Les causes de la mélancolie sont nombreuses ; elles sont communes aux
autres espèces de folies : nous ne parlerons ici que de celles qui ont
une influence plus immédiate sur la fréquence et le caractère de la
mélancolie.
a) Saisons et climats
Les climats et les saisons ont une influence particulière sur la
production de la mélancolie. Les habitants des montagnes qui sont peu
civilisés, lorsqu'ils quittent leur pays, sont pris de nostalgie,
tandis que les habitans des plaines, avancés dans la civilisation, sont
peu disposés au développement de cette maladie. Le voisinage des
marais, l'air brumeux et humide, en relâchant les solides, prédisposent
à la lypémanie ; les pays chauds et secs, lorsqu'il règne certains
vents, y prédisposent aussi. Tout le monde connaît les effets
mélancoliques du sirocco sur les Italiens ; du solano, sur les
Espagnols ; du kamsim, sur les Egyptiens. Dans les régions où
l'atmosphère est brûlante et sèche, la sensibilité est plus exaltée,
les passions sont plus véhémentes, les mélancoliques sont plus
nombreux. Telles furent la Grèce et l'Egypte d'après le témoignage
d'Arétée, de Bontius, de Prosper Alpin, d'Avicenne ; confirmé par les
voyageurs modernes qui assurent que les affections mélancoliques sont
fréquentes dans l'Asie-Mineure, dans la Haute-Egypte, au Bengale, sur
les côtes d'Afrique.
Hippocrate, et tous les auteurs qui l'ont suivi, assurent que l'automne
est la saison qui produit le plus grand nombre de mélancolies ; cette
saison, suivant la remarque de Cabanis, est d'autant plus fertile en
maladies de cette espèce que l'été s'est montré plus chaud et plus sec.
Cette remarque est confirmée par ce que j'ai observé pendant l'automne
de 1818. Tous les médecins ont pu voir la mélancolie plus fréquente
cette année là, pendant les mois d'octobre et de novembre que dans les
années précédentes. Nous avons reçu à la Salpêtrière, pendant ces deux
mois, un beaucoup plus grand nom des montagnes qui sont peu civilisés,
lorsqu'ils quittent leur pays, sont pris de nostalgie, tandis que les
habitants des plaines, avancés dans la civilisation, sont peu disposés
au développement de cette maladie. Le voisinage des marais, l'air
brumeux et humide, en relâchant les solides, prédisposent à la
lypémanie ; les pays chauds et secs, lorsqu'il règne certains vents, y
prédisposent aussi. Tout le monde connaît les effets mélancoliques du
sirocco sur les Italiens ; du solano, sur les Espagnols ; du kamsim,
sur les Egyptiens. Dans les régions où l'atmosphère est brûlante et
sèche, la sensibilité est plus exaltée, les passions sont plus
véhémentes, les mélancoliques sont plus nombreux. Telles furent la
Grèce et l'Egypte d'après le témoignage d'Arétée, de Bontius, de
Prosper Alpin, d'Avicenne ; confirmé par les voyageurs modernes qui
assurent que les affections mélancoliques sont fréquentes dans
l'Asie-Mineure, dans la Haute-Egypte, au Bengale, sur les côtes
d'Afrique.
