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Les aléas de
la jouissance


Jouissance Autre, jouissance phallique,
jouissance de l’Autre ( II )


Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance IX du 25 février 2021

-I- Introduction
Lors du dernier séminaire, je vous avais fait part de mes interrogations sur la distinction à faire entre la jouissance de l’ Autre et la Jouissance Autre. Il est un fait que Lacan a maintenu ces deux formulations sans s’en expliquer il me semble. Comment avancer sur ce point ? Est-ce que l’on pourrait dire que cette Jouissance Autre est une notion bien difficile à saisir, ce serait une manière pour la subjectiver que de la supposer sur un mode objectif, soit comme la jouissance de l’ Autre ? Mais cela n’apaise pas vraiment notre embarras car l’objet en cause reste tout aussi énigmatique.
Lacan avait dans le séminaire sur l’ Ethique avait fait usage de la notion de La Chose, soit das Ding pour rendre compte de cette jouissance d’avant toute distinction . Est-ce à dire que nous serions à ce niveau dans cette référence à une jouissance originaire, avec le recours au mythe d’une horde primitive, la fantaisie d’un père originaire et jouisseur, d’un père jouissant de toutes les femmes : le pauvre !
Une manière plus simple apparemment de la définir cette jouissance Autre serait de la considérer dans une opposition à la jouissance dite phallique, qu’il y aurait à la situer comme autre que phallique. Dans la mesure où tous les parlêtres semblent davantage s’y reconnaitre dans cette jouissance phallique, cela donne un point de référence. Mais alors il faut définir cette histoire de phallus ce qui a donné lieu dans l’histoire du mouvement analytique à bien des débats. Et la notion reste même aujourd’hui mise en question. Si l’on énonce que c’est le signifiant de la libido on pourra dans certains lieux vous suspecter d’être un suppôt d’une détestable idéologie patriarcale. Et si l’on avance que c’est le signifiant du manque dans l’ Autre , alors c’est tout à fait inaudible. Mais comme ici je parle à des gens avertis on va pouvoir se servir de ces notions et en apprécier la pertinence.
J’avais proposé précédemment un détour du côté des patients psychosomatiques et cela m’avait conduit à concevoir les phénomènes psychosomatiques comme une suppléance au fantasme. Ordinairement le fantasme remplit cette fonction d’établir un mode de rapport entre sujet et objet, de telle façon que le sujet s’en trouve divisé et que l’objet interdit. Dans la mesure où avec ces patients là on pourrait faire l’ hypothèse que l’opération de séparation-aliénation serait suspendue, alors ce phénomène psychosomatique viendrait d’une certaine manière « se jouir du sujet », ce qui résonne assez bien avec la jouissance de l’ Autre.
Du coup j’en suis venu à proposer que la distinction entre jouissance Autre et jouissance de l’ Autre pouvait relever d’un jeu d’écriture indiquant la présence ou pas de barre. Avec la Jouissance de l’Autre, l’Autre est ici supposé non barré. Alors qu’avec la jouissance Autre, il nous faut la situer nécessairement en regard de la jouissance phallique où la barre y est constitutive. Il me semble que la barre vient donc marquer cette jouissance Autre. En d’autre terme , nous sommes amenés à considérer une jouissance au féminin et une jouissance au masculin.

-II- Jouissance masculine, jouissance féminine.

A propos de jouissance toute la tradition s’accorde pour dire que ce n’est pas identifiable, que ces modalités de jouissance se distinguent. La façon la plus immédiate pour soutenir cette distinction fut de dire que l’anatomie y avait un rôle déterminant. Un corps de femme et un corps d’homme ne sont pas structurés de la même manière, et même si la culture vient en modeler les apparences, il y a au niveau des organes sexuels une différence tout à fait indéniable.
Autre chose est ce que Freud a nommé la libido qui serait unique. Il y a une libido. Elle pourra avance t’il se mobiliser différemment selon les sexes, et surtout être d’une certaine manière appareillée psychiquement différemment. La question du désir en tant qu’il serait sexuel l’a spécialement arrêté, et celui d’un désir qui serait spécifiquement celui de la femme l’a mis dans l’ embarras.
Lacan va reprendre cette question, c’est bien difficile de l’éviter quand on se met en position d’écouter des sujets avec l’hypothèse fondamentale que ce sont des sujets de l’inconscient, que ce ne sont pas des indi-vidus, mais au contraire des sujets divisés. Alors à les entendre il s’impose qu’il ne se s’agit pas d’une question d’anatomie. C’est dommage, cela aurait été plus simple !
