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Les aléas de
la jouissance


Discours et jouissance

Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance XIV du 20 Octobre 2021

-I- JUI

C’est alors que je me préparai activement cet été pour une randonnée en montagne , en montant les escaliers qui vont jusqu’en haut de la colline des Dunes, ils comptent un nombre appréciable de marches , et qu’il fallait me concentrer sur cette ascension et y régler ma respiration , alors que j’étais passé de nombreuses fois devant un pan de mur, je fus arrêté par un tag qui se trouvait là. J’avais bien lu juste à côté un graffiti écrit en bon français : « La consommation endort la revendication », mais je n’avais pas porté mon attention sur le tag qui le jouxtait. [ ci-après en voici une photo. ]

jui

C’est un fait que j’éprouve rarement de sympathie pour ce type d’expression dont la réalisation picturale me semble le plus souvent médiocre ; Bien sûr il y a des exceptions. Et quand il s’agit manifestement d’une sorte d’ écriture, j’arrive rarement à en distinguer les lettres et les significations. Pour tout dire cela me heurte, et je n’apprécie pas beaucoup cette jaculation qui vient parfois maculer des édifices de la plus grande valeur esthétique ou historique. Il est vrai que parfois selon le lieu, et la qualité du graphisme le résultat peut être heureux. Mais c’est assez rare.
Mais là ce tag n’était pas hideux et pourtant ce n’est qu’après de nombreux passages qu’enfin j’ai pu le lire. Car il s’agissait bien explicitement d’une écriture qui emprunte à un style bien connu en la matière. Des lettres identifiables dans notre alphabet, les caractères étant grandement élargis dans le trait, et vivement colorés. En quelques sortes c’est assez proche du style des enseignes publicitaires.
Et j’ai pu y reconnaitre un J, un U, et un I, ce qui pouvait se lire comme « JUI ». Qu’importe ait pu être l’intention du graffeur, la lecture qui m’est venue est de lire « jouis ». En écrivant ce mot j’y ajoute un « s », car ce qui s’est imposé pour moi c’est d’y lire une injonction à la jouissance. Ce n’était pas d’ailleurs sans me rappeler les mots d’ordre de mai 68 : « Jouir sans entrave » que l’on voyait fleurir sur les murs.
Ce qui m’a frappé aussi dans ce « JU…I » , c’est l’élision du O , la modulation du « OU » ne pouvait y être articulé, le mot s’en trouvait donc condensé, retracté, réduit. Ce qui le rend d’ailleurs bien plus efficace dans son injonction. Nous avions donc côte à côte d’une part cette assertion péremptoire « la consommation endort la revendication » et de l’ autre cette injonction à jouir. Ces deux mots d’ordre n’ont peut-être pas le même auteur, mais ils relèvent d’une même culture urbaine, d’une culture de la rue comme on dit, d’une même sensibilité .
Ce qui m’a saisi ici c’est de constater que cette critique politique du consumérisme propre à notre société , que cette écriture pouvait laisser entendre dans son fonctionnement inconscient une proximité voire une identité avec ce que nous ordonne la société de consommation. Je pourrai d’ailleurs émettre sinon un doute sur l’endormissement du consommateur, car on pourrait tout aussi bien déclarer que la consommation stimule la consommation, encore et encore. Il n'est pas rare que la revendication soit de demander à consommer plus, à jouir plus en quelque sorte. Le tag « JUI » viendrait alors dire la vérité de ce discours. Il y a bien évidement des revendications qui sont nécessaires , mais la question se pose de savoir en quoi les mouvements revendicatifs ne viennent pas eux-mêmes alimenter une injonction à jouir.
L’injonction faite par notre société étant bien de jouir, de jouir à tout prix comme le martèlent depuis plusieurs décennies Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun dans l’ ouvrage « l’Homme sans gravité ». Quelle conséquence pour l’économie psychique du sujet contemporain ? Melman avance que « nous avons affaire à une mutation qui nous fait passer d’une économie organisée par le refoulement à une économie organisée par l’ exhibition de la jouissance. » Nous voilà donc au cœur de notre question des aléas de la jouissance , car le propos qui pourrait faire objection à cette injonction de la jouissance à tout prix semble utiliser les mêmes modes, la même logique fondamentalement.
Nul besoin d’illustrer d’avantage cette exhibition de cette jouissance . Mais sur quoi nous pourrions insister c’est sur cette ruse de la raison. Lacan avait fait remarquer que l’étude de Karl Marx sur l’économie capitaliste naissante , et son extraction de la notion de plus-value, avait finalement apporter une aide conceptuelle précieuse à l’élaboration théorique de ladite économie capitaliste. Nous en avons le témoignage le plus patent avec le développement de la République Populaire de Chine qui peut se définir comme communiste et avoir recours à une économie de type capitaliste et à des pratiques commerciales les plus insidieuses pour ne pas dire perverses sans que cela fasse contradiction.
Alors pour revenir à cette soi-disant révolution de mai 68 , qui fut plutôt une révolution des mœurs , et qui a certes produit des effets considérables dans la société à bien des niveaux : sur la hiérarchisation des rapports sociaux, sur la vie sexuelle, sur la place des femmes , sur la liberté d’expression publique. Le bilan qui peut se faire sur ces progrès , un demi-siècle plus tard est à nuancer. Je ne vais pas me lancer dans cette évaluation ni en rajouter sur « le désenchantement du monde » comme l’ analyse finement Marcel Gauchet. Mais simplement, puisque c’est aussi l’histoire de ma génération, je vais me permettre une petite remarque quelque peu mesquine : les tagueurs de mai 68 qui allaient placarder ces mots d’ordre : « jouir sans entrave », ou encore « il est interdit d’interdire », et bien par la suite sont devenus des universitaires bien installés, des hauts fonctionnaires de l’ Etat, ou des patrons d’industrie. On pourrait ajouter : Même pas honte !
Il ne s’agit pas d’ailleurs de pourfendre ces destins, un état moderne a besoin d’universitaires qualifiés, de fonctionnaires avertis, d’industriels compétents. On se souvient comment aux dits contestataires qui étaient venus chahutés son séminaire, il répondait : « Ce que vous cherchez, c’est un maître ! » On pourrait noter dans le discours de cette contestation « soixantehuitarde » qu’il s’agissait de réduire l’entrave, d’annuler l’interdit ; Et que ce programme du moins quant aux mœurs est aujourd’hui sinon accompli du moins bien avancé. En laissant intact le système économique , voire en rendant les mœurs plus compatibles avec les exigences de la production et du marché.
On peut être saisi aujourd’hui de ce que Lacan le développait d’ailleurs à cette époque. Il s’agissait de situer comment le champ du discours venait situer le sujet en regard de la jouissance. C’est dans son séminaire D’un Autre à l’ autre , puis celui l’ envers de la psychanalyse ( 1969-1970 ) qu’il va en effet proposer une théorie des discours.
Beaucoup ici en ont connaissance, et je ne vais pas reprendre toute la construction qu’il en fait. Je vais me contenter d’en rappeler les grandes lignes, et insister sur la place et la fonction de la jouissance dans chacun de ces discours. Et puis surtout apprécier si possible si ces outils sont pertinents pour nous éclairer sur la clinique dans ses variantes, et aussi dans la situation contemporaine.

