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Les aléas de
la jouissance


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Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance XIII du 24 juin 2021

-I- Introduction

Avec cette séance in situ , comme au bon vieux temps, mais comme nous avons appris à le faire durant tous ces mois, bon gré mal gré, elle sera aussi diffusée par internet , ce qui va aussi nous permettre d’accueillir ce soir quelques nouveaux collègues que ce thème intéresse.
Le tempo qui s’impose à nous est celui d’une ponctuation . Il y a celui de la sortie de cette période de confinement, du moins nous osons l’espérer. Mais quoi qu’il en soit, ce temps particulier, on va dire qu’il se termine, a produit des effets particuliers et sans doute pas sur tous les points aussi désastreux que cela , et que la pratique de la psychanalyse s’en est trouvée bousculée, et cela peut être profitable de sortir de certaines routines, mais au-delà nous pourrions trouver matière à en tirer enseignement, et pourquoi pas sur cette question de la jouissance.
C’est quelque chose qui a été bien souvent évoquée que cette dimension de la présence dans les séances qui a dû être modifiée dans bien des cas, que la présence réelle a été suspendue, cette présence étant alors entendue comme celle du corps. Cette modalité de la présence n’est pas la même avec ces systèmes de transmission , téléphone ou vidéo mais ne pourrait-on pas faire l’ hypothèse que l’inconscient pourrait savoir y faire avec ce genre de bouleversement, l’expérience en tout cas nous a montré que le travail de l’ inconscient n’en était pas interrompu, voire pouvait se servir des mutations du dispositif analytique pour ouvrir de nouveau frayage.
Frayage, nouveau frayage peut être, cela pourrait être un nom pour la jouissance. Et d’ailleurs on pourrait se souvenir que Freud dans ses premières tentatives de décrire ce qu’il appelait un appareil psychique a eu recours à ce terme de frayage.
C’est de Freud que nous sommes partis pour engager ce travail , et avec cette observation de l’ enfant à la bobine, dont il tire les spéculations les plus audacieuses avec son hypothèse d’un au-delà du plaisir , d’un au-delà du principe de plaisir, et c’est ainsi qu’il introduira une pulsion de mort en regard d’une pulsion de vie. Nous avons pu dire que s’il n’y avait pas à proprement parlé de concept de jouissance chez Freud, cette notion de pulsion de mort pouvait nous en faire pressentir une articulation à venir. C’est ce qui arriva avec Lacan.
Nous avions repris la question du masochisme sur plusieurs séances, encore qu’elle soit déjà là avec cette répétition dans le jeu de l’ enfant , puisqu’il répète l’absence de la mère, ce qui va chez lui promouvoir son entrée dans le signifiant , mais aussi avec cette étrange scène où il se fait disparaitre lui-même, où il s’efface , du moins son image dans le miroir.
Puis ce fut donc cette pandémie qui nous a interdit la tenue de ce séminaire in situ, en présence, ce qui nous a conduit à nous servir de ces systèmes produit par la technoscience.
Lors du premier confinement il y a eu le souvenir d’un enfant confiné dans sa chambre qui me visita. Cet enfant qui se trouve aux prises avec ses pulsions destructrices , et aussi avec toutes ces figures menaçantes qui vont alors l’ assaillir , ce qui va faire le motif d’une fantaisie lyrique de Maurice Ravel sur un livret de Colette : L’enfant et les sortilèges. Mais c’est tout aussi bien la voix qui s’est imposée ici , servie par une remarquable composition musicale, ce qui nous faisaient poser la question de la jouissance musicale.
