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Les aléas de
la jouissance


Je vous salis ma rue

Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance XV du 17 Novembre 2021

espaceLe projet de ce séminaire est de définir « Le champ de la jouissance » . C’est ainsi que Lacan avait suggéré de renommer l’invention freudienne. Comment allons-nous procéder ?
En prenant un appui majeur sur les élaborations de Lacan et de ses élèves. Ce qui nous a conduit à les visiter et à les discuter. En se laissant enseigner par la clinique, bien sûr celle de la cure psychanalytique, mais aussi des pratiques qui s’inspirent de la psychanalyse. Et au-delà de se saisir des questions qui nous viennent d’autres domaines comme la médecine, la sociologie, la mystique, l’art, la philosophie, etc.
L’ hypothèse d’un sujet de l’inconscient , devrait nous permettre de ne pas rester enfermés dans un lieu clos, dans un entre-nous, mais de passer les frontières, et qui sait parfois même de traverser les murs. En reprenant le contenu de la séance d’octobre, j’ai été frappé par la place et la fonction de l’écriture qui s’est imposée dans le propos et en quoi une écriture nécessite une surface, ordinairement un plan, qui est limité; ce plan d’inscription on peut le remarquer facilement implique un espace, implique une topologie, ne serait-ce parce ce plan d’inscription, que ce soit une feuille de papier, un tableau, une muraille, cela vient faire limite dans l’espace avoisinant , cela vient opérer une découpe. Il nous vient ici cette question : la surface d’inscription dorénavant est celle imposée par la virtualité des machines informatiques ; peut-on dire alors qu’une limitation est maintenue ou pas ?
Sur le tableau noir, Lacan va écrire ses formalisations , il use de lettres , de symboles mathématiques. Il y a une écriture où se précipite le propos tenu, ce qui vient conceptualiser toute une prise en compte de la logique du discours, conséquence de cette hypothèse d’un sujet de l’inconscient.
Cette écriture était destinée à son auditoire, à ses élèves. Elle était articulée à une parole, à un espace de parole, à un discours depuis longtemps tenu, à une recherche sur la vérité du sujet de l’inconscient.
Je m’étais laissé aller à dire comment en marchant dans la ville j’avais été interpelé par un tag. Avec le tag ou le graff, c’est une autre surface d’inscription qui est en jeu. C’est un mur, situé dans un lieu de passage, un peu à l’écart cependant, mais dans la cité assurément, et participant de fait au lien social.

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Doc n° 1 : Photo d’un tag et d’un slogan dans un escalier urbain à Poitiers.
Extrait du séminaire précédant : « J’éprouve rarement de la sympathie pour ce type d’expression dont la réalisation picturale me semble le plus souvent médiocre ; Bien sûr il y a des exceptions […]…Ce tag n’était pas hideux et pourtant ce n’est qu’après de nombreux passages qu’enfin j’ai pu le lire. Car il s’agissait bien explicitement d’une écriture qui emprunte à un style bien connu en la matière. Des lettres identifiables dans notre alphabet, les caractères étant grandement élargis dans le trait, et vivement colorés. En quelques sortes c’est assez proche du style des enseignes publicitaires. Et j’ai pu y reconnaitre un J, un U, et un I, ce qui pouvait se lire comme « JUI ». Qu’importe ait pu être l’intention du graffeur, la lecture qui m’est venue est de lire « jouis ». En écrivant ce mot j’y ajoute un « s », car ce qui s’est imposé pour moi c’est d’y lire une injonction à la jouissance. Ce n’était pas d’ailleurs sans me rappeler les mots d’ordre de mai 68 : « Jouir sans entrave » que l’on voyait fleurir sur les murs.
Ce qui m’a frappé aussi dans ce « JU…I » , c’est l’élision du O , la modulation du « OU » ne pouvait y être articulé, le mot s’en trouvait donc condensé, retracté, réduit. Ce qui le rend d’ailleurs bien plus efficace dans son injonction. Nous avions donc côte à côte d’une part cette assertion péremptoire « la consommation endort la revendication » et de l’ autre cette injonction à jouir. Ces deux mots d’ordre n’ont peut-être pas le même auteur, mais ils relèvent d’une même culture urbaine, d’une culture de la rue comme on dit, d’une même sensibilité .
Il me venait alors que cette critique politique du consumérisme propre à notre société , que cette écriture pouvait laisser entendre dans son fonctionnement inconscient une proximité voire une identité avec ce que nous ordonne la société de consommation. Je pourrai d’ailleurs émettre sinon un doute sur l’endormissement du consommateur, car on pourrait tout aussi bien déclarer que la consommation stimule la consommation, encore et encore. Il n'est pas rare que la revendication soit de demander à consommer plus, à jouir plus en quelque sorte. Le tag « JUI » viendrait alors dire la vérité de ce discours. Il y a bien évidement des revendications qui sont nécessaires , mais la question se pose de savoir en quoi les mouvements revendicatifs ne viennent pas eux-mêmes alimenter une injonction à jouir. »

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Nous avons donc deux plans d’inscription qui se sont invités dans notre séminaire : D’une part le tableau noir de Lacan et de l’ autre le mur urbain et son graffeur anonyme. A noter aussi deux adresses bien différentes : l’auditoire du séminaire de Lacan d’un côté, et les passants de l’ autre.
On pourrait sans doute à partir de là considérer deux espaces :
- L’espace structuré par le discours analytique et qui se légitime de l’hypothèse d’un sujet de l’ inconscient.
- L’espace où se tient le discours de la cité, ce qui l’organise, en d’autres termes , le discours qui ordonne cet espace politique, et aussi ce qui objecte à sa maitrise.
Alors nous allons nous arrêter de nouveau sur cette objection en quoi consiste cette production de graffiti, de tag, de graff et autres qui envahissent les murs de nos villes depuis les années 65-70.

-I-
Quel message ?