Il avance que le sujet humain en tant que c’est un être affecté par le langage la jouissance va être dans une relation essentielle avec ce qu’il appelle le phallus . Pour lui cela se définit d’abord comme un symbole, et non un organe, c’est le symbole de la libido, et cela vaut pour les deux sexes. Comme vous savez, dans notre champ dès qu’on avance une notion elle est tout de suite le lieu d’un débat et c’est spécialement le cas avec cette notion de phallus.
Ce n’est pas nouveau d’ailleurs et depuis l’antiquité on voit bien que c’est quelque chose qui tracasse les humains. C’est loin d’être une affaire contemporaine. Nous avons le témoignage par les représentations préhistoriques que c’était là une question d’importance, quant à la reproduction assurément, mais pas seulement car les enjeux de la parade masculine et de la mascarade féminine y sont bien présents. Alors cette notion de phallus, on va l’imaginer immédiatement dans la turgescence du pénis, ou encore le reconnaitre comme le symbole de la fécondité , voire d’une puissance .
Le pas de Lacan, c’est d’en faire un signifiant, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que d’en retenir la notion de symbole. Qu’il puisse valoir comme symbole est assuré. Mais d’en faire un signifiant a d’autres conséquences car un signifiant va être pris dans une chaine de signifiants et ainsi dans une logique qui concerne dans son être le sujet de l’inconscient.
Il est certain qu’il opère ainsi un écart avec Freud qui a cherché à donner un cadre pour situer les enjeux inconscients de ce symbole avec le complexe d’Œdipe et son corrélat le complexe de castration. Il fait en effet cette découverte que le plein exercice de la jouissance sexuelle en passe chez l’humain qu’il soit homme ou femme par l’aperception plus ou moins inconsciente d’une menace. C’est une bizarrerie spécifique à l’humain. Non seulement ça le menace et s’il passe outre ça le traumatise. De l’inquiétude anxieuse chez l’enfant quant à ses masturbations à la première relation sexuelle qui va déclencher dans certain cas un épisode psychotique, ou bien des rêves d’intrusion destructrice à ceux d’un engloutissement, nous avons là bien des indices que le rapport à la jouissance est d’abord traumatique.
Comment cela peut il cependant se négocier, se dépasser, s’apaiser, pour ouvrir au sujet à une jouissance vivable, voire pas sans satisfaction ? Car l’expérience montre qu’en effet un dépassement est possible : Freud nous en donne une construction théorique avec le complexe d’Œdipe et le complexe de castration ce qu’on imagine assez bien chez le garçon. Mais il souligne à propos de la castration que contrairement à ce que cette notion convoque dans l’imaginaire, la fille qu’on aurait pu croire dispensée de cette menace, et bien il n’en est rien, même si cela va se jouer d’une manière quelque peu différente.
Lacan va reprendre cette perspective et en lever certaine ambiguïté en particulier quant à la distinction entre pénis et phallus.
En situant la castration comme une opération qui se contente d’être symbolique, (ce qu’il différencie bien de la frustration et de la privation), et en l’articulant à une logique du signifiant, il se dégage plus nettement que Freud de toute référence anatomique. Il va poser sur le mode d’une logique spécifique à l’inconscient – elle se distingue de celle des logiciens même s’il en emprunte la rigueur – les fameuses formules de la sexuation qui proposent une écriture des jouissances qui se répartissant entre un côté homme et un côté femme selon non pas une distinction anatomique mais selon le type de rapport que tel parlêtre a avec la castration.
La jouissance concerne donc le désir humain, ce n’est pas une affaire d’instinct ou d’envie, ça concerne le désir en tant qu’il est inconscient. Ce n’est pas le profil comme on dit dorénavant sur les sites de rencontre, ce n’est pas le look, ou la perfection d’un corps, cela peut être aussi bien un défaut, une gaucherie, une dissymétrie ou quelques rides dans un visage ; cela s’engage à partir de fantasmes et de signifiants inconscients, c’est-à-dire que le sujet n’en a pas la moindre idée quand par exemple il est terrassé par un coup de foudre.
Du coup, c’est moins un problème économique où Freud s’est empêtré, ce n’est pas réductible à un problème de décharge, l’éjaculation ou l’orgasme aussi réussis soient t’ils laissent la question de la satisfaction ouverte, c’est-à-dire qu’elle comporte sa dimension de ratage, qu’elle comporte sa part d’insatisfaction. C’est en tout cas jamais sans la mobilisation du fantasme, sans les signifiants inconscients et sans le sens engagé que cet acte de jouissance opére. Cela nous indique bien que du fait qu’il parle, le parlêtre ne peut pas avoir, malgré tous ces efforts un rapport de satisfaction direct avec l’objet, même dans ses formes les plus frustes. La jouissance ne peut échapper au champ du langage.