-II- Structure formelle des discours

L’intuition de Lacan c’est qu’à coté du champ de la physique, du champ de l’économie , de la biologie, il nous faut dégager un autre champ qui concerne tout autant l’humanité, c’est le champ de la jouissance.
La question n’est pas nouvelle, puisque comme on le voyait au mois de juin dernier dans un salto arrière, avec l’invention du christianisme, elle s’est imposée, et que les pères fondateurs de l’ Eglise ont pris soin de tenir un discours là-dessus, je pense tout spécialement à Saint Augustin qui distingua la notion de l’ uti de celle de frui , en d’autres termes la distinction entre l’utile et la jouissance, ou encore entre le besoin et le jouir ; Cette distinction introduisant un tiers, soit Dieu et qu’a partir de là l’uti et le frui étaient dans une relation complexe qui va mettre en jeu la félicité de l’homme et la jouissance de Dieu.
En terme plus laïque , on pourrait se risquer ici à dire que l’uti, ce qui nous est utile, ce qui correspond à nos besoins même les plus primaires , cette satisfaction là ne va pas sans une jouissance , mais qu’elle convoque aussi immanquablement du symbolique. C’est bien ce qu’une clinique de l’enfant nous apprend. Par exemple la satisfaction des besoins essentielles à la survie du nourrisson, si elle n’est pas accompagnée par la parole de l’ Autre maternelle, peuvent dans certains cas se retourner en un refus de tout nourrissage.
Quant aux théories économiques qui se retiennent que cette dimension de l’uti, on pourrait penser à l’œuvre de Karl Marx qui a été lu dans ce sens , et on en sait les conséquences avec le destin de sa traduction politique. Mais tout aussi avec le capitalisme dans son utilitarisme, avec la théorie de l’ utilitarisme de John Start Mill et de Jérémy Bentham qui a montré vite sa limite, car le sujet économique utilitariste est une fiction qui rate, que le sujet ne se satisfait pas que de l’utile, mais qu’il cherche à jouir de ce qui n’est pas spécialement utile, en quelque sorte il cherche à jouir de rien.
Il lui faut tout de même une certaine enveloppe symbolique, et c’est pourquoi la jouissance ne peut pas s’approcher sans cette dimension du symbolique. Ce que d’ailleurs ont bien compris les capitalistes modernes, qui ont même été chercher dans la psychanalyse de quoi provoquer des demandes qui ne relèvent d’aucune utilité. C’est là que le neveu de Freud, Edward Bernay, a été bien apprécié. Il est reconnu comme étant l’inventeur de la publicité et aussi de la propagande moderne. Il a pu mettre au point des méthodes d’incitation à la consommation, comme celle du célèbre breakfeast américan avec œuf, bacon, etc, ou pour des firmes comme Lucky Strike : Il a mis à la mode la cigarette pour les femmes. Son épouse , une activiste féministe Doris E. Fleischman, lui a sans doute donné quelques idées là-dessus ! L’hypothèse de Dieu n’est plus fondamentalement nécessaire dans cette conjoncture marchande. Celle d’une « femme-toute » serait-elle plus appropriée et surtout plus performante ?
Pour situer l’utile en regard de la jouissance Saint Augustin ne pouvait faire autrement que de s’en référer à Dieu, ce qui était bien vu et en tout cas homogène à une culture où les Dieux était chez eux, le monothéisme n’ayant fait que réduire ce panthéon quelque peu surpeuplé, mais du coup cela instaurait plus nettement aussi une hiérarchie du lien social, et en particulier une sacralisation de la fonction paternelle.
Mais qu’en dire dans une époque , la notre , où il ne s’agit pas seulement de dire que Dieu est mort, mais que le ciel est vide, et que cette fonction paternelle, cette fonction symbolique du Nom-du-Père , déjà sur le déclin depuis un certain temps, serait-elle devenu inutile, voire pour certaines extrémistes féministes nocive ?
Est-ce une chance pour le destin de l’ humanité, une libération, où chac-un, chac-une, (ou au neutre chac !) pourra être assuré d’une jouissance qui lui serait enfin adaptée, où il y aurait enfin pour ce nouveau sujet une abolition des limitations imposées par la différence en particulier sexuelle et surtout du langage qui vient les organiser ? Ou bien est-ce le signe d’une tendance à la mise en place d’un lien social nouveau qui récuse toute disparité, les prémisses d’une révolution du lien social, sexuel, politique ? Je laisse cette question ouverte. Mais je fais l’hypothèse que l’expérience de la psychanalyse et ce qu’elle produit comme savoir pourraient nous permettre de nous situer dans ce qui me semble être un nouvel épisode de la querelle du phallus.
Pour se faire, je vais emprunter à ce que Lacan avançait à cette époque . Pour certains ici cela est déjà bien connu, et pour d’autre un peu moins ou pas du tout. N’hésitez pas à m’interrompre. Il n’est pas souhaitable que je prenne une place de professeur, ( Lacan disait lui que dans son séminaire il se tenait dans une position hystérique ), mais plutôt celle d’animer un débat même si je souhaite que celui-ci soit orienté par la psychanalyse et le discours qui la soutient. Ce qui n’empêche pas de faire des excusions vers d’autres domaines.

