Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" le 9
janvier 2020
De la jouissance tout le monde en a l’expérience, quoiqu’il fasse. Pour
ceux qui sont dans cette position d’accueillir, d’écouter, voire
d’interpréter, cela les met devant une responsabilité tout à fait
considérable. Une question éthique se pose : que faire de de cette
jouissance qui ne sert à rien ?
La question à mon sens se pose avec acuité aujourd’hui dans la mesure
où on est dans une société qui n’ a plus de boussole, alors on ne sait
plus comment faire avec la jouissance et d’autant que c’est le mot
d’ordre qui s’impose : jouis. Alors bien sûr, ça dérape. Alors on sort
des tests, des évaluations, des protocoles de gestion de façon à s’y
retrouver ; on sait ce que cela donne. Et si on se tourne vers la
psychanalyse pour tenter un éclairage sur la nature de la jouissance,
ça ouvre un sacré chantier.
Si je m’y risque, c’est avec l’aide de ce qui m’a été enseigné : par ma
propre psychanalyse bien sûr, çà c’est essentiel, il faut avoir fait le
tour de comment ça se trafique pour son propre compte, par les patients
que j’ai eu à entendre et qui dans ce curieux assemblage qu’est le
dispositif analytique va produire un savoir inattendu, et aussi mes
maitres, ceux qui m’ont transmis des savoirs, qui m’ont appris comment
lire, qui m’ont guidé dans un savoir y faire. Des maitres envers qui
j’ai une dette assurément. Parmi eux, il y a Lacan que j’ai eu la
chance d’écouter ; j’ai essayé de comprendre ce que ce gars-là pouvait
bien raconter. Parce ce dans son séminaire, c’était tout à la fin de
son enseignement que j’ai pu l’entendre, je n’y comprenais rien, ou un
mot parfois, 2 mots peut-être ! Ce n’est pas grave si on ne comprend
pas tout de suite. Il ne s’agit pas de comprendre d’entrée. Peut-être
que c’est une question de musique. Il faut le temps de se mettre dans
un chant, dans un tempo, dans la position d’entendre des variations, le
temps de saisir que nous sommes des êtres de paroles, qu’il n’y a pas
moyen de faire autrement, il faut nous rompre à cela, en user de la
parole, parfois en mésuser, c’est inévitable. Et puis il y a aussi ce
qui échappe à la parole, ce qui glisse entre les mots, et qui s’entend
parfois.
Donc Lacan je m’y suis coltiné, j’ai passé beaucoup de temps à
travailler sur ses séminaires, ses écrits, ses interventions,
maintenant j’en saisi un peu plus que deux mots… mais pas tout !
J’étais très content il y a peu d’avoir terminé l’étude de son dernier
séminaire, La topologie et le temps. J’étais très heureux d’avoir
parcouru toute son œuvre, que ce soit enfin terminé ! Ça s’entend tout
de suite que c’est une jouissance infantile n’est-ce-pas : « je suis
allé au bout ». Au bout de quoi ? Au bout de son dit ? Au bout de son
souffle ? Y’ a de l’œdipien là-dedans !
On est donc dans cette question de la jouissance. Dans son dernier
séminaire justement, il nous dit : « il y a un troisième sexe ». Il y a
Adam et Eve, d’accord, mais avant ça, Adam a eu une première épouse :
Lilith. C’est effectivement une des figures de la jouissance, un
symbole de la jouissance qui serait toute. Lilith en fait elle s’est
disputée avec Adam à propos de quoi ? A savoir qui se mettrait
au-dessus de l’autre. Ce sont quand même des questions très actuelles.
Qui serait au-dessus ? Donc ça s’est mal passé entre Adam et sa
première femme Lilith. Alors Dieu dans sa bonté lui a donné une autre
femme, Eve, avec qui le différent s’est joué autrement puisqu’il n’y
avait plus aucun espoir pour que cela fasse rapport entre eux.
