(Leçon du 6 mai 1890). SOMMAIRE. - L'oedème considéré
comme trouble trophique hystérique. L'oedème blanc est décrit par
Sydenham, L'oedème bleu est encore à peu près inconnu aujourd'hui.
Premières observations de M, le professeur Charcot, travaux récents sur
cette question. Description de deux cas d'oedème bleu de la main
combiné à une contracture hystérique du poignet et des doigts, chez une
jeune fille de 22 ans, et chez un homme de 46 ans. Analogie de ces deux
cas. Caractère du gonflement, où la pression du doigt ne laisse pas
d'empreinte : oedème dur, coloration violacée, bleue, quelquefois
presque noire, de la peau. Refroidissement notable des parties
atteintes. Evolution de ce symptôme parallèlement à l'accident
hystérique (paralysie, contracture) qu'il accompagne d'ordinaire.
Expériences sur une grande hypnotique chez laquelle on produit à
volonté, par suggestion somnambulique, un oedème bleu absolument
identique à celui des malades précédents. A propos du traitement,
considérations sur le danger des appareils inamovibles dans la
thérapeutique des accidents d'hystérie locale.
Messieurs,
La leçon d'aujourd'hui aura trait à un phénomène de l'hystérie encore
peu connu, que j'ai observé un certain nombre de fois et que j'ai pris
l'habitude d'appeler l'oedème bleu des hystériques. Vous n'ignorez pas
que Sydenham, avec cette faculté géniale d'observation qui fait de lui
un de nos plus grands maîtres, a le premier appelé l'attention, dans sa
description remarquable, bien que condensée en quelques mots, de
l'hystérie, sur une espèce de tuméfaction, d'enflure, qui est
quelquefois causée par la névrose en question.
" L'affection hystérique, dit-il (1), ne s'en prend pas seulement à
presque toutes les parties internes; elle attaque aussi quelquefois les
parties externes et les muscles, savoir : les mâchoires, les épaules,
les mains, les cuisses, les jambes ; elle y cause tantôt une douleur et
tantôt une enflure, dont celle des jambes est la plus remarquable. On
peut toujours observer deux choses dans l'enflure des hydropiques,
c'est qu'elle est plus considérable le soir et que, quand on la presse
fortement avec le doigt, l'impression y reste comme dans de la cire
molle. Au contraire l'enflure des personnes hystériques est plus grande
le matin et quand on la presse avec le doigt il ne reste aucune marque.
Le plus souvent aussi l'enflure n'existe qu'à une des deux jambes. Du
reste elle ressemble tellement à celle des hydropiques, soit par sa
grandeur, soit par sa superficie, qu'on a bien de la peine à persuader
aux personnes malades qu'elles ne sont pas hydropiques.
La dernière phrase de Sydenham nous montre qu'il parlait seulement d'un
oedème blanc. Il ajoute que cet oedème est dur, la pression du doigt
n'y laissant pas de godet. Il fait remarquer enfin que, contrairement à
ce qui se passe dans l'anasarque, il peut être unilatéral, lorsqu'il
siège aux membres inférieurs par exemple. Presque toute la séméiologie
de l'oedème blanc des hystériques se trouve dans ces quelques lignes.
Depuis Sydenham on a naturellement plusieurs fois parlé de l'oedème dur
des hystériques, mais en réalité d'une façon fort discrète et il est
singulier qu'une affection, qui probablement n'est pas très rare, ait
passé presque inaperçue. A peine peut-on citer dans ces derniers temps,
comme se rapportant à ce sujet, un cas de Damaschino (1), celui du Dr
Fabre (de Marseille) (2), enfin un. mémoire de Weir Mitchell (de
Philadelphie) (3) qui croyait, tant l'oedème hystérique était chose peu
connue, l'avoir le premier décrit.
Mais, dans tous ces auteurs, je ne vois guère signalée qu'une forme de
l'oedème que nous appellerons, si vous voulez, l'oedème blanc des
hystériques, celui qui ressemble à s'y méprendre à l'oedème des
hydropiques, moins le fait cependant, du moins dans la règle, de
l'impression laissée par la pression des doigts. Je n'y ai pas trouvé,
autant que je sache, de mention explicite d'une autre forme d'oedème,
qui, comme celui de Sydenham, est représenté par une tuméfaction ne
cédant pas à la pression du doigt, mais qui en diffère par deux
caractères essentiels, à savoir : 1) un abaissement de la température
locale qui peut aller jusqu'à deux, trois, quatre et même cinq degrés
centigrades ; 2) une coloration bleu-violacé, quelquefois très foncée,
quelquefois simplement lilas, des téguments, d'où cette dénomination
d'oedème bleu que j'ai proposée d'adopter parce qu'elle frappe l'oeil
tout d'abord, si je puis ainsi parler.
