Dr Azam
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.LE DÉDOUBLEMENT DE LA PERSONNALITÉ ET LE SOMNAMBULISME
(Publié dans la Revue scientifique du 2 août 1890.)
Il y a quelques années, j'ai émis, dans cette Revue, à propos de
l'histoire de Félida, l'hypothèse que le dédoublement de la
personnalité n'était, qu'une exagération du somnambulisme, un
somnambulisme total, mais j'avais renoncé à cette explication. Depuis
ce temps, d'autres faits ont été observés qui m'engagent à revenir à
cette idée, adoptée, du reste, par la plupart des observateurs
d'aujourd'hui. Je vais citer quelques-uns de ces faits, en y ajoutant
une analyse de l'histoire de Félida et en les interprétant à ce point
de vue. J'ajouterai quelques généralités sur le sujet.
La conscience, la personnalité, le moi sont, comme le dit Littré, ce
qui fait qu'une personne est ELLE et non pas dune autre; bien que ces
mots aient une signification différente, ils rendent la même pensée que
tout le monde comprend. Chacun de nous a donc sa personnalité, laquelle
est un ensemble de faits physiques moraux et intellectuels qui nous
caractérisent. Seulement, il est des états morbides qui altèrent cette
personnalité et qui donnent à celui qui en est atteint l'apparence
d'avoir deux moi, deux personnalités, deux consciences. C'est le 'plus
caractérisé de ces états dont je vais m'occuper.
L'état dont il est ici question est comme un maximum; il en est donc
d'autres où le moi est plus ou moins dédoublé. Je vais en rappeler
quelques-uns qui sont plus connus qu'analysés scientifiquement.
Le plus vulgaire est le rêve; il est de tous les jours. Dans le rêve,
l'intelligence privée de la coordination des idées et de l'action des
sens représente une personnalité différente de celle de la veille,
personnalité souvent considérable bien qu'incomplète. Tous nous avons
deux existences : la veille et le sommeil; l'ivrogne a aussi deux vies
: l'état ordinaire et l'ivresse pendant laquelle il peut agir avec une
apparence de raison.
Il en est de manne de l'aliéné qui, de plus, croit souvent être une
autre personne; enfin le somnambulisme spontané ou provoqué.
Dans ce dernier état, qui n'est qu'un rêve avec coordination des idées
et action des sens plus ou moins complète, le dédoublement de la,
personnalité peut aller, nous le verrons plus tard, jusqu'à la
perfection. Il est donc, entre l'état de santé parfaite et la double
conscience, des états intermédiaires comme des degrés qui justifient
l'adage, natura non facit saltus.
Pour la démonstration de l'hypothèse que la double conscience n'est
qu'un somnambulisme total, je vais citer des faits ayant pour sujet des
somnambules extraordinaires et les cas de double conscience les plus
caractérisés que je connaisse.
Il sera facile au lecteur de voir que les derniers ne sont quo
l'exagération des premiers. J'emprunte les faits de somnambulisme à MM.
Dufay, Mesnet et Tissié - l'observation de ce dernier a été désignée
sous le titre : les Aliénés voyageurs * et ceux de double conscience à
MM. Camuzet, Bonamaison, Mac Nish et à moi-même.
1° Fait de M. Dufay (Voir précédemment, page 65.)
2° Fait de M. Mesnet - F..., blessé au combat de Bazeilles d'un coup de
feu à la tête, a depuis quatre ans, dans sa vie, deux phases
distinctes, une normale, l'autre pathologique. Sa santé est
excellente,' et dans son état ordinaire, il est intelligent et gagne'
sa vie comme chanteur de café concert. Tout d'un coup, ses sens se
ferment aux excitants extérieurs, et après quelques instants ii sort de
cet état transitoire, allant, venant et agissant comme s'il avait ses
sens et son intelligence en plein exercice, à tel point qu'une personne
non prévenue de son état le rencontrerait sans se douter de rien.