Il y a tout d’abord cet aspect , celle de l’énigme . On est devant une inscription , mais le sens nous échappe. On ne sait pas la déchiffrer, on ne sait pas la lire, nous sommes affligés par une sévère dyslexie.
A moins d’être soi-même initié, d’être soit même un tagueur ou un graffeur, et d’appartenir à ces groupes qui se forment en vue de cette pratique. Groupes qui peuvent varier dans leur composition, qui peuvent être rivaux et d’occuper des zones plus ou moins délimitées dans la ville. Zones qui sont aussi les lieux de divers trafics, de drogue en particulier, ce qui se fait selon une chaine de distribution organisé par quelques mafias.
Avec ses écritures énigmatiques, on peut avoir la notion de babélisation, voire une dislocation du lien social. On pourrait m’opposer que les graffitis existent depuis l’ antiquité, et peut être même depuis la préhistoire estiment certains. A Pompéi par exemple on retrouve des messages gravés dans la pierre qui disent un événement, une dénonciation, voire une menace . On peut lire ceci à l’accent bien moderne : « Restitulus a souvent trompé bien des filles » . Et aussi : « Va te faire crucifier » . Ces inscriptions publiques avaient déjà une modalité transgressive. Contrairement aux inscriptions sur les stèles mortuaires qui elles commémorent celui ou celle qui a été.

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Doc n° 2: Un tag à Pompéi.

Les anthropologues datent l’entrée dans l’ humanisation quand dans les temps préhistoriques on déposait des marques d’ocre autour du cadavre. On peut dire aussi que c’est là tout aussi bien la naissance du signifiant. Ces traits, ces traces d’ocre ou bien ces pierres spécialement aménagées viennent cerner ce qui fut, celui qui aura été ; cela vient le représenter.
Si les graffitis anciens des temps historiques étaient gravés, leur réalisation nécessitait du temps, mais aussi se projetaient dans la durée. Le graffiti moderne lui exige de la vitesse : le feutre dépose son signe à toute vitesse et sa durée est réduite. Il faut quelques seconde pour un tag, quelques minutes pour un pochoir, bien plus longtemps pout un graff , ce qui demande des lieux d’inscription différents.
Un aspect essentiel pour notre propos, c’est que ce soit un acte délinquant, illégal, cela fait partie de son essence , de sa raison d’être , et cela pourra être entendu dans certains témoignages de tagueur, de la jouissance ainsi retirée. Quand ce sont des espaces autorisés à ce type d’expression, le graffeur estime que c’est beaucoup moins jouissif.
Même si on ne sait pas le lire , le tag vient faire signe d’une présence, d’un message qui garde son secret , tout en signalant un malaise, une annonce, une déclaration plus ou moins haineuse appelant à la rébellion.
Parfois des bandes rivales s’affrontent. Il est dit qu’elles se « toyent » dans des combats nocturnes où il s’agit de recouvrir la production de l’ autre bande. Les slogans de mai 68 étaient subversifs par leur contenu, par leurs propositions transgressives, mais ils étaient discursifs, ce n’était par une langue « autre », ils s’articulaient dans la langue , une langue inventive, poétique parfois : « Dessous les pavés, c’est la plage » ; « Soyez réaliste demande l’impossible » ; « Je n’aime pas écrire sur les murs »
C’est rarement que nous apercevons ce type de discursivité dans les tags actuels où il apparait plutôt que c’est le langage lui-même qui est attaqué. Il semble en effet essentiel qu’il ne soit pas évident, qu’il ne soit pas dans la lisibilité ; seuls les initiés peuvent les déchiffrer, les lire, les reconnaitre.
Les non-initiés comme moi-même ne sont pas dans la mesure de les lire, même s’ils perçoivent l’intention d’un signe, d’un signe qui dédaigne de faire lien social mais sur le mode d’une différenciation de type ségrégatif : il y a un nous, un « entre-nous » et toi qui regarde, tu es l’ autre. Pour l’ autre, pour le passant, il reçoit juste quelque chose comme « on est là », on est là au bord de la ville, au bord du monde.
J’ai cherché à me renseigner , à dépasser quelque peu mon ignorance, en commençant par glaner un vocabulaire élémentaire.
Alors le tag c’est la marque toute simple, le trait jeté sur un support , un marqueur suffit comme outil scripteur ; c’est une sorte de signature qui vient faire signe à des semblables, aux tagueurs de la même zone. C’est un signe de reconnaissance qui représente quelqu’un , mais cela doit rester dans un circuit fermé, dans le même clan, dans la même tribu.
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Doc n° 3 : Exemple de Tag
 
Le graff, c’est plus important, c’est un tag agrandi, enrichi, coloré, élaboré, . C’est un dessin mais qui garde cependant une dimension d’écriture. Cela demande davantage de matériel , des bombes aérosols afin de projeter de la peinture.
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Doc n° 4 : Exemple de graff .

Le pochoir : la technique consiste à découper une forme , une silhouette, parfois un court texte, dans un carton rigide. Il est appliquée sur une surface adéquate et la peinture est alors projetée dans cette trouée. Le dessin s’en trouve généralement identifiable plus aisément. Le message est plus explicite.
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Doc n°5 : Exemple de pochoir

Ce qui peut surprendre dans ces expressions dont la portée subversive est évidente, c’est la toute aussi évidente standardisation. Comme pour les produits industrialisés nous y retrouvons des normes de fabrication , des formes itératives. S’il y a bien sûr des styles, des époques, des régionalismes, on peut être interrogé par cette reproduction du même, cette copie qui n’en finit pas, cette réduplication encore et encore…qui nous entraine dans un vertige. Avec le pochoir, l’entreprise prend nettement des allures industrielles, c’est de la mêmeté qui vise à l’expansion, au recouvrement, à une signalétique totalisante de la cité.
On pourrait alors se demander si le taggeur n’est pas un prolétaire forcené, toujours au boulot, plutôt de nuit, toujours aux aguets, toujours prêt à dégainer son marqueur, ou sa bombe, il parcourt sans cesse les trottoirs , les recoins, les lieux propices. Il est pris dans une servitude sans merci. Il est comme soumis à un impératif, soit d’écrire sans cesse dans une écriture énigmatique que « ça ne va pas ».
Son salaire est le salaire de la peur. Et de toute évidence bien au-delà. C’est la montée d’adrénaline avoue ceux qui veulent bien en témoigner. En d’autres termes, plus précis, son salaire c’est la jouissance . Cela m’a ramené à l’écriture de Lacan quand il identifie dans le discours du Maître la place du S2 , de l’esclave comme étant celle de la jouissance. Le tagueur viendrait il témoigner de cette vérité-là ?