C’est là que nous arrivons à une autre notion, c’est que ce langage ce n’est pas une fonction sans conséquence pour la subjectivité et la jouissance humaine comme on vient de le dire, ce n’est pas seulement un moyen de communication comme nous le disent les psychologues, ce n’est pas une structure linguistique indépendante, le sujet humain est tissé, tressé, ordonné par les signifiants. Ce qui ne veut pas dire que tout est signifiant. Cela veut dire que rien de la subjectivité humaine ne peut s’envisager sans la prise en compte que le sujet y est représenté, en est affecté, en subit la logique y compris dans ce qu’il imagine être au plus intime de son être, et bien sûr des aléas de sa jouissance.
Une assertion avancée par Lacan à propos de ce champ du langage c’est d’en faire un lieu, le lieu du langage. Et il va même lui donner un nom aux allures plus ou moins mystique : le grand Autre.
En effet il est bien connu que de ce lieu du langage on va y mettre volontiers selon les cultures tout un panthéon ou bien un Dieu unique, en tout cas on y imagine volontiers quelques figures, quelques forces, quelques puissances, Elohim, Yahvé, Diables, Esprits, etc. selon les régions et les époques.
Alors maintenant que l’on peut dire, non pas comme Nietzche que Dieu est mort, mais que le ciel est vide, n’est-ce pas la science qu’on mettra là aujourd’hui ? En tout cas ces figures sont subjectivées comme réelles et comme lieu d’une jouissance, comme le lieu d’une jouissance de l’Autre, soit comme ce qui fait jouir l’Autre et aussi dont le sujet se jouit, on pourrait rajouter se jouit comme corps.
D’une manière rigoureuse on en vient donc avec Lacan à concevoir ce lieu comme celui non d’un être, mais de tout un champ de signifiants. Rien ne nous empêche alors d’y situer dorénavant le discours de la science. Et tout ce que cela draine de rationalisme, d’opérativité, de gestion des affaires humaines.
Mais dans la mesure où ce lieu est structuré par des signifiants, il va être marqué par un manque, la structure du signifiant se générant à partir d’une absence, d’un trou, d’un manque. La jouissance humaine en tant qu’elle est tressée avec le langage ne peut atteindre une plénitude contrairement à ce que toute une tradition a pu espérer, et à tout ce que le discours de la science nous fait miroiter pour des lendemains qui chantent.
Il ne suffit pas de dire que cette totalisation n’est pas encore atteinte et qu’elle pourrait l’être un jour à venir, que ce manque pourra être comblé. L’expérience de la psychanalyse, la prise en compte du sujet de l’inconscient nous conduit à considérer que ce manque dans l’Autre est de structure, et que c’est ce qui va donner au désir humain et à sa jouissance son être, non comme totalisation, plénitude, extase, mais à partir de cet impossible même, mais comme une ex-sistance, comme modalité d’ex-sister, soit de sister hors, de sister hors de ce trou. La jouissance a donc ce rapport essentiel avec ce manque dans l’Autre.

Comment pour le sujet se situer en regard de cet Autre , de ce discours de l’ Autre ? Lacan formule que l’inconscient c’est le discours de l’Autre et que le désir c’est le désir de l’ Autre. Alors quand le sujet se trouve dans l’attente d’une vérité sur son être, d’une vérité sur son désir, lui revient de l’Autre cette question qui resonne au fond de son être : Que veux-tu ? Ce que veut l’Autre en effet ? Que dois-je céder ? Quel tribut dois-je payer ? Dois-je ordonner ma vie dans le règlement infini d’une dette ?
Le névrosé s’imagine volontiers que l’Autre lui demande sa castration.
Ainsi le phobique organise son espace d’existence avec toute une configuration d’impasse, de limitation, et de stratégie spatiale pour éviter la rencontre avec l’angoisse.
Le sujet obsessionnel va se vouer corps et âme à quelque cause sociale ou privée, va payer de sa personne pour œuvrer à un idéal inatteignable, va s’épuiser dans un don de soi, dans une oblativité sans répit, pourquoi ? pour se préserver du désir, pour le maintenir comme impossibilité.
Ou encore le sujet hystérique qui ne cesse d’adresser une demande d’amour des plus pressente et avec une telle insistance qu’elle ne saurait conduire qu’à une insatisfaction, et du coup à relancer la plainte.