Pendant ses crises, les fonctions instinctives et les appétits
s'accomplissent comme à l'état de santé; il mange, boit, fume,
s'habille, se déshabille et se couche à ses heures habituelles. Il est
complètement anesthésique et n'a ni goût ni odorat; sa vue est
imparfaite, niais le toucher est très développé.
Ses accès, variables de durée, sont séparés par des états normaux de
quinze à vingt jours, sans périodicité fixe. J'ajouterai que' tous les
actes auxquels se livre F... pendant ses accès ne sont que la
répétition des habitudes de la veille, sauf une idée qu'il n'a que
pendant ses conditions secondes le penchant au vol. Enfin tout le temps
que dure l'accès est une phase de son existence dont, au réveil, il n'a
pas conscience. L'oubli est absolument complet, la séparation entre les
deux vie est absolue.
3° Fait de M Tissid. -- Albert D..., âgé de trente ans, est un
névropathe héréditaire. Son père est mort de ramollissement cérébral;
il a perdu un frère de méningite à trente-cinq ans et un autre de ses
frères est hypocondriaque. Dés l'âge de huit ans, à la suite d'une
chute, Albert a commencé de souffrir de violentes migraines
accompagnées de vomissements. La caractéristique de son état morbide
actuel est le besoin de marcher : il va à l'aventure, sachant se
diriger, faisant jusqu'à 70 kilomètres par jour et quelquefois
davantage. Voici ce qui se passe : Albert rêve pendant la nuit qu'il
doit se rendre dans une ville quelconque, et, le matin, éveillé ou
ayant l'air (le l'être, il continue son rêve et part, abandonnant sa
famille et ses intérêts. En général, il voit dans ses rêves une
personne à lui connue qui l'invite à le suivre dans une ville où il
trouvera du travail, car il est laborieux, et son souci constant est
d'améliorer sa situation et celle de sa femme, que par ses fugues
répétées il a réduite à la misère. Après avoir dans sa condition
seconde fouillé les meubles où sa femme cache ses économies, il part,
mais il ignore les ressources qu'il a sur lui; aussi se laisse-t-il
voler, prenant un billet de banque pour un chiffon de papier, ou
régalant sans compter les gens qu'il rencontre sur son chemin. Arrêté
nombre de fais comme vagabond, Albert connaît toutes les prisons de
l'Europe et nombre d'hôpitaux.
Ce somnambulisme singulier a commencé à l'âge de douze ans; depuis ce
temps, Albert a visité la France, l'Algérie, l'Allemagne, la Hollande,
la Belgique, la Turquie, la Hongrie, la Suisse et la Russie, où il a
failli être pendu comme nihiliste, presque toujours à pied et à l'état
de rêve, plutôt ii l'état de double conscience ou en somnambulisme
total.
Sa mémoire est très grande, et, pendant le sommeil provoqué, il se
rappelle toute sa vie, celle de la période somnambulique et celle de la
veille. Tandis qu'à l'état de veille, il ne se rappelle jamais son
autre personnalité, quelquefois seulement il se souvient des rêves
actifs du commencement de sa condition seconde. Les rêves ambulatoires
d'Albert sont de deux sortes; les uns se manifestent dans son lit :
alors il dort comme toutle monde, voit des villes et agite les jambes
comme s'il marchait; les autres sont ceux dans lesquels la deuxième
personnalité est complète et où il part véritablement pour un lieu
quelconque.
L'existence de ces deux sortes de rêves pourrait faire douter de la
véracité de notre malade, si les nombreux certificats des médecins,
les' feuilles d'écrou et les feuilles de route ne contrôlaient pas les
dires de ce nouveau Juif: Errant.
En résumé, Albert présente deux états, deux personnalités: l'une dans
laquelle il veille comme tout le monde, et l'autre dans laquelle il est
en voyage. Cette dernière a deux formes: la première n'est qu'un rêve
sans autre action que le mouvement des jambes simulant la marche, la
deuxième est un somnambulisme total, un état de double conscience dans
lequel il fait les voyages extravagants que nous avons dits et dont il
rie se souvient plus après à' l'état de veille, mais qu'il raconte très
bien à l'état du sommeil provoqué. Ces états durent quinze, vingt jours
et souvent davantage.