Puis vint à la rentrée de cette année, peut être avec cette figure moderne et tragique de ce jeune homme lui aussi malmené par ses pensées et ses fantômes, et dont la maladie mortelle dont il fut atteint à ses dires en est la conséquence. C’est avec Fritz Zorn que nous sommes entrés dans la problématique de la psychosomatique, en tant qu’elle nous indiquait un destin possible de la jouissance.
Arriva ensuite le temps de nous pencher sur la jouissance en tant que sexuel, sur son opacité, sur sa disparité, sur ses embarras aussi, et d’évoquer la difficulté de Freud à situer la sexualité féminine. C’est avec Lacan et ses formules de la sexuation que nous avons tenté de nous rassurer, ce qui ne fut pas le cas bien sûr. L’écriture logicienne qu’il en proposa avec la prise en compte que la sexualité humaine se met en place à partir d’une curieuse opération de soustraction symbolique : la castration. Cette écriture conceptuelle bien propre à nous dérouter eu cependant cette vertu de rebattre les cartes du tendre et de remettre en jeu les positions sexuées quant aux jouissances, tant il s’impose dès lors d’en distinguer au moins deux modalités que ne recoupent pas forcément la distinction anatomique entre sexe mâle et femelle.
C’est alors que s’imposa de prendre connaissance avec les discours contemporains sur le genre et d’apprécier les furieuses critiques qui pouvaient être faites vis à vis de la psychanalyse ; alors que les praticiens de la psychanalyse sont prêts à accueillir toutes les demandes de sujet qui veulent mettre en jeu les malaises qui les traversent y compris bien sûre ceux qui concernent l’identifications sexuelles. Mais le projet des gender studies est idéologique et politique et pour les textes les mieux construits il va y avoir un usage de notions issues de la théorie psychanalytique, mais le plus souvent en détournant abusivement leur signification. C’est le cas tout spécialement avec Judith Butler. Il m’a semblé nécessaire de lire ses ouvrages et d’indiquer quelques interprétations fautives qu’elle a pu faire des travaux de Lacan en particulier.
Pour autant le succès de cette orientation nous conduit à nous interroger sur les raisons sociales qui le permettent. Il témoigne d’une mutation dans les rapports du sujet contemporain avec la jouissance , et il nous importe alors d’en être éclairé. Il nous invite aussi de prendre autant que possible un peu de recul afin d’apprécier les discours qui régissent notre époque.
C’est pourquoi je vous propose pour ce soir un détour historique qui va nous amener dans des époques bien différentes et éloignées dans le temps puisque nous allons évoquer le tout début de l’ ère chrétienne avec St Augustin , et ensuite un débat qui eut lieu au 17 -ème siècle autour de la notion du pur amour avec Jansenius, Bossuet, Fénelon et quelques autres.
Si je vous propose cela, ce n’est pour nous détourner des questions actuelles, ce n’est pas pour nous reposer par quelques références exotiques, mais pour nous donner peut-être le moyen de mieux les concevoir, d’autant que les auteurs dont je vais évoquer cursivement les écrits nous parle de la jouissance.

