Jean-Jacques Lepitre
La musique et la psychanalyse ont-elles à apprendre l'une de l'autre ?
Peu d'auteurs semblent s'y être risqués. Aussi bien du côté des
musiciens que des psychanalystes. Surtout si nous en excluons le
lyrique, le chant, où souvent l'aspect narratif, plus propice à
l'analyse, et la nature humaine de l'instrument vient à masquer
aisément la dimension proprement musicale.
Ce peu de rencontre est somme toute étonnant. Car à voir une partition,
sans même être musicien, il paraît évident qu'on a affaire à l'ordre
symbolique. Les Grecs anciens ne s'y étaient pas trompés, eux qui
associaient la musique aux mathématiques.
La phrase musicale est en effet constituée d'éléments discrets, les
notes, organisée de façon différentielle. Cette organisation, comme
celle d'une langue, obéit elle-même à des règles syntaxiques, harmonie,
rythme, composition, etc... Nous serions donc dans l'ordre du
signifiant. Ne parle-t-on pas d'ailleurs d'interprétation ? Les
instrumentistes jouant, lisant, à leur façon ce que d'autres ont
écrit... Un langage musical donc.
Une objection apparaît pourtant. C'est un langage sans traduction.
Traduction au sens ordinaire, celle du français vers l'anglais, de
l'anglais vers l'allemand, etc... En effet, nul lexique. C'est-à-dire
nulle collection des diverses combinaisons possibles des éléments
discrets, des notes, en des entités stabilisées. Autrement dit aucun
dictionnaire. Ou si l' on préfère nul trésor des signifiants. Qu'en
serait-il le alors de l'Autre, dans ce cadre, comme le lieu de ce
trésor ? Doit-on en conclure que cette assimilation de la musique au
symbolique est une erreur ?
Il est vrai que pour chacun, l'écoute de la musique est avant tout un
plaisir, voire une jouissance, générateurs d'affects et de
représentations. Ce qui la situerait bien plutôt du côté de l'objet. Et
les représentations évoquées du côté du fantasme, d'autant qu'elles
apparaissent propres à chacun. De l'objet, c'est aussi parler de la
pulsion qui y serait en jeu. Celle invocante avancée par Lacan y
serait-elle appropriée ? Le ton, la modulation, la mélodie d'un objet
primitif s'y profilent.
En ce sens, des hypothèses variées et nombreuses ont pu être avancées :
voix de la mère, bruits divers de la vie intra-utérine, bruits du corps
propre du sujet,... (Cf. les diverses bases théoriques à toutes
musicothérapies).
Il s'y ajouterait les effets corporels directs visés par certaines
musiques, modernes, (violence des basses par exemple), ou sacrées,
(derviches, etc..). Avec ce qui s'inscrit dans la diachronie d'une
répétition. Celle-ci étant en jeu dans l'affect même et les
représentations associées.
Alors la musique serait-elle, en effet, du côté de l'imaginaire et de
l'objet ? On pourrait le croire.
Mais quelques arguments viennent entamer une pareille croyance.
Certains compositeurs paraissent bien penser directement en musique et
ne font que la transcrire directement sur le papier. N'est-ce pas
l'indice, au moins pour eux, qu'il puisse y avoir des représentants de
la représentation ? Et qu'à défaut d'universelle, il puisse y avoir une
langue personnelle ?
Par ailleurs, si pour chacun des auditeurs, l'affect éprouvé lui est
propre, la représentation évoquée lui est singulière, il apparaît qu'il
puisse les partager avec d'autres (cf. les sorties de concert ou les
rave-parties). Ce qui rapproche la musique de la plupart des arts
(peinture, sculpture, danse, etc...). Signifiants, représentants
seconds et partagés des représentations singulières.
Mais ce qui reste spécifique à la musique, c'est qu'à défaut d'un
dictionnaire répertoriant les diverses combinaisons de ses éléments, il
existe bel et bien une grammaire réglant leur organisation
diachronique, le solfège. Et par là, elle est bien de l'ordre
symbolique.
Alors, peut-être, pourrait-on penser à quelques oeuvres littéraires
modernes où les auteurs gardent la structure syntaxique avec ce qu'elle
peut induire, mais retirent aux signifiants leur sens, en en inventant
d'autres, absolument inconnus, hors sens. Un exemple en pourrait être
le "Finnegans Wake" de Joyce, ou d'autres plus radicaux... Le texte
apparaît alors comme une matrice, une matrice signifiante où chacun y
met les signifiants, les significations, qu'il désire, mais induit et
encadré qu'il est par cette matrice. Faut-il concevoir la musique
ainsi, comme une matrice signifiante ?
Au total, la formule de Lacan : " l'inconscient est structuré comme un
langage " est-elle aussi applicable à la musique ? Si oui, ce qui
semblerait, au vu de l'importance d'éléments comme l'objet, la
répétition, la représentation, etc..., quelle proximité peut-on en
déduire avec l'inconscient lui-même ?