Albert est plus intelligent, plus spirituel, dans sa condition seconde
et dans le sommeil provoqué que dans son état ordinaire; en fait, c'est
un hystérique somnambule diurne.
Je pense que pour ce malade il ne saurait y avoir de doute : sa
nouvelle personnalité est bien un somnambulisme total.
Cc récit n'est qu'une simple analyse de l'observation si curieuse et si
intéressante quo M. Tissié vient de publier dans son livre ; les Rêves,
leur physiologie, tour pathologie, et surtout dans sa thèse les Aliénés
voyageurs.
4° Fait de M. Camuset En 1880, M. L..., âgé dix-sept ans, entre à
l'asile de Bonneval; il est hystérique et fils d'hystérique. Un' jour,
travaillant aux champs, il est pris d'une grande' peur causée par la
vue d'une vipère et a une violente attaque d'hystérie. A sa reprise de
connaissance, il est tout autre, son caractère a changé complètement :
de querelleur et voleur, il est devenu doux et serviable, il est en
condition se onde, il a complètement perdu le souvenir du passé et se
croit encore à Saint-Urbain, colonie pénitentiaire d'où il avait été
envoyè à Bonneval, Il ne reconnaît rien de ce qu'il voit à Bonneval, et
il a non seulement oublié tout ce qui s'est passé, mais il ne sait plus
le métier de tailleur qu'il avait appris. Cette condition seconde dure
un an, après laquelle, à la suite d'une violente attaque d'hystérie, il
redevient ce qu'il était auparavant, vicieux, querelleur, gourmand et
arrogant; enfin, il finit par s'évader. Repris, il a présenté des
phases semblables. Enfin il a dû faire son service militaire. Plus
tard, nous le retrouvons à Rochefort, soldat d'infanterie de marine; il
a servi de sujet à MM, Bouru et Burot.
Je demeure convaincu que si ce malade, considéré avec juste raison, du
reste, comme atteint d'hystéro-épilepsie, avait été ou était étudié au
point de vue du sommeil, on trouverait que dans son enfance, troublée
par la misère et le vagabondage, il était somnambule, et que ces
conditions secondes ne sont (tue les exagérations
de ses accès.
Je lis dans la Revue de l'hypnotisme du 1er février 1890 une
observation d'hypnose spontanée ou de grande hystérie de M. Bonamaison,
de Saint-Dizier. Le fait principal de cette observation est la double
conscience. Or, le somnambulisme de la malade est indiscutable.
5° Fait de M. Bonamaison. - Mlle X..., pensionnaire de Saint-Dizier, a
vingt-six ans. Elle est grande, brune, de bonne constitution et
intelligente. Elle est manifestement atteinte de grande hystérie.
Chaque matin elle est prise d'une attaque de sommeil qui dure quatre ou
cinq heures. Chaque soir, entre six et sept heures, et presque
d'emblée, son regard devient fixe. Elle cesse la conversation ou le
travail commencé et reste immobile dans la position qu'elle occupe; cet
état dure de quelques secondes à deux minutes environ. Ici, je laisse
la parole à l'auteur
Puis une inspiration prolongée indique que la malade est entrée en
somnambulisme. Elle jette alors autour d'elle un regard étonné, en
disant aux personnes présentes : s Bonjour t " ou bien encore : " Ah !
Vous voilà !" Puis parait se souvenir et reprend la conversation ou le
travail interrompu au point où elle tes avait quittés.