- II- St Augustin

Augustin d'Hippone ou Saint Augustin, est né en 354 à Thagaste (Algérie), qui était alors un municipe de la province d'Afrique de l’ Empire romain , et il meurt en 430 à Hippone (Algérie). (76 ans ) C’est un philosophe et théologien chrétien romain des plus importants. Il est considéré comme l'un des quatre Pères fondateurs de l'Église occidentale. Il est issu d’une famille de fonctionnaires. Il a reçu une formation de lettré, il se passionne d'abord pour la philosophie, est tenté un moment par le manichéisme, puis il va se convertir au christianisme assez tard, en 386 à 32 ans. Il devient bientôt évêque d'Hippone et va s'engager dans une série de controverses, ce qui va donner une œuvre considérable dans laquelle trois ouvrages particulièrement connus se détachent : Les Confessions, La Cité de Dieu et De la Trinité. On reconnait en lui un des penseurs qui ont permis au christianisme d'intégrer une partie de l'héritage grec et romain, en généralisant une lecture allégorique des Ecritures. Sa pensée conserve une grande influence en Occident jusqu’au XVIIe siècle. C’est un penseur exigeant, complexe aussi ; il insiste sur la transcendance divine, le Dieu d'Augustin est à la fois au-dessus des êtres humains et au plus profond d'eux-mêmes. Il en résulte un accent mis sur ce qu'il nomme la trinité intérieure : la mémoire, l'intelligence et la volonté. La volonté c’est ce qui permet de se diriger vers le Bien, mais ce n'est pas suffisant ; il faut aussi la Grâce.
Dans l’histoire de l’ Eglise , St Thomas d’Aquin, qui arrive huit siècles plus tard va réduire l’influence de sa pensée. Au XVIe siècle et au XVIIe siècle, le protestantisme et le jansénisme, vont reprendre pour une part ses thèses. ( Ce qui n’est sans doute pas sans effet sur les orientations prises dans les pays anglo-saxon. )
Augustin distingue le monde lié à l'amour de soi de la Cité de Dieu qui est liée à l'amour de Dieu. Il a contribué fortement à mettre au premier plan le concept d'amour dans le christianisme, il est aussi responsable d'avoir transmis une forte méfiance envers la chair. À proprement parler, chez lui, la sexualité n’est pas mauvaise, tant qu’elle assure la descendance ; le problème vient du fait que depuis le péché originel les êtres humains ne contrôlent plus leur sexualité.
Avec le père latin nous sommes donc au tournant de l’ antiquité tardive et la mise en place de l’ère chrétienne, et en particulier de sa doxa. Et bien cette question de la jouissance n’est pas du tout absente de cette élaboration et sur un mode des plus complexes et des plus subtils. Alors je vous propose , inspirer en cela par le travail de Jacques Le Brun, de nous concentrer sur une opposition qui se trouve dans ses écrits entre uti et frui . Ce sont des notions qui existaient bien avant lui. Uti , en latin a le sens d’user, de servir de, avec comme dérivés : utile, usage. C’est l’idée d’une utilisation et non d’une possession. Et frui signifie jouir comme jouir des produits de, d’où le substantif fructus : le droit de garder des produits. La notion juridique d’usufruit vient de là.
Les latins avaient déjà associé ces deux notions d’ uti et de frui, mais Augustin va en développer le sens avec la notion d’un rapport à une chose en regard de l’ amour et de l’intérêt. La définition de frui n’a pas chez lui une définition univoque , cependant il y a celle-ci qu’on peut retenir « d’avoir là ce que l’on aime » (in De maribus catholica Ecclesia ). C’est cette présence, cet être- là de la chose qui ouvre à l’acte de jouir. Mais de quelle présence s’agit-il ? Ce fruit, cette fruition, n’est pas sans conséquence, car elle ne se situe pas dans un lieu sans ordre, elle se situe en regard de Dieu comme créateur de toute chose et comme référence suprême et comme référence de la jouissance entre autres . ( Frui Déo).
D’une certaine manière jouir, c’est une porte d’entrée dans l’ordre des choses de la création, et donc dans une participation avec Dieu à un état suprême de béatitude, qui est un état spirituel de repos (quies), de fruition, où il n’y a plus de manque d’aucune sorte. (in De doctrina christiana ).
Dans ce mouvement vers la chose, il y faut une volonté. Dans De Trinitate , il indique que cet acte de « disposer de quelque chose au gré de la volonté » est un acte complexe , bien qu’il soit porté par la volonté, bien que le sujet se saisisse de la chose, c’est seulement dans la mesure où en retour il va être saisi par la chose, que cet objet va être constitué en objet aimé.
Augustin soutient que uti et frui doivent être pensé ensemble en distinguant le « pour soi même » et ce qui doit être référé à « autre chose » , qui alors fait référence. Au lieu de distinguer la chose pour soi, (la chose de l’utilité), de l’ autre chose , (la chose spirituelle si l’on peut dire), ce qui aurait établit une hiérarchie simple, et même simpliste; simpliste à ses yeux en tout cas, car il propose plutôt entre l’uti et le frui une relation plus complexe. C’est qu’en fait une jouissance (frui) est engagé dans toute utilisation (uti), dans tout usage puisque l’utilité est l’usage d’un bien qui est donné par la providence divine.
Dans le De Trinitate, il avance que tout homme qui jouit utilise, alors que ce n’est pas le cas pour l’inverse. L’utilisation d’une chose peut en rester à un usage, voir un plaisir mais pas nécessaire une jouissance.
Le rapport d’utilité serait contenu dans toute jouissance, l’utilité n’étant pas alors de l’ordre d’un simple avoir, d’une possession ; c’est que les biens qui sont ceux de la jouissance participent d’un au-delà , ils participent d’une chose suprême. A ce titre l’utilité n’est pas alors une vulgaire possession mais relève d’une dignité, d’une assomption dans l’ être vers la béatitude.

