Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance
XIII du 24 juin 2021
-I- Introduction
Avec cette séance in situ , comme au bon vieux temps, mais comme nous
avons appris à le faire durant tous ces mois, bon gré mal gré, elle
sera aussi diffusée par internet , ce qui va aussi nous permettre
d’accueillir ce soir quelques nouveaux collègues que ce thème intéresse.
Le tempo qui s’impose à nous est celui d’une ponctuation . Il y a celui
de la sortie de cette période de confinement, du moins nous osons
l’espérer. Mais quoi qu’il en soit, ce temps particulier, on va dire
qu’il se termine, a produit des effets particuliers et sans doute pas
sur tous les points aussi désastreux que cela , et que la pratique de
la psychanalyse s’en est trouvée bousculée, et cela peut être
profitable de sortir de certaines routines, mais au-delà nous pourrions
trouver matière à en tirer enseignement, et pourquoi pas sur cette
question de la jouissance.
C’est quelque chose qui a été bien souvent évoquée que cette dimension
de la présence dans les séances qui a dû être modifiée dans bien des
cas, que la présence réelle a été suspendue, cette présence étant alors
entendue comme celle du corps. Cette modalité de la présence n’est pas
la même avec ces systèmes de transmission , téléphone ou vidéo mais ne
pourrait-on pas faire l’ hypothèse que l’inconscient pourrait savoir y
faire avec ce genre de bouleversement, l’expérience en tout cas nous a
montré que le travail de l’ inconscient n’en était pas interrompu,
voire pouvait se servir des mutations du dispositif analytique pour
ouvrir de nouveau frayage.
Frayage, nouveau frayage peut être, cela pourrait être un nom pour la
jouissance. Et d’ailleurs on pourrait se souvenir que Freud dans ses
premières tentatives de décrire ce qu’il appelait un appareil psychique
a eu recours à ce terme de frayage.
C’est de Freud que nous sommes partis pour engager ce travail , et avec
cette observation de l’ enfant à la bobine, dont il tire les
spéculations les plus audacieuses avec son hypothèse d’un au-delà du
plaisir , d’un au-delà du principe de plaisir, et c’est ainsi qu’il
introduira une pulsion de mort en regard d’une pulsion de vie. Nous
avons pu dire que s’il n’y avait pas à proprement parlé de concept de
jouissance chez Freud, cette notion de pulsion de mort pouvait nous en
faire pressentir une articulation à venir. C’est ce qui arriva avec
Lacan.
Nous avions repris la question du masochisme sur plusieurs séances,
encore qu’elle soit déjà là avec cette répétition dans le jeu de l’
enfant , puisqu’il répète l’absence de la mère, ce qui va chez lui
promouvoir son entrée dans le signifiant , mais aussi avec cette
étrange scène où il se fait disparaitre lui-même, où il s’efface , du
moins son image dans le miroir.
Puis ce fut donc cette pandémie qui nous a interdit la tenue de ce
séminaire in situ, en présence, ce qui nous a conduit à nous servir de
ces systèmes produit par la technoscience.
Lors du premier confinement il y a eu le souvenir d’un enfant confiné
dans sa chambre qui me visita. Cet enfant qui se trouve aux prises avec
ses pulsions destructrices , et aussi avec toutes ces figures
menaçantes qui vont alors l’ assaillir , ce qui va faire le motif d’une
fantaisie lyrique de Maurice Ravel sur un livret de Colette : L’enfant
et les sortilèges. Mais c’est tout aussi bien la voix qui s’est imposée
ici , servie par une remarquable composition musicale, ce qui nous
faisaient poser la question de la jouissance musicale.
Puis vint à la rentrée de cette année, peut être avec cette figure
moderne et tragique de ce jeune homme lui aussi malmené par ses pensées
et ses fantômes, et dont la maladie mortelle dont il fut atteint à ses
dires en est la conséquence. C’est avec Fritz Zorn que nous sommes
entrés dans la problématique de la psychosomatique, en tant qu’elle
nous indiquait un destin possible de la jouissance.