" Quelquefois, la phase cataleptoïde est si courte qu'elle passe
inaperçue et que la malade parait être passée sans transition de l'état
normal à l'état second. Dans ce cas, les personnes qui sont autour
d'elle et qui ignorent cette étrange anomalie ne peuvent s'en
apercevoir. Mais, pour un observateur attentif et prévenu, une
modification sensible s'est produite dans
les allures et le caractère de Mlle X,., L'expression de sa physionomie
est différente. Les yeux sont plus brillants, l'allure plus dégagée et
plus vive. Elle cause, rit, avec plus d'animation. Très docile à l'état
normal, elle devient, à l'état second, volontaire et capricieuse. Elle
s'occupe de préférence, dans cet état, à des ouvrages de broderie et de
couture, . minutieux et difficiles, qu'elle conduit avec une activité
fébrile et une dextérité' peu commune. Pendant l'attaque de
somnambulisme, la malade a gardé le souvenir de tout ce qui s'est passé
pendant l'état normal et les attaques de somnambulisme précédentes...
... Revenue à l'état normal, la malade a complètement oublié tout ce
qui s'est passé et tout ce qu'elle a dit pendant l'attaque de
somnambulisme. Mais il arrive assez souvent que te lendemain elle
cherche à renouer' la conversation ou à continuer la lecture ou
l'ouvrage commencé pondant la période de somnambulisme précédente, et
qu'elle avait oubliés pendant l'état normal.
6° Fait de Mac Nish. -- Une jeune dame, instruite, bien élevée et d'une
bonne constitution, fut prise tout d'un coup, et sans avertissement
préalable, d'un sommeil profond qui se prolongea plusieurs heures au
delà du temps ordinaire.
A son réveil, elle avait oublié tout ce qu'elle savait; sa mémoire:
était comme une tabula rasa : elle n'avait conservé aucune notion ni
des mots ni des choses. Il fallut tout lui enseigner de nouveau; ainsi
elle dut réapprendre à écrire, à compter. Peu à peu elle se familiarisa
avec les personnes et avec les objets de son entourage, qui étaient
pour elle comme si elle les voyait pour la première fois. Ses progrès
furent rapides.
Après un temps assez long, plusieurs mois, elle fut, sans cause connue,
atteinte d'un sommeil semblable â celui qui avait précédé sa nouvelle
vie. A son réveil, elle se trouva exactement dans l'état où elle était
avant son premier sommeil, mais elle n'avait aucun souvenir de tout ire
qui s'était passé pendant l'intervalle. En un mot, dans l'état ancien.,
elle ignorait l'état nouveau. C'est ainsi qu'elle nommait ses deux
vies, lesquelles st continuaient isolément et alternativement par le
souvenir. Pendant plus de quatre ans, cette jeune dame a présenté à peu
près périodiquement ces phénomènes dans un état ou dans l'autre ; elle
n'a pas plus de souvenance de son double caractère ,que deux personnes
distinctes n'en ont de leur nature respective : par exemple, dans les
périodes d'état ancien, elle possède toutes les connaissances qu'elle a
acquises dans son enfance et dan: sa jeunesse; de son état nouveau,
elle ne sait que ce qu'elle a appris depuis son premier sommeil. Si une
personne lui est présentée dans un de ces états, elle est obligée de
l'étudier et de la connaître dans les deux pour en avoir la notion
complète, et il en est de même de toute chose. Dans Son état ancien,
elle a une très belle écriture, celle qu'elle a toujours eue, tandis
que dans' son état nouveau son écriture est mauvaise, gauche, comme
enfantine. C'est qu'elle n'a eu ni le temps ni les moyens de la
perfectionner. Ainsi qu'il a été dit plus haut, cette succession de
phénomènes a duré quatre années, et Mine X. était arrivée à se tirer
d'affaire sans trop d'embarras dans ses rapports avec sa famille.
Je n'ai pas la pensée de raconter à nouveau l'histoire de Félida X...
Cette observation est bien connue et a été le point de départ de
nombreux travaux. J'en veux seulement faire un extrait pour la
rapprocher_ d'autres faits qui lui sont comparables et tirer des
conclusions de' cette comparaison. J'y ajouterai l'état actuel de cette
malade, que j'observe depuis trente-deux ans.