Hippocrate, et tous les auteurs qui l'ont suivi, assurent que
l'automne est la saison qui produit le plus grand nombre de mélancolies
; cette saison, suivant la remarque de Cabanis, est d'autant plus
fertile en maladies de cette espèce que l'été s'est montré plus chaud
et plus sec. Cette remarque est confirmée par ce que j'ai observé
pendant l'automne de 1818. Tous les médecins ont pu voir la mélancolie
plus fréquente cette année là, pendant les mois d'octobre et de
novembre que dans les années précédentes. Nous avons reçu à la
Salpêtrière, pendant ces deux mois, un beaucoup plus grand nombre de
mélancoliques et particulièrement de suicides, que nous n'en recevons
ordinairement. Malgré l'opinion générale, je serais porté à croire que
le printemps et l'été produisent au moins, dans nos régions tempérées,
plus de mélancolies que les autres saisons. Peut-être cette différence
dépend-elle de la différence des climats. II est certain que les
relevés faits pendant quatre ans, à la Salpêtrière, justifient cette
opinion, qui paraîtra peutêtre un paradoxe, mais que je crois digne de
fixer l'attention des observateurs, d'autant qu'elle est confirmée par
mes observations postérieures. C'est dans cette espérance que je
hasarde mes doutes sans autre discussion. Le printemps, au reste, est
la saison la plus favorable à la guérison des lypémaniaques, tandis que
la lypémanie s'exaspère ordinairement pendant l'automne et l'hiver.
TABLEAU DES LYPÉMANIAQUES, RELATIF AUX SAISONS
Relevé de La Salpétrière
MOIS 1811 1812 1813 1814 TOTAUX
Janvier 3 3 9 5 20
Février .... 5 3 7 4 19
Mars 10 5 9 5 29
Avril 4 9 4 4 21
Mai : 11 19 12 4 46
Juin 7 11 10 6 34
Juillet 9 16 12 8 45
Août 8 10 11 15 44
Septembre .. 14 4 12 9 39
Octobre .... 6 8 16 5 35
Novembre .. 8 8 6 4 26
Décembre .. 12 5 10 7 34
D'après le tableau qui précède, il est certain que pendant quatre ans
les admissions des lypémaniaques ont été plus nombreuses à la
Salpêtrière, pendant les mois de mai, juin, juillet et août, que
pendant les autres mois.
b) Age
La mobilité du premier âge mettant l'enfant à l'abri des impressions
fortes et durables le préserverait absolument de la lypémanie, si
l'enfance était exempte de toute passion ; mais la jalousie empoisonne
quelquefois les douces jouissances du premier âge et produit une vraie
mélancolie avec délire. Quelques enfants jaloux de la tendresse et des
caresses de leur mère, deviennent pâles, maigrissent, tombent dans le
marasme et meurent. Les enfants sont aussi exposés, mais plus rarement,
à la nostalgie.
A l'époque de la puberté, le développement de nouveaux organes,
excitant des besoins et des sentiments nouveaux, le jeune adolescent
sent des passions nouvelles, ses jours s'écoulent heureux et
paisibles, sans regrets du passé, sans sollicitude pour l'avenir. Mais
si les passions primitives exercent sur lui tout leur empire, si elles
exaltent son imagination, les chagrins, les tourments de l'amour,
l'érotomanie viennent troubler ses premières jouissances. La lutte des
passions amoureuses avec les principes religieux, fruits de la
première éducation, exposent le jeune homme à la lypémanie religieuse ;
et si l'onanisme, si des jouissances prématurées, si l'abus des
plaisirs et les excès d'études ont remplacé les plaisirs purs et variés
de cet âge, on doit craindre, dès-lors, une lypémanie souvent incurable.
Dans l'âge adulte la sensibilité est moins excitable, l'imagination est
moins active, les autres facultés de l'entendement s'exercent avec plus
d'énergie ; les passions factices remplacent les passions amoureuses ;
les rapports avec l'objet aimé se relâchent, tandis que les soins de la
famille, l'intérêt personnel, l'amour de la gloire, l'ambition,
prennent plus d'empire sur toutes les facultés. S'il existe des
prédispositions fâcheuses, si la. modération ne met un frein aux
passions factices ou sociales, au moindre choc, au moindre revers,
l'homme devient sombre, triste, soucieux, enfin mélancolique. C'est
aussi vers la fin de cette époque que les orages de la cessation
menstruelle, l'abandon du monde et de ses plaisirs, exposent les femmes
à mille maux divers, à la ;mélancolie, particulièrement celles qui ont
fait du monde et de la coquetterie l'unique occupation de leur vie
frivole.