Cette forme d'oedème névropathique ne diffère point, je pense, de
l'oedème hystérique déjà connu; il n'en est qu'une variété, mais assez
importante et se présentant en clinique avec des caractères assez
tranchés pour mériter une description spéciale.
L'historique de cette affection n'est pas bien long. Je l'ai pour la
première fois mentionnée et distinguée à propos d'un malade de cet
hospice, que je suis d'ailleurs à même de vous présenter de nouveau.
Puis, à plusieurs reprises je l'ai observée chez des personnes de la
ville, combinée tantôt avec des altérations de la sensibilité
(anesthésie ou hyperesthésie), tantôt avec des troubles du mouvement
(paralysies et contractures). Il s agissait presque toujours de sujets
marqués, par la présence des stigmates, au sceau de l'hystérie la mieux
caractérisée. Je me bornerai à vous citer brièvement deux de ces
derniers cas.
J'ai observé l'un d'eux dans un établissement hydrothérapique. H
s'agissait d'une jeune fille de dix-sept ans, entrée dans cet
établissement au mois de mai 1889. Elle avait déjà souffert de
phénomènes hystériques variés, lorsqu'un beau jour elle est prise d'une
contracture qui lui met le pied gauche en talus. En même temps se
développe au niveau du pied et de la jambe un oedème considérable.
C'était un oedème dur, bien qu'il conservât un peu, sur certains
points, l'impression du doigt. La région était cyanosée, violacée,
parsemée de marbrures d'une coloration lie de vin. La peau était sèche
et froide. De plus il existait une hyperesthésie exquise et des
douleurs spontanées dans la jambe et le pied.
Ces phénomènes durèrent environ un mois, puis cessérent spontanément
lorsque des attaques convulsives apparurent. Un peu plus tard ils
reparurent, mais d'une façon assez légère et disparurent enfin à la
suite d'attaques convulsives classiques.
M. Waliet, entre les mains de qui la malade se trouvait à l'époque des
premiers accidents, a pratiqué des mensurations des deux membres
inférieurs qui montrent bien à quel point le gonflement du membre
malade était parvenu. La circonférence du cou-de-pied droit (côté sain)
mesurait 21 centimètres, celle du côté gauche atteignait 24
centimètres. Au niveau des malléoles on trouvait à droite 22
centimètres, à gauche 25 centimètres. Donc en ces deux points il
existait trois centimètres de différence d'un côté à l'autre. La
circonférence du mollet droit (32 centimètres) était inférieure de 1
centimètre à celle du mollet gauche (33 centimètres).
A côté de ce cas nous pouvons placer le suivant. Une jeune fille de 17
ans fut prise sans cause appréciable d'un gonflement assez considérable
de la cuisse et de la jambe droites. Il s'agissait d'une tuméfaction
dure, ne gardant pas l'empreinte du doigt, de coloration bleu. clair.
Un chirurgien, croyant, parait-il, à une affection du périoste, fit
deux longues incisions au niveau de la jambe. Je n'ai pas besoin de
dire qu'on ne trouva pas la moindre trace de pus; il s'écoula seulement
un peu de sang. Il n'y avait d'ailleurs point de fièvre, pas d'état
général grave et la jeune malade ne souffrait même en aucune manière.
C'était en effet un simple oedème bleu hystérique pour lequel toute
intervention chirurgicale était au moins superflue.
J'en eus d'ailleurs la preuve plus tard. Déjà la malade était une vraie
hystérique, ayant eu autrefois une attaque de mutisme. Plus tard elle
présenta encore des accidents hystériques qui auraient pu faire croire
à une phtisie pulmonaire (hémoptysie, toux, amaigrissement etc.) Enfin,
quelques mois après la guérison de l'oedème de la jambe droite, elle
fut prise des mêmes phénomènes au niveau du membre inférieur gauche.
Mais cette fois le chirurgien ne fut pas appelé et tout rentra dans
l'ordre grâce à l'emploi d'une compression élastique modérée. Retenez
en passant ce fait, Messieurs, et n'oubliez point combien la
connaissance de ces accidents d'hystérie locale est indispensable au
chirurgien. Je vous l'ai déjà bien souvent répété; je ne saurais trop
vous le redire.
Je pourrais multiplier ces exemples, car aujourd'hui depuis que j'ai
signalé l'oedème bleu des hystériques, on en a publié quelques cas.
