Oscar Fuentes -UMR 7041 – Ethnologie Préhistorique
Introduction
Les représentations du corps humain
dans l’art du Paléolithique supérieur est un thème iconographique
particulier au sein de l’expression graphique préhistorique. En effet
ces représentations nous renvoient à la manière dont les populations du
paléolithique ont abordé leurs corps, témoignant ainsi de la diversité
de perception de soi et des autres. Ce thème nous incite aussi à
interroger nos propres démarches analytique et de l’impérieuse
nécessité de s’ouvrir aux autres champs des sciences sociales,
notamment l’Anthropologie sociale.
Les sites archéologiques
paléolithiques nous apportent les dimensions matérielles nécessaires à
la compréhension des sociétés de chasseurs cueilleurs mobiles de la
dernière période glaciaire en Europe. Le Roc aux Sorciers (Vienne),
Chauvet (Ardèche), Cosquer (xxx) ou Lascaux (Dordogne) sont autant de
sites d’exception. Ce sont de formidables ensembles archéologiques pour
se confronter aux complexités culturelles et sociales de ces collectifs
dont les gisements en sont une trace. Ces lieux, sont autant de traces
directes, matérielles, mais aussi l’expression de l’absence de ces
humains, dont nous ne cessons d’en dessiner les contours. Pourtant, il
me paraît clair que les mécanismes d’identité et d’altérité sont
totalement liés non seulement aux existants, aux autres, mais aussi au
territoire, donc aux lieux, au cadre naturel, sur lesquels se construit
le maillage symbolique. La compréhension du monde et les modes
d’identification des choses passe aussi par l’espace physique dans
lequel ces populations d’inscrivent.
Pour une anthropologie de l’art paléolithique
Depuis
des années au se sein de l’archéologie préhistorique, se mènent de
manière conjointe, des recherches sur les dynamiques sociales, des
comportements techniques et symboliques et les liens entre société et
territoires. Il me semble que dans ces problématiques, la
représentation du corps dans l’art joue un rôle important puisqu’elle
renvoi directement à la manière dont ils pensaient leurs corps et
comment ils l’ont traduit dans le champ symbolique.
Dans cette
approche des territoires symboliques, un site me paraît jouer un rôle
essentiel, l’abri sous roche Roc-aux-Sorciers (Angles-sur-l’Anglin)
(fig. 1). Il s’agit d’un abri sous roche en pied de falaise, orné et
habité daté du Magdalénien moyen (entre 15.000 ans et 14.000 ans avant
le présent). Les œuvres sculptées en pied de falaise ainsi que les
évidences de séjour domestique intiment associés, positionne ce lieux
comme un point central ou se jouent les construction des identités en
parallèle des mécanismes d’altérité.
Figure
1 : Le Roc-aux-Sorciers, Angles-sur-l’Anglin, Vienne. Abri sous roche
orné et habité daté du Magdalénien, entre 15.000 et 14.000 ans avant le
présent.
L’apport de l’anthropologie sociale, l’anthropologie
des images (David Le Breton, Philippe Descola, Alfred Gell et Bruno
Latour par exemple), eu égard des problématiques culturelles et
sociales soulevés par de telles gisements, est fondamentale aux
tentatives de compréhensions du préhistorien. Car ce que l’art
paléolithique, l’art en tant que révélateur d’image met en avant, c’est
tout les liens et imbrications qui existent entre les images produites
et les sociétés qui en sont intiment associés. A qui s’adressent-ces
images ? dans quel but ? Quelles sont les conséquences de telles «
représentations » pour le tissu social du groupe et du rapports entre
individus ?
Ce que l’anthropologie des images nous apprends, est
qu’il faut considérer l’image comme un support de médiation qui
matérialise les modes d’abstraction du monde environnant. L’artiste
(l’agissant pour A. Gell) (Gell, 2009) est un acteur qui permet ce
transfert entre existence (matérielle ou immatérielle) de l’objet visé
et sa transduction en image. Pour la perception de l’agissant, et selon
diverses variables (destination de l’image par exemple), celle-ci peut
prendre une forme figurative ou non. Dans le cadre de la représentation
du corps, je me suis restreint à sa traduction figurative (fig.2).