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Doc n° 6 : le Discours du Maître.

Un dernier point dans ces généralités sur les lieux qui sont concernés par ces productions , par l’espace social qui se trouve ainsi affecté, marqué, parfois même maculé. Un graffiti dans une ville de province disait bien cela et en assumait la profanation : « Je vous salis ma rue. »
Il est certain que nous n’apprécions pas d’ordinaire jusqu’à quel point notre espace social est saturé de signes, de signaux , de signifiants et ceci bien au-delà de la signalétique routière. Nous n’en prenons pas la mesure car cela constitue notre habitus, notre heim. Alors cette irruption du graffiti vient modifier notre espace social contemporain , il s’en trouve resignalisé.

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Doc n°7 : Un espace tout spécialement resignalisé dans une ville américaine.

Si ce sont les lieux de passages qui sont investis , parfois des lieux plus discrets, voire des friches urbaines, mais il reste que ce sont les bords des grandes voies de circulation qui sont privilégiés : voie rapide , ligne de chemin de fer, métro urbain. L’aspiration fondamentale , c’est d’être au bord des grands flux humains, juste en littoral des circulations qui caractérisent dorénavant la vie sociale contemporaine. Alors ces productions énigmatiques, que viendraient-elle nous dire sur cette agitation ?

-II-
Un cas clinique

Ce détournement vers le tag , a fait surgir pour moi le souvenir d’un jeune homme que j’avais rencontré lors d’une présentation clinique et par chance j’ai retrouvé la transcription de l’ entretien.
Bien des sociologues, des psychologues, des sémioticiens se sont penchés sur cette question ; il est important pour eux , du point de vue de la méthode, d’avoir une cohorte suffisante d’observations pour en tirer des conclusions. Notre méthode n’est pas la même car nous soutenons l’idée que c’est aussi par la singularité d’une vérité subjective que peut se dégager un savoir sur le discours social.

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Doc n° 8: Graffeur en action.

J’avais donc écouté ce garçon durant un long entretien , il était alors hospitalisé en hôpital psychiatrique. Je vais seulement en extraire des éléments qui pourraient nous éclairer sur cette pratique contemporaine du graffiti.
« Je suis Monsieur X… et d’épeler son patronyme ; il s’arrête alors sur la lettre « N » qu’il contient, et souligne que cela peut s’entendre comme « haine », comme la haine ; et d’associer sur son prénom dont le choix par ses parents est lié à celui d’un surfeur, mort parait-il dans la pratique de sa passion.
Ce prénom il le triture et me fait remarquer qu’ « Arnold » cela peut faire Ar No, et à l’envers et en anglais cela donne « no art » mais aussi bien « no war ». Et de poursuivre : « le graffiti n’est pas un art ; c’est pas reconnu comme art. »
Voilà donc comment s’engage l’entretien avec ce jeune homme âgé de 27 ans ; il a été hospitalisé plusieurs fois ces dernières années. De qu’elle reconnaissance nous parle t’il là ? La première hospitalisation a eu lieu quand il avait 22 ans . Une deuxième à 23 ans. Et d’autres fois encore. A chaque fois c’est pour des épisodes délirants.
Juste quelques mots sur son histoire. Le couple parental s’est séparé alors qu’il était âgé d’un an et demi. La garde fut confiée à la mère. Le père est parti vivre au loin, il n’aurait pas utilisé son droit de visite durant sa petite enfance. Quelques rencontres, en fait une fois par an, ont eu lieu après ses 15 ans. Bref ce fut un père spécialement absent dans sa vie d’enfant. Il est décrit comme volage, alcoolique ; il aurait fait de la prison pour des raisons qu’il ignore, mais il avance l’ hypothèse que ce pourrait être pour non-paiement de la pension alimentaire (!), détournement de fond, et peut être des violences. Pour l’essentiel, ce père est pour lui une énigme.
Quant à la mère , elle est décrite comme dépressive, suicidaire, ayant fait de nombreux séjours en psychiatrie, et volage : « les hommes défilent » nous dit-il . Après le départ de sa sœur ainée alors qu’il a 9 ans, sa mère lui déclare « C’est toi l’ homme de la maison » ; La suggestion incestuelle n’est pas relevée par Arnold, mais cela peut tout de même s’entendre.
De la petite enfance il apporte peu de chose : rien sur sa scolarité, sa fréquentation du skate parc, ses copains. Plus tard il engera une formation professionnelle dans le commercial , mais il n’ira pas au bout. A t-il eu des emplois par la suite ? Il n’en dit rien. Il est bientôt mis sous tutelle.
Il s’adonne depuis l’adolescence à la drogue -essentiellement du cannabis semble-t-il- , il pratique le rap et les graffitis ( tag et graff) dans la ville de moyenne importance où il habite. Il se présente comme quelqu’un qui est immergé dans la culture Hip-Hop. Il cherche manifestement à me faire entendre qu’il en a bien intégré tout le lexique. Quand je le rencontre, il a déjà une longue carrière de graffeur à son actif. Il pratique seul ou en groupe. Il a aussi une fonction d’initiateur auprès des plus jeunes.
Il va pouvoir m’expliquer avec facilité comment les choses se passent techniquement et ce que cela engage pour lui. Sa pratique relève d’une part du « légal » comme il dit , c’est-à-dire qu’elle se déploie dans des lieux autorisés, et aussi de l’ « illégal » , avec une dimension transgressive tout à fait assumée, et dont il ne cache pas la jouissance qu’il en retire.
Pratiquement il commence par faire « un sketch » , c’est à dire une étude préalable sur une feuille de papier. Il part de traits qui vont dans tous les sens , ou parfois d’un mot écrit, et ensuite cela s’élabore. Ce qui revient à faire des formes dessinées, colorées plus ou moins complexes. « Pis…je vais sur un mur » .
Le tag, c’est le plus simple et le plus rapide m’explique t’il, en fait c’est une signature , c’est le blaze.
Son blaze , c’est Abel, sans e précise t-il , car sinon il serait une meuf. Il tient donc à une nomination qui soit genrée. Il m’indique aussi que Abel cela peut s’entendre en anglais , « pour que tout le monde comprenne ». Ce blaze , c’est lui-même qui l’ a trouvé. Comme pour les pseudos, c’est donc une auto-nomination, c’est aussi un camouflage afin de ne pas se faire repérer par la police.
Il parcourt donc la ville pour l’ écrire sur les murs, sur les camions, sur les trains. Mais plus rarement sur les maisons particulières. Il m’ annonce non sans malice : « Je pense pas que j’irai attaquer votre maison » . Est-ce pour me rassurer ? Enfin c’est dit…
Il souligne le côté éphémère du graphe. S’il est effacé pars les services de nettoyage de la municipalité c’est très mal supporté ou pire , s’il a été « repassé » par un groupe rival, c’est-à-dire recouvert, alors « on a la haine ».