Le sentiment de son impuissance rend le vieillard plus calme ; les
idées et les désirs ont perdu leur énergie, l'imagination est en
repos, les passions sont éteintes, la mélancolie pourrait-elle avoir
accès chez les individus sans passions ? Aussi cette maladie est-elle
très rare dans la vieillesse, à moins qu'on appelle mélancolie sénile
cet état dans lequel le vieillard, après une vie orageuse et dissipée,
méditant sur les écarts auxquels l'ont entraîné les passions, s'isole,
devient triste, inquiet, difficile, avare, soupçonneux, égoïste,
souvent injuste envers ses amis, ses propres enfants et la société tout
entière.
Le relevé suivant, fait à la Salpêtrière, prouve que la lypémanie est
très fréquente dans la jeunesse, c'està-dire de 25 à 35 ans, que cette
maladie va toujours décroissant passé cet âge, et qu'elle ne se montre
presque plus au-delà de l'âge de 55 ans. Le relevé fait dans la classe
élevée et riche de la société, donne les mêmes résultats.
TABLEAU DES AGES Ages
Années
20 25 30 35 40 45 50 55 60
1811. 7 19 16 13 13 10 9 1 6
1812 8 23 16 9 15 9 12 3, 6
1813 8 14 18 15 17 22 11 3 9
1814 4 8 12 10 7 7 6 4 8
Totaux 27 64 62 47 52 48 38 11 29
c) Sexe
Les femmes, par la mollesse de leur constitution, par la mobilité de
leurs sensations et de leurs desirs, par le peu d'application qu'elles
apportent à tout, semblent devoir être moins sujettes que les hommes à
la mélancolie. Telle était l'opinion d'Arétée, de Coelius Aurélianus et
des anciens. Mais l'extrême susceptibilité, la vie sédentaire de nos
femmes, leurs qualités- mêmes, ne sont-elles pas des causes
prédisposantes à cette maladie ? Les femmes ne sont-elles pas sous
l'empire d'influences étrangères à l'homme : telles que la
menstruation, la grossesse, l'accouchement, l'allaitement ? Lespassions
amoureuses qui, chez elles, sont si actives, la religion qui est une
véritable passion pour plusieurs lorsque l'amour n'occupe pas
exclusivement leur coeur et leur esprit ; la jalousie, la crainte,
n'agissent-elles pas plus énergiquement sur les femmes que sur les
hommes ? Aussi la mélancolie religieuse est très fréquente chez elles,
surtout dans la classe inférieure de la société et dans les contrées
livrées à l'ignorance. Les jeunes filles, les veuves et quelquefois
les femmes, au temps critique, sont en proie à la mélancolie érotique.
Les hommes, dit Zimmermann, sont fous par orgueil, les filles par
amour, les femmes par jalousie.
d) Tempéraments
Le tempérament mélancolique des anciens, biliosonerveux de Hallé,
prédispose à la lypémanie. Les individus doués de ce tempérament ont
la taille haute, le corps grèle, les muscles minces mais fortement
dessinés ; la poitrine est étroite et serrée ; la peau brune ou
jaunâtre ; les cheveux sont noirs, les yeux caves, pleins de feu ; la
physionomie est triste, inquiète ; le regard timide ou fixe; la
sensibilité est exquise ; toutes les passions sont extrêmes. Ces
individus aiment ou haïssent avec emportement et opiniâtreté. Rêveurs,
taciturnes, défiants, ombrageux, ils concentrent leurs affections. La
société les importune ; ils la fuient, préférant la solitude, dans
laquelle leur imagination et leurs affections peuvent s'exalter sans
importunité. Ils sont très propres à la culture des arts et des
sciences ; ils ont peu de mémoire, mais leurs idées sont fortes, leurs
conceptions vastes ; ils sont capables de profondes méditations.