Lacan tout au long de son séminaire a essayé d’approcher cette question
de la jouissance. Il patauge comme nous sur cette affaire-là. C’est pas
du tout dans son enseignement une conception univoque et simple. On
peut même avoir le sentiment d’un éparpillement voir d’une certaine
confusion. Et pourtant, à la fin de son parcours, il définit la
psychanalyse comme le champ de la jouissance. Mais ça ne l’empêche pas
de jouer, justement dans son dernier séminaire, avec le chant. Et il y
a même un autre sens à ce « chant » : quand on est en déménagement, et
qu’il faut transporter un meuble, on le fait pivoter de façon à ce que
ça puisse glisser sur son chant. Un autre sens encore, c’est ce qui
peut entourer une roue de bois, ce qui vient cerner, ce qui fait
cercle. Si on fait attention aux mots, ça vous emmène toujours dans une
polysémie. On va dire que c’est un jeu débile de jouer comme ça avec
les mots, que ce sont les artistes, les poètes ou les psychotiques qui
font ça ! Mais qu’est-ce que c’est d’autre que la règle fondamentale de
la psychanalyse, quand on dit à quelqu’un qui vient vous voir avec son
symptôme, écoutez, allez y parlez, dites n’importe quoi, faites ce que
vous voulez avec la langue, torturez là. Ça commence comme ça une
psychanalyse. Si le sujet s’y refuse, ça piétine.
Donc la psychanalyse comme champ de la jouissance. C’est une définition
qu’il donne. On pourrait repérer comment l’élaboration de cette notion
va lui demander plusieurs décennies avec des moments forts, de
clarification, comme avec son séminaire sur l’éthique. Il interroge la
jouissance en regard de la perversion (Sade) où nous avons une position
de défi par rapport à la loi mais pour faire valoir une autre loi, mais
aussi avec Kant pour démontrer que finalement ce n’est pas si loin que
çà de Sade, avec Antigone qui dit non à la loi de la cité parce que
cette loi lui semble ignoble et qu’on doit donner une sépulture aux
morts, et que pour soutenir cela elle est prête à aller jusqu’au bout.
Elle ne laissera pas mon frère crever, sous les remparts, à être bouffé
par des chiens. Antigone dit non, pas question de laisser faire ça.
Elle va ramener les restes de son frère pour lui donner une sépulture,
elle va les recouvrir de terre, elle va recouvrir le corps de celui qui
a été, d’un qui a été, quel qu’il fût, même s’il fut traitre à la cité.
C’est une des lois fondamentales de l’éthique humaine, concevoir qu’un
être ne se réduit pas à sa carcasse, qu’elle soit animée par la vie ou
qu’elle soit à l’état de mort. Celui-là a été. Dans le séminaire
l’éthique de psychanalyse, Lacan reprend cette histoire, ça pose la
question de la loi, de la distinction de la loi de la cité et d’une loi
humaine qui serait au-delà en quelque sorte, ou en deçà de la
juridiction.
Un autre moment du travail de Lacan où il cerne cette question de la
jouissance, c’est son séminaire Encore, ce sont les fameux tableaux de
la sexuation. Et jusque dans les années 74/75 où avec le nœud borroméen
il va concevoir non La jouissance mais les jouissances, et il nous
propose un schéma avec des bouts de ficelle, un pense-bête en quelque
sorte. Comment penser la bête humaine ? Ça c’est coton !
Il me semble qu’il serait pertinent, dans cette mise en perspective, de
rappeler le texte sur le stade du miroir. On n’y trouve pas le terme de
jouissance, on y trouve la belle formule d’« assomption jubilatoire
d’une image spéculaire ». C’est le style de Lacan, il y a une recherche
au niveau de la musique des mots ; il y a un son, un rythme.
Lacan a pu employer la notion de la jouissance de la vie, dans « La
troisième » ; et bien l’érection en quelque sorte, du petit enfant
devant le miroir c’est du côté d’une jouissance de la vie. C’est
accueillir son corps comme vivant. Ce n’est pas si simple que ça, de le
supporter comme vivant, ce corps. Mais en tout cas il y a là quelque
chose. Et en même temps, ça a été repéré par toute la tradition des
penseurs de l’antiquité, la jouissance spéculaire, la jouissance
narcissique, elle peut être tout à fait mortelle. Le sujet peut s’y
abimer.