Malgré la difficulté pour nous d’entrer dans une sémantique si éloignée de nos coordonnées, elle nous demande d’entrer dans un discours religieux , cependant on entend comment la question éthique est ici sensible, et comment la jouissance ne peut se concevoir chez Augustin sans cette référence à Dieu, et comment la chose n’est jamais de simple usage , et que s’y profile la référence à une chose suprême.
Un point délicat abordé dans De doctrina christiana est celui de savoir si Dieu a avec l’ homme un rapport d’usage (uti) ou bien s’il a un rapport de jouissance (frui). On voit l’audace de la question ; on pourrait me semble-t-il la mettre en regard de celle évoquée juste avant dans le rapport d’un sujet avec une chose où d’une certaine manière il y a dans la jouissance de cette chose comme un retournement soit un saisissement du sujet par la chose.
Mais pour Augustin Dieu ne saurait jouir de l’ homme car ce serait dans ce cas admettre un manque dans Dieu, ce qui n’est pas admissible et contraire à l’essence divine. L’utilité ne peut être que celle de l’ homme et non celle de Dieu .
Remarquons donc que le rapport est donc dissymétrique de ce point de vue entre l’ homme et Dieu ; Alors que celui de l’ homme et de la chose pourrait semble t-il être de symétrie. Nous reprendrons ce point plus tard, il inviterait à des repérages topologiques.
Si Augustin suggère que pour l’homme jouir de Dieu revient à jouir de soi , mais certainement pas sur un mode narcissique comme on le dirait avec nos concepts, il dit précisément « jouir de soi en Dieu » ce qui est une tout autre perspective. Jouir de soi en dieu , c’est jouir de Celui qui par béatitude nous rendra heureux.
Ainsi c’est Dieu qui va occuper une troisième place entre la jouissance et l’ utilité, cette utilité étant celle de la chose , ce qui peut aussi bien s’entendre comme le prochain. C’est ainsi que dans cette mise en place, la jouissance de Dieu devient celle de l’ homme. Non point que l’homme serait alors identifiable par la jouissance à Dieu, c’est que son frui, sa jouissance, sa jouissance suprême ( merces summa) ne saurait être une jouissance privative, une jouissance du moi, mais cette jouissance même de Lui .

Augustin va aussi traiter de la délicate question du rapport de la jouissance avec la sensibilité et le plaisir. Contrairement à bien des pensées contemporaines, il ne confond pas ces divers niveaux. Alors que la sensibilité est un effet des sens, est dans un rapport avec la présence de la chose, la jouissance n’est pas immédiatement liée à la perception, car il y a la condition possible de l’ absence de la chose, de la perte de la chose. La sensibilité est bien engagée avec la jouissance, mais pas dans une effectivité ; c’est le registre de la métaphore, des métaphores sensibles, qui seront convoquées pour parler de la jouissance.
Ainsi le plaisir (voluptas) est bien partie prenante de la jouissance, mais il s’en distingue. Le plaisir peut bien prendre plaisir à un objet du monde , mais le plaisir véritable si l’on peut dire s’éprouve avec la chose suprême, dans une délectation ( delectatio), et c’est seulement à ce niveau semble t’il que le frui , que la jouissance peut se situer.
La question qui se pose alors est de savoir si cette déletatio de la chose suprême va s’atteindre par la volonté de l’ homme par son propre mouvement ou si elle nécessite l’intervention de Dieu ?
Selon la réponse donnée à cette question nous aurons des orientations doctrinales bien contrastées. St Thomas au 13-ème siècle retient la première assertion alors que Jansenius, dans son commentaire sur des œuvres d’Augustin, (fin 16 -ème -début 17 -ème) va opter pour la seconde ce qui est en effet la position du père latin.
Augustin qui peut écrire ceci qui pourrait alerter les oreilles sensibles, alors disons-le d’abord en latin : « Frui est delectari in domino » soit : « Jouir, c’est se délecter dans le Seigneur » . On a chez Augustin une écriture qui use de la métaphore, qui joue sur les contraires, qui se sert d’oxymores, pour dire ce rapport paradoxal qui au plus intime de l’homme pourra dans la jouissance se perdre dans la chose la plus extérieure, la plus incorporelle, soit ce qui se donne comme image de Dieu. Le moi alors se perd, se dissout dans l’éblouissement de la rencontre avec Dieu.