Figure 2 : approche anthropologique de l’image
Les images
figuratives sont iconiques à partir du moment où, par la forme, elles
renvoient directement au sujet représenté. Selon Ph. Descola, la
figuration est une activité universelle et propre aux humains (Descola,
2005). C’est la fabrication, la décoration, la transformation, la mise
en situation d’un objet, ou d’un ensemble d’objets, afin de les
convertir en images, c’est-à-dire en signe qui soit à la fois iconique
et indiciel. Le terme « indiciel » renvoi au fait de rendre visible de
manière directe les indices permettant la reconnaissance. L’iconicité
n’est donc pas seulement une ressemblance totale, mais bien la
traduction de l’ensemble des caractéristiques ontologiques dont elle en
est la traduction. Philippe Descola parle alors d’image ontologique.
L’iconicité peut ainsi se traduire par des images partielles, puisqu’il
suffit de représenter une qualité de l’objet figuré, pour permettre sa
reconnaissance.
À cela, Alfred Gell ajoute une dimension
supplémentaire. Selon ce chercheur, il faut considérer l’image
figurative comme une personne qui produit à son tour des relations
sociales nouvelles, c’est à dire d’agentivité sociale, donc
révélatrices des continuités et discontinuités entre les existants.
Pour cet auteur, la figuration iconique prend appui sur la ressemblance
entre la forme et limage produite, et ce qu’elle représente ou penser
représenter. Il y a représentation dans l’art visuel seulement quand il
y a ressemblance ou la présence d’indices permettant le mécanisme de la
reconnaissance. Dans ce sens, l’indice est une matérialisation iconique
d’une entité singulière. Il se peut que le mécanisme de reconnaissance
ne soit pas immédiat, mais une fois que les informations nécessaires
sont réunies, les signes de reconnaissance visuelles peuvent opérer,
dans le cas contraire, un lien ne peut se faire. On parle alors d’une
image an-iconique. L’abduction est le mécanisme au travers duquel le
lien entre les indices et le prototype est possible.
Si nous voulons
atteindre la dimension de l’individu et par là, celle du groupe et
analyser les relations sociales durant le Paléolithique supérieur, il
me semble qu’il faut tenter d’aborder la question des structures
ontologiques, dans le temps et dans l’espace, ou tout du moins discuter
des modes de perception et des manières de s’inscrire dans
l’environnement naturel. Je pense que l’image humaine, dans certains
cas, peut revêtir cette caractéristique ontologique et participer à cet
objectif.
Toutes les images iconiques ne possèdent pas
nécessairement des propriétés ontologiques, certaines d’entre elles ont
d’autres finalités. Ainsi toutes les images de corps humains ne sont
pas des images ontologiques. Pour que cela soit le cas, il faut
détecter en elles, un jeu subtil de relations entre physicalité et
intériorité de ce qui est représenté. Les images ontologiques révèlent
alors, dans leur contexte, des systèmes d’identification de qualités
détectées dans les choses ainsi que les relations de continuités et
discontinuités qui peuvent être vue en elles.
Ces relations, selon
Descola, se déclinent en un nombre limité de formules qui correspondent
aux façons de percevoir le monde, les relations de ressemblance et de
contraste entre les choses et les êtres. Ces quatre formules sont
l’ontologie totémique, analogique, animiste et naturaliste.
Figure 3 : Les 4 principes ontologiques selon Philippe Descola
Mon
hypothèse, est que certains corps représentés, dans certains contextes
iconographiques et culturels qui sont à définir, peuvent avoir cette
caractéristique ontologique et permettre d’éclairer les schémas de
représentation de soi et des autres, humains et non-humains, des
mécanismes d’identification, de cosmogonies et de compréhension du
monde environnant.
Pour Philippe Descola, chaque mode
d’identification préfigure un type de collectif humain apte au vivre
ensemble dans un destin commun. Chaque ontologie engendre sa sociologie
propre. Cela a une importance radicale lorsque nous voulons étudier les
populations paléolithiques.
Chaque ontologie a une indécence propre
sur le mode d’indentification des sujets, étant donné que chacune
d’entre elles, produit des épistémologies, des théories de l’action et
des personne qui lui est propre, et adaptés aux problématiques qu’elle
tente de résoudre.
Une critique de la compréhension des images en Préhistoire
Car
en effet, l’une des première critiques sur une approche des images
paléolithiques, est de savoir comment, avec nos outils et démarches
scientifiques, profondément inscrites dans une ontologie naturaliste,
pouvons-nous comprendre des images provenant d’un passé qui n’existe
plus et dont les mécanismes ontologiques était différent? D’autant plus
que notre sociologie des images et des rapports entre collectifs,
découle de notre structure ontologique.
