La malade qui va faire l'objet de
notre leçon d'aujourd'hui vit à la Salpétriere depuis dix ans déjà; il
y a cinq ans, elle tomba dans un état très particulier, qu'à cette
époque j'avais, sinon mal observé, du moins mal interprété. Voici, en
effet, dans quels termes j'en parle dans le troisième volume de mes
leçons (8) " Il est des sujets, et peut être sont-ils plus nombreux
qu'on ne le pense, chez qui la plupart des manifestations tant
psychiques que somatiques de l'hypnotisme peuvent se rencontrer à
l'état de veille, sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir les
pratiques d'hypnotisation. Il semble que l'état d'hypnotisme qui, pour
d'autres, est un état artificiel, soit pour ces singulières créatures
l'état ordinaire, l'état normal, si tant est qu'en pareille
circonstance il puisse être question d'état normal. Ces gens-là,
passez-moi le mot, dorment, alors même qu'ils semblent parfaitement
éveillés; ils procèdent, en tout cas, dans la vie commune ainsi que
dans un songe, plaçant sur le même plan la réalité objective et le rêve
qu'on leur impose, ou, tout au moins, entre les deux ils ne font guère
de différence. J'ai fait placer sous vos yeux un sujet de ce genre.
Hab..., hystéro-épileptique, est atteinte depuis de longues années
d'anesthésie généralisée, complète, permanente, et chez elle les
attaques répondent de tous points au type classique. Vous voyez qu'ici,
bien qu'on n'ait employé aucune manoeuvre d'hypnotisation, par
conséquent à l'état de veille, nous pouvons obtenir à la fois et la
contracture par la pression exercée sur les masses musculaires, les
tendons, ou les troncs nerveux (contracture des léthargiques), et
l'immobilité cataleptique des membres placés dans les attitudes les
plus diverses, et aussi à l'aide de légers frôlements, ou de mouvements
à distance, la contracture somnambulique. Tous ces phénomènes
somatiques se trouvent donc chez ce sujet en quelque sorte mélangés,
coexistant au même moment sans distinction de périodes; contrairement à
ce qui a lieu dans le grand hypnotisme. " Je pensais alors que les
caractères somatiques et psychiques du grand hypnotisme existaient chez
cette malade à l'état de veille d'une façon permanente. Or, ce n'est
pas ainsi que les choses se passent, et, en réalité, cette malade
présente deux états; c'est là, en somme, un exemple de ce que l'on
connaît sous le nom de dédoublement de la personnalité, et son cas est,
comme vous l'allez voir, tout à fait semblable à celui de la jeune
D..., que je vous ai récemment présentée On dirait qu'il s'agit ici
d'une reproduction en tous points fidèle de ce cas. A propos de ces
études sur les sommeils pathologiques que nous poursuivons
actuellement, je trouve opportun de vous signaler le passage suivant
que j'emprunte à un travail que vient de publier mon ancien interne et
chef de clinique M. Ballot, actuellement agrégé de la Faculté, et dont
vous n'ignorez certainement pas les importants travaux en
neuropathologie. a L'histoire du sommeil morbide, dit-il, est
presque à faire tout entière; c'est à peine si elle est aujourd'hui un
peu mieux connue que la physiologie encore bien obscure du sommeil. Les
récents travaux sur l'hypnotisme, les tout récents surtout, n'ont guère
éclairci la question. On peut même se demander s'ils ne l'ont pas, à
certains égards, obscurcie en faisant jouer à la suggestion un rôle que
l'observation attentive des faits montre singulièrement exagéré. La
simplification systématique peut satisfaire l'esprit, mais elle ne
projette pas toujours la lumière quand elle n'est pas rigoureusement
conforme à la réalité. Vous voyez, sans qu'il soit nécessaire que
j'y insiste, à quels récents travaux fait allusion M. Ballet. Il est
certain qu'on y présente les choses sous une apparence qui, à mon avis,
ne répond pas tout à fait à la réalité. En effet, à en croire les
auteurs de ces travaux, quatre-vingt-dix pour cent parmi vous,
Messieurs, seraient plus ou moins hypnotisables et susceptibles de
présenter par conséquent, sous l'influence de manSuvres appropriées,
le sommeil hypnotique que l'on nous dit, du reste, ne pas différer
notablement du sommeil normal. Ne serait-il pas indiqué de pratiquer,
dès lors, sur vous, dans un but indicateur, cette hypnotisation en
masse, pour ensuite, profitant de la suggestibilité ainsi développée
chez vous, vous faire entendre cette leçon, qui, en conséquence, serait
acceptée sans réserve, et demeurerait gravée sans restriction dans
votre esprit par le mécanisme de la suggestion post-hypnotique ? Le
bon sens, comme l'observation vulgaire, protestent contre de telles
allégations; qu'il se trouve parmi vous un ou deux névropathes, je le
veux bien, mais quatre-vingt-dix pour cent, je ne le crois guère. On
n'hypnotise pas tous les sujets indifféremment, et, dans le sommeil
hypnotique, qui n'est pas le sommeil naturel, soit dit en passant, on
ne peut rapporter tous les phénomènes indistinctement à la suggestion.