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Doc n° 9 : Exemple d’un tag « repassé ».
Bien sûr Il a eu quelques ennuis avec la police , ses graffitis étaient alors spécialement dirigés contre eux. Alors, si j’ai bien compris, il est passé à tout un système de messages codés. Comme ALK : ce qui veut dire « Apelle les keufs »
Et puis toute une série à partir de Tax, qui se décline en Tax one, Tax too, Tax three. Il est spécialement content de ce « Tax three » qui pourrait s’entendre me fait-il remarquer comme « Taxe free » ; soit une taxe libre, une taxe gratuite. Il trouve cette invention géniale. Est-ce à dire qu’avec cet oxymore, cela viendrait revendiquer que la dette soit annulée ? Il y a en tout cas chez lui tout un ludisme avec les mots, avec la lettre. Il admet qu’il y a de l’ amusement dans ce jeu de lettre qui tente d’attaquer l’ordre social, mais il me précise que c’est en fait de la dérision, voire de l’auto-dérision. Et qu’en fait dans ces passages-à-l’acte , il est submergé : « c’est comme un tsunami ! ».
Lors de la première bouffée délirante, il a 22 ans, il est persécuté, il se sent en danger, il se barricade dans son appartement , et l’idée lui est venue que son père était à la tête d’une mafia hip-hop avec graffiti, rap, blackdance, djing. Mais cette mafia est pacifiste et veut lui apporter une aide.
Et depuis il ne peut pas de dégager de cette idée. Il ne peut pas envisager que ce ne soit pas possible. Il y a donc d’un côté des présences menaçantes et de l’ autre l’idée d’une mafia bénéfique dirigée par son père.
Cette conviction est bien installée. Elle se propage et fait naitre des éléments annexes. Ainsi alors qu’il venait d’acheter un portable de la marque Z , il a aussitôt pensé, ou plutôt une pensée s’est imposée à lui que son père avait investi dans cette firme de renommée internationale. Il laisse entendre que des messages personnels pouvaient ainsi lui être adressés. Ou encore alors qu’il écoute du rap, il comprend que son père a des contacts avec tel star du rap. Il n’est pas exclu qu’il entende aussi de tels messages quand il écoute du rap.
Durant ce qu’il appelle ses bouffée délirantes , les phrases défilent sans cesse, les mots se disloquent, se défont et lui révèlent de nouvelles significations. Ainsi une marque commerciale sur un sac « Paréo », se retourne et devient « Oh Eh Rap ».
Tout cela , toutes ces manifestations, toute ses phrases qui défilent, lui font signe à lui, et lui confirme que la mafia hip-hop de son père allait le sauver, le sauver d’une menace mortelle. Mais celle-ci reste active, et le tourmente.
Lors d’un épisode , il donnait beaucoup dans le rap à cette époque, un seul blaze ne suffisait plus, et il s’est imposé d’en prendre plusieurs, comme D…, B…, et même T… qui va alors se démultiplier en une série numérotée , T… 1, T… 2, T… 3, T…4, et ainsi de suite dans une suite sans fin.
On entend donc comment avec cette fluidité exceptionnelle de la nomination, elle se met à proliférer à l’infini et que c’est ainsi sa propre identification qui pourrait ainsi se défaire et l’aspirer vers une dépersonnalisation complète.
Cependant il y a comme un contre-point à ce défilement c’est son prénom disons officiel : Arnold, mais qui va s’agglutiner à une méta-nomination qui ne sera pas un pseudo, mais pourrait le signifier dans son être sur le mode d’une holophrase : « Arnold-c’est-le-poète » . C’est manifestement une tentative d’arrêter ce défilement métonymique infini de la nomination, en faisant appel à son prénom, soit à une inscription symbolique.
Il a bien voulu répondre à ma demande de nous dire une de ses créations ; voilà ce que cela donne :
J’suis drogué au bédo, mon père est alcoolo, ma mère est suicidaire.
J’ai plein de rêves qui se réaliseront jamais
J’suis en France depuis mon enfance,
C’est vrai que j’aurais préféré être né sous les cocotiers
Avec la mer à mes pieds
Putain c’aurait été le pied

Mais bon j’ai grandi dans cette ce-fran,
Où quand t’es différent
T’acceptes de voir les gens pour ton argent
J’suis pas croyant même si je vis bizarrement

Comparé à toi maman et bien, je vais bien
Car sans moral
Suivre la vie de quelqu’un [ c’est ]trop banal
J’ai vu de la pauvreté, c’est vrai
C’est pas dans un pays pauvre mais en France

Avec les impôts, ton loyer l’assurance, tu vis sous le seuil de pauvreté
J’suis dégoûté de voir les hommes s’embrouiller
Même pas pour des billets mais juste pour délirer

Franchement, les gars arrêtez, on va s’entraider
Quitte à former une armée anti-pédophilie ou (se retrouver ?) tous nazis.