Il serait trop long ici de
discuter des conséquences sur la vision que nous avons sociétés
paléolithiques, mais peut-être pouvons dire, à l’instar de Bruno
Latour, « Nous n’avons jamais été modernes » (Latour, 1997) ce à quoi
je pourrais ajouter, ils n’ont jamais été préhistoriques.
Préhistoriques au regard de quoi? Nous pourrions discuter sur comment
s’est opéré la théorie d’une évolution culturelle inspirée de de
l’évolution des espèces,? Il me semble que c’est là que se trouve l’un
des écueil de l’étude des images du corps. La préhistoire s’est formée
comme discipline, au sein de l’ontologie naturaliste, et elle a ainsi
participé à construire et légitimer un discours sur l’autre, sur le
préhistorique (fig. 4).
Figure 4 : Vision des paléolithiques, imaginaires des préhistoriques
Ainsi
les êtres sont classifiés par leur physicalité et seul l’espèce humaine
a le privilège d’avoir une intériorité. Les humanités du passé, dans
une lecture évolutionniste des cultures et des technologies sont alors
plus facilement perçus comme moins développées. D’autres inégalités se
sont aussi inscrites, comme celle des différences sociales et
culturelles entre les femmes et les hommes.
L’anthropologue
Françoise Héritier à pendant des années étudiée ce rapport entre
masculin et féminin, notamment les inégalités et l’origine de la
domination symbolique masculine (Héritier 1996 ; 2002). La vision
masculine des sociétés occidentales se traduit ici dans les images
produites. Un exemple pour moi symptomatique, c’est cette image envoyé
dans la sonde Pionner en 1972, comme un message à destination d’autres
existences possibles. La domination masculine y est manifeste. L’homme
est plus grand que la femme, celle-ci se trouve plus en retrait, dans
une posture inactive. C’est l’homme qui occupe le premier plan et qui
fait signe de la main. Et tandis que le sexe de l’homme est représenté,
celui de la femme ne l’est pas. C’est aussi sous ce prisme que sont
analysés les sociétés paléolithique et la manière de « lire » les
images des corps humains. Et si on inversait? (fig. 5).
Figure 5 : Vision masculine de la société
Comment comprendre l’image du corps dans l’art paléolithique ?
Tous
ces éléments sont importants à prendre en compte lorsque l’on
s’intéresse aux images paléolithiques. Les divers travaux statistiques,
d’analyse des thèmes depuis les années 60 et à la suite du
structuralisme ont mis en avant la marginalité numérique du thème
humain en rapport au bestiaire. Là est l’un des éléments qui marque
l’approche de ces images, c’est leur marginalité thématique instauré
comme système. Un autre élément qui est imposé au thème, c’est celui
d’avoir été mis systématiquement en comparaison avec la manière d’avoir
figuré les animaux. Le fait d’instaurer ce rapport comme étant des
éléments opposés souligne ce contraste formel comme déterminant dans la
compréhension du thème. Dans cette dialectique, on écarte l’idée
d’hybridité des choses et des êtres.
Ainsi, le résultat est que la
marginalité statistique et la comparaison formelle avec les animaux,
deux procédés issus des concept de l’ontologie Naturaliste, fait que
les images humaines sont relégués au second plan des problématiques.
Cela crée une déchirure, puisque nous ne pouvons comprendre autrement
ces particularités car les humains seuls détenteurs d’une antériorités
se voient refusés une mise en avant du corps…
C’est sur ces
différences que se sont appuyés les discours traditionnels sur la
représentation du corps, qui ont alors été qualifiés de grotesques,
humanoïdes, des dessins maladroits. Il est encore possible de lire dans
la recherche actuelle à propos de ces corps, qu’il s’agit là de
silhouettes mal faites, avec des contours imprécis, des corps
improbables et des membres mal articulés, déformés et disproportionnés,
tandis que les êtres composites sont encore expliqués comme des images
de sorciers, d’être déguisés. De la même façon, il est convenu de dire
qu’il n’existe pas de représentation réaliste détaillé du corps… ou si
peu… et quand ces images apparaissent dans la documentation
archéologique, elles sont soit rejetées comme des faux, soit qualifiées
de marginales et d’exceptionnelles (lancer images)….