Arriva ensuite le temps de nous pencher sur la jouissance en tant que
sexuel, sur son opacité, sur sa disparité, sur ses embarras aussi, et
d’évoquer la difficulté de Freud à situer la sexualité féminine. C’est
avec Lacan et ses formules de la sexuation que nous avons tenté de nous
rassurer, ce qui ne fut pas le cas bien sûr. L’écriture logicienne
qu’il en proposa avec la prise en compte que la sexualité humaine se
met en place à partir d’une curieuse opération de soustraction
symbolique : la castration. Cette écriture conceptuelle bien propre à
nous dérouter eu cependant cette vertu de rebattre les cartes du tendre
et de remettre en jeu les positions sexuées quant aux jouissances, tant
il s’impose dès lors d’en distinguer au moins deux modalités que ne
recoupent pas forcément la distinction anatomique entre sexe mâle et
femelle.
C’est alors que s’imposa de prendre connaissance avec les discours
contemporains sur le genre et d’apprécier les furieuses critiques qui
pouvaient être faites vis à vis de la psychanalyse ; alors que les
praticiens de la psychanalyse sont prêts à accueillir toutes les
demandes de sujet qui veulent mettre en jeu les malaises qui les
traversent y compris bien sûre ceux qui concernent l’identifications
sexuelles. Mais le projet des gender studies est idéologique et
politique et pour les textes les mieux construits il va y avoir un
usage de notions issues de la théorie psychanalytique, mais le plus
souvent en détournant abusivement leur signification. C’est le cas tout
spécialement avec Judith Butler. Il m’a semblé nécessaire de lire ses
ouvrages et d’indiquer quelques interprétations fautives qu’elle a pu
faire des travaux de Lacan en particulier.
Pour autant le succès de cette orientation nous conduit à nous
interroger sur les raisons sociales qui le permettent. Il témoigne
d’une mutation dans les rapports du sujet contemporain avec la
jouissance , et il nous importe alors d’en être éclairé. Il nous invite
aussi de prendre autant que possible un peu de recul afin d’apprécier
les discours qui régissent notre époque.
C’est pourquoi je vous propose pour ce soir un détour historique qui va
nous amener dans des époques bien différentes et éloignées dans le
temps puisque nous allons évoquer le tout début de l’ ère chrétienne
avec St Augustin , et ensuite un débat qui eut lieu au 17 -ème siècle
autour de la notion du pur amour avec Jansenius, Bossuet, Fénelon et
quelques autres.
Si je vous propose cela, ce n’est pour nous détourner des questions
actuelles, ce n’est pas pour nous reposer par quelques références
exotiques, mais pour nous donner peut-être le moyen de mieux les
concevoir, d’autant que les auteurs dont je vais évoquer cursivement
les écrits nous parle de la jouissance.
- II- St Augustin
Augustin d'Hippone ou Saint Augustin, est né en 354 à Thagaste
(Algérie), qui était alors un municipe de la province d'Afrique de l’
Empire romain , et il meurt en 430 à Hippone (Algérie). (76 ans ) C’est
un philosophe et théologien chrétien romain des plus importants. Il est
considéré comme l'un des quatre Pères fondateurs de l'Église
occidentale. Il est issu d’une famille de fonctionnaires. Il a reçu une
formation de lettré, il se passionne d'abord pour la philosophie, est
tenté un moment par le manichéisme, puis il va se convertir au
christianisme assez tard, en 386 à 32 ans. Il devient bientôt évêque
d'Hippone et va s'engager dans une série de controverses, ce qui va
donner une œuvre considérable dans laquelle trois ouvrages
particulièrement connus se détachent : Les Confessions, La Cité de Dieu
et De la Trinité. On reconnait en lui un des penseurs qui ont permis au
christianisme d'intégrer une partie de l'héritage grec et romain, en
généralisant une lecture allégorique des Ecritures. Sa pensée conserve
une grande influence en Occident jusqu’au XVIIe siècle. C’est un
penseur exigeant, complexe aussi ; il insiste sur la transcendance
divine, le Dieu d'Augustin est à la fois au-dessus des êtres humains et
au plus profond d'eux-mêmes. Il en résulte un accent mis sur ce qu'il
nomme la trinité intérieure : la mémoire, l'intelligence et la volonté.
La volonté c’est ce qui permet de se diriger vers le Bien, mais ce
n'est pas suffisant ; il faut aussi la Grâce.