Je me suis contenté de lui dire que je trouvais cela bien écrit.

La bedo, le schit, il a commencé à 15 ans. Ecrire du rap, ça se fait tout seul, le shit ne lui apporte rien. Mais en revanche pour le graff, il estime que ça le rend plus créatif.

L’entretien se terminera sur l’intérêt pour lui de ses hospitalisations : « ça me requinque car je peux parler avec quelqu’un qui s’y connait, au lieu de parler à ma mère qui n’y connait rien ! »

Un peu avant dans l’entretien il avait aussi indiqué qu’actuellement, au lieu de sortir systématiquement sa bombe ou son feutre, il procédait autrement : « J’écris surtout sur la poussière en fait, la poussière des portes, des camions, des voitures…j’écris au doigt en fait…c’est éphémère. »


-III-
Graffiti et jouissance Autre.


Voilà donc une évocation cursive de ce long et unique entretien, j’ai surtout retenu ici les points, les traits, les signifiants qui m’ont semblé les plus significatifs de la configuration subjective de ce jeune homme.

Tout le monde aura pu entendre dans la singularité du propos, l’effort sensible de ce sujet pour faire tenir quelque chose, pour maintenir sa propre consistance, son propre égo, ce qui nécessite un jeu complexe entre le légal et l’ illégal, entre la persécution et le sauvetage par le père, entre la haine destructrice et la poésie, entre la dérision et l’adresse à l’autre. Mais rien n’est assuré. Sinon la conviction de l’ existence d’une mafia hip-hop tenue par son père pour contrecarrer les menaces dont il se sent l’objet.

Alors que dire des aléas de la jouissance dans son cas ?

La jouissance en tant que jouissance du corps est ici bien présente avec son addiction à la bédo, mais aussi cette répétition infinie du geste graphique où la tonalité anale est sensible. Jouissance Autre donc, dont il y aurait à situer l’articulation avec la jouissance de l’ Autre qui le menace.

La jouissance dite phallique , celle qui engagerait le signifiant d’une absence, nous en avons bien une mise en scène symptomatique, ou plutôt sinthomatique avec l’ irruption dans le réel de ces pensées automatiques sur le thème de la mafia hip-hop du père. Mais faute d’un arrimage dans le Symbolique, elle ne trouve pas à faire fonctionner une limitation. Elle fait bien appel au Nom-du-Père, mais sans pouvoir s’en passer.

Peut-on parler ici d’une forclusion dans le symbolique du Nom-du-Père qui ferait retour dans le réel ? Au lieu de parler de forclusion je serai tenté ici de reprendre la notion introduite par Marcel Czermak de « récusation ». Récusation de la fonction paternelle , récusation du Nom-du-Père. La dérision me semble aller dans ce sens : cette moquerie plus moins aigre est bien une manière de se situer en regard de l’ Autre symbolique, mais en en récusant l’autorité, en invalidant une nomination qui pourrait le situer comme un parmi d’autre.

La jouissance du sens , on la voit à l’œuvre dans son jeu avec les mots qui conduisent au non-sens , avec ses phrases qui défilent, avec cette subversion de l’ ortho-graphe. Ce qui en retour prend le risque de disloquer. Et puis il y a cette production poétique, cette prise en compte de la parole , de ses assonances, de ses effets de sens qui témoigne bien qu’un jeu sublimatoire est par moment possible, l’objet venant alors s’effacer et donner à l’éphémère, à la perte sa portée créative.

A propos de cette articulation du graffiti et de la jouissance, je voudrais citer un article d’Hubert de la Rochemacé publié dans le Bulletin Freudien intitulé « Tangoë » où il raconte la prise en charge psychothérapique d’un adolescent en errance, à la dérive, où la pratique du tag aura pu accomplir estime t’il l’équivalent d’un parcours initiatique, ce qui eut pour effet de contenir une jouissance débridée, dénouée. Je le cite :

La liaison des lettres dans le tag est singulière dans la mesure où les lettres sont collées sans espace, sans coupure. Elle rappelle lalangue du discours de l’enfant comme produit d’une jouissance Autre.
Cette volonté du taggeur de ne pas constituer de trou, de poinçon  entre les lettres, illustre bien son refus de la coupure qui vient border la jouissance.
Une fois posée selon son expression, puis attachée sans espace à d’autres lettres, la lettre ira chez lui tout naturellement vers l’écriture. En venant border le trou de la jouissance, elle capitonnera le désir du sujet au lieu de l’Autre et de ses signifiants.

Peut-on être aussi optimiste pour le destin d’Arnold ?

Il nous dit bien ce temps de la jouissance Autre, une jouissance qui use bien de l’inscription, du Blaze, où la lettre se défait de son ortho-graphe pour valoir comme ordure, comme « litter », comme support d’un pure haine.

Et puis, il y a ce qui se profile avec la chute de cette lettre ornementale, flamboyante, Jean Berges aurait sans doute parler d’enluminure, pour se réduire à une simple trace , un trait, dans la poussière de la ville. Cela vient border, au moins pour un temps , cette jouissance toute, cette jouissance mortifère. Cela peut-il se « père…énniser », venir nouer ces trois modalités de jouissance ? Sa pratique poétique pourrait nous en donner l’idée.

A souligner que les séjours répétés en psychiatrie , là où il se requinque, n’y sont pas pour rien. C’est là qu’il peut parler à quelqu’un qui s’y connait, quelqu’un à qui il suppose un savoir. C’est en passant par cette adresse à l’Autre que la chute de l’objet peut produire des effets réels de sens, et que la jouis-sens peut rendre cette jouissance vivable, au moins pour un temps.