Ça se complique encore avec l’idée qu’il n’y aurait pas La jouissance,
il y aurait Des jouissances. Ce n’est pas d’entrée de jeu que Lacan
nous suggère ça, c’est venu sur le tard. Il propose des distinctions
qui ne sont pas du tout aisées à saisir par exemple : jouissance de
l’Autre, jouissance Autre, la jouissance phallique, le plus de jouir,
la jouis-sens.
Dans les dérapages contemporains permis par les techniques de
diffusion, comment quelque chose de l’ordre de l’intime, que le voile
de la pudeur devait recouvrir, et bien cela devient ringard. Et l’on on
voit de plus en plus de jeunes gens, soit à partir d’un abus ou pas,
filmer ces scènes intimes et les diffuser sur des réseaux plus ou moins
étendues. Cette jouissance intime, du sexuel entre autres, elle est
proposée comme ça immédiatement a la jouissance de tous, de l’autre
anonyme, dans une indifférenciation. Donc là c’est un paradigme
contemporain, on peut bien en être choqué, il n’empêche que c’est ce
qui se fait, c’est ce qui se passe, aujourd’hui ; on est donc plus au
temps des hystériques viennoises que Freud rencontrait, dans une époque
où c’était le refoulement qui ordonnait l’économie psychique. Ce n’est
plus ça, c’est quelque chose effectivement de plus « hard », de plus
violent. Il y a du boulot pour essayer de penser ça. Qu’est-ce qui fait
que pour des sujets contemporains, adolescents ou pas, ça puisse
s’imaginer, ça puisse se faire, que ce soit possible, que ce soit
jouable, que ça fasse jouir. Melman avance que cette injonction du
jouir était dorénavant ce qui ordonne notre espace tant social que
singulier. Alors d’une certaine manière ces jeunes gens, ils sont bien
dans les cordes.
Oui, c’est un chantier que je propose avec cette notion difficile à
attraper et en même temps c’est ce qui est là, dans notre vie sociale
et privée, d’ailleurs c’est du pareil au même. Certains disent que
c’est de la faute de Lacan si c’est difficile ! Qu’on pourrait en
parler simplement de cette affaire-là. Il y a bien des gens qui en
parlent simplement, on fait appel au bon sens, à l’observable, au
calculable, au comportementalisme ; évidement toutes ces prétentions à
l’évidence et à la simplicité sont continuellement mis en défaut. Mais
ça ne veut rien savoir du réel que cela met en jeu et on recommence.
Ce qui peut ressortir d’un certain survol de cette notion, c’est quand
même que c’est une notion qui fuit, qui ne se saisit pas bien. On
n’arrive pas vraiment à l’assigner une fois pour toute a une place, à
un concept qui tiendrait le coup. Le fait qu’il y ait de
l’insaisissable fait partie de l’essence même de cette affaire. Puisque
c’est quelque chose d’aussi partagée, que tout le monde en fait
l’expérience, on devrait quand même en savoir quelque chose. Et
pourtant, ce savoir-là, il fuit. C’est bien justement, tout le procès
d’une psychanalyse, que l’analysant puisse élaborer un petit bout de
savoir sur la jouissance qui l’anime. Un bout au moins. On peut bien
sûr tout à fait rejeter la notion. De même qu’un analysant peut tout à
fait ne rien vouloir en savoir de sa jouissance. C’est même ce qu’il y
a de plus courant. Même après une « bonne » analyse, on n’a pas
forcément envie de tout savoir, mais au moins il sait que si on en a le
désir on peut gagner du terrain sur cette méconnaissance.