Mise en place des quadripodes

Alors revenons à l’enseignement de Lacan durant cette époque soixantehuitarde , époque bavarde et bruyante de remise en compte du lien social trop marqué par les modèles sociaux issue du 19 -ème siècle, basés sur la famille patriarcale, la place secondaire des femmes, la croyance religieuse, la hiérarchie du lieu social. Mais notons aussi que l’évolution du capitalisme moderne faisait qu’il y était lui-même à l’ étroit.
Dans son séminaire Lacan a toujours chercher à articuler d’une manière rigoureuse la jouissance avec l’ inconscient, le désir, la répétition, le corps, le langage, le symptôme, il était aussi attentif aux mutations sociales, qu’on relise son article sur « les complexes familiaux », tout en gardant une distance critique. Ainsi alors qu’on chantait dans les rues que la grève était une fête, lui répondait que c’était plutôt un symptôme.
Cette année-là il portait justement tout son effort sur le lien social. Comment à partir de la psychanalyse peut-on concevoir le lien social ? Plus tout à fait comme Freud qui articulait les processus inconscients et des objets externes. Tout en s’appuyant sur Freud, en le relisant, en l’interprétant , il va convoquer la notion de discours. Il estime qu’il n’y a pas d’autre moyen pour le définir qu’à partir du langage.
Je le site : « …Le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la façon dont la langage se situe et s’imprime, se situe sur ce qui grouille, à savoir l’ être parlant. » in Encore. Ou encore ceci : « C’est le discours qui fait le lien social »
Ce discours tel que Lacan le conçoit ne se définit pas comme les théories de la communication le promeuvent . Ce n’est pas précisément la parole ou le langage, bien que le discours présuppose le langage et une parole adressée. Le discours c’est ce qui fait que les humains se tiennent ensemble , qu’il y ait un certain fonctionnement qui les mettent en lien. C’est pourquoi nous sommes toujours pris dans le discours.
Pour ce faire de son hypothèse d’un inconscient structuré comme un langage, il va construire des structures formelles qui nous permettent de repérer les relations fondamentales qui structurent l’être parlant, c’est-à-dire que son corps et ses besoins sont dénaturés par le fait d’être justement un être non construit à partir de mécanismes instinctuels mais d’un être pris dans les signifiants, dans la logique du signifiant.
La première caractéristique de cette logique du signifiant c’est qu’il n’y a pas de signifiant tout seul , qu’il se situe en regard d’autres signifiants, ce qui peut se symboliser par S1 et S2. Ce S1 et ce S2 sont différents , ils se définissent justement par cette différence comme De Saussure a pu le faire avec le signe linguistique. Mais il ne s’agit pas avec Lacan d’une pure linguistique. Son hypothèse est de dire que l’inconscient est structuré comme un langage, et non comme le langage. Le signifiant lacanien ne peut se définir sans son articulation au sujet de l’inconscient, c’est-à-dire un sujet divisé.
Ce n’est pas un individu , un non-divisable, tel que la sociologie, l’anthropologie , la psychologie le promeuvent . Dans ces discours universitaires cette hypothèse de l’inconscient n’est pas spécialement nécessaire. Et qu’on pourra comme on le fait par exemple en anthropologie considérer le masculin et le féminin comme des entités parfaitement repérables et individualisables pour construire une connaissance qui peut être précieuse. Cf par exemple l’ouvrage de Françoise Héritier : masculin/Féminin, où la question du sujet de l’inconscient est exclue.
