Jean-Jacques Lepitre Un jeune homme, une
vingtaine d’années, il vient, il est perdu, tous
ses repères, ses valeurs, sa vision du monde, son appréhension du monde
lui semblent remises en question. Il n’a plus aucune assurance.
Son père est mort récemment, deux mois. Il est encore sous le coup du
deuil. C’est vrai. Mais ce n’est pas la secousse tellurique qui menace
ses fondations. C’est le spectacle de sa mère, telle qu’il ne la
connaissait pas, qui est venu effondrer ses certitudes, sa vision du
monde. Deux mois à peine que son père est mort et elle est déjà dans le
lit de Claudius à forniquer. A forniquer, il le sait, et tous les
soirs, il le sait, il faut qu’elle se l’enfile ! Bien sûr il savait que
sa mère avait du désir sexuel, il la voyait avec son père être tendre,
amoureuse, caressante, ce désir était là, s’appelant amour. D’ailleurs
c’est bien pour cela, métaphore paternelle, qu’il avait admiré son
père, en avait fait un père idéal, glorieux. C’est ce qui lui avait
donné ses assurances, sa vision du monde. Mais comment y croire encore?
A la voir se comporter ainsi? Deux mois après la mort de celui à qui
elle promettait amour éternel, respect, admiration. Forniquant comme
une bête ? Comment croire à l’amour ? Et même plus, à la parole ? Et
même au monde que ses yeux voient. Puisque ce qu’il a vu, ce sur quoi
il s’est construit, l’idéal qu’il en avait forgé, tout cela n’était que
bâti sur un mensonge, une illusion. Ce mari qu’elle disait admirer, ce
roi qu’elle disait aimer, cet amant qu’elle disait désirer, qu’elle lui
avait ainsi montré comme modèle, comme phare, comme façon de voir le
monde, voilà qu’elle le remplaçait, immédiatement, à peine pleuré, par
la première queue venue, et même pire, pire que cela. Un laid, sans
gloire, sans honneur, sans amour, qui ne sait que sa jouissance. Un
jouisseur qui fait tonner le canon chaque fois qu’il boit un coup,
chaque fois qu’il tire un coup (?). Qui s’est emparé du trône de son
frère sans honneur, sans gloire, juste pour jouir du pouvoir et prêt
aux pires bassesses pour le conserver, meurtres, intrigues, trahisons.
Et qui se nomme, ose se nommer son père, un père jouisseur.
Alors oui, tout est remis en cause puisque ce sur quoi il avait bâti
son monde, sa conception du monde, des sentiments, de l’honneur, du
devoir, tout cela n’était que mensonge. Tout cela n’était qu’illusion,
apparence, duperie.
Il pourrait bien se déconstruire, éclater, décompenser, se suicider, «
être ou ne pas être », devant pareil gouffre s’ouvrant à sa raison, à
ses sentiments. C’est l’assise de son monde qui a disparu.
C’est alors qu’il voit son père. Qu’il a une vision de son père. En
père idéal, imaginaire, comme il avait pu s’en forger l’image,
vainqueur glorieux en armure. Est-ce une hallucination, une image
onirique, oniroïde ? En tout cas, ce père, ce nom du père, qui
constitue son idéal, son axe, tient. Même s’il est peut-être appelé en
secours face au délitement de son monde. Il est là. Ce n’est pas une
hallucination. Car cela n’engendre pas de certitude, de conviction. Il
aura besoin de vérifier les dires de ce père, de cette image, de monter
une démonstration pour faire preuve. Et cette image est bien en place
d’Autre, lui rappelant à deux reprises ses devoirs envers sa mère : ne
pas y attenter, de pas être comme Néron qui tua sa mère, il en a la
tentation, il se retient.
Hallucination, image onirique, entre minuit et une heure du matin.
Haratio, son double raisonnable, sincère, honnête, sans mensonge, ce
qu’il était peut-être avant, son « moi idéal », le lui confirme, il y a
bien là quelque chose de véritable. Cette image du père existe. Mais ce
que lui révèle celui-ci, cet Autre, ne le savait-il pas déjà ? Que
Claudius l’a assassiné. Et cette demande de vengeance, le fils vengeant
le père, n’est-ce pas une façon d’affirmer le lien père-fils comme
primordial, de le faire tenir, malgré le démenti de la mère, ce nom du
père jadis créé ?
A-t-il vraiment un atermoiement à réaliser cette vengeance ? A éliminer
ce père jouisseur ? Est-ce un atermoiement oedipien ? De tuer celui-ci
le mettrait en première ligne pour sa mère ? Sexuellement. Ou est-ce
que pour lui, il n’est qu’un personnage secondaire ? Que le personnage
à éliminer, ce serait peut-être la mère qui a tout remis en cause, qui
a fait qu’il ne peut plus croire en rien, qu’il est sans cesse à
l’affut du mensonge, du double sens. Que c’est elle dont la disparition
remettrait le monde en marche. Alors ensuite Claudius, comme complice,
comme prétexte. C’est d’ailleurs ainsi que se termine la pièce : la
reine meurt, jouisseuse elle boit la coupe de vin, empoisonné, ensuite
c’est Claudius qui meurt. Mais l’Autre lui interdit un tel acte. D’où
peut-être l’embarras. Mais cet embarras est levé quand il peut lui dire
son fait à elle, lui dire sa colère face à sa conduite : le coup d’épée
dans le rideau alors qu’il croit Claudius derrière. Alors son
ambivalence, c’est peut-être celle autour de sa mère : il l’aime et
s’interdit de lui faire du mal, mais en même temps ne peut que la haïr
d’être ce qu’elle est, mais tuer Claudius n’est-ce pas forcément
l’impliquer elle ?