Dans l’histoire de l’ Eglise , St Thomas d’Aquin, qui arrive huit
siècles plus tard va réduire l’influence de sa pensée. Au XVIe siècle
et au XVIIe siècle, le protestantisme et le jansénisme, vont reprendre
pour une part ses thèses. ( Ce qui n’est sans doute pas sans effet sur
les orientations prises dans les pays anglo-saxon. )
Augustin distingue le monde lié à l'amour de soi de la Cité de Dieu qui
est liée à l'amour de Dieu. Il a contribué fortement à mettre au
premier plan le concept d'amour dans le christianisme, il est aussi
responsable d'avoir transmis une forte méfiance envers la chair. À
proprement parler, chez lui, la sexualité n’est pas mauvaise, tant
qu’elle assure la descendance ; le problème vient du fait que depuis le
péché originel les êtres humains ne contrôlent plus leur sexualité.
Avec le père latin nous sommes donc au tournant de l’ antiquité tardive
et la mise en place de l’ère chrétienne, et en particulier de sa doxa.
Et bien cette question de la jouissance n’est pas du tout absente de
cette élaboration et sur un mode des plus complexes et des plus
subtils. Alors je vous propose , inspirer en cela par le travail de
Jacques Le Brun, de nous concentrer sur une opposition qui se trouve
dans ses écrits entre uti et frui . Ce sont des notions qui existaient
bien avant lui. Uti , en latin a le sens d’user, de servir de, avec
comme dérivés : utile, usage. C’est l’idée d’une utilisation et non
d’une possession. Et frui signifie jouir comme jouir des produits de,
d’où le substantif fructus : le droit de garder des produits. La notion
juridique d’usufruit vient de là.
Les latins avaient déjà associé ces deux notions d’ uti et de frui,
mais Augustin va en développer le sens avec la notion d’un rapport à
une chose en regard de l’ amour et de l’intérêt. La définition de frui
n’a pas chez lui une définition univoque , cependant il y a celle-ci
qu’on peut retenir « d’avoir là ce que l’on aime » (in De maribus
catholica Ecclesia ). C’est cette présence, cet être- là de la chose
qui ouvre à l’acte de jouir. Mais de quelle présence s’agit-il ? Ce
fruit, cette fruition, n’est pas sans conséquence, car elle ne se situe
pas dans un lieu sans ordre, elle se situe en regard de Dieu comme
créateur de toute chose et comme référence suprême et comme référence
de la jouissance entre autres . ( Frui Déo).
D’une certaine manière jouir, c’est une porte d’entrée dans l’ordre des
choses de la création, et donc dans une participation avec Dieu à un
état suprême de béatitude, qui est un état spirituel de repos (quies),
de fruition, où il n’y a plus de manque d’aucune sorte. (in De doctrina
christiana ).
Dans ce mouvement vers la chose, il y faut une volonté. Dans De
Trinitate , il indique que cet acte de « disposer de quelque chose au
gré de la volonté » est un acte complexe , bien qu’il soit porté par la
volonté, bien que le sujet se saisisse de la chose, c’est seulement
dans la mesure où en retour il va être saisi par la chose, que cet
objet va être constitué en objet aimé.
Augustin soutient que uti et frui doivent être pensé ensemble en
distinguant le « pour soi même » et ce qui doit être référé à « autre
chose » , qui alors fait référence. Au lieu de distinguer la chose pour
soi, (la chose de l’utilité), de l’ autre chose , (la chose spirituelle
si l’on peut dire), ce qui aurait établit une hiérarchie simple, et
même simpliste; simpliste à ses yeux en tout cas, car il propose plutôt
entre l’uti et le frui une relation plus complexe. C’est qu’en fait une
jouissance (frui) est engagé dans toute utilisation (uti), dans tout
usage puisque l’utilité est l’usage d’un bien qui est donné par la
providence divine.
Dans le De Trinitate, il avance que tout homme qui jouit utilise, alors
que ce n’est pas le cas pour l’inverse. L’utilisation d’une chose peut
en rester à un usage, voir un plaisir mais pas nécessaire une
jouissance.
Le rapport d’utilité serait contenu dans toute jouissance, l’utilité
n’étant pas alors de l’ordre d’un simple avoir, d’une possession ;
c’est que les biens qui sont ceux de la jouissance participent d’un
au-delà , ils participent d’une chose suprême. A ce titre l’utilité
n’est pas alors une vulgaire possession mais relève d’une dignité,
d’une assomption dans l’ être vers la béatitude.