Ainsi, bien que manière indirecte, apparaît l’un points intéressant de
ce thème, c’est à dire sa grande variabilité formelle.
La
représentation du corps exprimée en image par les sociétés du
paléolithiques supérieur, continuent de déconcerter, de nous montrer
une image qui nous échappe, qui n’est pas celle à laquelle on aimerait
qu’elle soit. Ce nous est important d’ailleurs, puisqu’il renvoie à une
communauté d’existence perçu comme exclusive et qui ne tient pas compte
de la diversité des mondes. Cette absence, ce refus de l’image qui nous
est imposé, inscrit le thème donc dans cette déchirure que j’évoquais
et dont la recherche a du mal à s’extirper.
Pourtant les images
humaines font partie intégrante de l’éventail iconographique des
sociétés du Paléolithique supérieur et ce depuis l’avènement de l’art
figuratif en Europe autour de 40. 000 ans avant le présent. Il s’agit
d’un des thèmes présent de manière continue durant près de 30.000 ans,
sans interruption, contrairement à certains thèmes animaliers. Dès les
niveaux aurignaciens anciens, la forme iconique humaine apparaît comme
par exemple à Hole Fels (fig. 6).
Figure 6 : Chronologie de l’iconographie humaine durant le
Paléolithique supérieur
Une image du corps en morceaux
L’une
des caractéristiques est donc d’avoir une grande variété des formes
mais aussi de manières diverses de décomposer le corps, qui peut être
soit complet, incomplet et segmentaire. Durant le Magdalénien, 97% des
corps sont segmentés ou incomplets. Cette tendance à “voir” le corps en
morceau, à les traduire en images fragmentés est un des points
structurels et commun important à toutes les époques. Delphine Dupuis a
également constaté cette tendance dans son étude sur les vénus
gravettiennes des pleines russes (Dupuy, 2007). Dans les périodes
gravettiennes cela s’est exprimé par la statuaire féminine tandis que
durant le magdalénien, cela s’est surtout exprimé à travers un thème
majeur pour cette image, les têtes humaines détachées du reste du
corps. À cela il faut ajouter tout au long du Paléolithique les
représentations de mains et des sexes isolés.
Les sociétés du
Paléolithique supérieur ont donc de tout temps exprimé une relation au
corps de manière fragmenté, une vision en morceaux. (fig. 7).
Figure 7 : Vision en morceau du corps humain
Une image du corps montrant une sociabilité des êtres
Autre
élément important c’est la sociabilité visible des humains au travers
la représentation des êtres en groupe (fig. 8). Ainsi, par exemple, sur
l’ensemble des représentations humaines sur support mobilier, 76 % sont
associées à une autre image (212 corps), contre 24 % humains qui sont
isolés (68 corps en silhouettes). Ceci nous indique que les humains
sont préférentiellement représentés dans un contexte iconographique
varié et complexe, plutôt qu’isolé d’un point de vue de l’image. Il
s’agit là d’une constante au cours des périodes magdaléniennes, puisque
la même tendance s’observe dans l’art pariétal, avec 78 % des sujets
représentés associés à d’autres images, contre 29 % qui sont isolés.
image8
Figure 8 : Attitudes, narration et sociabilité des représentations
humaines.
La
nature des associations apporte des données tout aussi intéressantes.
J’entends par association, l’imbrication d’une image dans un réseau de
motifs en relation (juxtaposés, imbriqués, superposés) qu’ils soient
figuratifs ou non-figuratifs (signes simples et complexes). La figure
devient « isolée » quand aucune image n’est directement en rapport avec
elle. Sur un ensemble de 2012 images associées, 3% le sont avec des
formes géométriques (signes, signes complexes), 35% des humains sont
mis en relation avec l’animal et 62% sont représentés avec d’autres
humains. Il apparaît que les silhouettes humaines sont de préférence,
représentés en collectivité, réunis et regroupés. La nature sociale des
collectifs humains semble se traduire par une tendance à représenter
les silhouettes rassemblées entre elles, soit en binôme, soit en groupe.