La suggestion, par l'abus du terme, est devenue une sorte de Deus ex
machina " dont il faut beaucoup se défier. M. Ballet ajoute du
reste, fort sagement à mon avis " Si l'on veut décidément voir clair
dans cette pathologie compliquée qui concerne les différentes modalités
du sommeil morbide ou des états analogues, le mieux est de prendre
chaque fait, et chaque groupe de faits, et de l'étudier patiemment sans
idée préconçue, abstraction faite de toute idée théorique. L'heure de
la systématisation n'est pas encore venue. C'est cette méthode qui
nous a guidé dans nos études, et c'est en nous y conformant que nous
vous exposerons l'histoire, très curieuse, comme vous allez voir, de.
notre malade actuelle.
Hab... est née à Saint-Denis le 15
décembre 1853. Elle est donc âgée de 38 ans. Son père, très nerveux,
est mort en 1871 d'un ulcère de l'estomac; il était à cette époque
employé au chemin de fer du Nord et demeurait boulevard Ornano. Sa mère
est morte tuberculeuse. Sa soeur a des enfants qui sont très nerveux. Elle-même
a eu des convulsions pendant son enfance; élevée chez les soeurs à
Persan, toujours maladive, elle n'a pu apprendre à lire. Vers 1878 elle
entre, comme infirmière, à l'hôpital Necker; là, elle est prise
d'attaques convulsives et doit quitter son service. Elle est reçue,
comme malade cette fois, à Necker d'abord, puis à Lariboisière, clans
le service de M. le professeur Proust, où elle présenta de la chorée et
des crises de nerfs. En 1880, à la suite sans doute de crises plus
intenses ou suivies de délire, elle est transportée à la Salpétrière,
deus le service de M. Legrand du Saulle d'abord, et de là dans mon
service où elle est restée depuis. En 1884, après une longue période
d'état de mal hystérique, - cet état de mal, que vous connaissez, est
comparable à l'état de mal épileptique, avec cette différence qu'il ne
s'accompagne pas d'élévation de la température, et ne se termine
jamais, autant qu'on sache, par la mort elle est tombée dans un état
particulier, que nous appellerons son état second ou son état B, lequel
a persisté depuis, presque sans discontinuité, coupé seulement par
quelques rares retours, tantôt spontanés, tantôt provoqués, en tout cas
de peu de durée, de l'état antérieur, état prime, état A. Il suit de
là que, dans l'état n° 1, Hab... connaît tous les événements de sa vie
qui se sont passés avant 1885, et ignore ce qui lui est arrivé de 1885
à 1890, tandis que, dans l'état n° 2, elle se souvient seulement des
divers incidents datant de cette dernière période. Cependant ces
deux états, si nettement séparés l'un de l'autre, sont encore rattachés
l'un à l'autre par un fonds commun. Dans l'état B, en effet, il reste
de l'ancienne personnalité les actes automatiques, marche, , langage,
etc., acquisitions de l'enfance et de la première jeunesse. On ne
connaît pas, du reste, je le crois du moins, de cas de dédoublement de
la personnalité, dans lesquels le nouveau moi n'ait pas hérité de ces
mêmes actes automatique à un certain degré. Nous allons maintenant,
par une étude successive, constater ensemble les caractères de l'une et
de l'autre personnalité de la malade.