J’ai pu recueillir tout récemment quelques éléments sur l’évolution depuis l’époque de notre entretien, soit depuis une dizaine d’année environ. Elle n’est pas favorable. De nombreuses hospitalisations ont été nécessaires, parfois pour plusieurs mois. En consultations externes il se rend aux rendez-vous chez le psychiatre qui lui a prescrit un neuroleptique retard. Il n’a sans doute plus de suivi psychologique.

Il y a eu des tentatives d’emploi, mais cela n’a pas tenu. Il est devenu père d’une petite fille , mais il n’en a pas la garde. Sa consommation de cannabis est permanente et importante. Il se prive de manger pour pouvoir en acheter. Il dépense beaucoup d’argent dans des jeux à gratter ; Il est sous curatelle, et il l’ assiège parfois avec des risques de violence pour obtenir des subsides.

Il a toujours une pratique soutenue du graffiti, mais surtout du tag semble-t-il.
Lors d’une hospitalisation il a entièrement recouvert sa chambre de tag.
Il y a des moments d’impulsivité où il se livre à des destructions, y compris dans son propre appartement.

En conclusion, son état s’est dégradé, ses productions semble-t-il se sont appauvries tant au niveau du graff que du rap. C’est la jouissance du corps , la jouissance Autre qui a pris le dessus, qui a pris le pouvoir, qui est aux commandes.

-III-
La jouissance du discours capitaliste

Avec ce détour dans la clinique d’un taggeur , nous avons vu que la question de la jouissance pouvait assez clairement y être évoquée. Le cas est celui d’un sujet psychotique , donc d’une certaine manière normale dans sa psychose, c’est-à-dire qu’il est orienté par sa structure, une structure qui règle d’une certaine façon son économie psychique , et en particulier son rapport à la jouissance.
Cette normalité ne va pas sans un rapport à l’ordre social , et cela joue comme on l’ a vu un rôle déterminant puisque la jouissance y trouve même un point d’appui tout à fait essentiel. Que l’acte du taggeur puisse être dans la légalité ou l’illégalité est une donnée qui vient vectoriser l’ acte, c’est donc le lien social, le discours social qui vient situer cet acte.
Nous avions tout juste abordé au séminaire précèdent comment Lacan avait été conduit à envisager cette notion de discours et à en proposer une formalisation de type algébrique. C’est-à-dire que c’était une écriture formelle, une écriture au tableau qui renvoie à des relations entre les termes. L’inspiration structuraliste y est patente, mais jusqu’à un certain point.
Cette écriture des discours comme lien social il nous dit qu’elle est devenue possible à partir du moment où la pratique de la psychanalyse a pu avec Freud se mettre en place. C’est l’hypothèse d’un sujet de l’ inconscient, en tant qu’un objet bien particulier va causer le désir inconscient, et en tant que ce sujet est appendu à une représentation dans la chaine signifiante, chaine signifiante qui donne consistance au champ social, et on pourra se risquer à l’ appeler champ de l’ Autre.
Vous vous souvenez de cette construction, de cette écriture dont un élément, un symbole, une lettre va avoir un rôle déterminant dans le fonctionnement du discours , puisque c’est lui qui en ordonne la normalité, qui en règle l’ économie. Cette lettre qui représente ce signifiant ordonnateur, est appelé le signifiant maitre.
Et à partir de là nous avons l’écriture d’un quadripode inaugural qu’il appelle Discours du Maitre, ce qui relève d’une audace assurément, dûment réfléchie et articulée, ce qui va entrainer bien des commentaires. Ce Discours du Maître , il s’écrit donc ainsi dans son premier jet :
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Doc n°10 : Première écriture du Discours du Maître.

Ce Discours du Maitre n’est pas sans évoquer la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, reprise ensuite par Karl Marx, mais en se dégageant justement de leurs conceptions qui situaient la jouissance du côté du maître. Lacan va indiquer qu’au contraire dans ce discours la jouissance est du côté de l’ esclave, proposition qui aura pu surprendre, voir susciter des protestations chez les marxistes en particulier.
On peut entendre que cette écriture pouvait nous renvoyer du côté du Maitre antique, que l’esclave est celui qui a un savoir, un savoir-faire, et qu’il en jouit contrairement au maître qui est seulement préoccupé par le commandement.
Pierre-Christophe Cathelineau développe sur ces problématiques bien des articulations dans son ouvrage « L’économie de la jouissance » . Sa lecture m’a beaucoup éclairé et m’oriente dans mon propos.
Une question ici me vient : Est-ce que cette formalisation relève d’un acte essentiellement théorique ? Une sorte de principe fondamental à partir duquel toute la théorie peut se construire ? Disons que ce qui est notable, ce sont ses effets, elle ouvre à une fécondité qui nous permet de situer bien des développements tout aussi bien historiques que cliniques.
Ainsi Pierre-Christophe Cathelineau tout en reprenant le propos lacanien fait valoir comment à partir de cet antique lien social, on peut considérer comment historiquement ce Discours du Maître a pu opérer une mutation grâce à une position autre en regard du savoir.
C’est en effet grâce au Discours spécifique qui met le savoir en place d’agent ordonnateur d’un lien social , ce que Lacan a nommé le Discours Universitaire, que le Maitre moderne a pu réussir cette mutation. Au lieu de laisser le savoir à l’esclave, il va au cours d’un long procès historique l’ accaparer.
Voici comment il est proposé de l’ écrire :
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Doc n° 11 : Du Discours du maître au Discours capitaliste, première formule.

On pourra ensuite situer le maitre colonial esclavagiste comme étape de ce mouvement avant d’arriver au capitaliste de notre époque et au discours qui dorénavant ordonne au niveau mondial l’économie et la géopolitique.

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Doc n° 12 : Du Discours Capitaliste, première et deuxième formule.