Pour accéder à un petit bout de savoir, il faut ce dispositif de la
cure analytique, il faut ce cadrage ; ça va donner dans les meilleurs
des cas un cadre à ce champ de la jouissance, et faire se révéler qu’un
sujet humain est un sujet de l’inconscient. C’est l’effet d’être un
parlêtre, d’être affecté fondamentalement par le langage ; affecté au
sens fort, ça vient le mordre, le frapper. Il en est dénaturé, ce n’est
pas un être naturel. Il fait de ces trucs… Est-ce qu’un bonobo
filmerait la copulation de son copain avec sa copine pour le diffuser
sur son site internet ?
Comment nous orienter là-dedans ? Il y a ce que Freud a pu nous
transmettre, il y a ce que Lacan a pu nous dire et puis il y a notre
expérience a nous qui vaut tout autant. Aussi bien celle de notre cure
que celle de l’expérience de la clinique, du réel de la clinique.
Qu’est-ce qu’on appelle réel ? Ça va dépendre des lunettes qu’on porte.
Les lunettes qu’on porte ça vient donner une prévalence et a pour
fonction de masquer justement ce réel. Ce n’est pas du côté du regard,
ce n’est pas du côté du concept, c’est du côté de comment ça se parle,
ça se chante, ça se vocalise. Notre dispositif clinique, quel que soit
le lieu d’intervention, il est quand même celui qui donne à cette
hypothèse là toute son importance.
Alors nous construisons à partir de cela une certaine manière
d’entendre, une certaine manière de lire aussi. Et la lecture
analytique, tel que Freud nous a invité à s’y risquer. En quelque sorte
ce qui oriente Freud, ce n’est pas tellement cette notion de
jouissance, mais c’est celle du désir. Freud n’a pas élaboré en tant
que tel cette notion de jouissance, cependant il a mis en place celle
du désir inconscient. Dans ces premiers séminaires, Lacan fait une
lecture de Freud, et à partir de là il avance ces propres notions. La
référence au désir est prégnante dans un premier temps, et tout
doucement il va avancer cette notion de jouissance, et situer la notion
de champ. Ce champ de la jouissance, découpé par Lacan, va se
distinguer du champ tel que Freud a pu le construire qui serait plutôt
le champ du désir.
C’est dans le séminaire l’envers de la psychanalyse qu’il introduit ce
terme d’un champ de la jouissance, il y engage même son propre nom en
suggérant de l’ appeler le champ lacanien. Alors comment pourrait- on
esquisser ce champ de la jouissance à partir de cette thèse d’un
inconscient structuré par le langage. Ce champ qu’il suggère est donc
ordonné par le langage, par une logique qui n’est pas celle de la
physique. Freud pour une part, surtout dans son Entwurf, son « Esquisse
d’une psychologie scientifique », construit son appareil psychique avec
les principes de la physique, de la thermodynamique en particulier. On
pourra y revenir.
Alors ce champ lacanien, tout en se référant à l’héritage freudien, en
quoi va-t-il s’en distinguer ? Il s’agit bien du même objet,
l’inconscient qui est en jeu dans la pratique de la psychanalyse. On
peut convenir que le champ freudien peut se définir comme celui du
désir inconscient, désir qui cherche à se satisfaire (on se souvient de
la formule « le rêve est un accomplissement du désir »). La
satisfaction de ce désir est donc un point, on pourrait dire de
conviction, chez Freud, et pourtant le réel de la clinique va le
conduire à reconsidérer la théorie du principe de plaisir. Alors
comment entendre ce champ lacanien comme champ de la jouissance, est ce
que ça voudrait dire que l’inconscient est jouissance ? Voilà ce que
nous pourrions tenter d’éclairer un peu, soit une articulation du désir
et de la jouissance.