Vous en trouverez un dans le récent travail de M. Trintignan (1), qui
le doit à M. Raymond. Chez ce malade le poignet, la main et les doigts
du côté droit étaient le siège d'une tuméfaction de couleur bleuâtre.
De plus, il existait une différence de température entre le côté sain
et le côté malade, qui s'élevait à 10 et 12 degrés centigrades.
C'est aussi au membre supérieur qu'a paru l'oedème bleu chez les deux
malades que je vais vous présenter aujourd'hui. Ce siège à la main, au
poignet et aux doigts semble être d'ailleurs une de ses localisations
les plus habituelles et les plus intéressantes.
Le premier de nos cas est celui d'une jeune fille de 22
ans, Mlle Marguerite F.... qui est entrée dans le service de la
clinique le 15 avril dernier. Vous reconnaissez tout de suite chez elle
les caractères de cet oedème bleu que je viens de vous tracer
brièvement. Les doigts, le dos de la main, le poignet sont le siège
d'une tuméfaction dure, sur laquelle la pression du doigt ne laisse
aucune impression. De plus, toutes ces parties présentent une
coloration bleue parsemée de petites taches et de marbrures rouges et
violacées, qui fait un contraste frappant avec lé côté opposé. Enfin il
existe un refroidissement notable de la main malade, perceptible par le
simple toucher, et qui est rendu encore plus manifeste par la recherche
de la température locale de la peau à cet endroit. Celle de la main
gauche (côté sain) s'élève à 28°5 tandis que celle de la main droite
(côté malade) n'atteint que 24°3. Il y a donc entre les deux une
différence de 4°2.
Remarquons on outre l'attitude vicieuse de la main .et des doigts du
côté droit, qui est due à une contracture de ces parties. Vous allez
voir maintenant, par l'histoire de la malade, comment ces divers
accidents ont pris naissance. Les antécédents héréditaires méritent de nous arrêter un
instant. Si l'on ne trouve rien à relever du côté paternel, il n'en est
pas de même en ce qui concerne la famille de la mère. Celle-ci est
nerveuse elle-même. Son père, le grand-père de notre malade, avait été
atteint de convulsions. De plus, un des frères de ce dernier,
grand-oncle de Marguerite, s'est suicidé et a eu une fille et deux
petites-filles épileptiques. Vous savez quelle importance il faut
attacher à une pareille hérédité.
Notre malade a eu des convulsions dans l'enfance, et les fièvres
intermittentes vers l'âge de 4 ans. Elle a été réglée à 13 ans. Elle a
toujours été d'un caractère impressionnable; elle pleure pour un rien.
La moindre contrariété suffit pour provoquer chez elle des phénomènes
bien caractéristiques : elle sent une boule qui lui monte à la gorge,
des battements dans les tempes et quelquefois se trouve mal.
Le début des accidents actuels a eu lieu en juillet 1889, c'est-à-dire
il y a dix mois. Sans cause aucune, sans émotion ni contrariété, sans
traumatisme, la malade est tenue éveillée toute une nuit par des
douleurs vives dans le bras, l'avant-bras et les jointures des mains et
des poignets. Le lendemain, quand elle se lève, elle remarque que sa
main et son poignet sont le siège d'un gonflement douloureux, sans
coloration spéciale. La main était notablement froide. C'est le
troisième jour seulement que celle-ci devint violette, presque noire.
Il n'y avait à ce moment, les souvenirs de la malade sont précis à ce
sujet, ni anesthésie, ni raideur.
On appela un médecin. Celui-ci aurait fait le diagnostic d'arthrite
nerveuse et essayé dès le début le salicylate de soude et l'antipyrine.
Mais tout cela ne produit point d'effet, les douleurs et le gonflement
persistent et enfin, au bout de quinze jours, malgré le diagnostic
porté, le médecin place la main et le poignet dans un appareil plâtré
qu'il laisse en placé pendant deux mois. Une fenêtre est pratiquée dans
l'appareil au niveau de la face dorsale, afin d'appliquer des pointes
de feu de temps en temps sur le dos de la main et du poignet. Lorsque
ces pointes de feu furent appliquées, la malade
ne les sentit pas, elle n'éprouva aucune douleur, ce qui montre bien
qu'il y avait déjà tout au moins de l'analgésie à cette époque.
Néanmoins, la peur de souffrir, la vue du fer rouge provoquaient, à
chaque nouvelle application, une attaque de nerfs.