Autant de configuration qui laisse le névrosé dans ce rapport à la dette, à la castration, à ce qu’il aurait à régler à l’Autre.
Bien sûr quelque chose doit tomber de la jouissance pour qu’elle soit orientée par le phallus, pour qu’elle devienne sexuelle. Mais il ne s’agit pas de se mutiler, ni de se sacrifier. La notion de castration que suggère la psychanalyse est d’ordre symbolique, c’est une perte symbolique nécessaire pour s’ouvrir au désir et aux lois de l’échange. Il n’y a pas comme le névrosé se le figure à se dévouer pour la jouissance de l’Autre.
Pour que la jouissance soit vivable il faut qu’elle soit réglée par un pacte de langage.
Comme on s’en est rendu compte depuis l’orée de l’humanité ce pacte quand il est signé entre homme et femme est sujet à bien des controverses et des malentendus. Voyez qui s’est passé avec lilith, la première femme que Dieu dans sa bonté avait donné à Adam, il avait cru bien faire en lui donnant une femme qui lui ressemblait. Erreur ! Ils étaient toujours en train de se disputer sur qui aurait la prévalence, qui serait au-dessus, qui serait au-dessous. Bon ils ont dû divorcer mais Lilith d’après ce qu’on dit est venu de temps à autre tourmenter ce pauvre Adam. Et Dieu à du essayer autre chose avec Eve. Est-ce que c’était mieux ? au début oui, mais comme ils ont voulu en savoir un peu plus, il parait que c’est Eve qui était la plus curieuse. Mon idée la dessus c’est que peut être elle en savait déjà un peu plus qu’ Adam mais qu’elle voulait d’avantage. Et en particulier elle voulait savoir ce qu’il en était de la jouissance de Dieu. Evidement ça a mal fini, Dieu s’est mis en colère, et les voilà donc tous les deux à expier éternellement la faute et de se contenter d’une petite jouissance, limitée en tout cas, surtout chez Adam, mais plus complexe , plus riche chez Eve , à mon avis. C’est une hypothèse que je vous propose, cela tient qu’elle a pu en apprendre un peu de la jouissance de l’ Autre, elle a quand même croqué dans la pomme. Elle en a bien intégré quelques saveurs. Bon tout ça c’est ma lecture de la genèse, vous n’êtes pas obligé de me suivre !
Lacan lui parle de la querelle du phallus qui tourne finalement sur cette dispute éternelle de qui a le phallus, ou encore qui est le phallus. C’est moins hypothétique que mon histoire, enfin au moins on peut en avoir l’expérience tous les jours.
Et puis en plus sérieux encore, il y a ses fameuses formules de la sexuation où il tente de formaliser ce qu’il serait d’une jouissance féminine et d’une jouissance masculine. Je ne vais vous présenter ces formules aujourd’hui mais vous en donner quelques préliminaires.
Je préfère dire pour ma part une jouissance au féminin et une jouissance au masculin dans la mesure où une femme n’est pas sans avoir accès à une jouissance phallique, mais elle n’est pas toute de ce côté-là , et que rien n’empêche un homme de se positionner aussi dans cette autre jouissance que la phallique sans être pour autant homosexuel.
Si une femme n’est pas toute dans la jouissance phallique c’est dans la mesure nous dit Lacan où elle a un rapport à cet Autre, ce qui n’est pas le cas coté homme. L’homme ne peut approcher cet Autre que par la vertu du fantasme et donc le cadre qu’il donne à l’objet a pour en maintenir l’inaccessibilité.
La conviction de Lacan, c’est que contrairement au discours amoureux, il n’y a pas une jouissance qui permettrait que l’un et l’autre sexe y trouve un juste compte, il n’y a pas une bonne jouissance qui viendrait résoudre la disparité entre les sexes. Vous connaissez la formule scandaleuse de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel »
C’est tout aussi iconoclaste que ma version de la genèse. Cela vient prendre acte que la dispute du conjugo tient à ce que jouissance phallique et jouissance Autre ne peuvent écrire le pacte avec la même encre, que ce rapport sexuel échappe à une inscription. Cela ne veut pas dire qu’il ne puisse pas avoir une érotique des plus plaisante, mais que le discord entre ces deux modalités de jouissance ne peut se résoudre.
Pour Lacan cette irrésolution tient au fait que « la jouissance phallique fait obstacle par quoi l’homme n’arrive pas à jouir du corps de la femme » et de poursuivre « précisément parce que ce dont il jouit, c’est de la jouissance de l’organe. »
Alors pour terminer pour l’instant cette approche disons que la jouissance en tant qu’elle est orientée par le sexuel, qu’il s’agisse du côté homme ou du côté femme, elle est phallique.