Une image du corps asexuée
Enfin,
une caractéristique du traitement du corps dans l’image, c’est de les
représenter nus et asexués. C’est à dire que environs 60% des images
étudiées sur la période magdalénienne sont asexués, contre 33% de
femmes et 8 % d’hommes. Au contraire, les travaux portant sur la
statuaire gravettienne montre une prédominance des corps féminins, bien
que de nombreux corps fragmentés ne peuvent être déterminés avec
certitude. Il y a donc très certainement un point de basculement entre
les sociétés gravettiennes et magdaléniennes sur ce point-là. Au
magdalénien, les corps humains sortent d’une iconographie très normée
pour aller vers des images plus variées mais moins sexuées.
Par
contre, du point de vue du sexe des représentations, quel que soit
l’époque considérée, lorsqu’il est identifiable, c’est avant tout le
corps de la femme qui est représenté.
Nous pouvons alors poser une
question: quel était pour les différentes sociétés de chasseurs
cueilleurs du paléolithique supérieur, la perception sociale et
culturelle des individus au regard des sexes? Du féminin et du
masculin? Comment interpréter la prédominance des images asexués durant
le Magdalénien? Et de fait, il y a-t-il un lien entre la manière de
représenter les corps (sexués ou non) et les modes d’identification de
l’individu du point de vue du genre?
Il est vraisemblable que les
modes d’identification des personnes, du point de vue du sexe, donc du
masculin et du féminin, soit totalement différents des normes que nous
connaissons et qui établissent des pouvoirs symboliques que nous avons
évoqué. Comme le rappelle Françoise Héritier, dans divers contextes
ethnographies et notamment chez les Samo qu’elle a étudié, une personne
peut devenir une femme pendant un temps de sa vie, mais devenir homme
pendant un autre, par exemple après la ménopause. Une femme qui ne peut
donner naissance est vu alors durant sa vie, comme un homme et joui
d’un statut masculin. Descola dans son étude sur les Jivaros
d’Amazonie, parle du rêve qui détermine le sexe des enfants. Ainsi la
personne peut changer de changer de sexe et donc de statut social, au
cours de sa vie et au rythme des changements physiologiques de son
corps. Donc comme l’écrivait Françoise Héritier « Ce n’est pas le sexe,
mais la fécondité qui fait la différence réelle entre le masculin et le
féminin » (Héritier, xxx).
Penser le corps et sa représentation : pour un continuum formel
Dans
mon travail de thèse, portant sur les sociétés magdaléniennes, j’ai
tenté de construire un cadre méthodologique, un système de lecture des
modes de représentation du corps. Mon analyse ne s’est basé que sur la
forme iconique, les autres dimensions m’étant impossible à atteindre,
comme les odeurs, les secrétions corporelles et autres dimensions
symboliques du corps.
Les théories anthropologiques de l’image
développées par Descola et Gell m’ont permis de rediscuter mon approche
initiale. L’objectif a été de se doter d’une structure permettant de
rendre compte des manières de représenter le corps durant le
paléolithique pour en discuter de ses portées sociales.
J’ai
emprunté les notions de prototypes, de signes indiciels et d’indice,
pour rediscuter le modèle. La représentation des images du corps se
déclinent selon 7 prototypes chacun assemblant des signes indiciels qui
permettent, par l’abduction, la reconnaissance (fig. 9). L’indice
renvoi au corps humain comme entité existante en dehors de l’image. Je
ne parle pas de représentation idéale du corps comme j’ai pu le faire
dans ma thèse, car ce terme renvoi à des perceptions propres à notre
ontologie naturaliste et est donc dépendant de notre sociologie et
stéréotypes. Il était important pour moi de placer ces prototypes dans
un continuum formel montrant des continuités et des discontinuités. Un
ensemble de signes indiciels permettent de reconnaitre des prototypes
qui ne peuvent être compris séparés les uns des autres. Je ne prétends
pas ici que ces 7 prototypes renvoient à 7 ontologies particulières et
différentes.
Figure 9 : Continuum formel des images humaines paléolithiques : les
états figuratifs
Il
est possible de voir une continuité quand les signes indiciels
permettent une abduction qui se réfère à une ressemblance physique avec
le corps (prototypes réalistes). Il se crée des discontinuités avec ces
prototypes lorsque les signes indiciels matérialisent des ruptures en
faisant entrer d’autres existants dans la structure de l’image. Cette
discontinuité de nature (éloignement du corps) introduit une nouvelle
continuité, celle de la culture, puisque de manière symbolique des
éléments non-humains viennent composer les corps humains.