C’est lors d’une conférence donnée à Milan en 1972 que Lacan a introduit ce discours capitaliste selon cette deuxième version , discours qui venait s’ajouter à ceux qu’il avait déjà écrits lors de son séminaire, soit les 4 discours évoqués cursivement en octobre.
Je ne vais pas en reprendre la démonstration, mais seulement en souligner quelques aspects et entre autres ce trait, ce qui me semble indispensable pour notre propos , c’est qu’avec ces 4 premier discours qui distribuent les signifiants, qui ordonnent la subjectivité, nous avons une économie qui a à faire avec des limites, limites qui se déclinent en termes d’impuissance ou d’impossible.
Impuissance du maitre antique à se saisir du savoir de l’esclave et de la jouissance qui s’y rapporte. Jamais S1 ne pourra rejoindre le S2 et de s’y conjoindre. Impossible également de se saisir de l’objet cause de son désir, il y a là une radicale impossibilité d’en avoir un savoir.
Or qu’est que nous pouvons lire avec la formalisation du discours capitaliste , c’est que ces limitations n’ont plus court, qu’elles ont été abolies. Il y a là un coup de force théorique de la part de Lacan puisqu’il pose une équivalence forte entre la plus-value , soit ce que Karl Marx avait si judicieuse découvert dans l’exploitation capitaliste et le plus-de-jouir qui elle est à situer dans l’économie subjective.
La plus-value est la part de la valeur du travail qui est détournée au bénéfice du capital. Cette valeur en plus, die Mehrwert, le prolétaire ne la reçoit pas et elle va augmenter l’accumulation du capital. Pour une part, mais pour une part seulement , c’est réinvesti dans les moyens de production.
Le plus-de-jouir est une notion introduite par Lacan pour écrire l’économie inconsciente. C’est symbolisé par la lettre petit a. La polysémie de la notion est bien sûr volontaire . C’est ce qui échappe, c’est cette part de jouissance qui échappe au sujet et c’est aussi la jouissance qui circule , qui s’échange.
On se souvient que Lacan avait d’abord apporté cette notion de l’ objet petit a dans le montage de la pulsion, déplaçant ainsi la conception énergétique de Freud. Mais avec cette formalisation des discours , il va situer cet objet a, ce plus de jouir , dans les échanges sociaux, comme symbole de tous les échanges ; Et c’’est là où se tient un supplément de jouissance.
Il y aurait bien d’autres remarques à faire à partir de cette écriture au tableau du discours capitaliste. Mais déjà avec cette introduction , je vous propose de reconsidérer ces pratiques du graffiti et d’apprécier si cette formalisation du Discours Capitaliste pourrait nous aider à les lire. Il faut pour cela en passer par un survol historique de ces pratiques.

-IV-
Du graffiti au Street Art.

Il nous faudrait faire toute une gradation entre une pratique fruste du graffiti et celle qui a reçu la dénomination d’art urbain ou Street art, ce qui regroupe ces pratiques urbaines contemporaines qui se sont développées à la fin du siècle dernier. Mais cette distinction n’est pas toujours évidente. Si le Street Art a pu réussir à se revendiquer comme art contemporain, il a eu d’entrée une valeur subversive.
Si vous y voyons des motivations et des réalisations bien diverses, l’aspect le plus commun reste que la pratique flirte toujours avec l’illégalité ; il peut y avoir l’intention de porter un message, mais pas toujours . En tout cas il y a cette intention de provoquer , de choquer et parfois d’émouvoir.
Il englobe diverses techniques telles que le graffiti, la peinture murale, le trompe-l'œil, le pochoir, la mosaïque, le sticker, l'affichage et le collage, le slogan ou même des installations comme le tricot urbain ( nommé aussi Tricotag ) .

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Doc n° 13 : Exemple de Tricotag.

C'est principalement un art précaire, voué à l’effacement, au recouvrement, à la destruction. Il ne doit pas être confondu avec l'art dans la ville, dans les projets initiés par des institutions publiques. Et pourtant l’évolution des sensibilités, de la réception va le faire passer de l’acte délinquant passible de poursuites judiciaires à une reconnaissance comme art contemporain, et donc à une entrée dans le marché de l’ art.
La pratique du graffiti est ancienne, et certains auteurs l’inscrivent parfois dans la lignée de l'art pariétal préhistorique. Assertion qui serait à discuter du moins pour l’époque magdalénienne puisque le lieu où sont réalisées ces peintures ou gravures est hors de la vie quotidienne, dans la profondeur des grottes obscures ; ce qui n’est plus le cas à l’époque néolithique où elles sont le plus souvent dans les mêmes zones que l’ habitat, ou encore dans des abris sous roche au bord des voies de circulation. On peut en déduire que ces pratiques doivent être situer dans le lien social.
Pour son émergence dans l’époque contemporaine on cite souvent comment en 1942, un ouvrier américain nommé Kilroy, qui travaillait dans une usine de bombes basée à Detroit, écrivait « Kilroy was here » sur les pièces qui lui passaient entre les mains . Les bombes étaient ensuite larguées avec ce slogan ironique et Kilroy s’est vite taillé une belle réputation de patriote chez les soldats, qui en réponse écrivaient « Kilroy was here » sur les murs .
On situe historiquement l’émergence du Street Art dans la conjonction de mouvements esthétiques et d’un contexte socioculturel et économique propre au New York des années 1970. Le climat de crise : crise économique, donc sociale avec la montée du chômage, crise politique, risque de guerre nucléaire, puis crise pétrolière, etc.

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Doc n°14 : Pochoir au message politique explicite. Vers 1970.

Mais un aspect technique a aussi son importance et pourquoi pas le signifiant que cela véhicule ; c’est la production de bombes de peinture aérosol destinées à peindre les voitures ; elles vont être vite investies par les writers et taggeurs.
C'est ainsi qu'en 1969 on voit les véritables débuts du graffiti à New York. En France , l'art urbain en tant qu'initiative individuelle commence à s'épanouir à partir de mai 1968. Cependant, un peu avant , en 1963, l'artiste Gérard Zlotykamien dessinait, à la bombe de peinture, des silhouettes fantomatiques dans l'immense chantier dit du « trou des Halles » à Paris.

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Doc n° 15 : Œuvre de Gérard Zlotykamien.