On va donc repartir de Freud, et apprécier comment chez lui, y a là
quelque chose en gésine du coté de cette notion. Chez Freud il y aurait
bien ce terme « Genuss » pour désigner la jouissance, qui a chez Freud
une connotation sexuelle. Mais ce n’est pas du tout un concept chez
lui. Il y a aussi le terme « Lust », qu’on va traduire par envie,
désir. Pourquoi pas ajouter, c’est « le pied », « prendre son pied »,
c’est un vocable qui date un peu. En plus actuel, il faudrait dire «
c’est trop bien », « c’est top. » Ce qui n’est pas sans nous apporter
quelque chose, la manière dont ça se dit. Chaque époque se définit par
un discours, par un discours amoureux, je vous conseille de lire
l’ouvrage de Roland Barthe , « Fragment d’un discours amoureux ». En
tout cas ce top, ce trop nous indique qu’on arrive sur une époque du
tout quantifiable, y compris pour ce qu’il en est de la jouissance
sexuelle. Ce qui met les partenaires d’ailleurs dans une sorte de
compétition. La question de l’amour et du sexuel aujourd’hui, est prise
dans une idéologie du challenge, il s’agit de viser au top. Evidemment
ça ne peut que rencontrer régulièrement une déception. Ce qui est
exhibé, justement dans la mise en circulation de ces vidéos, c’est
qu’il n’y aurait pas de déception dans la jouissance sexuelle. C’est le
même ressort que la pornographie. Evidemment les adolescents ils y sont
à plein tuyaux, ils sont assujettis à cette culture de la performance.
Le texte freudien, on a beau dire que ce n’est plus à la mode, ce n’est
pas sans attraper ces questions-là. Nous avons un névrosé, autrichien,
juif, plein de rancœur, ça n’empêche que c’est quelqu’un qui essaie
d’aller au bout de son travail, de ses hypothèses. Rappelez-vous par
exemple de ce qu’il peut dire de l’homme aux rats, quand celui-ci
évoque le supplice oriental. Il fantasme de subir le supplice oriental,
soit qu’un rat soit introduit dans l’anus. Vous remarquerez que les
plus horribles supplices viennent toujours de l’étranger. C’est une des
assertion de l’autre mauvais, de l’autre abuseur, de l’autre jouisseur,
ce qui peut prendre bien des formes. La xénophobie, il ne faut pas
croire que nous serions en dehors, on est tous plus ou moins dans cette
économie-là à situer en quelque sorte la jouissance abusive du côté de
l’Autre, une mauvaise jouissance. Cela devient une xénophophie, quand
dans ce lieu de l’Autre on y met un étranger. Avec sa propre jouissance
on est extrêmement complaisant. Dans la cure de l’homme aux rats, par
exemple quand il évoque ce supplice oriental, son visage présente une
expression que Freud décrit comme « l’horreur d’une jouissance a
lui-même ignorée. »
A propos d’expression on pourrait évoquer ici cette autre indication
dans un contexte plus ordinaire puisqu’il s’agit d’une remarque que
fait Freud a propos de son petit-fils âgé de 8, 9 mois jouant avec une
bobine : « il présentait une sorte de jubilation morbide ». Je vais
aller directement à cette observation qu’on trouve dans le texte «
Au-delà du principe de plaisir ». Cette observation est merveilleuse.
Freud dit « c’est son premier jeu », il faudrait s’entendre ce que
c’est qu’un jeu. Qu’est-ce que l’essence du jeu ? Qu’est-ce que c’est
qu’un premier jeu ? Est-ce que par exemple un enfant autiste, qui va
avec la même bobine sans cesse la faire rouler, est-ce que c’est un jeu
?
Dans le jeu d’un enfant, il y a du plaisir, il y a un gain de plaisir
remarque Freud. Alors ledit enfant de l’observation qui n’est pas un
enfant précoce, qui dit seulement quelques mots mais qui se fait
comprendre par des sons, des bruitages par son entourage. Il souligne
aussi ce trait que c’est un bon garçon, très gentil, très obéissant et
même quand sa maman s’en va, il ne pleure pas, il ne réagit pas. Il est
adorable. Et quand il est seul il a une tendance très marquée à jeter
loin de lui les petits objets dont il peut se saisir, avec un
expression de satisfaction et en prononçant le vocable « ooo ». Ce qui
est reçu par les adultes qui l’entourent comme le signifiant « fort »
en allemand, ce qui signifie parti, absent.