Le sujet de l’inconscient, le sujet divisé dont le concept spécifique qui a été produit par l’expérience de la psychanalyse, en d’autres termes , ce sont les analysants qui l’ont produit. C’est ce qui s’est dégagé en effet de cette curieuse pratique où l’on vous invite à parler sans entrave, à parler comme un maitre en quelque sorte, le sujet y fait alors l’épreuve de sa division ; Que ses actes manqués, ses lapsus, ses rêves et que ses symptômes y compris viennent déplier un discours autre, et d’une manière peu avouable une jouissance. Qu’on se souvienne de la confidence de la jouissance anale de l’ homme au rat.
Ce sujet pourtant n’est pas en roue libre, n’est pas à la dérive, il est représenté par le signifiant , au moins par un signifiant, ce signifiant premier qui inscrit le sujet dans une chaine. C’est ce que Lacan appelle le signifiant maitre. Cela peut être le nom, le patronyme mais pas forcément, ou pas uniquement, cela peut être juste un trait, l’important c’est d’être opposable à d’autres signifiants.
Donc ce S1 représente le sujet, le sujet divisé, le sujet barré ; Mais ce n’est pas en circuit fermé ce qui ferait que le sujet serait strictement signifié par ce trait comme cela est de rigueur dans le signe, ce n’est pas un selfie! Ou le signe de reconnaissance chez l’animal. Ce n’est pas une représentation imaginaire, c’est de l’ ordre d’une lettre qui peut se réduire à un trait , ce qu’il a pu appeler le trait unaire, qui représente le sujet qui le marque, qui le divise aussi. En d’autres termes c’est la frappe du signifiant.
Le nouveau-né reçoit un nom, et des projections en tout genre du style : Ah , c’est la tante Augustine toute crachée ! On dénonce chez les théories contemporaines du genre cette assignation qui enfermerait un être humain dans une nomination, un genre, une histoire. Et on promeut si j’ai bien compris des nominations provisoires, un genre révisable ouvert à toutes les mutations, une neutralisation de l’histoire singulière et générationnelle.
Tel n’est pas ce à quoi nous sommes conduits à partir de l’expérience analyste. L’inscription d’un sujet dans le langage est assurément un lien puissant, essentiel aussi à la constitution de son être. C’est un assujettissement , mais c’est ainsi , à partir de cette marque, qu’un sujet peut advenir à condition que ce signifiant qui le représente soit en lien avec un autre signifiant, soit adressé à un autre.
Ce S1 représente donc le sujet , ce qui implique toute une chaine, en fait tout le champ du langage. Ce S1 représente le sujet pour un autre signifiant, ce signifiant autre, cet autre du signifiant premier, Lacan va l’écrire S2. Le S1 c’est la frappe, il se dédouble, se répète, en S2, Le S1 répète sa frappe dans une adresse à l’ Autre, mais ce n’est pas une stricte réduplication , il y a un écart entre S1 et S2, une différence, une disparité ce qui va faire qu’entre la jouissance situable dans un temps d’avant la division et ce S2 il y a quelque chose qui se perd, il y a une perte à proprement parlé de jouissance.
Il y a production d’une perte essentiellement symbolique mais qui va produire un objet très particulier. C’est ce que Lacan va écrire par une lettre minuscule : c’est une représentation du manque, ou plus précisément du manque à jouir : petit a . Mais à partir de ce manque que le sujet de l’inconscient peut advenir au désir. C’est du même coup ce qui va promouvoir cet objet comme objet cause du désir. Lacan va alors procéder à une formalisation qui va être écrite, sous une forme d’allure mathématique, sans pourtant relever d’une algèbre classique, mais qui cherche à établir rigoureusement les relations logiques entre ces termes fondamentaux S1, S2, S barré, a. Ce quadripode nous donne la structure formelle d’un discours élémentaire qui lie ces éléments signifiants fondamentaux.
Ce quadripode tel qu’on vient de le décrire , Lacan le nomme discours du maître. Il en donne l’écriture suivante :
discours1
En le faisant pivoter d’un quart de tour nous allons obtenir d’autres configurations qui seront nommées discours de l’hystérique, discours de l’universitaire et discours de l’ analyste.
dis4