Souvent exclusifs pour les objets de leurs études, il semble qu'ils
n'aient d'intelligence et d'attraits que pour un objet déterminé auquel
ils se livrent avec la plus grande ardeur. Ces individus sont
essentiellement prédisposés à la lypémanie : ce qui a fait dire à
Aristote que les hommes de génie, les grands législateurs sont
ordinairement mélancoliques. Mahomet, Luther, Le Tasse, Caton, Pascal,
Chatterton, J. J. Rousseau, Gilbert, Alfieri, Zimmermann, etc.,
confirment l'opinion d'Aristote qu'il avait justifiée par son propre
exemple. Ce tempérament n'est pas exclusivement le partage du génie
qui s'exerce à bien penser et à bien dire, à bien agir ; c'est aussi le
tempérament de quelques grands scélérats, et de grands coupables. Ces
génies du mal, envoyés dans le monde pour être l'effroi et les tyrans
de leurs concitoyens, ne sont pas toujours exempts des tourments de la
plus noire mélancolie ; leur physionomie dure et repoussante porte
l'empreinte de leurs passions haineuses et malfaisantes ; leur aversion
pour les hommes leur fait rechercher la solitude et fuir la présence de
leurs semblables.
Les constitutions ou les tempéraments acquis, dans lesquels prédomine
le système hépatique et hémorrhoïdaire, prédisposent aussi à la
lypémanie.
e) Professions et manière de vivre
Le travail du corps entretient les forces physiques en même temps qu'il
les répartit uniformément dans tous les organes. C'est le frein le
mieux éprouvé contre les passions qu'il modère, en même temps qu'il
empêche l'imagination de se mêler de nos plaisirs et de les corrompre.
La vie oisive et inoccupée, le passage d'une vie très active à une vie
oisive, molle et trop abondante ; les veilles excessives en épuisant
les forces ; le sommeil trop prolongé, en appesantissant le corps et
l'esprit, jettent dans la morosité et la torpeur. Les excès d'études
usent l'homme, dit Celse, plus que le travail de corps, si l'étude
n'est point subordonnée à des temps de repos et d'exercices ; si elle
est concentrée sur un seul objet, et si cet objet est abstrait,
mystique ou romanesque, alors l'homme vit dans un danger imminent de
devenir lypémaniaque. La mélancolie est plus à craindre encore si, aux
excès d'études, se joignent des écarts de régime, une conduite dissipée
et dissolue, ou bien un goût trop décidé pour la vie solitaire.
Zimmermann rapporte plusieurs exemples de mélancolies produites par
cette dernière cause `. Il est quelques professions qui disposent plus
particulièrement à cette maladie parce qu'elles exaltent l'imagination
et les passions et exposent ceux qui s'y livrent aux écarts de régime
de toute sorte : tels sont les musiciens, les poètes, les acteurs, les
négociants qui font des spéculations hasardeuses ; je pourrais nommer
plus de vingt acteurs pour lesquels j'ai été consulté.
Les causes physiques, qu'on pourrait appeler pathologiques, agissent
presque toutes en affaiblissant la constitution des individus, ou en
imprimant aux fluides un caractère funeste. Le jeûne, la faim,
prolongés, ont été signalés par plusieurs auteurs, particulièrement par
Santacrux, comme propres à produire la mélancolie. Cette influence est
même consacrée par le langage populaire et l'habitude de surcharger
l'estomac d'aliments de difficile digestion, particulièrement chez les
hommes qui font peu d'exercice, dispose .à la même maladie. Quelques
médecins ont prétendu que l'usage habituel du lait rend triste et est
contraire aux mélancoliques ; il est certain que l'usage du lait donne
des maux de tête aux. personnes d'un tempérament bilioso-nerveux.
