'inculpé
qui a agi sans avoir la conscience de soir acte; mais, si l'indication
est claire, rien de plus douteux et de plus roublé que l'interprétation
de ces nuits : Avoir la conscience de son acte. En, effet, s'il est
évident qu'un homme ivre ne saurait être punissable d'un acte commis
pendant l'ivresse, qu'eut fait ou que ferait la justice, si une'
personne comme Félida ou comme, la dame américaine de Mac Nish, vivant
pendant de longues périodes de temps en condition seconde, avait commis
ou commettait un acte punissable pendant cette condition qui n'est pas
sa personnalité réelle, mais qui est cependant sa vie à peu près
ordinaire? D'une sorte d'enquête: que j'ai faite à ce sujet, il résulte
qu'elle serait fort embarrassée. E n fait, je le répète, si pour
certaines altérations de la personnalité, rien n'est plus aisé que de
conclure à l'irresponsabilité, il est des cas où, dans l'état actuel de
notre connaissance de l'homme, rien n'est plus difficile.
Je ne prétends pas, on le comprend, donner ici une solution tendant à
écarter un embarras que je partage; mais j'émettrai une espérance :
c'est que' la connaissance de l'homme fera des progrès non moins grands
dans l'esprit des magistrats que dans celui des médecins, et que nous
finirons par ne plus voir des, criminels, aliénés, épileptiques ou
hystériques, frappés' par une justice aveugle.
Que la société se protège contre leurs fureurs, rien de plus légitime;
niais que ce soit comme contre la rage du chien ou la férocité du loup.
Ce que l'on ne saurait comprendre, c'est qu'elle frappe comme
responsable un criminel qui n'est lui-même qu'une victime de la maladie.
1883