Malgré la difficulté pour nous d’entrer dans une sémantique si éloignée
de nos coordonnées, elle nous demande d’entrer dans un discours
religieux , cependant on entend comment la question éthique est ici
sensible, et comment la jouissance ne peut se concevoir chez Augustin
sans cette référence à Dieu, et comment la chose n’est jamais de simple
usage , et que s’y profile la référence à une chose suprême.
Un point délicat abordé dans De doctrina christiana est celui de savoir
si Dieu a avec l’ homme un rapport d’usage (uti) ou bien s’il a un
rapport de jouissance (frui). On voit l’audace de la question ; on
pourrait me semble-t-il la mettre en regard de celle évoquée juste
avant dans le rapport d’un sujet avec une chose où d’une certaine
manière il y a dans la jouissance de cette chose comme un retournement
soit un saisissement du sujet par la chose.
Mais pour Augustin Dieu ne saurait jouir de l’ homme car ce serait dans
ce cas admettre un manque dans Dieu, ce qui n’est pas admissible et
contraire à l’essence divine. L’utilité ne peut être que celle de l’
homme et non celle de Dieu .
Remarquons donc que le rapport est donc dissymétrique de ce point de
vue entre l’ homme et Dieu ; Alors que celui de l’ homme et de la chose
pourrait semble t-il être de symétrie. Nous reprendrons ce point plus
tard, il inviterait à des repérages topologiques.
Si Augustin suggère que pour l’homme jouir de Dieu revient à jouir de
soi , mais certainement pas sur un mode narcissique comme on le dirait
avec nos concepts, il dit précisément « jouir de soi en Dieu » ce qui
est une tout autre perspective. Jouir de soi en dieu , c’est jouir de
Celui qui par béatitude nous rendra heureux.
Ainsi c’est Dieu qui va occuper une troisième place entre la jouissance
et l’ utilité, cette utilité étant celle de la chose , ce qui peut
aussi bien s’entendre comme le prochain. C’est ainsi que dans cette
mise en place, la jouissance de Dieu devient celle de l’ homme. Non
point que l’homme serait alors identifiable par la jouissance à Dieu,
c’est que son frui, sa jouissance, sa jouissance suprême ( merces
summa) ne saurait être une jouissance privative, une jouissance du moi,
mais cette jouissance même de Lui .
Augustin va aussi traiter de la délicate question du rapport de la
jouissance avec la sensibilité et le plaisir. Contrairement à bien des
pensées contemporaines, il ne confond pas ces divers niveaux. Alors que
la sensibilité est un effet des sens, est dans un rapport avec la
présence de la chose, la jouissance n’est pas immédiatement liée à la
perception, car il y a la condition possible de l’ absence de la chose,
de la perte de la chose. La sensibilité est bien engagée avec la
jouissance, mais pas dans une effectivité ; c’est le registre de la
métaphore, des métaphores sensibles, qui seront convoquées pour parler
de la jouissance.
Ainsi le plaisir (voluptas) est bien partie prenante de la jouissance,
mais il s’en distingue. Le plaisir peut bien prendre plaisir à un objet
du monde , mais le plaisir véritable si l’on peut dire s’éprouve avec
la chose suprême, dans une délectation ( delectatio), et c’est
seulement à ce niveau semble t’il que le frui , que la jouissance peut
se situer.
La question qui se pose alors est de savoir si cette déletatio de la
chose suprême va s’atteindre par la volonté de l’ homme par son propre
mouvement ou si elle nécessite l’intervention de Dieu ?
Selon la réponse donnée à cette question nous aurons des orientations
doctrinales bien contrastées. St Thomas au 13-ème siècle retient la
première assertion alors que Jansenius, dans son commentaire sur des
œuvres d’Augustin, (fin 16 -ème -début 17 -ème) va opter pour la
seconde ce qui est en effet la position du père latin.
Augustin qui peut écrire ceci qui pourrait alerter les oreilles
sensibles, alors disons-le d’abord en latin : « Frui est delectari in
domino » soit : « Jouir, c’est se délecter dans le Seigneur » . On a
chez Augustin une écriture qui use de la métaphore, qui joue sur les
contraires, qui se sert d’oxymores, pour dire ce rapport paradoxal qui
au plus intime de l’homme pourra dans la jouissance se perdre dans la
chose la plus extérieure, la plus incorporelle, soit ce qui se donne
comme image de Dieu. Le moi alors se perd, se dissout dans
l’éblouissement de la rencontre avec Dieu.