L'abus de' l'opium, des boissons chaudes, celui des liqueurs
alcooliques, causent souvent la lypémanie et conduisent les
mélancoliques au suicide ; peut-être faut-il attribuer à l'abus des
boissons chaudes et de l'alcool, le grand nombre de suicides qu'on
observe en Angleterre ; c'est le sentiment de plusieurs médecins
anglais. L'on amène souvent, dans notre hospice, des femmes qui, dans
un état d'ivresse ou pendant le délire qui suit l'ivresse, sont dans la
lypémanie, même avec penchant au suicide.
L'onanisme, la continence après le mariage, produisent quelquefois la
mélancolie ; la suppression d'une évacuation habituelle, de la
transpiration, du flux hémorrhoïdal, la constipation opiniâtre rendent
mélancolique. Sanctorius a observé que le défaut de transpiration rend
triste ; Voltaire avait dit que la constipation influait d'une manière
fâcheuse sur les déterminations des grands.
La rétrocession ou la cessation brusque d'une affection maladive
quelconque, peut causer la lypémanie à ceux qui sont prédisposés à
cette maladie : la gale, les dartres, un ulcère, un exutoire supprimés
sont dans ce cas. On voit la lypémanie remplacer la phthisie
pulmonaire, l'hystérie, l'hypocondrie, l'épilepsie, la manie et la
monomanie ou alterner avec ces. maladies. Il n'est pas rare que le
délire général et l'excitation qui caractérisent la manie, cessant,
les maniaques ne tombent dans une mélancolie profonde, et même avec
penchant au suicide ; les uns dominés par un sentiment pénible que leur
inspire le souvenir de leur délire, sentiment fortifié malheureusement
par les préjugés ; les autres, persuadés qu'ils ne sont plus propres à
rien, se persuadent qu'ils sont inutiles ou à charge à leurs parents et
leurs amis, ou qu'ils sont un objet de mépris pour leurs concitoyens.
Monsieur..., âgé de 48 ans, d'une constitution très forte, ayant joué
un rôle actif pendant la terreur, est éloigné par le directoire, envoyé
en ambassade : le premier consul le rappelle et le nomme préfet.
Monsieur... n'étant point replacé conformément au poste qu'il vient de
quitter et surtout à son ambition, se livre à mille exagérations, à
mille extravagances dans ses propos et ses actions ; bientôt il se
persuade qu'il est roi, et s'abandonne à toutes les prétentions qu'une
telle conviction lui inspire. Il exige que l'on se prosterne devant lui
; il fait et défait sans cesse le ministère ; il prodigue des grâces,
des honneurs et des richesses ; sa démarche est fière et imposante ; il
dort peu, mange beaucoup, il a de la constipation. Confié à mes soins,
après quelques mois, ce malade recouvre la raison, juge très bien son
état et on le croit guéri ; mais bientôt après il tombe dans une
mélancolie profonde, avec délire, accompagnée de tristesse et de
craintes imaginaires qui l'accompagnèrent jusqu'à la fin de sa vie. Il
succomba à une hémorrhagie cérébrale foudroyante, cinq mois après
l'invasion de la mélancolie. A l'ouverture du cadavre, la substance
cérébrale était très injectée, ramollie, comme triturée, autour du sang
épanché. Tous les viscères étaient sains. Les muscles jumeaux
ressemblaient à du lard fumé dont ils avaient la couleur, la densité ;
la texture, les fibres musculaires ,avaient disparu. Pendant les deux
derniers mois de sa vie, M... restait debout sans bouger ou marchait,
en posant lentement les pieds l'un devant l'autre, bout à bout. Dès le
début de cette maladie, M... avait présenté quelques légers symptômes
de paralysie de la langue et avait pris beaucoup d'embonpoint.