Comment
alors tenter de faire le lien entre cette pluralité de formes
iconographiques et l’approche éventuelles des ontologies? Comment
traduire cette démarche en une tentative de lecture des dynamiques
sociales durant le Paléolithique? Pour cela il me semble que la notion
d’image ontologique proposée par l’anthropologie sociale me semble tout
à fait opérante pour l’image humaine. Les caractéristiques que j’ai
d’évoqué concernant les prototypes iconographiques me permettent de
penser que certaines images revêtaient, sous certaines conditions, les
caractéristiques d’une image ontologique.
Les êtres composites comme des images ontologiques
C’est
le cas par exemple des êtres composites, les corps hybrides (fig. 10).
Ces images enferment des qualités tout à fait particulières renvoyant
d’une part à la relation de soi-même et des autres, issus du monde
naturel, extérieur aux humains. Cette hybridité démontre donc des
perméabilités. Selon Descola l’hybridation est typique d’une image
ontologique renvoyant à l’analogie. Ces corps composites sont
probablement la traduction en image, de cette classe ontologique. Pour
rappel, l’analogie chez Descola, se caractérise par le fait d’être un
système qui rends intelligible et de manière simultanée que la totalité
des existants sont vue comme fragmentés en pluralités d’états et de
systèmes d’identification, mais qu’il existe cependant toujours des
façons d’associer ces singularités. Il faut donc créer un maillage de
relations continues entre ces différents existants. L’analogie permet
donc de créer ces correspondances entre éléments discontinus pour
permettre des continuités logiques.
image10
Figure 10 : Corps composites et êtres hybrides
En
ce sens, les êtres composites du Paléolithique peuvent être un exemple
de ce schéma ontologique. La création d’entités hybrides doivent être
composés de manière logique et claire avec des attributs appartenant à
des espèces différentes mais réunis au sein d’une nouvelle structure
cohérente. Il est donc nécessaire que chaque détail soit le plus
identifiable possible.
Enfin, la combinaison de ces éléments a comme
résultat de donner l’illusion que l’image est vivante, comme un
existant nouveau, capable d’action et de mouvement, capable
d’agentivité.
Continuité animale, discontinuité humaine
Le
schéma analogique peut tout aussi être étendu aux représentations de
type bestialisés (fig. 11). Ici bien qu’il ne s’agit plus stricto sensu
d’êtres hybrides, le fait de rendre intelligible des formes mouvantes
est tout aussi visible. Les figures dites bestialisés sont assemblés
dans des corps et des postures humaines. Elles font entrer les entités
non-humaines dans un assemblage humain mais il n’est pas possible de
reconnaitre par exemple de quel animal il s’agit.
Quelques rares cas
inverses sont aussi connus dans l’art paléolithique ou c’est l’humain
qui semble émerger dans la forme animale. Par exemple ici dans la
grotte de Niaux ou ce bison a un profil presque humain. Ces images qui
rendent compte des qualités différentes posent la question des
interpénétrations ontologiques au sein des collectifs. Puisque ici est
aussi posée la question du système animiste comme structure ou des
physicalités différentes renvoient à des intériorités similaires.
Figure 11 : Prototype bestialisé, mélange humain et animal
L’agentivité sociale des vénus paléolithiques : une ontologie
analogioque ?
Un
autre exemple d’image ontologique, c’est la représentation sous forme
de statuaire, du corps humain, et surtout celui de la femme. Cette
iconographie s’est développée sur un très grand espace de diffusion,
allant du sud-ouest européen jusqu’en Sibérie. Elles n’ont pas toutes
la même forme ni les mêmes caractéristiques. Certaines statuettes ont
des représentation du visage, de détail de vêtement, de colliers et
autres parures. Des similitudes du point de vue formel permettent de
faire des rapprochements entre sites, par exemple entre Avdeevo et
Kostienki à l’ouest de la russie ou Malt’a et Buret en Siberie (fig.
12).
image12
Figure 12 : Statuettes féminines gravettiennes du groupe Russe
À
kostienki et Avdeevo par exemple, plusieurs statuettes ont été
retrouvées enterrées entières ou en morceau, dans des petites fausses
creusées pour elles au sein de l’espace domestique (fig. 13).
Figure 13 : Détails du corps et corps féminins, les statuettes comme
des personnes vivantes.