-III- Quelques remarques pour poursuivre
Vous excusez peut-être ce survol bien trop rapide, sans doute trop
interprétatif, il se limitait à laisser entendre que dans une œuvre si
essentielle au fondement de notre culture cette question de la
jouissance y était abordée avec la plus grande liberté de ton , et que
cela mettait en jeu un objet je dirai mondain quand il s’agit de l’uti,
et d’un objet qui devient hors du monde, quand il s’agit de la
jouissance.
On peut être ébloui par l’audace, par l’élégance du style d’Augustin,
qui montre combien le théologien aurait bien des leçons à donner à nos
auteurs contemporains. Même si on ne se situe pas soi-même dans une
croyance religieuse, on ne peut qu’être saisi dans son effort pour
serrer au plus près les mouvements de la psyché, il aurait dit de l’
âme, et combien son propos entrent en résonnance avec bien des
articulations que l’on retrouve dans la psychanalyse.
Je soulignerai cette nécessité où il se trouve d’user de la métaphore
pour tenter de rendre compte de la jouissance. Cela n’a rien d’une
facilité rhétorique, mais cela nous indique que si l’on resserre le
discours pour parler de jouissance, il lui faut en passer par des
tropes et il faut aussi en passer par l’image. En d’autres termes, ce
n’est qu’avec le recours du symbolique et de l’imaginaire qu’on va
pouvoir cerner quelque chose de la jouissance, et que celle-ci relève
de qui radicalement échappe, et c’est bien ce que Lacan pourra appeler
le réel.
Un autre point c’est la question de la chose, qui est aussi bien
l’objet d’usage, celui dont on se sert, celui que l’on reconnait comme
un objet du monde , qui peut apporter satisfaction , Freud aurait dit
Object . Et puis il y a un objet autre, qui n’est pas un objet du
monde, qui est au-delà de l’ utile et des plaisirs qu’il peut apporter
, on pourrait peut-être parler de Das Ding, c’est l’objet suprême qui
vous apporte la quiétude d’être dans une participation à l’ordre divin.
Il y a un passage dans les écrits d’Augustin, c’est dans les
Confessions, qui été maintes fois commenté par Lacan. Augustin livre le
récit d’une scène à laquelle il a assisté , le voici :
« J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la
jalousie ; Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait , tout pâle
et d’un regard empoisonné, son frère de lait ».
Ce tableau bien précis dans sa description présente plusieurs éléments
: Le sujet dont la pâleur indique l’affect dont il est le siège ; Le
semblable , le frère précisément ; L’objet : le sein que lui donne l’
Autre maternel ; Le regard, qui est tout spécialement empoisonné. St
Augustin interprète cette scène en termes de jalousie, celle d’un
enfant devant le spectacle d’un frère jouissant de ce que lui donne la
mère.
Il n’ y a pas pour Lacan seulement une manifestation de l’agressivité
dans la relation imaginaire entre les deux frères de lait. Ce n’est pas
seulement une rivalité spéculaire du style « C’est lui ou moi », il y a
un objet dont l’un se sent privé de ce que l’autre possède. Il y a une
dimension imaginaire ; c’est par l’image de l’autre que l’enfant le
suppose satisfait. Il se fie aux apparences de ce qu’il voit, soit le
spectacle d’une complétude, le sujet du regard éprouve une exclusion,
mais ce qui essentiel ici ce n’est pas l’objet de la concurrence, le
sein , mais c’est la production d’un objet qui auparavant n’existait
pas en tant que tel
Cette scène nous donne en effet l’idée de la valeur structurante de la
privation . L’objet existe à partir du moment où le sujet se sent
affecté d’un manque à cause de ce semblable, à cause de la jouissance
supposée de ce semblable.
Lacan va se permettre de rectifier le jugement d’Augustin qui parle ici
de jalousie. Il préfère considérer qu’il s’agit de l’ envie, (invidia
en latin ) qui met en jeu un objet visible, un objet de concurrence
éventuellement , qui peut apporter satisfaction, mais qui peut
comporter une certaine déception et même insatisfaction par son
absence. Dans la scène décrit par Augustin, ce n’est finalement pas
l’objet sein qui est en cause, mais la jouissance qu’il est supposé
apporté à l’autre. L’affect de haine qui se manifeste vise la
jouissance de l’ autre.