Les passions sont de vraies folies, mais des folies passagères. Elles
s'emparent des facultés intellectuelles, les absorbent si énergiquement
que l'homme n'est plus capable de penser à autre chose qu'à l'objet de
sa passion. Que les affections morales, que les passions aient leur
siège dans le coeur, dans le centre-phrénique, dans le plexus solaire,
dans le nerf trisplanchnique, dans les ganglions, dans le cerveau, ou
bien qu'elles ne soient que l'effet d'une réaction de l'archée ou du
principe vital, toujours est-il vrai que les passions exercent une
influence très énergique sur les fonctions de la vie organique et sur
notre entendement. Si les passions ont une influence sur toutes nos
fonctions dans l'état de santé, combien plus énergique sera cette
influence dans une maladie dont le désordre des passions forme le
principal caractère ! Les affections morales sont les causes les plus
fréquentes de la lypémanie ; leur désordre en est le symptôme le plus
saillant, et, entre les mains d'un médecin habile, elles sont un
puissant moyen de guérison. L'amour contrarié, la jalousie, la
crainte, qui est la perception d'un mal futur ou qui nous menace ; la
frayeur, qui est la perception d'un mal présent, sont les passions qui
produisent le plus grand nombre de lypémanies, particulièrement dans
la jeunesse, chez les femmes, dans les classes inférieures de la
société ; tandis que l'ambition, l'avarice, l'amour-propre blessé, les
revers de fortune, le jeu, produisent plus souvent la lypémanie chez
les adultes, chez les hommes faits, dans les classes élevées de la
société, et dans les pays où les lumières et les institutions fomentent
toutes les passions sociales.
Les passions tristes sont plus ordinairement cause de la mélancolie
avec délire : elles agissent tantôt lentement et par des spasmes
répétés, fatiguent progressivement les organes et acèrent, pour ainsi
dire, la sensibilité. L'esprit affaibli supporte alors difficilement
la contrariété, et l'homme devient craintif, parce qu'il est faible et
très sensible : tantôt les affections morales vives et brusques
bouleversent tout-à-coup la sensibilité et jettent aussitôt dans la
mélancolie. Le tableau suivant indique les différences que représentent
les causes de la lypémanie, relativement à leur fréquence.
TABLEAU DES CAUSES
Hérédité 110
Suppression des règles 25
Temps critique 40
Suites de couches 35
Chute sur la tête 10
Masturbation 6
Libertinage 30
Abus du vin 19
Chagrins domestiques 60
Revers de fortune, misère 48
Amour contrarié 42
Jalousie 8
Frayeur 19
Amour-propre blessé 12
Colère 18
Total 482
Les causes de la lypémanie, comme celles des autres maladies mentales,
n'exercent pas toujours leur action immédiatement sur le cerveau ;
c'est dire qu'il y a des mélancolies sympathiques. Tantôt les divers
foyers de la sensibilité réagissent sur le cerveau pour produire le
délire mélancolique, tantôt la prédominance et la lésion d'un appareil
organique exercent la même réaction ; tous les symptômes paraissent
dépendre du désordre de quelque viscère plus ou moins éloigné du centre
de la sensibilité.
Que de mélancolies qui ont remplacé l'hypocondrie ! Que de mélancolies
qui reconnaissent pour causes des maladies chroniques, particulièrement
des lésions des viscères abdominaux ! On appelle alors ces affections
des lypémanies hypocondriaques. J'ai vu un négociant qui était tombé
dans une mélancolie profonde, avec refus de prendre des alimens et avec
tentatives de suicide, assurant qu'un corps étranger s'était arrêté
dans son gosier et l'empêchait d'avaler. Ses parents avaient la
certitude qu'il n'avait rien pris qui pût causer l'inflammation de la
gorge ; l'inspection de cette partie éloignait toute inquiétude à cet
égard. Le malade plongé dans la tristesse, demandait toujours qu'on lui
retirât ce corps étranger : après trois mois, il tomba dans le marasme
et mourut. A l'ouverture du cadavre, je trouvai un ulcère occupant le
tiers supérieur de l'oesophage et d'un aspect syphilitique. Bonet parle
d'un campagnard qui assurait avoir un crapaud dans l'estomac, qu'il
entendait crier, qu'il sentait remuer, etc. : à sa mort, on trouva un
squirrhe dans son estomac. J'ai vu plusieurs fois des mélancoliques
hypocondriaques qui disaient avoir plusieurs diables dans le ventre,
qui croyaient que leur ventre était plein d'animaux immondes, qui
étaient convaincus qu'à l'aide de l'électricité et du magnétisme on
excitait, dans leurs intestins, des douleurs atroces. Chez ces
individus, l'ouverture des corps m'a montré des péritonites chroniques,
un cancer de l'estomac, la gangrène du colon transverse. Un malade
croyait avoir des oiseaux dans son ventre et n'osait point aller à la
garde-robe dans la crainte que ces oiseaux s'échappant, on ne s'aperçut
de son infirmité ; plusieurs fois il m'a prié d'entendre le bruit de
ces oiseaux, c'était des flatuosités et des borborygmes.