Je vous propose ici un petit détour linguistique : Est-ce qu’on
pourrait dire du fait que dans ce « ooo », ce qui tombe à partir du
vocable fort, c’est le « f » et le « r ». Le « f » qui est une
explosive, et le « r » qui est un point d’articulation. Souvent dans
les retards de langage, ce point d’articulation tarde à venir. Cet
enfant se saisit de la langue dans lequel il est baigné, mais il ne
retient pas tout de ce mot et ce qui tombe dans l’affaire c’est
effectivement l’explosive, soit ce qui se jette hors du corps. Et le «
r », par contre c’est ce qui organise une coupure dans le flux de la
parole. Cet enfant utilise les mots de la langue pour dire quelque
chose qui s’articule à son agir, pour ponctuer son agir.
Quelque temps plus tard Freud va observer un manège quelque peu
différent mais qui va confirmer son hypothèse. En effet, l’enfant
s’activait à se même jeu avec une bobine attaché avec une ficelle. Il
lance avec beaucoup d’adresse la bobine, et ensuite il tire sur la
ficelle pour faire réapparaitre la bobine. Ce qui suppose tout de même
un certain schéma psychomoteur élaboré voir une certaine modalité de la
causalité. Ainsi le jeu s’est largement complété avec le retour de la
bobine d’autant qu’il exprime le plus grand plaisir, note Freud, et en
saluant ce retour avec un « aaa », qui est reçu par l’entourage comme
un « da ». Ce qui veut dire « là ».
Freud avance l’interprétation suivante sur l’ensemble de cette
séquence, c’est un jeu qui est en rapport avec le renoncement
pulsionnel qui s’activait chez l’enfant, quand sa mère partait. Il
manifestait alors aucun signe d’opposition, de mécontentement, de
déplaisir, c’est un gentil garçon. Ce jeu est donc pour Freud un
dédommagement. Avec cette bobine qu’il envoie au loin, puis qu’il fait
réapparaitre il y a bien un jeu qui se structure de cette opposition
disparition/réapparition, en quelque sorte, l’enfant joue à la
disparition et au retour de sa mère.
C’est une belle interprétation mais qui va poser un problème théorique
à Freud qu’il formule en ses termes : comment cette invention de
l’enfant est-elle compatible avec le principe de plaisir ? Puisque
d’une certaine manière il répète ainsi une expérience pénible ? Faut-il
admettre que cette première phase du jet était nécessaire pour rendre
possible la deuxième et la joie qui l’accompagne ? Que la connotation
pénible de la première phase était la condition joyeuse de la deuxième
? Il rejette cette construction, il n’y accorde pas un sens majeur.
Il retient que dans l’observation de son petit-fils, seul le premier
acte est de l’ordre du jeu. C’est cette partie- là qui est le plus
souvent joué, la séquence en entier pas toujours. Il y a une note en
bas de page tout à fait formidable : un jour que sa mère s’était
absentée longuement, il la salue avec un « bebi ooo ». Ce qui était
tout à fait intelligible pour ces proches.
Et on s’aperçu aussi que pendant les périodes de solitudes, l’enfant
allait se poser devant le grand miroir, qui n’atteignait pas le sol. Il
s’accroupissait devant le miroir de tel façon que son image dans le
miroir disparaissait. Ainsi note Freud, l’image était partie et du même
coup, lui-même avait disparu. L’enfant pendant cette solitude, avait
trouvé le moyen de se faire disparaitre.
Comment comprendre cela ? Comment concilier principe de plaisir la
répétition de cette expérience pénible ? L’enfant transforme cette
expérience en jeu alors que dans l’expérience elle-même il est passif,
à la merci des évènements, au bon vouloir de la mère. Dans le jeu il a
un rôle actif. Est-ce là une pulsion active, de maitrise comme on dit ?
Qui lui permettrait de s’affirmer à l’égard du souvenir déplaisant ?