Ce que nous pourrions avancer provisoirement ici grâce à cette scénette
c’est que l’objet mondain ne se constitue qu’à partir d’une absence,
qu’à partir d’une privation, et qu’il a pour cause, cet objet autre
dont on n’a pas l’idée, objet de pur esprit pour Augustin.
Là où les théologiens comme Augustin vont faire surgir l’image de Dieu,
les mystiques parleront d’un rien , d’un nada comme St Jean de la
Croix, d’un pur silence, et c’est en ce même lieu que Lacan va nous
proposer une écriture , celle de l’ objet a.
Et l’ amour dans tout ça ? On ne peut pas dire qu’Augustin ne tente pas
un discours là-dessus , que les amours humaines ne prennent leur vraie
valeur que s’il se réfère à un amour d’un autre ordre , un amour de
Dieu. Toute son articulation entre l’uti et le frui peut s’entendre
comme cela, mais tout de même bien des questions vont surgir
-Comme celle de la récompense qu’on pourrait attendre ou pas,
-Comme celle du rapport de la jouissance avec les sensations,
c’est-à-dire avec le corps,
-Comme celle d’une délectation qui serait spirituel mais dont le
paradoxe est qu’elle ne peut se dire qu’en passant par des images et
des métaphores de la sensibilité , sensibilité qui était en jeu avec
l’uti .
A ces question Augustin a bien tenté d’y répondre, mais malgré la
hauteur de vue de sa spéculation, comme tout discours il rencontre ses
impasses, ses points problématiques, son point d’impossible en quelque
sorte.
Et ce qui sera resté dans un certain flottement, ferra retour bien plus
tard dans l’histoire de l’ occident, au 17 ème siecle . Entre temps il
y aura eu le schisme qui aboutira à la séparation entre la chrétienté
romaine et celle d’Orient. Sans doute que du côté de la théologie
orthodoxe nous avons eu un destin différent des questions soulevées par
Augustin. Il y aura eu aussi le mouvement de la réforme et la scission
qu’elle a engendré.
En occident il me semble pertinent de souligner que c’est dans le
siècle de l’émergence du discours de la science que l’héritage
Augustinien va être repris, discuter, et conduire à des disputes les
plus vives comme celle de la querelle du pur amour.
-IV- Pour conclure avec Lacan : au nom de Dieure.
Dans l’ éthique de la psychanalyse Lacan pour développer la notion de
jouissance et plus précisément celle de jouissance de l’ Autre va faire
de la mystique chrétienne une référence essentielle dans la mesure où
son propos ne cesse de rencontrer dans son travail de théorisation de
l’expérience de la psychanalyse les même paradoxes et les mêmes
impossibilités. Lacan va donc largement s’inspirer de cette expérience
de la mystique et de ce qu’elle a déposé comme écrit. Car c’est ainsi
que nous y avons accès.
Dans les non-dupes errent, dans sa réflexion sur l’ amour, il part de
sa lecture de St Augustin et souligne la distinction entre l’ uti et le
frui, entre ce qu’on utilise et ce dont on jouit. Et d’une manière tout
à fait claire et assumée, il n’hésite pas à situer sa propre démarche
dans le fil de cette tradition séculaire et tout particulièrement avec
St Augustin en se réappropriant l’ uti et le frui.
Je le cite :
« Les fonctions essentielles lacaniennes de l’ utile et du jouis, elles
sont précisées comme telles, c’est là-dessus qu’au départ j’ai fait
entièrement pivoter ce que j’ai dit de l’ éthique de la psychanalyse. »
Dans Encore, sa définition de la jouissance , là encore dans une
référence à St Augustin est « la jouissance c’est ce qui ne sert à rien
», en d’autres termes, il n’y a là aucune utilité. Le pas qu’il fait
pourtant est de nommer ce rien autrement qu’en y faisant deviner cette
figure évanescente de la déité qui reste au bord d’une consistance chez
le Père latin.
Lacan ne va pas non plus reculer devant la question si problématique du
désintéressement qui fut dans la querelle du pur amour un motif
essentiel et pointer que ce qui reste ambigüe dans la tradition
religieuse , c’est l’articulation entre l’ amour et la jouissance.