Deux mois après on enlève l'appareil plâtré. La main avait conservé sa
coloration violacée; le gonflement persistait ainsi que le
refroidissement de la région malade. Mais un phénomène nouveau avait
apparu : les doigts, la main et le poignet étaient contracturés dans
une position intermédiaire à la flexion et à l'extension, identique à
celle que nous observons aujourd'hui, car les choses n'ont pas changé
depuis lors. La main est en pronation et la supination est impossible
sans faire exécuter un mouvement de rotation à l'humérus. Les doigts,
demi-fléchis, sont accolés entre eux et reviennent à leur place comme
mus par un ressort lorsqu'on les écarte les uns des autres. La paume de
la main est creusée en gouttière. Le poignet est également immobilisé.
Tout mouvement spontané est impossible à exécuter avec cette main.
De plus, il existe une anesthésie pour tous les modes de la
sensibilité, contact, douleur et température, remontant sur le bras
jusqu'aux environs de l'articulation scapulo-humérale et se limitant là
par une ligne circulaire caractéristique.
Ici la filiation des accidents me parait claire comme le jour. Il s'est
produit tout d'abord, sans cause connue, une arthrodynie hystérique
avec oedème bleu. Puis à la suite de l'application malheureuse de
l'appareil plâtré une contracture est survenue, accompagnée de
l'anesthésie complète, caractéristique, de tout un segment de membre.
A ce moment, la maladie, loin d'être améliorée par les divers
traitements employés, n'avait fait au contraire qu'empirer. C'est
pourquoi la malade, désespérée, est venue nous consulter et nous a
raconté son histoire. Nous avons alors trouvé chez elle, outre les
divers phénomènes dont je viens de vous parler, toute une série
d'autres symptômes qui nous ont justement permis de classer les
premiers dans la catégorie de l'hystérie la mieux caractérisée.
En effet notre malade présente la plus grande partie des stigmates
hystériques. Le goût, l'odorat sont obnubilés à droite; L'ouie est
presque abolie à gauche. La malade n'entend la montre que collée contre
le pavillon de l'oreille et l'examen de M. Gellé a montré qu'il
n'existait aucune lésion de l'appareil auditif. Il n'existe pas de
rétrécissement du champ visuel, ni de troubles oculaires d'aucune
sorte. Enfin la malade a des attaques de nerfs et l'on trouve sur la
surface du corps quelques points hyperesthésiques, plus ou moins
nettement hystérogènes, l'un sous le sein gauche, un autre au niveau du
vortex, le troisième au niveau de la région ovarienne gauche.
Vous voyez ici, Messieurs, l'Sdème bleu en quelque sorte dans sa
fonction, à la place qu'il occupe dans l'évolution des phénomènes
hystériques. C'est simplement un trouble vaso-moteur, de nature
vraisemblablement spasmodique, pouvant aller jusqu'à l'infiltration
véritable des parties qui en sont atteintes, quelquefois isolé, mais
fréquemment aussi mêlé à d'autres symptômes d'hystérie locale tels que
l'anesthésie, la paralysie ou la contracture. Dans ce dernier cas,
l'oedème bleu marche de pair avec les autres phénomènes locaux et
disparaît comme il est apparu, avec eux. Cette guérison peut se
produire soit spontanément, soit par les efforts du médecin. Mais ceci
touche à la question de la thérapeutique sur laquelle je reviendrai
tout à l'heure.
Auparavant, je veux rapprocher ce cas, qui concerne une jeune fille, de
celui d'un homme vigoureux, qui présente, avec quelques différences
d'ordre secondaire, le même oedème bleu de la main surajouté à des
phénomènes paralytiques, et que l'on voit apparaître et disparaître de
temps en temps à la suite d'attaques. C'est sur ce malade que j'ai pour
la première fois observé ce genre d'oedème, et c'est à propos de lui
que j'ai soupçonné l'intérêt que ce phénomène devrait présenter un jour
ou l'autre au point de vue du diagnostic. J'ai d'ailleurs déjà présenté
ce cas l'an dernier dans mes Leçons du Mardi (f), en insistant sur les
difficultés qu'il soulevait dans son diagnostic avec la syringomyélie.
C'est qu'en effet l'oedéme bleu, ou une lésion fort analogue, en
apparence du moins, figure parmi les troubles trophiques de la
syringomyélie dans laquelle, vous le savez, existe une altération
organique de la substance grise centrale de la moelle épinière. _
Remak (2) et Roth (3) signalent dans cette dernière affection une
certaine bouffissure, un oedème indolent, accompagnés d'une teinte
violacée ou rougeâtre plus ou moins foncée des téguments, avec
abaissement de la température. Cet oedème occupe plus particulièrement
le dos des mains, qui présente alors de l'analgésie et de la
thermo-anesthésie. Vous comprenez par là qu'un oedème du dos de la
main, présentant les caractères de l'oedème bleu et accompagné de
troubles de la sensibilité, pourra, dans certaines circonstances,
simuler l'hystérie ou être simulé par elle, suivant les cas. Cette
difficulté du diagnostic est encore rendue bien plus grande, si, étant
donné qu'il s'agit d'hystérie, vous trouvez chez votre malade la
dissociation de l'anesthésie, qui paraît être un des caractères
cliniques les plus importants de la syringomyélie, mais peut cependant
se rencontrer, ainsi qu'on sait, dans l'hystérie. C'est précisément ce
qui est arrivé chez le malade que vous avez maintenant sous les yeux.