La jouissance au féminin a donc un rapport avec l’Autre , mais elle n’est pas sans se soutenir aussi de la jouissance phallique ; mais elle n’y est pas toute soumise . C’est dire aussi que la jouissance côté femme est divisé alors que côté homme elle a une posture plus monolithique.
La clinique nous apprend comment la proximité côte femme de l’Autre peut entrainer le sujet dans une jouissance sans limite et le conduire vers une mort subjective. Qu’il y a sans doute à mettre quelque espoir dans une position qui ne serait pas toute « pas-toute ».
Et que du côté homme, l’impasse pour lui étant la jouissance d’organe, il y aurait une ouverture à ce qu’il ne s’enferme pas dans un tout phallique. Qu’il puisse entendre que le phallus est un signifiant essentiel pour signifier le manque dans l’Autre, et qu’à ce titre il est situable dans le champ du symbolique.

-III- La jouissance du policier Adel Chibane.

La série « En Thérapie » diffusée actuellement sur Arte raconte les suivis disons plutôt psychothérapiques que psychanalytiques de plusieurs patients chez un psychanalyste parisien, le Dr Dayan. Il y aurait bien des remarques à faire sur l’image médiatique qui est donnée ici d’une pratique qui s’inspire de la psychanalyse, mais je vais surtout concentrer mon propos sur le destin d’un de ces patient, un policier, et sur le travail psychothérapique. C’est une fiction bien sûr, mais suffisamment consistante pour nous rendre sensible une configuration singulière et aussi sociétale. La scène en effet sensée se dérouler juste après l’attentat du Bataclan en novembre 2015 et il s’agit sans doute d’apprécier comment la psychanalyse peut accueillir un tel traumatisme. Bien que le positionnement du thérapeute puisse nous suggérer bien des critiques, bien des questions sont ainsi posées et offertes à notre réflexion.
Que ce soit une fiction ne lui enlève pas la vertu de nous permettre d’évoquer la question de la jouissance et en particulier de la jouissance phallique. Lacan quand il déplie le cas Hamlet ne se sert il pas de l’invention théâtrale de W. Shakespeare, et Freud ne va-t-il pas trouver dans le théâtre de Sophocle de quoi mettre en scène sa propre élaboration théorique ?
Le policier Adel Chibane est un membre de la Brigade de Recherche et d’Intervention qui est intervenue au Bataclan lors du tragique attentat de novembre 2015 à Paris.
Au premier rendez-vous, avant de se présenter comme tel il demande au psy de « le deviner », et face à son silence il explose : « Je suis flic, putain ! ». C’est avec cette identité là qu’il veut être reconnu, et il ne veut surtout pas, malgré son nom et son faciès, être identifié comme arabe mais comme flic, et même comme super-flic, comme héros défenseur de son pays, la France, et de la civilisation face à la barbarie islamiste.
C’est un homme érigé, tout en muscle et en maitrise, en gestes contrôlés, développant une observation perçante de la situation, il prend position dans le cabinet comme dans une opération militaire, il en use d’ailleurs tout le vocabulaire : « Y’a des règles ? un protocole d’action ? ». Ici comme ailleurs il se montre prêt à faire face à « un réel qui cogne », ce qui lui impose de rester dans une vigilance sans faille, tendu vers la bonne réaction, prompt à suivre le protocole. Il lui faut sans relâche « rester affuté ». Bref il témoigne dans sa posture d’un imaginaire tout phallique qui ne permet aucun trébuchement.
Pourtant il consulte à la suite du conseil de son meilleur ami, homosexuel nous dit-on, car il a fait un « simple » malaise vagal lors d’un footing. Il peut avouer qu’il a eu un vécu disproportionné : « Je suis tombé, j’ai cru que j’allais mourir ». Alors que lors de l’intervention de la brigade au Bataclan il a su « atteindre la cible » et ce malgré l’horreur, malgré une main qui sort d’un tas de cadavres et qui l’agrippe, malgré la suffocante odeur du sang. Cependant il signale qu’en entrant dans les lieux, il a eu un moment d’aveuglement, d’absence : « Je n’étais plus là » . Il aura après coup la crainte de s’être pissé dessus. Mais il a pu surmonter ce fléchissement temporaire et mener à bien cette mission à haut risque avec ses collègues.