7° Fait d'Azam (analyse de l'histoire de Félida racontée plus haut). -
En 1858, je fus appelé pour donner des soins à une jeune fille, Félida
X... que ses parents croyaient folle. Elle avait alors quinze ans.
C'était une hystérique avec convulsions, laborieuse et intelligente, et
d'un caractère sérieux et presque triste. Voici le phénomène principal
qui se présentait et qui avait épouvanté la famille et l'entourage
Presque chaque jour, sans cause connue, ou sous l'empire de la moindre
émotion, elle est prise de ce qu'elle appelle a sa crise ". En fait,
elle entre dans son deuxième état. Voici comment : elle est assise, un
ouvrage de couture à la main. Tour d'un coup, après une douleur aux
tempes, elle s'endort d'un sommeil profond, dont rien ne peur la tirer
et qui dure deux a trois minutes; puis elle s'éveille. Mais elle est
différente de ce qu'elle était auparavant : elle est gaie, rieuse,
continue en fredonnant l'ouvrage commencé, fait des plaisanteries avec
son entourage; son intelligence est plus vive, et elle ne souffre pas
des nombreuses douleurs névralgiques de son état ordinaire. Dans cet
état, que j'ai nommé sa condition seconde, Félida a la connaissance
parfaire de toute sa vie, se souvenant non seulement de son existence
ordinaire, mais des états semblables à celui dans lequel elle se
trouve. En 1858, cette condition seconde durait de une à trois heures
chaque jour, quelquefois moins. Après ce temps, nouvelle perte de
connaissance, et Félida s'éveille dans son état ordinaire. Mais elle
est sombre, morose, et elle a la conscience de sa maladie ; ce qui
l'attriste le plus, c'est l'ignorance complète où elle est de tout ce
qui s'est passé pendant la période qui précède, quelle qu'air été sa
durée. Je ne rappellerai qu'un exemple de cette lacune de la mémoire
Étant en Condition seconde, elle s'est abandonnée à un jeune homme qui
devait être son mari, et un jour, dans son état normal, elle m'a
consulté sur les phénomènes singuliers qu'elle éprouvait dans son
ventre. La grossesse était évidente, mais je me gardai de le lui dire.
Un moment après, la condition seconde étant survenue, Félida me dit en
riant : Je vous ai raconté tout à l'heure toute espèce d'histoires. Je
sais très bien que je suis grosse.
Il en était ainsi en 1858. Dans les années suivantes, les périodes de
condition seconde se sont accrues et elles ont égalé en durée les
périodes d'état normal. Alors Félida présentait ce phénomène singulier
que pendant une semaine, par exemple, bien qu'elle fût dans son état
normal, elle ignorait absolument ce qu'elle avait fait et tout ce qui
s'était passé pendant la semaine précédente, et que, dans la semaine
suivante, en condition seconde, elle connaissait toute sa vie. Puis,
ces conditions secondes ayant dépassé en durée ta vie normale, il s'est
trouvé que, pendant nombre d'années, les périodes d'état normal ne
duraient que trois à quatre jours, souvent moins, contre trois à quatre
mois de condition seconde, Alors, pendant ces trois à quatre jours,
l'existence de Félida était intolérable, car elle ignorait absolument
presque toute sa vie.
Pour comprendre cette situation, je prie le lecteur de s'imaginer
(c'est difficile) que, dans sa vie passée, il y ait de temps cri temps
des lacunes de deux à trois mois survenues au hasard et effaçant le
souvenir d'actes plus ou moins importants de son existence. Il
comprendra alors quelle est l'importance du souvenir, N'est-ce pas lui
qui fait de notre existence un ensemble complet? Sans lui, la
personnalité ne saurait se comprendre. L'existence de Félida est,
depuis trente-deux ans, je l'ai déjà dit ailleurs, semblable à un livre
dont on aurait de loin en loin déchiré les feuillets, tantôt un, tantôt
vingt ou trente. Quelle singulière lecture! S'il ne manque qu'un
feuillet, le sens peut encore cure saisi; s'il en manque vingt, c'est
impossible. -- A qui, par exemple, n'est-il pas arrivé de lire à bâtons
rompus un feuilleton dans un ancien journal quotidien dont il manque
des numéros'?