Des vecteurs ascendants et descendant indiquent un certain type de passage entre le symbole du haut et celui du bas , une certaine manière de traverser la barre qui les sépare. Nous avons entre deux lettres du haut un vecteur qui les lie. Entre les deux termes du bas , il n’y a aucun lien. Autant une certaine liaison peut se faire entre les termes du haut et du bas à ce niveau, autant la séparation est radicale entre les deux termes du bas.
Il y a à ajouter la considération des places qui peuvent se présenter ainsi :

Agent ----------►Autre
______             _______
Vérité        //     Production

Il faut commencer par considérer le rapport de l’ Agent à l’Autre . La place de l’ Agent est le lieu d’où le discours démarre, d’où il se produit. Ce n’est pas strictement identifiable à la place du locuteur. Mais c’est de là où ça commande la suite.
Sous la place de l’Agent est celle de la Vérité : c’est ce qui fonde le discours dans sa vérité , une vérité qui reste voilé.
Le trait qui sépare Agent et Vérité n’est pas un trait de fraction ou de rapport : C’est la marque de séparation entre ce qui au-dessus, qui est dans une certaine visibilité, et ce qui est en dessous , qui est caché. La place de l’ Agent dissimule ce qui est sous- jacent au discours. L’agent est donc dans une place de semblant par rapport à la vérité. En terme freudien on dira que c’est la vérité de l’ inconscient qui reste voilé.
A gauche du tableau , nous avons aussi deux places qui sont en vis-à-vis de l’ Agent et de la Vérité. : C’est l’Autre et c’est la Production. L’Autre , c’est là que l’ Agent s’adresse . D’où la flèche. La Production, c’est proprement l’effet du discours ; ça produit quelque chose. Entre l’ Agent et l’ Autre une flèche indique le sens de l’acte du discours. Entre la vérité et la production nous avons l’indice d’une impossibilité ; c’est l’impossibilité pour la vérité de rejoindre sa cause.
La présentation de ces quatre places pourrait se compléter ainsi avec les fonctions ce qui a l’avantage pour notre propos de situer la place de la jouissance dans cette structure.
dis2
Ces quadripodes vont donc être construits au cours de ce séminaire l’Envers de la psychanalyse ; c’est la permutation circulaire des quatre lettres qui va donner les quatre discours écrits plus haut et permettre bien des lectures.

Présentation succincte de ces discours.