-III- Quelques remarques pour poursuivre

Vous excusez peut-être ce survol bien trop rapide, sans doute trop interprétatif, il se limitait à laisser entendre que dans une œuvre si essentielle au fondement de notre culture cette question de la jouissance y était abordée avec la plus grande liberté de ton , et que cela mettait en jeu un objet je dirai mondain quand il s’agit de l’uti, et d’un objet qui devient hors du monde, quand il s’agit de la jouissance.
On peut être ébloui par l’audace, par l’élégance du style d’Augustin, qui montre combien le théologien aurait bien des leçons à donner à nos auteurs contemporains. Même si on ne se situe pas soi-même dans une croyance religieuse, on ne peut qu’être saisi dans son effort pour serrer au plus près les mouvements de la psyché, il aurait dit de l’ âme, et combien son propos entrent en résonnance avec bien des articulations que l’on retrouve dans la psychanalyse.
Je soulignerai cette nécessité où il se trouve d’user de la métaphore pour tenter de rendre compte de la jouissance. Cela n’a rien d’une facilité rhétorique, mais cela nous indique que si l’on resserre le discours pour parler de jouissance, il lui faut en passer par des tropes et il faut aussi en passer par l’image. En d’autres termes, ce n’est qu’avec le recours du symbolique et de l’imaginaire qu’on va pouvoir cerner quelque chose de la jouissance, et que celle-ci relève de qui radicalement échappe, et c’est bien ce que Lacan pourra appeler le réel.
Un autre point c’est la question de la chose, qui est aussi bien l’objet d’usage, celui dont on se sert, celui que l’on reconnait comme un objet du monde , qui peut apporter satisfaction , Freud aurait dit Object . Et puis il y a un objet autre, qui n’est pas un objet du monde, qui est au-delà de l’ utile et des plaisirs qu’il peut apporter , on pourrait peut-être parler de Das Ding, c’est l’objet suprême qui vous apporte la quiétude d’être dans une participation à l’ordre divin.

Il y a un passage dans les écrits d’Augustin, c’est dans les Confessions, qui été maintes fois commenté par Lacan. Augustin livre le récit d’une scène à laquelle il a assisté , le voici :
« J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie ; Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait , tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait ».
Ce tableau bien précis dans sa description présente plusieurs éléments : Le sujet dont la pâleur indique l’affect dont il est le siège ; Le semblable , le frère précisément ; L’objet : le sein que lui donne l’ Autre maternel ; Le regard, qui est tout spécialement empoisonné. St Augustin interprète cette scène en termes de jalousie, celle d’un enfant devant le spectacle d’un frère jouissant de ce que lui donne la mère.
Il n’ y a pas pour Lacan seulement une manifestation de l’agressivité dans la relation imaginaire entre les deux frères de lait. Ce n’est pas seulement une rivalité spéculaire du style « C’est lui ou moi », il y a un objet dont l’un se sent privé de ce que l’autre possède. Il y a une dimension imaginaire ; c’est par l’image de l’autre que l’enfant le suppose satisfait. Il se fie aux apparences de ce qu’il voit, soit le spectacle d’une complétude, le sujet du regard éprouve une exclusion, mais ce qui essentiel ici ce n’est pas l’objet de la concurrence, le sein , mais c’est la production d’un objet qui auparavant n’existait pas en tant que tel
Cette scène nous donne en effet l’idée de la valeur structurante de la privation . L’objet existe à partir du moment où le sujet se sent affecté d’un manque à cause de ce semblable, à cause de la jouissance supposée de ce semblable.
Lacan va se permettre de rectifier le jugement d’Augustin qui parle ici de jalousie. Il préfère considérer qu’il s’agit de l’ envie, (invidia en latin ) qui met en jeu un objet visible, un objet de concurrence éventuellement , qui peut apporter satisfaction, mais qui peut comporter une certaine déception et même insatisfaction par son absence. Dans la scène décrit par Augustin, ce n’est finalement pas l’objet sein qui est en cause, mais la jouissance qu’il est supposé apporté à l’autre. L’affect de haine qui se manifeste vise la jouissance de l’ autre.
Ce que nous pourrions avancer provisoirement ici grâce à cette scénette c’est que l’objet mondain ne se constitue qu’à partir d’une absence, qu’à partir d’une privation, et qu’il a pour cause, cet objet autre dont on n’a pas l’idée, objet de pur esprit pour Augustin.
Là où les théologiens comme Augustin vont faire surgir l’image de Dieu, les mystiques parleront d’un rien , d’un nada comme St Jean de la Croix, d’un pur silence, et c’est en ce même lieu que Lacan va nous proposer une écriture , celle de l’ objet a.