Aujourd'hui Félida a quarante-sept ans. Sa santé générale est mauvaise,
car elle a un kyste de l'ovaire. Voici, au point de vue intellectuel,
quel est son état
Depuis environ neuf à dix ans, ces périodes de condition seconde ont
diminué de longueur, et bientôt, comme quinze ans auparavant, elles ont
égalé celles de la vie normale. Puis, celles-ci se sont accrues peu à
peu. Enfin, à l'heure actuelle, en 1890, les conditions secondes, que
son mari appelle sa petite raison, ne durent plus que quelques heures,
et apparaissent tous les vingt-cinq à trente jours, si bien que Félida
est à peu près guérie.
De l'exposé des faits qui précèdent, il résulte qu'il existe des
personnes qui paraissent avoir deux existences simultanées et
alternantes, absolument séparées par l'absence du souvenir. Je crois
que l'explication de ce fait singulier est dans l'analyse du sommeil.
J'ai déjà, en commençant, annoncé cette explication.
L'un des phénomènes les plus curieux du sommeil est le somnambulisme,
dont le principal caractère est l'oubli au réveil. Chez ceux qui en
sont atteints, l'activité physique et intellectuelle, éteinte dans le
sommeil complet, fonctionne dans une certaine mesure; Or, le nombre des
somnambules est considérable, surtout parmi les enfants, et du cas
simple où celui-ci accomplit un acte limité, jusqu'au somnambule
extraordinaire,- qui paraît avoir une existence indépendante de la
veille, il est un grand nombre de degrés. Voyons si l'exagération de ce
somnambulisme extraordinaire ne nous conduit pas à l'état qui, d'après
son caractère le plus' frappant, mérite le nom de double conscience ou
de dédoublement de la personnalité.
Je reconnais qu'au premier abord l'assimilation de la double conscience
au somnambulisme peut paraître singulière. Elle est cependant acceptée
par les `observateurs actuels, et, je l'ai dit en commençant après
l'avoir énoncé en 1875, j'y reviens, la croyant exacte.
Étudiant la question au fond, recherchons les divers degrés qui nous
conduisent de ce sommeil de tout le monde à la condition seconde, et
nous verrons comment ces malades ne sont autre chose que des
somnambules dont tous les sens et toutes les facultés sont actifs, des
individus, en un mot, qui sont dans un état de somnambulisme total.
Notre dormeur est un enfant de huit à dix ans et dort profondément,
comme on dort à son âge. On lui parle doucement et d'une voix monotone;
il ne s'éveille pas, mais répond. On dirige sa pensée à volonté, et on
lui fait dire ce qu'il aurait tu pendant la veille. Bien plus, il obéit
au désir d'autrui, se retourne, boit, etc., Toutes les mères savent
cela.
L'activité obéissante du dormeur peut aller plus loin encore. On sait
l'histoire du jeune officier de marine auquel ses camarades s'amusaient
à suggérer des rêves et qui, dormant sur un banc, se
précipite sur le pont croyant plonger et sauver son meilleur ami qu'on
lui disait se noyer. Il en est de même pour le somnambulisme provoqué,
où la suggestion peut avoir des résultats extraordinaires, mais nous
n'avons; pas à en parler. Je dirai cependant que dans le, somnambulisme
provoqué ou nerf, d'où que vienne l'ordre, qu'il passe par le sens de
l'ouïe ou par le sens musculaire, les facultés de l'esprit flottant
indécises, sans volonté, sans coordination, subissent facilement
l'influence étrangère à l'insu de la personne endormie. Celle-ci, après
avoir agi ou parlé, s'éveille sans avoir conservé le moindre souvenir
de ses actes ou, de ses paroles.