Le discours du maitre que nous venons de présenter est aussi celui qui décrit la position du sujet de l’inconscient en tant qu’il est représenté par ce signifiant maitre. C’est le S1 qui commande ce discours, c’est lui qui en est l’agent. La jouissance à ce niveau n’est pas en S1 , mais au niveau d’un sujet d’avant la division, au niveau d’un assujet, et au niveau du S2, c’est-à-dire au niveau de l’autre.

La jouissance de l’ Autre en S2 comment entendre cela ? Si on replace cela dans la scène du nouveau-né on peut admettre assez aisément qu’il est certes assujetti, mais qu’il est aussi jouissance. Lacan , quand il transpose cette structure dans la dialectique hegelienne – la nomination Discours du Maître y est pour quelque chose- il va situer l’esclave en S2 et donc dans ce lieu de la jouissance. Et de même quand il transpose la conjoncture avec le maitre moderne, le capitaliste, le prolétaire est au lieu de la jouissance. Ce qui n’est pas aussi simple à admettre en particulier pour Marx. Par contre que la production de l’esclave, ou du prolétaire soit récupérée ensuite en S1 se conçoit. On y reviendra.
Il n’y a pas de lien direct entre a et s barré, il y a à ce niveau un impossible : le sujet ne peut rejoindre le petit a. c’est le fantasme qui en permettra un semblant, et qui pourra faire que la jouissance puisse se muter en désir, l’objet étant alors manquant, mais cause de ce désir.

Le discours de l’hystérique obtenu par une rotation d’un quart de tour de ce quadripode met le S barré, le sujet divisé en position d’agent , l’adresse se faisant vers un S1, un signifiant maitre. C’est ce signifiant maitre qui est ici le lieu de la jouissance , et vers lequel le sujet hystérique s’adresse. Quant à la vérité de ce qui cause son désir, il y aura un impossible à rejoindre un savoir.


Ensuite nous avons le discours de l’ analyste où c’est le petit a qui est en position d’agent. Le psychanalyste en tant qu’agent est en position de petit a , ou en tout cas en position d’en tenir lieu. Le discours qui s’engage dans le dispositif de l’ analyste s’adresse à l’ analysant ; il fait l’hypothèse d’un sujet de l’ inconscient et que le travail analytique va être de quitter cette place de sujet de la jouissance pour dégager un sujet de l’inconscient et l’objet cause de son désir.


Et enfin le discours de l’universitaire : l’agent est un S2 qui représente alors la connaissance. Il s’adresse à petit a. Le lieu du savoir, ou plutôt de la connaissance s’adresse à l’étudiant identifié par le petit a. Il transmet cette connaissance . C’est cela qui commande le discours . La vérité de ce discours, ce qui reste caché, c’est que ça travaille pour le maître , pour le S1. Quant à l’étudiant il travaille pour le professeur : il bien connu que ce sont les recherches des thésards qui alimentent le savoir du professeur.