Des
objets utilitaires divers et des outils en silex ont été déposés
accompagnant les statuettes. Celles-ci ont donc été traitées comme des
personnes, comme enterrés dans les zones d’habitats, avec des objets.
Il serait possible là aussi de voir en elles l’expression d’un schéma
analogique. Dans celui-ci, la figuration doit rendre visible des
réseaux de correspondance comme nous l’avons vu pour les corps
hybrides. Les statuettes, représentés débout ou fléchies, en mouvement
ou statique, créent du lien entre les vivants et d’autres dimensions
cosmogoniques. Ce qui crée le lien, c’est qu’elles sont pour la plupart
représentées à un moment particulier de la vie, la fécondité. Ce sont
des femmes enceintes. Il s'agit alors d’images présentant des
archétypes avec des signes indiciels bien visibles tant sur le point
anatomique (visages, fécondité) que sur le point culturel (port de
vêtements, parures). Celles-ci peuvent renvoyer à la notion d’idole
comme définit par Gell, pouvant être perçues comme des personnes ayant
une vie sociale et pouvant émettre de l’agentivité. C’est à dire
qu’elles ont pu avoir un pouvoir symbolique durant leur “vie”, pouvant
être portées sur soi ou manipulées et agissant auprès des humains.
Elles créent alors des liens entre existants (humains et non-humains)
et participer même aux rapports sociaux entre humains. Par ailleurs le
pouvoir symbolique de ces statuettes ne se résume probablement pas à
des moments rituels précis et ponctuels, mais de manière continue,
jusqu’à leur fin, marquée alors par le bris de la statuette puis
déposés dans leur fosses.
L’avènement de l’individu dans la représentation et la question du
portrait.
Enfin,
je voudrais présenter d’autres images qui soulèvent d’autres rapport à
soi et aux autres, un autre système d’indentification. Il s’agit des
représentations de type réaliste dont leur diffusion est resté très
circonscrite dans un territoire restreint. Ce sont les images provenant
de La Marche, Les Fadets et le Roc-aux-Sorciers dans le département de
la Vienne. Réalisées sur des blocs, plaquettes ou sur la parois
calcaires des abris, elles ont été retrouvées en contexte
archéologique, au sein des habitats magdaléniens. Ces images ont donc
une périodicité maximale de 1000 ans entre 15.000 et 14.000 ans. Leur
caractéristique est de présenter une continuité manifeste entre
l’indice et le prototype, entre le “moi” agissant et sont abstraction.
Les personnages sont en action, ont des comportements, des expressions,
portent des vêtements, des signes distinctifs. Ces images sont
caractérisées par une diversité des critères anatomiques les rendant
uniques, comme individualisés. Il n’y a plus d’insertion d’existants
non-humains, mais seul est mis en avant l’être, le corps, peut-être la
personne. Si le corps est la première entrée de la personne comme le
suggère David Le Breton, alors, pour reprendre les termes de Tzvetan
Todorov, il y a là l’avènement de l’individu dans l’art représentatif
(fig. 14).
Figure 14 : L’avènement de l’individu et la question du portrait.
Pour
ouvrir sur la pensée de Marcel Mauss dans la théorie du corps qu’il
avait développé, est-ce une nouvelle formalisation du « je » et du « tu
»? Mauss avait posé une distinction fondamentale entre le sentiment
universel du soi, c’est-à-dire le sens qu’à tout être humain de son
individualité spirituelle et corporelle à la fois, et les théories très
diverses de la personne avec des composantes et une extension dans
l’espace très variables. Ici l’individu mis en avant par l’image crée
un lien direct entre l’agissant et l’autre a qui les images peuvent
être adressées.
A quoi peut-on rattacher ce surgissement soudain de
l’individu au sein de la représentation? Quelles sont les conditions et
les mécanismes permettant dans une continuité sociale et culturelle,
l’innovation formelle quand elle n’est pas technique? Que peut
expliquer cette radicalité au regard des autres images que nous avons
présenté?
Territoires de l’identité et l’enjeux des représentations humaines
Il
me semble que c’est à l’échelle du lieu, du territoire local qu’il faut
chercher les mécanismes permettant l’avènement de l’individu dans la
représentation figurative.