Les causes de la lypémanie, comme celles de toutes les autres maladies,
sont prédisposantes ou éloignées, prochaines ou excitantes ; mais ces
distinctions ne peuvent être rigoureusement appliquées à telle cause
ou à telle autre car il arrive souvent que les causes que l'on appelle
prédisposantes sont excitantes, et réciproquement quelquefois les
causes excitantes- seules semblent avoir suffi pour provoquer la
maladie. Plus ordinairement, il y a eu le concours des deux ordres de
causes. Un premier événement dispose à la maladie ; un second la fait
éclater.
M... âgé de 23 ans, est à la veille de se marier avec une femme qu'il
adore : des obstacles insurmontables rompent tous ses desseins. Il
devient triste, morose, inquiet, fuyant le monde, en un mot,
mélancolique. Après six mois il n'obtient pas au service l'avancement
qu'il espère : aussitôt il tombe dans le plus profond désespoir, il
accuse tous les hommes d'injustice ; il se croit l'objet de leur haine
et de leurs persécutions ; souvent dans la rue, dans les promenades, en
voyage, il pense qu'on se moque de lui ; il en demande satisfaction.
Une fois il se bat en duel avec un militaire qu'il n'avait jamais
connu, que le hasard lui fait rencontrer, dont il se persuade avoir été
insulté. Enfin, il fait plusieurs tentatives de suicide : il guérit
après un an.
Un négociant, âgé de 45 ans, éprouve une banqueroute qui le gêne
momentanément sans altérer sa fortune ; le même jour son caractère
change ; il est plus gai qu'à l'ordinaire, se rit de ce contre-temps,
se félicitant d'avoir appris à mieux connaître les hommes ; il forme
des projets incompatibles avec sa fortune et ses affaires. Huit jours
se passent dans un état de joie, de satisfaction, d'activité qui fait
craindre une maladie grave, dont M... lui-même a le pressentiment.
Après cette époque, des événements politiques qui sont parfaitement
étrangers à ses intérêts, mais qui blessent les opinions de M... le
plongent dans un délire mélancolique dont rien n'a pu le retirer.
Il n'est pas rare de voir la lypémanie éclater sans causes assignables.
Cependant, en observant les malades avec plus de soin, en s'informant
de leur manière de vivre, et de leurs habitudes, on découvre la
véritable origine du mal dont le principe est souvent quelque affection
morale cachée. Hippocrate, Erasistrate, Galien, et Ferrand dans son
Traité de l'amour, citent des exemples mémorables de leur sagacité
pour reconnaître les causes dissimulées ou cachées de la lypémanie.
Souvent j'ai pu deviner que l'onanisme était la cause vraie mais cachée
de la maladie. Il arrive aussi que les causes excitantes, soit
physiques, soit morales, agissent si brusquement que le délire éclate
tout-à-coup, surtout lorsque les prédispositions sont nombreuses ou
fortes.
La lypémanie est continue, rémittente ou intermittente ; celle qui est
rémittente est beaucoup plus fréquente et il est très peu de
lypémaniaques dont le délire ne s'exaspère pas tous les deux jours.