Il n’a rien pu dire de ce malaise passager aux autres membres de la brigade ni à ses supérieurs ; et pas plus à la psy du service, à sa femme et encore moins à ses enfants. Sur son insistance le Dr. Dayan finit par répondre à sa demande de diagnostic : avec ses crises d’angoisse, ses troubles du sommeil, ses somatisations, il s’agit d’un tableau de syndrome post-traumatique. Et il l’invite à se laisser aller à la parole. Un petit traitement médicamenteux lui est aussi prescrit ce qu’il accepte volontiers. Adel Chibane vient en effet demander une aide médicale immédiate mais il se montre réticent vis-à-vis de cette proposition de parler : il n’est pas venu pour se lancer dans du « blabla ». Devant la passivité du psy , son ambivalence va même prendre une tonalité agressive, accusant le psy d’être en dehors de la réalité du monde actuel et que ce qui arrive c’est à cause de gens comme lui qui coupent les cheveux en quatre et qui s’enferment dans leur petit monde confortable. Et qu’il faut des gens comme lui pour faire face à la situation.
Cependant Adel Chibane va pouvoir osciller entre cette agressivité et le témoignage de ce qui chez lui sort de la bonne conduite. Il va revenir sur des événements récents, préciser son malaise, dire ses symptômes. Ainsi il rapporte que dernièrement lors d’une perquisition chez un Imam salafiste, celui-ci ne le lâchait pas des yeux, que d’une certaine manière il le « gardait à vue », et quand on l’a embarqué, passant près de lui, il l’a traité en arabe de « traitre ». Depuis il ne peut se défaire de ce regard et de cette parole. Vis-à-vis de ses camarades il avait pourtant soutenu qu’il n’entendait rien à la langue arabe.
Lui le super flic de la B.R.I . , l’ homme d’action, tout en armure, tout entier dans la mission à accomplir, sa femme n’y comprend rien et il laisse entendre que leur relation est compromise. Mais ce n’est pas la seule à ne pas saisir ce qui l’anime, ce qui le pousse, en d’autres termes ce qui le fait jouir. Le psy de même comme en témoigne ses interventions n’ y comprend pas d’avantage . Il va même le traiter de « gonzesse ». La relation thérapeutique pouvait sembler bien compromise. Et pourtant il va pouvoir revenir sur ce regard et cette insulte de l’Imam et associer alors sur l’évocation d’un autre massacre dont a été victime toute la famille de son père dans les année 90 en Algérie.
Tout ceci se passe au cours de plusieurs séances. On apprend bientôt qu’il a décidé de se séparer de son épouse, qu’il ne supporte plus le désordre de la maison alors qu’il souhaite que ses enfants soient élevés dans une impeccable rigueur.
Il évoque aussi une visite chez son père- père qu’il décrit comme un homme vide, triste, muet, mort à tout désir, en d’autre terme , « c’est un con » . Mais lors de cette visite, il voit pour la première fois une photo qui était pourtant là depuis longtemps et qui le représente âgé d’environ 6 ans en compagnie d’un père étonnamment souriant, et en Algérie comme en témoigne le contexte de ce cliché. Il se révèle alors qu’il y a été en Algérie dans sa petite enfance et les souvenirs de cette époque lui reviennent alors. Une part de ce passé refoulé refait surface.
Tout ceci vient faire bouger les représentations qu’il avait de son histoire, de sa propre identité, de la position paternelle. C’est une vraie tempête qui le malmène, qui défait le roman familial où il pouvait se tenir jusqu’ici, et qui n’est pas sans provoquer de violents accès d’angoisse avec divers phénomènes qui en découlent : fantasmes obsédants, cauchemars où se répètent des situations traumatiques, et divers passages-à- l’acte.
Il va ainsi rencontrer une fort jolie patiente du psy, il est séduit. Il la qualifie dans son langage de vrai « avion de chasse » ; une courte relation va s’engager entre eux , ce qui n’est pas sans provocation vis-à-vis du thérapeute. C’est manifestement une aventure qui va mettre en route une série d’autres passages à l ’acte : Lors d’une séance il exhibe en détail ses prouesses sexuelles en terme d’« opérations bien réalisées », il s’est accroché violement avec un supérieur, il a fait une enquête plutôt illégale sur la vie privé du psy afin de le faire tomber de son pied d’escale et lui démontrer que c’est un lâche et qu’il a une vie merdique, et nous apprenons aussi qu’il va bientôt se mettre en congé de la Police.