Dans sa seconde
personnalité, dans l'état B, Hab... , est anesthésique totale. La perte
de la sensibilité est cutanée et profonde et intéresse le sens
musculaire. Elle ne sent pas les piqûres faites en les divers points
du tégument externe : je puis tordre violemment les articulations sans
provoquer aucune douleur. Lorsque je l'invite à chercher, sans le
secours de la vue, sa main droite avec sa main gauche, elle n'y arrive
pas. Si, enfin, nous lui fermons les yeux, elle tombe lourdement par
terre pour peu qu'on ne la soutienne pas. Le sens de foute et de
l'odorat seuls gardent une intégrité relative ; il existe un
rétrécissement du champ visuel très prononcé (30°), et, de plus, de
l'achromatopsie pour toutes les couleurs. Je vous rappelle que ce
phénomène est beaucoup plus fréquent chez les hystériques femmes que
chez les hystériques mâles, et que cette achromatopsie diffère de celle
des ataxiques en ce que ces derniers perdent la notion du rouge et
conservent au contraire le jaune et le bleu. ... offre, en plus, de
l'ovarie double, une zone hystérogène sur le vertex, et des zones
hystéro-frénatrices dans les deux flancs. Ses attaques convulsives sont
relativement rares. Elles sont régulièrement conformes au grand type. Mais
son état psychique est surtout particulier ; elle n'est renseignée que
sur les faits récents, datant des cinq dernières années. C'est ainsi
qu'elle ne sait me répondre où elle est née, ce que fait son père, s'il
est vivant; pourquoi elle n'a pas de nouvelles de ses autres parents.
Elle ne connaît ni M. Legrand du Saulle, ni M. Proust, dans le service
desquels elle a séjourné longtemps. Par contre, elle se rappelle
qu'elle était l'an passé au bal de la mi-carême, déguisée en
magicienne, qu'elle a visité l'Exposition en compagnie d'une de ses
amies ; elle nous raconte même les détails de cette promenade, ce qui
l'y a intéressée, la Tour Eiffel, les Annamites, etc. Elle croit
qu'elle est entrée à la Salpêtrière il y a 5 ans, et connaît, en effet,
toutes les personnes du service qui s'y sont succédé depuis cette
époque. Enfin, particularité bien intéressante, elle sait lire,
écrire et calculer dans cet état B ; c'est qu'une malade du service (la
nommée L...) a entrepris de l'instruire il y a quatre à cinq ans, et
est parvenue à lui inculquer ces notions élémentaires. Je vous fais
remarquer, en dernier lieu, que, dans ce même état B, Hab... présente
tous les caractères du grand hypnotisme. Je frappe, pas bien fort, la
table du poing, et vous la voyez aussitôt s'immobiliser en catalepsie;
les membres conservent la situation qu'on leur imprime, et, lorsque
leurs attitudes sont expressives, elles entraînent dans la physionomie
des jeux appropriés. On provoque aussi aisément chez elle la
contracture léthargique par la pression des muscles ou bien des nerfs,
et la contracture somnambulique par le simple frôlement de la peau. La
malade est éminemment suggestible ; il est facile de lui faire accepter
pour vraies les assertions les moins vraisemblables. La seule
différence qui existe ici avec les phénomènes du grand hypnotisme est
que les divers éléments de cet état y sont mélangés, au lieu d'y être
groupés de façon à constituer des états distincts.
Nous allons,
à présent, examiner comparativement Hab... dans son état A.