Freud avance une autre interprétation : en jetant au loin un objet,
l’enfant satisfait une impulsion réprimée dans la vie quotidienne, en
particulier au moment des départs de la mère, et qu’ainsi il se venge
de sa mère qui part loin de lui, et ainsi, il peut dire, en quelque
sorte, « c’est moi qui l’envoie promener. » Ce gentil garçon, il est mû
par des mouvements pulsionnels de la plus grande violence. Ce qui est
tout à fait ordinaire. Il faut la sagacité de Freud et sans doute, d’un
Freud âgé. J’avais suggéré à Jean Bergés qu’il y avait qu’un grand père
pour faire une telle observation. C’est-à-dire que le parent, père ou
mère, effectivement, il ne peut pas entendre cette dimension de
violence, d’agressivité de l’enfants.
Plus tard, alors que l’enfant a 2 ans et demi, quand il était en colère
il jetait à terre un objet en disant « va t'en à la guerre ». Et là,
enfin, les adultes comprenaient clairement de quoi il s’agissait parce
qu’effectivement son père était à la guerre. Il n’exprimait pas
beaucoup de regret quant à cette absence. Il était même satisfait
d’être seul avec sa mère.
Plus tard, à l’âge de 5 ans et 9 mois, sa mère décède. Donc, en
quelques sorte, elle est partie pour de bon. Et là l’enfant ne
manifeste aucun chagrin. Il faut dire que dans l’intervalle,
c’est-à-dire entre 2 ans et demie et des poussières, il y a eu un bébé
qui est né. Il avait alors exprimé la plus vive jalousie, vis-à-vis de
ce rival.
Il y a une très jolie histoire dans l’article Poésie et vérité où Freud
analyse un souvenir d’enfance de Goethe où il casse ses jouets en les
jetant par la fenêtre. En thérapie avec les jeunes enfants on a souvent
à faire à ce type d’agir et la question est de savoir comment
accueillir ça, comment travailler avec cette expulsion. Ce qui
interroge ici Freud, c’est comment, en répétant une expérience
désagréable, l’enfant a la bobine acquiert un gain de plaisir. Il admet
bien que dans ces jeux, l’enfant va pouvoir devenir maitre de la
situation (comme on peut le voir dans le jeu du docteur), et qu’un
passage de la passivité à l’activité peut ainsi se faire, qu’il va
infliger a d’autre ce qu’il a lui-même subi. C’est un ressort
explicatif souvent évoqué sur l’agressivité des enfants. Cela ne le
satisfait pas entièrement, il lui faut admettre qu’il y a pour une
part, dans ce processus, un gain de plaisir, que pour une part le
principe de plaisir est maintenu, mais qu’il y a aussi une tendance
autre que celui du principe de plaisir, une tendance au-delà du
principe de plaisir où va se manifeste les forces de la déliaison et
qu’il va nommer pulsion de mort.
Mais cette pulsion de mort ne peut pas se saisir à l’état pur, elle est
toujours plus ou moins intriquée à la pulsion de vie. Ce nouveau
dualisme pulsionnel, tel est la réponse théorique de Freud aux impasses
de sa doctrine au regard de la clinique. Comme d’habitude, il avance
avec prudence, il qualifie cette élaboration de spéculation,
d’hypothèse, mais suffisamment solide pour en tirer des conséquences
cliniques. Entre autres que pulsion de mort et pulsion de vie ne sont
pas nécessairement en opposition.
C’est bien ce qu’il aperçoit avec les névroses traumatiques,
c’est-à-dire que le patient traumatisé qui avait pu vivre des
événements atroces répète cette expérience traumatique à travers le
rêve notamment, et aussi ses symptômes. Comment se fait-il que tous ces
symptômes qui nous empêtrent, qui nous limitent dans notre vie, vie
viennent satisfaire à quelque chose. Ce n’est pas facile à entendre.
C’est difficile à entendre, parce que la plupart du temps, on se plaint
de ses symptômes pour pouvoir faire que cela se répète. Et c’est là, je
crois, même si Freud n’emploie pas ce terme de jouissance, c’est là
qu’on peut l’apercevoir poindre son nez, avec la question de la
répétition, avec la question de la pulsion de mort.