Il se nomme Perr... et est âgé de 46 ans. Marin jusqu'en
1876, il s'est fait plus tard veilleur de nuit dans l'usine Eiffel. Il
est tombé dans l'état hystérique à la suite de chagrins, sans que l'on
puisse relever chez lui d'autres causes ayant provoqué le développement
de la névrose.
Sa maladie a débuté, il y a trois ans, par des vertiges auxquels il
était fréquemment sujet. Puis, une nuit, pendant son sommeil, se
développa une paralysie de la main droite, avec gonflement violacé et
refroidissement du dos de la main et du poignet. Il y avait, paraît-il,
à cette époque, une anesthésie complète des parties malades. Cet
accident guérit soudainement, puis se reproduisit ensuite plusieurs
fois, disparaissant toujours spontanément, comme il était venu.
Eu juin 1889 il eut une nouvelle paralysie de la même main, et cette
fois avec dissociation de l'anesthésie. Mais déjà nous affirmions qu'il
ne s'agissait pas de syringomyélie, tout d'abord à cause de la
disparition spontanée, rapide et complète des accidents et ensuite
parce que nous constations la présence de quelques stigmates
hystériques. Ceux-ci consistaient surtout dans la présence de ces
vertiges que je vous mentionnais tout à l'heure et que je considérais
comme représentant de petites attaques d'hystérie et dans l'abolition
du goût sur un des côtés de la langue. La dissociation même de
l'anesthésie n'était point pour nous éloigner de notre idée, car, ainsi
que je vous le disais tout à l'heure, elle n'est pas un signe univoque
de la syringomyélie, mais peut parfaitement bien se rencontrer dans
l'hystérie.
Aujourd'hui le doute, s'il pouvait subsister encore, n'est plus
possible. En effet le malade, ainsi que je l'avais prévu dans la
première période de sa maladie, est sujet à des grandes attaques
d'hystérie classiques avec phase épileptoïde, grands mouvements,
attitudes passionnelles. De plus il a un rétrécissement concentrique du
champ visuel et des points hystérogènes.
Telle est en peu de mots l'histoire de ce malade à propos duquel je ne
veux pas entrer dans de plus longs détails, attendu que son observation
se trouve dans mes Leçons du Mardi (1) et, en ce qui concerne l'état
actuel, caractérisé par un plus grand développement des phénomènes
hystériques, est relatée dans divers travaux (2). Quant à l'accident
local lui-même, je ne pourrais que répéter ce que je disais tout à
l'heure en parlant de la jeune Marguerite F... C'est absolument le même
aspect, le même gonflement ne gardant pas l'empreinte du doigt, la même
teinte bleu-violet, le même refroidissement des parties malades. Une
seule différence existe : chez notre homme, au lieu d'une anesthésie
complète dans la région de la main et de l'avantbras, il y a
conservation de la sensibilité au contact, analgésie et
thermo-anesthésie.
Vous voyez encore une fois ici l'oedème bleu de la main prendre place
au milieu de phénomènes paralytiques, apparaître et disparaître avec
eux, en l'absence de toute lésion organique, soit des nerfs
périphériques, soit des centres nerveux spinaux.
L'oedème bleu des hystériques, Messieurs, mérite
d'attirer votre attention. Mettez-vous bien dans l'esprit
et dans les yeux l'histoire et les caractères de cet accident de la
névrose, encore inconnu hier et qui prêterait tant à confusion si on ne
le connaissait pas parfaitement. Je vous ai déjà montré qu'il était
quelquefois difficile de le distinguer d'un trouble trophique analogue
survenant dans la syringomyélie. Vous ne le confondrez pas non plus
avec l'asphyxie symétrique des extrémités, ou maladie de M. Raynaud.