Il y a l’aspect chrétien, il ne peut pas tuer Claudius en prière, ce
serait lui éviter les souffrances du purgatoire. Il pourrait y avoir
aussi l’image chrétienne de la mère : vierge ayant conçue sans
sexualité, dont on n’a jamais su l’accouchement. Mère sans sexualité.
Mais ce désir sexuel de sa mère, il le connaissait dans son amour pour
son père, mais là, avec ce père jouisseur, (et qui n’est peut-être que
le double du père idéal), c’est l’amour qui tombe, il ne reste que le
désir de jouissance dans son obscénité.
Alors l’amour, justement. Il aimait la belle Ophélie qui l’aimait. Mais
qu’est-ce que ce trafic autour d’elle. Le frère passe encore qui la met
en garde contre l’impossibilité d’une mésalliance pour Hamlet. Mais le
père, le père qui la somme d’accepter que son amant ne soit qu’un sale
jouisseur abusant d’elle ? Alors que lui, ce père, Polonius, est à
pister la jouissance de ses enfants, faisant espionner son fils, et sa
fille la piste-t-il ? Quelle est cette relation ? Quelle jalousie
possessive ? Et elle, la fille, Ophélie, quelle relation a-t-elle avec
ce père pour lui obéir aussi facilement ? [Les filles chez Molière sont
moins obéissantes.]. Ne surtout pas déplaire au père ?... Car elle
rompt aussitôt avec Hamlet, lui rendant tous ses cadeaux, pour bien
affirmer la rupture. Et elle se fera servile pour permettre à ce père
d’espionner Hamlet. Quant à lui, face à cette rupture, il ne cherche
pas comme un amoureux des raisons, des motifs, il n’aura pas de
supplique, mais y entend, à la suite de la conduite de sa mère,
l’hypocrise de l’amour, des femmes, le semblant des sentiments. Il y
soupçonnera la même obscénité d’un désir de jouissance, lors de la
play-scène, il lui dit, par provocation, chute du semblant : « puis-je
m’installer entre vos genoux ? ». S’il tue Polonius par erreur, c’est
sans regret. Celui-ci, conseiller du roi, s’est montré hypocrite,
servile, faux, prêt à toutes les complicités y compris assassines. Mais
la pauvre Ophélie qui a dû renoncer à son amant par amour pour son
père, voilà donc que celui-ci, qui était le support de sa rupture,
disparaît. Et sans que soit possible un retour à ses amours antérieures
puisque c’est son amant qui a tué son père. D’autant que Claudius pour
éviter que ne se répandent des bruits autour des circonstances de cette
mort a fait enterrer Polonius en catimini. Alors Ophélie devient folle.
Elle quitte le monde. Elle devient musique, chanson, air au-dessus du
monde où des paroles s’échappent parlant de sexe, de père, de mort.
Elle s’identifie aux fleurs, celles des jeunes filles ? S’y identifie
tellement qu’elle va jusqu’aux branches d’un saule pleureur pour s’y
suspendre. Et en tomber. Dans la rivière elle devient eau, d’abord
flottante de l’air contenu dans sa robe, puis s’enfonce sans un geste.
(Elle semble ne plus avoir aucune dimension subjective, elle est
entièrement du côté de l’objet, auquel elle s’identifie : la musique,
la chanson, les fleurs, l’eau. Il faut dire que c’est là que son père
l’a située, objet de la convoitise d’Hamlet, objet obéissant de son
attention à lui. Et Hamlet à lui répondre en la situant comme objet
vorace de jouissance, comme sa mère, ne l’a pas rétablie dans une
position de sujet.)
Il faut cette mort, d’Ophélie, pour qu’Hamlet retraverse le mur des
hypocrisies, des incertitudes de la raison, des mensonges, de la
déconstruction du monde. Il y a là, face à cette perte d’Ophélie, une
certitude : il l’aimait ! Bien sûr, l’Autre était toujours là, et il
savait entendre l’hypocrise courtisane, les mensonges flatteurs ou
perfides, les pièges assassins. Et lui-même savait manier le double
sens, et sous couvert d’absurde dire de violentes vérités. Mais le sol
était mouvant, l’histoire déroulait son cours de faux-semblants en
hypocrisies, de chausse-trapes en mensonges. Là, surgit une certitude.
C’est logiquement que la conclusion arrive alors.
Bien sûr, il y a le benêt. Laerte, fils de Polonius, frère d’Ophélie.
Il est venu venger la mort de son père, d’autant plus en colère que
celui-ci a été enterré sans honneur, sans cérémonie, comme un voleur.
Manipulé par Claudius, il doit tuer Hamlet dans un duel truqué.
Claudius ne se risquant pas à affronter Hamlet. Ils vont tous mourir.
Laerte bien sûr. Mais aussi la reine. Celle-ci dans un rapprochement,
sincère, hypocrite, maternel, incestuel, avec son fils ne peut
s’empêcher de boire dans la coupe destinée à Hamlet. Elle était
empoisonnée par Claudius. Elle meurt. Claudius meurt des mains
d’Hamlet. Et celui-ci meurt de l’épée empoisonnée dont l’a frappé
Laerte. Pouvait-il ne pas mourir alors qu’il a tué, qu’elle est morte,
sa mère. Il a franchi l’interdit. Le sien, celui de l’Autre en lui.
Mais est-ce alors juste cela ? Car il avait accepté ce combat avec un
fatalisme presque suicidaire, non plus dû à l’effet de la conduite de
sa mère mais peut-être bien à la perte d’Ophélie. Acceptant ce combat,
il savait que tous y étaient réunis.
Il ne reste qu’Horatio, son double, ce moi idéal, à sa charge les mots
qui diront l’histoire dont il a été le témoin.