Les crises d’angoisse se font de plus en plus violentes et des hallucinations vont même l’envahir : alors qu’il est dans un restaurant, il est submerger par l’odeur du sang et l’aperception de cadavres. Ce qui en séance déclenche le souvenir d’un événement tragique: il était tout jeune enfant, en Algérie, où il s’avère que ses parents et lui-même passaient tous les étés, ce qui le met en passant devant une identité qu’il avait refoulé : « je suis un blédard ». Et là il peut raconter le massacre de toute la famille de son père sans doute par le GIA. Il a tout entendu, caché dans un placard avec son père et sa mère : les cris de panique, les supplications, les coups de feu, et ensuite le silence de mort. Seuls son père, sa mère et lui ont pu échapper au massacre.
C’est donc son père qui les a sauvés, mais celui-ci va estimer que c’est de sa propre faute si toute sa famille a été massacré. Ce serait en lien avec l’attitude qu’il aurait conseillée à sa famille vis-à-vis des maquisards. Et c’est ainsi estime Adel Chibane qu’il a grandi « dans un caveau familial. »
Lors de la séance où il délivre ce souvenir tragique, il apporte aussi un rêve où il se reconnait comme traitre et impuissant.
Et enfin il annonce que ce sera sa dernière séance, car il a décidé de partir en Syrie pour affronter la réalité du monde et combattre Daesh. Ce que son père n’a pas pu faire, lui le fera. Le psy tente bien de l’en dissuader, mais c’est en vain.
Il apprendra quelques temps plus tard par une de ses camarades de la brigade qu’il est mort en opération en voulant protéger ses camarades de combat.

Voici donc un résumé personnel de cette histoire de psychothérapie qui pourrait susciter bien des remarques sur la conduite de la cure, mais je vais me restreindre à celles qui apportent à la question de ce séminaire sur les aléas de la jouissance.

Syndrome post traumatique lui diagnostique le Dr Dayan et l’on va facilement admettre les effets de répétitions d’un tel syndrome, que cette compulsion est bien à l’œuvre. Freud y avait reconnu la figure d’une pulsion de mort justement avec son observation sur les névroses de guerre. Ce fut d’un apport décisif dans sa doctrine, qui venait remettre en partie en cause la conception première d’un principe de plaisir qui organiserait la vie psychique. La prise en compte de la répétition de la souffrance, du souvenir d’un événement traumatique, de l’aspiration vers un masochisme plus ou moins masqué réclamait en effet une refonte doctrinale. Lacan en poursuivra l’intuition en avançant la notion de jouissance.
On pourra admettre ici que les symptômes, les angoisses, les rêves traumatiques, bref toutes les formations de l’inconscient dont notre policier témoigne sont autant d’indications d’une tentative de suspension de cette jouissance-là, de cette jouissance qui l’aspire vers une identification à une érection sans faille, de ce Un qui forclos tout trébuchement. Il y a une oscillation entre ce tout phallique et l’expérience du ratage. L’angoisse de castration le submerge mais il ne saura pas en faire le ressort vers une jouissance qui ne serait pas toute phallique.
Malgré le travail psy, malgré la levée du refoulement, malgré la mise en parole du traumatisme, cela n’a pas permis qu’un effet de sens réel puisse œuvrer à détourner la pulsion mortifère de sa cible et qu’elle puisse se retourner en pulsion de vie.
Pourtant une identification moins problématique a pu se reconnaitre quand avec la levée du refoulement, il peut se reconnaitre comme « blédard », comme arabe, comme se situant dans une lignée. Ce n’est pas sans m’évoquer l’indication de Lacan dans son interprétation de la tragédie d’Hamlet , où le héros alors qu’il a tergiversé depuis si longtemps sur ce qu’il avait à faire, soit régler son compte au meurtrier de son père, qu’il est resté dans le plus grand flottement sur sa place et son désir, alors qu’il assiste au funérailles d’Ophélie, il peut saisir son désir et son identification : il s’écrit en sautant dans le trou « Moi, Hamlet le Danois ! »
L’identification toute- phallique d’ Abel Chibane, au sauveur, au héros, à l’ homme d’action le conduit dans une série de passages-à-l’acte qu’aucune interprétation, fût-elle juste , ne réussit à endiguer. Elle va le pousser vers un règlement de la dette, d’un réglementent de la faute du père, faute plus ou moins supposée malgré tout, non sur un mode symbolique mais sur un mode réel en la payant de sa vie. C’est une solution masochiste qui clôt la tragédie, et elle ne vient que résoudre l’impasse phallique de sa jouissance qui ne laissait pas d’autre alternative que le tout ou rien. Il est resté en addiction au phallus qui ne pourra pas jouer ici dans une opération symbolique, mais comme le symbole absolu de son identité : le pur héros défenseur de son pays, la victime impeccable de la sauvagerie, le flic toujours affuté qui suit le protocole, l’amant qui réussit sa performance sexuelle comme une opération militaire, le traitre qui est condamné à l’impuissance.