Et l’ amour dans tout ça ? On ne peut pas dire qu’Augustin ne tente pas un discours là-dessus , que les amours humaines ne prennent leur vraie valeur que s’il se réfère à un amour d’un autre ordre , un amour de Dieu. Toute son articulation entre l’uti et le frui peut s’entendre comme cela, mais tout de même bien des questions vont surgir
-Comme celle de la récompense qu’on pourrait attendre ou pas,
-Comme celle du rapport de la jouissance avec les sensations, c’est-à-dire avec le corps,
-Comme celle d’une délectation qui serait spirituel mais dont le paradoxe est qu’elle ne peut se dire qu’en passant par des images et des métaphores de la sensibilité , sensibilité qui était en jeu avec l’uti .
A ces question Augustin a bien tenté d’y répondre, mais malgré la hauteur de vue de sa spéculation, comme tout discours il rencontre ses impasses, ses points problématiques, son point d’impossible en quelque sorte.
Et ce qui sera resté dans un certain flottement, ferra retour bien plus tard dans l’histoire de l’ occident, au 17 ème siecle . Entre temps il y aura eu le schisme qui aboutira à la séparation entre la chrétienté romaine et celle d’Orient. Sans doute que du côté de la théologie orthodoxe nous avons eu un destin différent des questions soulevées par Augustin. Il y aura eu aussi le mouvement de la réforme et la scission qu’elle a engendré.
En occident il me semble pertinent de souligner que c’est dans le siècle de l’émergence du discours de la science que l’héritage Augustinien va être repris, discuter, et conduire à des disputes les plus vives comme celle de la querelle du pur amour.

-IV- Pour conclure avec Lacan : au nom de Dieure.