Contrairement à la fable qu’on se raconte sur l’enfance, qui serait le
lieu d’une félicité, d’une innocence, on est amnésique sur les
mouvements les plus violents qui ont pu nous animer. On ne veut pas le
reconnaitre en tant que tel. Cet imaginaire, qui annule entre autres le
fait qu’on a pu être pris dans des mouvements violents, évident ça aura
un tas de conséquences surtout si on ne le reconnait pas comme tel.
Nous ne sommes pas aussi bons que nous en avons l’air. Voyez comment
cela se passe pour ce gentil garçon que fut le petit-fils de Freud.
C’est comme ça pour tout le monde. C’est d’ailleurs un des ressorts de
la xénophobie, c’est que le mauvais c’est l’Autre.
Il ne s’agit pas de se flageller, on parlera du masochisme la prochaine
fois. Mais en tout cas cette ambivalence elle est là toujours, elle est
plus ou moins handicapante, plus ou moins active, elle alimente plus ou
moins le symptôme. Nous sommes du fait de ce montage, du fait de cette
affectation par le langage, de cette opacité du sexuel, de cette
ambivalence, dans un rapport à l’objet qui est toujours hautement
problématique.
Alors qu’est-ce qui va faire que cette instabilité sera modérée. C’est
là que Lacan nous apporte, avec son articulation du désir et de la
jouissance, un moyen de faire un pas. La grande question c’est comment
la jouissance peut être pondérer et rendu vivable, supportable pour soi
et pour les autres.
Freud disait si vous voulez avoir une idée de l’enfer, donnez le
pouvoir à un enfant de 4 ans. On y arrive à vrai dire, parce que la
plupart des hommes politiques nous en donnent de plus en plus le
spectacle ! Il y en a de plus en plus qui ont cet âge-là , non ? Qu’est
-ce qui va faire que cette jouissance puisse être pondéré et bien c’est
quand la jouissance peut condescendre au désir. Ça peut effectivement
faire que la jouissance puisse se négocier, et puisse admettre d’être
limitée, qu’elle puisse se phalliciser c’est-à-dire s’ordonner à partir
d’un manque. La jouissance Autre serait une jouissance autre que
phallique, ce qui peut engager un tas de choses qui sont d’ailleurs
très actuelles. Ces jeunes gens qui font circuler ces images sur
internet, ils ne sont pas dans une jouissance phallique, ils sont dans
quelque chose qui n’assume pas une limite, une castration.
Le problème actuel du malaise dans la civilisation, est comment tout un
chacun peut le vivre à différent niveau, que ce soit dans les
institutions, dans notre intimité avec les enjeux complexes que ça met
en route, c’est que cette condescendance n’est plus opérante au niveau
social. L’injonction moderne n’est pas de condescendre au désir, ce qui
revient à faire avec le manque, mais de jouir sans limite.
Je regardais les informations, l’évasion de Carlos Ghosn, et bien en
annonçant cela, le présentateur était hilare, il jubilait en racontant
cette histoire. Est-ce que ce n’est pas du même type de jouissance que
ce qu’on peut observer chez ces adolescents. Puisque tout de même, on
assiste à quelqu’un qui est hors la loi, qui défie la loi et qui la
défie avec superbe, et tout le monde trouve ça formidable. On a
toujours une petite sympathie pour le brigand.
Pour terminer cette petite vignette : Un petit garçon âgé de 4 ans et
demi. La consultation est motivée par son comportement à l’école et une
énurésie persistante. Les parents ont accepté de rester dans la salle
d’attente, et l’enfant m’a suivi volontiers et m’a expliqué tout en
jouant des choses tout à fait intéressantes, faisant s’écraser père et
mère, faisant caca dessus avec un plaisir absolument non retenu. A
notre retour dans la salle d’attente, les parents, très anxieux, me
questionnent : « ça s’est bien passé ? » « Formidable. »
Poitiers, janvier 2020, Alain Harly
§§§
Remerciements à C. Boutoundou pour la transcription et à Nicole
Harly-Bergeon pour la relecture.