Rien dans tout cela qui ouvrirait au « blabla », soit au jeu de la métonymie et de la métaphore. Aucun écart entre le mot et la chose. Pourtant il s’en fallait de peu pour faire jouer le signifiant. Par exemple quand agacé de ne pas être reconnu d’emblée, comme si sa posture martiale ne suffisait à faire signe à l’autre de son identité, et qu’il explose « Je suis flic, putain ! », il s’en fallait d’une virgule en moins entre flic et putain pour que resonne une autre jouissance.
Et quant à la suite d’une levée du refoulement il peut s’affirmer dans un « je suis un blédard » et qu’il peut retrouver le regard rieur de sa grand-mère algérienne et ainsi une histoire, non pas enfermée dans un caveau familial mais ouverte à des déplacements métaphoriques. Seul prévaut dans son roman la culpabilité du père et son interdit à tout désir. Si son travail psy lui a permis de lever un refoulement, il ne l’a pas autorisé à dépasser le refus du père qui dans l’éternisation de sa culpabilité interdit tout au-delà du traumatisme.
On pourrait aussi se poser la question de la responsabilité du psy dans cette affaire. Il y en a toujours une. Alors qu’il a su manœuvrer avec tact l’agressivité, les provocations, les résistances de son patient, pourquoi ses interprétations n’ont-elles pas réussi à déjouer la solution masochiste ? Il s’agit d’une fiction cinématographique ne l’oublions pas, mais l’inconscient n’échappe pas aux inventeurs de fictions. Elles ne s’appuient ni sur une prise en compte du transfert comme répétition et ce dans quoi le thérapeute se trouve malgré lui embarqué, ni sur les signifiants qui ne manquent pas à s’inviter dans les propos du patient, ni dans le repérage d’un désir inconscient laissant toute la place au déploiement de la jouissance. Les interprétations bavardes du Dr Dayan ne sont pas analytiques, elles relèvent une confusion des registres entre réel, imaginaire et symbolique, et se réduisent au mieux à des explicitations qui n’ont aucun effet et arraisonnent le patient à son traumatisme.
Alors ne pourrait pas-t-on faire l’hypothèse que ce qui a fait résistance, du côté de l’analyste, est aussi une affaire de nom-du-père ? D’autres épisodes de cette série télévisuelle nous apprendront qu’en effet son père médecin ne savait pas toujours garder la bonne distance avec ses patients et patientes, et que la castration en tant qu’opérateur symbolique était resté problématique pour lui. D’où le climat incestuel qui règne dans ses prises en charge. Il écoute sans doute mais sans entendre la structure polysémique des propos du patient. Il prend pour argent comptant ce qui lui est adressé comme si c’était lui le destinataire de ce message, sans tirer les conséquences qu’il ne saurait en être qu’un tenant lieu, que c’est un Autre symbolique qui est visée au-delà de sa propre personne. Il répond essentiellement en son propre nom, et favorise ainsi un dialogue ouvert à toutes les imaginaires.
Est-ce à dire que le Dr Dayan serait lui-même empêtré dans sa nomination ? En effet son patronyme « Dayan » signifie en hébreu « défenseur » ou encore « juge ». On m’a indiqué qu’Adel en arabe signifie « le juste » et Chibane « le vieux ». Alors entre le patronyme du psy juif et celui du patient arabe nous pourrions avoir des effets de résonnance d’autant que le psy aura mené sa propre analyse en deçà de cette question.
Ce qu’on peut attendre du psychanalyste c’est tout de même qu’il ait pu articuler quelques conséquences de sa nomination tant avec son nom propre qu’avec ce qui le situe comme analyste. Cela ne semble pas le cas ici. On pourrait donc concevoir qu’il reste lui-même aliéné à son patronyme, de même que son patient, ce qui aurait bloquer ainsi la métaphore du nom-du-père et favoriser ainsi une identification imaginaire au moins inconsciemment à cette figure du défenseur de la civilisation chez Adel Chibane alors que le psy installé dans le confort de son nom, assuré d’être un bon professionnel, reste sourd au message inversé qui lui vient de l’ Autre.
Alors rien ne vient faire limite à la jouissance de l’Autre.

P.S. : Dans la version écrite de ce séminaire, j’ai intégré des éléments de la discussion.