Plusieurs éprouvent une rémission très marquée le soir et après le
dîner, tandis que d'autres sont très exaspérés au réveil et au
commencement de la journée. Chez ces derniers, cette exaspération
dépend tantôt de la peine qu'ils se font d'avoir à traîner leur
existence encore pendant une journée dont la longueur interminable les
effraie ; tantôt de la crainte que leurs ennemis ne profitent du jour
pour exécuter leurs desseins funestes. Quelques panophobes craignent
l'approche de la nuit et, les ténèbres. Les ténèbres irritent leurs
appréhensions ; les voleurs peuvent s'introduire plus facilement ;
l'insomnie, les rêves, les épouvantent d'avance. La mélancolie
intermittente n'offre rien de particulier, rien que nous ayons à
ajouter à ce que nous avons dit des folies intermittentes.
La lypémanie continue a une marche ordinairement très lente ; et outre
le délire partiel qui la caractérise, elle se complique d'une multitude
de symptômes dont l'exaspération coïncide avec celle du délire ou la
provoque. C'est ordinairement au printemps qu'elle se termine parla
santé. Mais peut-on compter sur une guérison solide, si elle n'est
précédée par quelque commotion, par quelque crise physique ou morale ?
Je me défie toujours d'une guérison lorsque je n'ai pu observer
quelque crise antérieure. Ces crises sont, comme dans les autres
folies, très nombreuses. Tantôt elles se font par
la peau, par le rétablissement de la transpiration, par des sueurs
abondantes, par des exanthèmes, des furoncles - on en lit des exemples
dans tous les auteurs - tantôt par les hémorragies habituelles qui
étaient supprimées, par les menstrues ; tantôt elles se jugent par des
évacuations muqueuses, bilieuses, brunes, noirâtres et même
sanguinolentes, qui ont lieu par les vomissements ou par les déjections
alvines. Ces évacuations critiques s'observent plus fréquemment que
les autres ; elles sont signalées par tous les auteurs, ce sont les
crises que l'art peut provoquer avec le plus de succès. Hippocrate
rapporte qu'Adamentus guérit par le vomissement d'une grande quantité
de matière noire. Lorry, Halle 5 rapportent des exemples semblables ;
Pinel parle de la guérison de deux mélancoliques, l'un par le
développement d'une parotide, et l'autre par un ictère. La lypémanie se
termine encore par des secousses morales : une violente passion,
brusquement provoquée, en faisant diversion aux idées fixes, guérit. La
maladie cesse par l'effet de, la frayeur, de la crainte ; par l'effet
d'un stratagème bien concerté et ménagé, d'après le caractère de la
maladie et celui du malade. Le retour à la raison a lieu aussi lorsque,
par ses soins et ses discours, un médecin habile sait s'emparer de la
confiance du malade. Ce premier pas fait, la guérison est facile. Dans
quelques cas, on guérit en satisfaisant aux désirs du malade et en lui
accordant l'objet de la passion qui a provoqué le délire. La mélancolie
se termine encore par l'explosion du délire maniaque ; cette
terminaison est rare, il faut être prévenu que le passage d'une
lypémanie tranquille à la fureur peut être suivi d'accidents funestes
et être le prélude d'une mort prompte, soit naturelle, soit provoquée.
La lypémanie passe quelquefois à la manie ; c'est sans doute, cette
transformation qui a fait confondre la mélancolie avec la manie. Elle
dégénère assez souvent en démence. Dans cet état, l'aliéné a conservé
des idées dominantes ; mais ces idées entre elles sont incohérentes,
sans suite, sans ordre et sans harmonie avec les actions ; tandis
qu'auparavant, les idées, les convictions étaient fortes, les
raisonnements, les désirs, les déterminations étaient des conséquences
justes et immédiates des idées qui caractérisaient le délire.