Celle-ci présente avec l'oedème bleu certaines relations qui vous ont
peut-être déjà frappés et quelques analogies, telles que la coloration
des téguments, l'anesthésie, l'abaissement de la température. Mais le
siège de l'asphyxie des extrémités est au niveau du nez, des oreilles
et des doigts, et toujours symétriquement, ce que nous n'avons jamais
rencontré dans l'oedème bleu des hystériques. De plus la maladie de
Raynaud procède d'une façon progressive et non subite, toujours la
même. Les phénomènes de syncope locale surviennent d'abord, puis
l'asphyxie locale symétrique et enfin la mortification des parties. Ce
dernier accident ne se produit jamais dans l'oedème bleu.
J'ai à peine besoin de vous mettre en garde contre la possibilité d'une
confusion avec l'oedème proprement dit, avec un phlegmon. Dans ce
dernier cas la fièvre et les divers caractères de l'inflammation plus
ou moins étendue seront des signes d'une grande importance. Je vous ai
néanmoins signalé en commençant un cas où une semblable erreur avait
été commise. Vous ne devrez plus la faire aujourd'hui que vous
connaissez l'histoire naturelle de cet accident névropathique.
Messieurs, je ne veux pas laisser passer cette question
de l'oedème bleu des hystériques sans vous faire connaître un fait très
intéressant dans l'espèce et qui vient encore confirmer tout ce que. je
vous ai dit au sujet de cet accident de l'hystérie locale. On peut
reproduire artificiellement l'oedème bleu, avec tous les caractères que
vous lui connaissez, chez certaines hystériques, par suggestion, après
les avoir placées dans la période somnambulique du grand hypnotisme.
Nous avons choisi pour cette expérience la nommée Pauline Shey..., âgée
de 23 ans, qui est déjà depuis longtemps dans le service de la
clinique. Cette jeune fille est atteinte de grande hystérie tout à fait
classique avec stigmates permanents, hémianesthésie gauche
sensitivo-sensorielle complète, rétrécissement double très considérable
du champ visuel, dyschromatopsie, etc.., grandes attaques, points
hystérogènes. Elle a eu de plus quelques accidents d'ordre moins banal,
si je puis ainsi dire, tels que grandes attaques de chorée rythmée,
attaques de délire durant plusieurs jours. Je vous l'ai d'ailleurs
souvent montrée dans mes leçons lorsqu'elle était en butte à
quelques-uns de ces accidents. Enfin, elle est hypnotisable et, par les
divers moyens habituels pour ce genre de recherches, on provoque chez
elle le grand hypnotisme avec ses trois états caractérisés par leurs
signes somatiques respectifs: léthargie, catalepsie, somnambulisme.
Le 26 avril 1890, la malade étant placée dans la période somnambulique
de l'hypnotisme, on lui suggère que son poignet et sa main du côté
droit vont se gonfler et devenir violets. Les jours suivants la
suggestion se réalise peu à peu et le 30 avril elle est dans l'état
suivant.
La main droite est gonflée, d'un volume de beaucoup supérieur à la
gauche. Les doigts, la main sur sa face dorsale, le poignet sont d'une
coloration violacée, parsemés de plaques d'un rouge vif. Les doigts
sont comme bridés au niveau des articulations des phalanges; la peau à
ce niveau, à la face dorsale, forme un bourrelet très accusé, de
coloration plus foncée.
Le creux de la main est également gonflé, la peau est tendue et ne fait
plus de plis comme au côté opposé.
La peau en général est lisse, un peu luisante, les stries et les plis
sont effacés.
Ce gonflement est dur, l'impression du doigt ne laisse pas le godet
caractéristique de l'oedème, bien qu'elle fasse une très légère
dépression. Toute manoeuvre exercée sur la main produit au point qui a
été touché une tache rouge-vermillon très accentuée, qui dure quelques
Instants.
La .malade ne peut plus porter ses bagues. Dès le lendemain de la
suggestion, on a été obligé de lui retirer par le procédé du fil une
bague qui bridait le doigt annulaire, alors que d'habitude elle est
plutôt trop grande. La malade remue assez difficilement le poignet. Il existe
certainement à ce niveau un certain degré de parésie. Il en est à peu
près de même pour les doigts, qu'elle remuerait cependant beaucoup plus
énergiquement que le poignet, si le gonflement des tissus sous-cutanés
ne gênait les mouvements en bridant la peau.
La main est anesthésiée dans toute son étendue, jusqu'à un travers de
main au-dessus du poignet, pour le tact. Pour la douleur, l'analgésie
remonte à un travers de main plus haute Pour la température, il y a
thermoanesthésie absolue en manche de veste.
Le côté droit est habituellement sensible dans tous les modes; le côté
gauche est anesthésique. Or i1 s'est fait un transfert à peu près exact
de la sensibilité à la main et au poignet gauches: sensibilité à tous
les modes jusqu'à un travers de main au-dessus du poignet gauche.