La jouissance et ses limites

Les écritures de ces structures formelles sont dynamiques, elles s’éclairent les unes des autres, tout en indiquant dans leurs mouvements des limites. La jouissance peut s’y cerner lieu comme lieu limite entre savoir et non-savoir. Cela pourrait s’entendre comme l’opposition entre conscient et inconscient mais en déplaçant la topique freudienne, puisque là Lacan y fait jouer essentiellement les discours qui ordonnent le système qui peut se lire aussi bien comme celui vaut pour un sujet de l’ inconscient que pour le lien social.
Le savoir ici est à distinguer de la connaissance. Il faut le prendre comme savoir inconscient et dans ce sens il est l’envers de la connaissance. L’expérience analytique ne cesse de vaciller entre ce savoir inconscient qui ne se sait pas lui-même et la connaissance qui se développe en représentation. Alors que ce savoir inconscient se tient au bord d’un trou, d’une énigme, la connaissance ambitionne un savoir absolu. C’est bien pourquoi le discours du maître et le discours de l’analyste sont en opposition.
A se resituer dans la dialectique hegelienne, le Discours du Maitre cherche à capter tout le savoir alors que l’esclave sait au moins cela , soit ce que veut le maitre. Mais la vérité leur échappe aussi bien à l’un comme à l’autre. Il y a lieu de distinguer ici savoir et vérité. Le savoir peut bien vouloir cerner la vérité, elle lui échappe, et à la vérité il peut fort bien ne correspondre aucun savoir. Ça c’est quelque chose qu’un sujet hystérique repère très vite contrairement à un sujet obsessionnel.
Le discours de l’analysant , quelle que soit sa structure psychopathologique, est porté par ce que Lacan nomme le Discours de l’ Hystérique. L’agent qui ordonne ce discours est le S barré, ça parle à partir de cette barre, ça cherche à savoir la vérité de son être et surtout la valeur qu’il a pour l’ autre. La règle analytique invite à tenir un discours hystérique : dites n’importe quoi, il en adviendra un savoir ignoré, et cela vaudra.
Si l’analyste peut proposer cela c’est qu’il a une petite idée là-dessus, qu’il en eu une expérience dans sa propre cure. Le discours de l’ analyste s’oriente à partir de ce savoir qui ne se sait pas et qui pourtant aurait valeur de vérité pour le sujet barré. L’inconscient n’est pas de l’ordre d’un ineffable, d’un savoir occulte qui serait à jamais enfoui. Le dispositif analytique permet que l’analysant puisse se saisir d’une part de cette vérité , mais elle ne peut pas se dire toute elle ne peut que se mi-dire.
L’interprétation analytique va donc relever d’un mi-dire, ce n’est pas une mauvaise volonté ou une paresse de la part de l’ analyste, mais parce qu’ainsi c’est homogène à la vérité d’un sujet de l’inconscient. Freud avait parlé de refoulement originaire dont on ne peut rien dire, sinon en faire le tour. Tout autre peut être le destin du refoulement secondaire. L’analysant va situer l’analyste comme un sujet-supposé-savoir. Tout le tact de l’analyste est de renvoyer cette supposition à l’ analysant , en d’autres termes, il lui suggère de parler comme un maître et d’en éprouver la limite, comme le maître.
Il y a un savoir du psychanalyste, mais il ne prend son effectivité que dans la mesure où il a été placé dans un transfert analytique, soit comme ce qui cause le désir de l’ analysant dans une recherche sur la vérité de son être et de sa jouissance. D’où l’écriture de Lacan de placer l’ objet a en position d’agent.
Nous sommes donc avec le Discours de l’ Analyste dans une figure qui est inverse de celle du Discours du Maître dans son rapport à l’esclave. La formalisation de Lacan permet de bien voir cette opposition entre les deux discours. Et d’y situer les deux autres.
Le Discours de l’ Analyste se caractérise par la position d’agent donnée à l’objet a, Le Discours du Maître par la position d’agent donnée au commandement, à la loi ; Pour le Discours Hystérique , c’est la faille, et au symptôme qui sont mis en avant. Quant au Discours Universitaire , c’est le savoir qui est en position d’agent mais d’un savoir qui vise à la représentation, à la connaissance et à la totalisation.
Chacune de ces structures est caractérisée par des limites qui sont des impuissances ou des impossibles. L’impuissance est à repérer sur la ligne supérieure : le vecteur ne peut attendre entièrement son adresse, son autre. L’impossible se tient sur la ligne inférieure.
On avait vu comment Freud dans son Au-delà du principe de plaisir avait été conduit à faire l’hypothèse de la pulsion de mort, la répétition activant un mouvement qui va contre la vie et vise à un retour à l’inanimé. Lacan pourra par la suite reformuler cette construction en introduisant la notion de jouissance qui n’existe pas en tant que tel chez Freud. Le plaisir en tant qu’il vise au maintien de la vie pourrait même venir faire limite à la jouissance.
La répétition avec Lacan est celle là même qui a permis l’inscription du sujet de l’inconscient, soit le trait unaire, le S1 en étant sa version signifiante. Cette marque, cette inscription qui représente le sujet pour un autre signifiant (S2) c’est ce qui se répète. Il y a à cela une nécessité formelle. C’est un effet du signifiant, c’est une marque primaire qui ne cesse de revenir, de se répéter, et de dépasser les limites imposées au plaisir .

Le signifiant est en soit un appareil de jouissance.