L’art du Roc-aux-Sorciers, ainsi que de
nombreuses composantes de la culture matérielle, trouve de fortes
correspondances dans les productions graphiques et techniques avec les
sites du Lussacois, à quarantaine de km au sud-ouest. D’une superficie
d’environ 400 m², la grotte de La Marche fut le lieu d’une intense
activité artistique au cours du Magdalénien moyen, sous la forme de
centaines de supports lithiques plus ou moins mobiles, gravés et
regravés de dizaines de figures qui furent méthodiquement relevés et
étudiés par L. Pales.
L’ensemble de ce territoire situé à l’Est de
la Vienne, regroupe donc des sites majeurs, des productions et
innovations techniques originales comme les sagaies de Lussac-Angles,
une technique de taille de silex propre ainsi que des objets
artistiques et symboliques comme les dents de poulain gravés d’un
triangle sur sa face labiale, des perles en ivoire de mammouth dits «
stomach bead » (fig. 15). L’ensemble de ces sphères techniques et
culturelles participent à structurer des normes sociales partagées par
les communautés de chasseurs cueilleurs mobiles nous autorisant à
parler d’un territoire culturel. La technologie et l’art montrent ainsi
de fortes continuités. L’image réaliste du corps ne s’établit pas donc
hors sol, en dehors d’un contexte, mais elle est je pense, la
résultante de ces mécanismes d’identité, surtout lorsque les collectifs
sont confrontés à d’autres.
Figure 15 : L’enjeu territorial des représentations humaines.
À 50km de distance de ce territoire de l’Est de la vienne, se trouve le
site archéologique de la Garenne .
Les images humaines comme signes d’altérité, le territoire et le
rapport à l’identité.
Il
s’agit d’un ensemble de gisement au pied d’une falaise orienté vers le
sud. L’ensemble des occupations s’étalent aussi entre 15.000 et 14.000
ans. Il est tout à fait probable que ces communautés de chasseurs
cueilleurs aient partagé un territoire étendu et contemporain des
magdaléniens du Roc-aux-Sorciers et de la Marche. Il y a alors dans ces
espaces naturels des relations d’association ou d’exclusion qui se
jouent au sein des communautés. Les sites de l’Est de la Vienne
partagent des mêmes normes sociales et un cadre technologique commun.
Nous parlons alors de Magdalénien moyen à « Sagaie de Lussac-Angles ».
Les continuités de l’art participent à structurer l’identité des
populations. La Garenne a livré d’autres cadres technologiques basé
notamment sur la Navette et l’absence de sagaies de Lussac-Angles. La
présence des bâtons percés et souvent décorés de phallus en est aussi
une particularité. Enfin, les figures humaines présentes à la Garenne
s’opposent en tout point avec celles réalisées par les collectifs de
l’Est de la Vienne. Il y a là alors une discontinuité entre ces groupes
magdaléniens vivant pourtant des mêmes façons et partageant les mêmes
styles de vie. Dans un ensemble commun, ils se différentient pourtant,
et cela est visible sur quelques éléments de la culturelle matérielle.
Ces différences s’érigent en marqueurs culturels participant à
l’identité du groupe et à l’expression d’altérités. C’est différences
expriment ce que nous appelons des discontinuités.
Conclusion
Au
terme de cet essai, je n’ai pas de doute que les méthodes, techniques
et collaborations collectives transversales permettront d’avancer dans
nos champs disciplinaires. La démarche et le cadre méthodologique que
je présente est une proposition pour alimenter le débat portant sur les
dynamiques sociales paléolithiques et au-delà, car ces éléments ont des
répercussions dans les modes de perception actuels, sur comment nous
nous percevons et percevons les autres.
Je ne prétends pas avancer
qu’une ontologie particulière organisait de manière statique les
sociétés paléolithiques. Comme le dit Descola lui-même, les modes
d’identification sont perméables et interpenétrables. Par ailleurs une
récente critique du modèle Descolien a été avancée par Marshal Sahlins
qui propose une lecture alternative. Shalins ne voit que 3 schèmes
ontologiques qui composent une super structure ontologique globale qui
est l’animisme. Avec le totémisme et l’analogisme ils construisent un
mode de perception basé sur l’ontologie animiste qui est le socle des
théories de la personne.
L’archéologie préhistorique avec
l’ethno-archéologie doit continuer sa métamorphose qui est nécessaire
pour avancer dans ses méthodes et perspectives. Elle doit se tourner
vers la diversité des champs des sciences humaines. Il me semble que
c’est la seule condition pour renouveler nos outils et actualiser nos
récits des sociétés du passé.