Au-dessus de cette limite, analgésie à un travers de main, plus haut.
La thermoanesthésie absolue persiste dans tout le membre au-dessus de
la ligne de sensibilité complète, de telle sorte que la sensibilité à
la température ne s'est pas transférée comme les autres, au molns pour
l'instant.
La température de la main malade est de 26o5 (centigr.). Celle de la
main saine de 31° 8. Différence 5°3.
Mensurations en centimètres
Circonférence du poignet droit 16cm.25 Circonférence du poignet gauche
. . . 15cm25 Circonférence de la main au niveau des articulattons
métacarpo-phalangiennes droites . 20c.50 Circonférence de la main au
niveau des articulations métacarpo- halanglennes gauches. . 18c 9
Circonférence du doigt médius droit au niveau de l'articulation moyenne
. . . . 7'c50 Circonférence du doigt médius gauche au môme niveau 6cm
Il est facile de voir qu'il n'existe aucune différence
essentielle entre cet oedème bleu produit artificiellement et celui que
nous venons d'étudier chez nos deux précédents malades. Mais je vais
encore vous montrer, Messieurs, et cela n'est point sans importance,
que nous pouvons détruire ce que nous avons produit. Ce qu'une
suggestion a fait, une autre suggestion va le défaire.
Je fais placer pour cela de nouveau la malade dans la période
somnambulique et on va lui suggérer devant vous que sa main. est
guérie, qu'elle n'est plus faible, qu'elle n'est plus gonflée ni
violette, tout en pratiquant sur cette main malade des massages
destinés à augmenter l'effet de notre contre-suggestion. Vous le voyez,
il nous suffit de dix à quinze minutes et cette main redevient blanche
comme l'autre, mince et recouvre sa sensibilité, tandis que la gauche,
qui avait récupéré le sentiment par transfert, redevient anesthésique
comme par devant.
Il y a six mois, mon chef de clinique, M. Georges. Guinon, avait déjà
fait cette même expérience sur cette même malade et elle avait donné
identiquement les mêmes résultats.
J'aborde maintenant le côté thérapeutique de la question, sur lequel je
ne m'étendrai pas longuement. L'oedème bleu par lui-même ne donne lieu
à aucune indication spéciale. Je vous ai dit qu'il disparaissait en
général avec les phénomènes locaux vulgaires, contractures, paralysies,
qu'il accompagne. C'est donc surtout sur ces derniers que nos efforts
devront porter, et en particulier chez notre jeune fille nous
essayerons par tous les moyens en notre pouvoir de faire disparaître
cette contracture des doigts et du poignet à laquelle s'est surajouté
l'oedème bleu.
Mais cela rentre dans un sujet que j'ai traité bien des fois devant
vous. Nous emploierons tout d'abord les toniques pour relever l'état
général, et l'hydrothérapie. Localement nous avons à mettre en oeuvre
le massage, les divers agents esthésiogènes et on particulier le
transfert à l'aide de l'aimant. Le traitement par la suggestion dans
l'hypnose pourra peut-être nous rendre des services. Mais, en tous cas,
il est une thérapeutique que nous savons devoir laisser radicalement de
côté, c'est l'intervention chirurgicale à l'aide de bandages
inamovibles, d'appareils plâtrés, etc..., dont l'application au début
de la maladie a produit de si désastreux effets chez notre malade.
Je ferai remarquer à ce propos que tout récemment un auteur allemand,
M. Tölkon, a publié un travail dont les conclusions viennent à
l'encontre des préceptes que j'ai l'habitude de formuler (1). Il a
observé chez des jeunes sujets plusieurs cas de contracture hystérique
dans lesquels l'application d'un appareil plâtré après
chloroformisation aurait fait merveille.
Eh bien, malgré les cas favorables de M. Tölken, je continue à me
défier du bandage inamovible chez les malades de ce genre. Ses
observations démontrent seulement que ce mode de traitement n'est pas
toujours aussi pernicieux qu'il l'est à coup sûr dans beaucoup de cas,
je dirais, d'après mon expérience personnelle, dans la généralité des
cas.
Toujours est-il que nous éviterons, malgré les observations de M.
Tölken, de placer de nouveau dans un appareil plâtré le membre de notre
jeune fille. Car sans aucun doute c'est lui, comme je vous l'ai fait
voir plusieurs fois dans des circonstances analogues, qui a provoqué
cette contracture. Grâce à lui on a fait d'une simple arthrodynie
hystérique, qui peut-être n'eût pas ou une bien longue durée, une
affection tenace qui pourra longtemps encore résister à toutes nos
tentatives thérapeutiques.