Dans l’ éthique de la psychanalyse Lacan pour développer la notion de jouissance et plus précisément celle de jouissance de l’ Autre va faire de la mystique chrétienne une référence essentielle dans la mesure où son propos ne cesse de rencontrer dans son travail de théorisation de l’expérience de la psychanalyse les même paradoxes et les mêmes impossibilités. Lacan va donc largement s’inspirer de cette expérience de la mystique et de ce qu’elle a déposé comme écrit. Car c’est ainsi que nous y avons accès.
Dans les non-dupes errent, dans sa réflexion sur l’ amour, il part de sa lecture de St Augustin et souligne la distinction entre l’ uti et le frui, entre ce qu’on utilise et ce dont on jouit. Et d’une manière tout à fait claire et assumée, il n’hésite pas à situer sa propre démarche dans le fil de cette tradition séculaire et tout particulièrement avec St Augustin en se réappropriant l’ uti et le frui.
Je le cite :
« Les fonctions essentielles lacaniennes de l’ utile et du jouis, elles sont précisées comme telles, c’est là-dessus qu’au départ j’ai fait entièrement pivoter ce que j’ai dit de l’ éthique de la psychanalyse. »
Dans Encore, sa définition de la jouissance , là encore dans une référence à St Augustin est « la jouissance c’est ce qui ne sert à rien », en d’autres termes, il n’y a là aucune utilité. Le pas qu’il fait pourtant est de nommer ce rien autrement qu’en y faisant deviner cette figure évanescente de la déité qui reste au bord d’une consistance chez le Père latin.
Lacan ne va pas non plus reculer devant la question si problématique du désintéressement qui fut dans la querelle du pur amour un motif essentiel et pointer que ce qui reste ambigüe dans la tradition religieuse , c’est l’articulation entre l’ amour et la jouissance. L’acte de Lacan c’est de les séparer.
Dans la première séance du séminaire de 1972-73 il énonce :
« La jouissance de l’ Autre, de l’ Autre avec un grand A, du corps de l’ Autre qui le symbolise, n’est pas le signe de l’ amour. »
Il me semble que s‘il peut énonce aussi fermement cette assertion, c’est en prenant enseignement de cette tradition mystique et des débats qu’elle a occasionner dans notre culture. De son côté , les impasses sur la notion de l’ amour il va les traiter de plusieurs façons :
1°) par la logique , comme on l’ a vu avec les formules de la sexuation, et là il reste dans la tradition freudienne où l’inconscient ignore la contradiction, ce qui lui permet de remanier la logique classique.
2°) par une clinique de l’ amour , et là tout en s’appuyant sur l’expérience de la pratique analytique, il rejoint St Augustin.
Il admet que la jouissance reste une question, qu’elle rencontre de l’ impossible, en particulier celui de pouvoir écrire le rapport sexuel comme tel. Elle implique cependant la jouissance de l’ Autre, ce qui s’entend sur le mode subjectif et objectif de ce génitif. Il y a une ambiguïté, une polysémie, tout à fait voulue dans cette notion qui n’est pas sans résonance avec le débat que nous venons d’évoquer :
La jouissance dans son sens objectif, dans le sens d’un objet sexué, jouissance sexuelle donc, qui va s’engager sur un mode phallique quelque soit le sexe, et qui rencontre de ce fait une limite, celle de la castration. C’est la jouissance du corps de l’ Autre, je dirai au sens de l’ autre du sexe, dans l’altérité donc, où une note de perversion n’est pas absente.
La jouissance dans son sens subjectif qui se rapporterait à l’ Autre comme tel, ce qui comporte un accent extatique : ici , c’est l’ autre qui jouit. A ceci près que c’est un autre sans corps, sans sexe, qui n’existe qu’en tant que lieu.
Lacan vide le propos de tout être, ce qui lui fera dire que Dieu n’existe pas , mais qu’il ex-siste, qu’il siste en tant que lieu autre. En tout cas il s’impose aussi à Lacan d’user de métaphore spatiale pour aborder ce lieu de l’ Autre.
Les deux dimensions de la jouissance que Lacan pointe avec sa formule ambigüe de la jouissance de l’ Autre on la retrouve chez les mystiques.
-D’une part avec la jouissance du corps telle que les mortifications et les martyrs : la peinture baroque nous en apport le spectacle des plus suaves au plus dégoulinant et
-D’autre part la jouissance d’un Dieu seul à jouir, à jouir dans un « exil de jouissance » comme le formule Jacques le Brun.
Lacan avance sur ce point que le christianisme a fini par inventer un Dieu tel que c’est lui qui jouit. Cette formulation, in Encore, pertinente sans doute mais qui pourrait laisser entendre une confusion entre l’Autre et la Déité. Il n’est pas sans s’en douter.
Dans l’instance de la lettre , l’ Autre avait été défini comme lieu de la parole ce qui est une façon -je cite- (non ) « de laïciser mais d’exorciser le bon vieux Dieu ».

En fait Lacan va donner deux faces à cet Autre
-L’une qui serait « la face de Dieu » supportée par un mode de jouissance
-L’autre face qui serait l’ être de la signifiance qui siègerait dans ce lieu de l’ Autre, ce qu’il supporte essentiellement d’une écriture : Le grand A.
Ce qui au total ne fait pas « deux dieux , mais sans en faire non plus Un seul. (in Encore)
Plus tard dans la troisième, il crée ce néologisme : Dieure qui condense Dieu et Dire, ce qui est sa manière de soutenir que ce Dieu ne peut se soutenir que par un effet du langage, et que c’est comme cela qu’on peut cerner cette supposition impossible de la jouissance de l’ Autre.

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Bibliographie :
Jacques Le Brun, le pur amour. De Platon à Lacan. Ed Seuil, 2002.
St Augustin : les confessions
St Augustin : La cité de Dieu
Michel de Certeau : La fable mystique