L'injonction simple suffit,. pour peu qu'elle soit énergique et
répétée, à provoquer le retour de la personnalité primitive. On lui dit
impérieusement, à plusieurs reprises : " Allons, réveille-toi ! " elle
répond à chaque fois : " Que me voulez-vous ? je ne dors pas, je ne
dors pas. Cependant, elle se tord les mains, semble faire un grand
effort, et bientôt on voit le cou se gonfler, un bruit laryngé se
produire, la tête et le tronc se renverser en arrière (esquisse d'arc
de cercle), en même temps que les membres s'étendent violemment...,
etc. C'est une esquisse d'attaque, et tout paraît rentrer dans l'ordre,
mais désormais nous allons reconnaître les caractères de l'état prime,
état A. Dans cet état, où vous la voyez maintenant, la malade est
très notablement modifiée en ce qui concerne les stigmates hystériques.
Hab... n'est plus anesthésique totale, mais seulement hémianesthésique
gauche. Son champ visuel est de 60° au lieu de 30 ; elle n'a plus
d'achromatopsie que de l'oeil gauche. Elle se rappelle, maintenant,
très précisément les divers incidents de son existence jusqu'à 1885.
Elle répond exactement à mes demandes sur son lieu de naissance, son
éducation, la perte de ses parents. Elle sait qu'elle a été autrefois à
Necker, puis à Lariboisière; elle reconnaît parfaitement M. le
professeur Proust, qui nous fait précisément l'honneur d'assister à
notre cours, et qu'elle nous disait tout à l'heure ne pas connaître,
bien qu'elle l'eût regardé attentivement. D'autre part, elle croit que
nous sommes en l'année 1885; elle se dit âgée de 32 ans et non plus de
38 comme tout à l'heure,. - c'est en effet l'âge qu'elle avait en
1884-1885. Elle ne connaît plus les personnes du service actuel, mais
elle décline les noms des internes et chefs de clinique qui se sont
succédé de 1880 à 1885. Elle ne sait plus ni lire, ni écrire, ni
calculer et affirme que la malade L..., qui, vous vous le rappelez, lui
a servi de professeur en ces matières, n'est ici que depuis quinze
jours. Elle est, en effet, entrée dans le service une quinzaine de
jours avant l'état de mal qui a changé la personnalité d'Hab...: C'est
une nouvelle , dit-elle en la voyant. Elle ne sait pas ce que nous
voulons dire avec l'Exposition, la Tour Eiffel, les Annamites; mais par
contre elle se rappelle la guerre, le siège, les bombes qui tombaient
dans le quartier Ornano où elle habitait alors. Enfin, nous ne
retrouvons plus chez elle aucun des caractères somatiques ou psychiques
de l'hypnotisme (catalepsie, contracture, suggestibilité) qui se
montraient à un si haut degré dans l'état B. Ces périodes d'état A
sont, en général, assez courtes. Elles ne durent, guère que cinq à
quinze minutes. Ce sont les mêmes phénomènes de commencement d'attaque,
moins accentués cependant, qui président à la transition de l'état A
dans l'état B. Cette transition se fait soit spontanément, soit par
intimation. Je ne veux pas entreprendre de vous expliquer ces
phénomènes, car je pense que dans leur étude nous n'en sommes encore
qu'à la phase d'observation clinique. Au point de vue nosographique,
mon opinion est qu'il s'agit là d'une attaque d'hystérie transformée.
Ces états de vigilambulisme me paraissent tout à fait analogues à ces
phases délirantes (somnambulisme hystérique) dont je vous ai montré des
exemples, et qui sont, elles, incontestablement des modifications de la
troisième période de la grande attaque d'hystérie (Voir plus haut, n"
XXVII et XXVIII). Il y a, en tout cas, à faire valoir, dès à présent,
que ces deux manifestations, si différentes en apparence, délire et
vigilambulisme, ont cependant pour trait commun de se développer entre
deux attaques hystériques. La scène dans les doux cas est inaugurée par
une attaque et terminée par une attaque. J'aurai, du reste, un jour
l'occasion de vous présenter des arguments et des faits nouveaux qui me
paraissent plaider éloquemment en faveur de cette manière de voir.