Quelque temps après que M. le professeur Charcot eut fait la leçon qui
précède sur l'oedème bleu, je commençai à essayer quelques tentatives
d'hypnotisation sur la jeune Marguerite Faf.., qui fait le sujet de la
première observation relatée dans cette leçon. Dès les premières
séances, je réussis à provoquer chez la malade une sorte d'état
somnambuliforme, les yeux fermés, pendant lequel elle répondait aux
questions et paraissait sensible à quelques suggestions. Mais cet ètat,
qui relève du petit et non du grand hypnotisme, caractérisé par ses
états séparés avec leurs signes physiques typiques, ne s'accompagnait
d'aucun phénomène somatique: hyperexcitabilité neuro-musculaire,
contracture somnambulique. Néanmoins, il fut possible, dès la première
tentative, de faire disparaître par suggestion la contracture dont la
main droite était atteinte ainsi que le poignet. La coloration bleue et
le gonflement disparaissaîent également en même temps. A la première
séance on mit environ 30 minutes pour arriver à ce résultat. Il fallait
d'abord faire résoudre, tant par la suggestion verbale que par le
massage concomitant, la raideur du poignet. Puis, de la même manière,
chaque doigt, un à un, était décontracturé. C'était loin d'être facile
à obtenir, cependant le résultat cherché était atteint autant que
possible. La main n'était pas bien forte, mais du moins elle était
libre et la malade pouvait s'en servir.
Cette guérison se maintint quelques heures, au début. Trois heures
environ après le réveil, la contracture reparaissait de nouveau et avec
elle le gonflement et l'oedème bleu, dont le premier surtout ne
disparaîssait d'ailleurs point complètement, à vrai dire. La première
tentative eut lieu au commencement de mai 1890. Elle fut, depuis ce
temps jusqu'aujourd'hui (octobre 1890), répétée très régulièrement tous
les jours. On s'aperçut alors que chaque jour la paralysie se
reproduisait un peu plus tard que la veille. On profita de cette
circonstance et on ne cessa pas jusqu'aujourd'hui, c'est-à-dire pendant
cinq mois environ, de guérir tous les matins la contracture reproduite
spontanément la veille, quelques heures après la guérison par
suggestion. On arriva ainsi au résultat suivant aujourd'hui (5 octobre
1890) la main reste guérie toute la journée. Le soir, la malade se
couche avec sa main libre; le lendemain matin elle est de nouveau
contracturée, violette et gonflée. Actuellement le trouble ne se
reproduit pas avant deux ou trois heures du matin, à moins qu'il ne
soit survenu, pour une cause quelconque, une attaque d'hystérie dans la
journée, auquel cas, au sortir de l'attaque, la main est de nouveau
raide et impotente, gonflée et violette.
On voit, d'après cela, que la suggestion hypnotique est loin de
présenter toujours, en matière de guérison des accidents hystériques,
ainsi qu'on semble le croire assez généralement, cette rapidité et
cette certitude qui font crier au miracle. Lorsqu'elle peut être
appliquée, elle constitue évidemment un moyen de traitement précieux.
Mais son action est relativement limitée dans bon nombre de cas, dans
celui de cette jeune fille, entre autres (1).
On continuera cependant dans la suite à appliquer cette thérapeutique à
notre jeune malade. On pourra arriver ainsi à faire durer la guérison
de plus en plus longtemps et à la rendre à la fin définitive. C'est du
moins un résultat qu'il est légitime d'espérer.
J'ajouterai encore un mot à l'histoire de cette malade.
Elle a présenté, pendant son séjour à la Salpêtrière, un accident tout
particulier, une sorte de mouvement convulsif de la tête, du cou, des
épaules et des bras, avec émission brusque d'un son inarticulé, imitant
à s'y méprendre le tic convulsif. Mais il ne s'agissait point, chez
elle, de cette dernière affection. Il y avait en effet, à ce moment,
dans les salles du service de clinique,
une grande tiqueuse qui contagionna toute une série d'hystériques
(l'histoire de cette épidémie et la présentation des malades atteintes
ont été faites par M. le Professeur Charcot, dans une des leçons
cliniques de cette année). Notre jeune fille compta parmi les victimes
de la contagion et c'était chez, elle de mouvements involontaires
hystériques et non de tics convulsifs qu'il s'agissait en réalité.
Ces mouvements, qui avaient été très forts et très fréquents à une
certaine époque, s'améliorèrent ultérieurement, sous l'influence du
traitement par la suggestion hypnotique, qu'on leur appliqua également.
Aujourd'hui ils sont presque disparus, mais non complètement cependant.