Dans le dispositif de la cure analytique on entend souvent cette remarque : « je ne fais que me répéter , je tourne en rond. » ce qui n’est pas faux, et pourrait ainsi venir se fixer dans une éternisation du retour au même. Mais ce qui s’observe aussi, c’est que cette répétition dans la mesure où elle est adressée à l’ analyste, porte en elle-même les conditions d’un ratage.
Cela tient à un autre aspect de la logique du signifiant qui fait que le signifiant est différent des autres signifiants comme on le disait plus haut mais qu’il est aussi différent de lui-même. Ce qui veut dire que dans la répétition du signifiant il y a formellement la possibilité d’un ratage d’une stricte répétition, il y a un écart entre la première énonciation et les suivantes, dans une chaine signifiante la première occurrence d’un signifiant ne sera pas identique à la deuxième, car le signifié en sera déplacé.
Lacan nous raconte cela avec l’évocation de son grand-père : « Mon grand-père c’est mon grand-père ». La première énonciation du grand-père n’est pas identique à la deuxième. Quand un analysant raconte un événement de sa vie passée ou actuelle, et qu’il le reprend à une autre séance, ce n’est jamais une stricte itération. C’est à l’ analyste d’ouvrir l’oreille au petit écart qui peut s’y produire. Si le transfert analytique est installé , il y a toujours chez l’analysant, d’une manière plus ou moins claire qu’une vérité pourrait en advenir.
Parler c’est ouvrir à la possibilité d’une limite à la jouissance car cela produirait un plus de jouir, une réduction de cette jouissance c’est pourquoi bien des sujets ne s’y risque pas, préférant maintenir le statuquo , rester dans la satisfaction apportée par le symptôme, même si cela conduit au pire. Mais il y a aussi une limite à la vérité , sans doute car elle n’est guère admissible et que de toute façon elle ne peut que se mi-dire .

-III- Pour conclure

Si tout discours est porté par une tendance à la maitrise, elle n’est pas atteinte, même dans le Discours du Maître. Il y a toujours chez l’ autre, quelle que soit sa soumission apparente, quelque chose qui objecte. Tout discours renvoie à la jouissance , et déjà par cette tendance à la maitrise du pouvoir et du savoir. L’originalité du Discours de l’Analyste, c’est de poser cette limite d’entrée, c’est de noter par exemple que le sujet ne sait pas ce qu’il dit, et que l’inconscient peut se définir comme un savoir qui parle tout seul.
Même un propos qui se voudrait quelque peu soutenu, rien n’empêche que l’autre y entende quelque chose d’autre et en particulier là où le maître jouit. C’est en cela que l’esclave antique avait un savoir sur le désir du maître. Pour l’esclave moderne , la question s’est déplacée. Nous y viendrons la prochaine fois.
Freud s’il a bien entrevu avec son au-delà la question de la jouissance, il n’a pas pu la traiter autrement que d’une manière économique. Ce qui va faire que son approche de la jouissance féminine tourne court. Et quand il situe l’organe masculin comme ce qui ouvre au bonheur sexuel , il ne perçoit pas la dimension de tromperie. En voulant combler sa partenaire, l’homme ne fait que raviver une privation. Et de toute façon s’il est porteur d’un organe phallique, c’est le phallus qui jouit et pas le porteur.
La question de Lacan insiste sur comment articuler cette exclusion phallique et le désir qui se génère du manque. Il lui faut partir du trait unaire qui ne cesse de se répéter, c’est pourquoi il est normal de répéter dans une analyse. Lacan à propos de l’insistance du trait unaire énonce joliment qu’il « commémore l’irruption de la jouissance » .
Comment peut se réduire cette répétition ? Le petit d’homme est dans la dépendance, aliéné dans ce lien, dans ce discours donc. C’est en parlant qu’une perte de jouissance peut se faire. Ce n’est qu’à ce niveau que la différence organique peut se sexualiser, et certainement pas dans une assignation première comme l’avance la théorie du genre.
Tout discours a un rapport à la jouissance , tout au moins ajoute Lacan « quand on espère le travail de la vérité ». Si on ne l’espère pas, si on ne veut rien en savoir, la répétition fait son œuvre. Le champ de la jouissance est mis en place par la logique du signifiant . La coupure signifiante pourra produire du plus-de-jouir dans la mesure où le sujet est travaillé par la vérité.
Ce champ s’institue à partir d’une exclusion , l’exclusion d’une jouissance close sur elle-même. Il y a une entame à cette jouissance première déjà mise en place par le trait unaire. Avec la répétition, cette marque du S1 impliquant un S2 et la production d’un plus-de-jouir, une mutation peut ainsi avoir lieu, ce qui ouvre le champ d’une jouissance seconde.


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Bibliographie :
J. Lacan : L’envers de la psychanalyse, Ed. ALI
S. Freud : Au-delà du Principe de Plaisir
Ch. Melman et J.P. Lebrun : L’homme sans gravité, Ed Denoël.
Urias Arantes : la jouissance comme effet du discours.
Dictionnaire de la Psychanalyse, Ed. Larousse, art. Discours
Pierre-Christophe Cathelineau : L’économie de la jouissance, Ed. EME, 2019.