L’acte de Lacan c’est de les séparer.
Dans la première séance du séminaire de 1972-73 il énonce :
« La jouissance de l’ Autre, de l’ Autre avec un grand A, du corps de
l’ Autre qui le symbolise, n’est pas le signe de l’ amour. »
Il me semble que s‘il peut énonce aussi fermement cette assertion,
c’est en prenant enseignement de cette tradition mystique et des débats
qu’elle a occasionner dans notre culture. De son côté , les impasses
sur la notion de l’ amour il va les traiter de plusieurs façons :
1°) par la logique , comme on l’ a vu avec les formules de la
sexuation, et là il reste dans la tradition freudienne où l’inconscient
ignore la contradiction, ce qui lui permet de remanier la logique
classique.
2°) par une clinique de l’ amour , et là tout en s’appuyant sur
l’expérience de la pratique analytique, il rejoint St Augustin.
Il admet que la jouissance reste une question, qu’elle rencontre de l’
impossible, en particulier celui de pouvoir écrire le rapport sexuel
comme tel. Elle implique cependant la jouissance de l’ Autre, ce qui
s’entend sur le mode subjectif et objectif de ce génitif. Il y a une
ambiguïté, une polysémie, tout à fait voulue dans cette notion qui
n’est pas sans résonance avec le débat que nous venons d’évoquer :
La jouissance dans son sens objectif, dans le sens d’un objet sexué,
jouissance sexuelle donc, qui va s’engager sur un mode phallique
quelque soit le sexe, et qui rencontre de ce fait une limite, celle de
la castration. C’est la jouissance du corps de l’ Autre, je dirai au
sens de l’ autre du sexe, dans l’altérité donc, où une note de
perversion n’est pas absente.
La jouissance dans son sens subjectif qui se rapporterait à l’ Autre
comme tel, ce qui comporte un accent extatique : ici , c’est l’ autre
qui jouit. A ceci près que c’est un autre sans corps, sans sexe, qui
n’existe qu’en tant que lieu.
Lacan vide le propos de tout être, ce qui lui fera dire que Dieu
n’existe pas , mais qu’il ex-siste, qu’il siste en tant que lieu autre.
En tout cas il s’impose aussi à Lacan d’user de métaphore spatiale pour
aborder ce lieu de l’ Autre.
Les deux dimensions de la jouissance que Lacan pointe avec sa formule
ambigüe de la jouissance de l’ Autre on la retrouve chez les mystiques.
-D’une part avec la jouissance du corps telle que les mortifications et
les martyrs : la peinture baroque nous en apport le spectacle des plus
suaves au plus dégoulinant et
-D’autre part la jouissance d’un Dieu seul à jouir, à jouir dans un «
exil de jouissance » comme le formule Jacques le Brun.
Lacan avance sur ce point que le christianisme a fini par inventer un
Dieu tel que c’est lui qui jouit. Cette formulation, in Encore,
pertinente sans doute mais qui pourrait laisser entendre une confusion
entre l’Autre et la Déité. Il n’est pas sans s’en douter.
Dans l’instance de la lettre , l’ Autre avait été défini comme lieu de
la parole ce qui est une façon -je cite- (non ) « de laïciser mais
d’exorciser le bon vieux Dieu ».
En fait Lacan va donner deux faces à cet Autre
-L’une qui serait « la face de Dieu » supportée par un mode de
jouissance
-L’autre face qui serait l’ être de la signifiance qui siègerait dans
ce lieu de l’ Autre, ce qu’il supporte essentiellement d’une écriture :
Le grand A.
Ce qui au total ne fait pas « deux dieux , mais sans en faire non plus
Un seul. (in Encore)
Plus tard dans la troisième, il crée ce néologisme : Dieure qui
condense Dieu et Dire, ce qui est sa manière de soutenir que ce Dieu ne
peut se soutenir que par un effet du langage, et que c’est comme cela
qu’on peut cerner cette supposition impossible de la jouissance de l’
Autre.
***
Bibliographie :
Jacques Le Brun, le pur amour. De Platon à Lacan. Ed Seuil, 2002.
St Augustin : les confessions
St Augustin : La cité de Dieu
Michel de Certeau : La fable mystique