Mais l'activité de notre dormeur peut être plus grande; ses sens
s'éveillent en partie, il marche endormi il est somnambule dans le sens
vulgaire du mot.
Examinons ce somnambule. Chaque faculté de son esprit qui s'éveille
partiellement ou isolément lui donne un degré de perfection de plus;
bien mieux, cette faculté peut, être isolément exaltée et dans son
fonctionnement dépasser de beaucoup la puissance normale. Alors le
dormeur devient un prodige : il entend par le talon, voit par le creux
de l'estomac, prédit l'avenir,, donne des consultations infaillibles,
est en rapport avec Dieu ou les saints et sait ce qui se passe à mille
lieues de lui ; il est ce (lue dans certains milieux on nomme un
excellent sujet : c'est un miracle. Mais, la plupart du temps, le
principal des sens, la vue, est incomplet ou aboli; de plus, les idées
des somnambules étant privées (l'équilibre et de coordination, peuvent
être dirigées à tort et à travers; les sens n'agissent pas ou agissent
mal, et notre malade ne saurait avoir du monde extérieur qu'une idée
fausse ou incomplète.
Que faudrait-il pour que ce somnambule fût parfait? Il faudrait le
fonctionnement total des facultés ou des sens, particulièrement du
maître d'entre eux: de la vue. Celle-ci, en effet, donne la notion
exacte du monde extérieur, par suite rectifie les idées et aide à les
coordonner.
Or, ce somnambule si complet ressemble fort à un homme ordinaire; il
lui ressemble pour tout le monde, sauf pour son entourage. Pour les
initiés seulement, il est en condition seconde, à l'état (le double
conscience; sa personnalité s'est dédoublée la preuve en est qu'après
l'accès, il a oublié, comme un somnambule qu'il est, tout ce (lui s'est
passé pendant sa durée. C'est là précisément ce qui arrive pour les cas
de dédoublement de personnalité dont j'ai cité les' observations.
Par l'analyse qui précède, je crois avoir établi que l'éveil successif
des sens et des facultés constitue une gradation du sommeil ordinaire
au somnambulisme que j'appellerai total, lequel donne à la personne
étudiée l'apparence d'être double. On peut, j'y reviens, rencontrer des
individus qui ont les apparences de tout le monde et qui cependant,
étant en condition seconde, ne sont que des somnambules, lesquels à
leur, réveil auront tout oublié.
Je ne me dissimule pas les questions troublantes que pose cette
possibilité, si rare qu'elle soit, surtout au point de vue de la
responsabilité; mais le devoir de la science n'est pas de rechercher
les conséquences de ses affirmations; il est à la fois plus grand et
plus étroit : c'est d'établir la vérité en se basant sur des faits
certains et bien observés.
Reportons-nous au temps où l'on brûlait les femmes hystériques comme
sorcières, parce que, ayant sur le corps des points d'anesthésie, elles
avaient été, disait-on, touchées par le diable; aujourd'hui nous
haussons les épaules. Nos descendants rie hausseront-ils pas les
épaules à leur tour, cri un temps où, vu la loi inéluctable du progrès,
on aura des explications que nous ne pouvons pas donner aujourd'hui et
où ce qui nous étonne n'étonnera plus personne? Contentons-nous
d'enregistrer les faits après les avoir bien observés; d'autres en
tireront mieux que nous les conséquences.
Alors peut-être on verra les magistrats et les médecins plus
généralement au courant des progrès de la science, alors on connaîtra
mieux ces états singuliers qui peuvent rendre un criminel
irresponsable, et l'on déjouera mieux les roueries de ceux qui, sachant
que ces états existent, les simuleront pour s'en faire un brevet
d'innocence, et aussi les exagérations des avocats qui les
exploiteront. En ces temps, on fera pour tous les médecins une médecine
légale en rapport avec les progrès de la psychologie et de la
physiologie, ce qui n'existe pas aujourd'hui.
1890.