Et aussi Ernest Pignon-Ernest qui après être intervenu sur le plateau d'Albion à coup de pochoirs, action totalement illégale en réaction à la force de frappe nucléaire française, va exécuter une fresque sur les murs de la Bourse du commerce, également située aux Halles.
Ce sont là des actions spontanées et rebelles. Si les artistes de Street Art ont en commun une activité d'intervention urbaine, légale ou non, les buts sont variés : dans le cas du tagueur et du graffeur, il s'agit principalement d'apposer son nom ou « blaze », puis d'y développer ses figures ou ses abstractions.

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Doc n° 16 : Exemple de tag avec démultiplication du blaze. Poitiers .

Avec le Graff, iI s'agit d'une image, d'une signature visuelle, quelle que soit la méthode. La démarcation entre ces deux orientations n’est pas toujours claire, et on peut observer bien des figures intermédiaires.

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Doc n° 17: Le passage du tag au graff.

Avec le mouvement underground de “writers”, on soigne les lettres , on invente des styles, tout en entretenant des rivalités entre groupes pour être le plus visible, et marquer leur territoire.
Il y a aussi des actes engagés d’artistes désireux de transmettre un message politique bien explicite.

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Doc n° 18 : Pochoir avec message politique explicite.

Plus qu'un mouvement artistique, les débuts sont donc portés par le jeu, l'interdit, l’excitation mais aussi la contestation, le désir de porter des slogans qui vont notamment devenir la marque de fabrique de certains.
Au départ ces œuvres par leur marginalité s’opposent donc assez naturellement au marché de l'art puisque ne pouvant s’acquérir. Cependant, au début du XXIe siècle, la tendance est plutôt à l'institutionnalisation du Street Art qui a pris place dans les galeries, les musées, les salles de ventes ou sur des façades monumentales. En France, la Fédération de l'Art Urbain a ainsi été créée en octobre 2018 avec le soutien du ministère de la Culture. Dans beaucoup de villes des espaces sont dédiés à ce type d’art.

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Doc n° 19 : Espace monumental dédié aux graffs à Poitiers.

Et il y a donc une entrée du Street Art dans la légalité et dans le marché de l'art contemporain ; son volume financier ne cesse d’augmenter, et certains de ces artistes vivants font des ventes remarquables .
On peut citer les affiches peintes de Jean Faucheur, les sérigraphies d'Ernest Pignon-Ernest, les pochoirs de Miss.Tic ou de Jef Aérosol, les autocollants de Clet Abraham et les détournements de Jinks Kunst sur les panneaux de signalisation, les collages de Kim Prisu, les peintures au pinceau de Jérôme Mesnager, ou celles à l'aérosol de M. Chat, ou bien encore les photographies d'Antonio Gallego.

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Doc n°20 : Un pochoir célèbre de Ernest-Pignon-Ernest.

Depuis qu’il est né du graffiti, le street art a parcouru un long chemin il est devenu l’une des formes d’art actuellement des plus recherchées en art contemporain. Parmi les artistes les plus en vue quant aux résultats de ventes aux enchères on citer en 2019, Basquiat qui a rapporté la somme faramineuse de 93,8 millions de dollars et Kaws qui a « seulement » rapporté 90,3 millions de dollars de ventes.

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Doc n° 21 : une œuvre de Basquiat .

Harin et Banksy eux ont réalisé un petit chiffre d’affaires d’environ 25 millions de dollars. Quant à Shepard Fairey, il a eu la belle idée de produire une affiche de soutien à la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008. Ce qui l’a propulsé sur le marché de l’ art. On peut dorénavant acheter une des œuvres entre 3000 € pour des petits formats , 12 000 € pour des formats 105 sur 105 cm. Un grand format a été adjugé 44 000 € aux enchères.
Le succès de ces artistes et de nombreux autres montrent qu’à l’heure actuelle, les collectionneurs investissent dans le Street Art. En outre, il existe d’innombrables articles en ligne qui conseillent les collectionneurs potentiels sur la façon de collectionner le Street Art et sur ce qu’il faut rechercher lors de l’achat d’une œuvre. En France la revue Graffiti Art peut vous prodiguer aussi de bon conseil.
La popularité croissante de ces formes d’expression artistique, qui a donc conduit à des résultats de ventes aux enchères records, a aussi provoqué « la révolte » de certains artistes. Banksy est responsable d’ « un acte de rébellion notoire ».
Une série d'œuvres de cet artiste du street art londonien, une peinture au pochoir apparue pour la première fois en 2002 à Londres sur le pont de Waterloo à South Bank avait été remarquée par les critiques et les amateurs. Elle représente une petite fille qui tend la main vers un ballon en forme de cœur. Une version ultérieure de cette œuvre, placée dans un cadre créé par l'artiste, a été vendue aux enchères le 5 octobre 2018 pour 1 million de livres sterling, ce qui n’était pas si mal.
Mais immédiatement après le coup de marteau final, l’œuvre s'est autodétruite en partie sous les yeux incrédules des acheteurs et des spectateurs, stupéfaits de voir l'œuvre partir en morceaux. C’est Banksy lui-même qui avait dissimulé une déchiqueteuse dans le cadre.
Son coup ne s’est (peut-être ?) pas tout à fait déroulé comme prévu, la déchiqueteuse aurait mal fonctionné et son œuvre intitulée Girl with Balloon n’a été que partiellement déchiquetée. Alors il a renommé son œuvre Love is in the bin , et la valeur de l’œuvre a pu de nouveau grimper après ce coup médiatique !

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Doc n°22 : Pochoir de Branksy : Girl with ballon qui fut déchiquetée en partie juste après sa vente aux enchères.

Si certains artistes dont les œuvres ont été créées dans le cadre du Street Art n’apprécient pas qu’on traite de leur travail de cette manière, que cela diminue la qualité et le but de leur travail, d’autres vont au contraire passer des contrats avec des entreprises qui utilisent des styles de Street Art comme une stratégie marketing et vont être intégré dans des produits grand public. Les affiches, les vêtements, les coques de téléphone, les meubles et bien d’autres produits ont adopté le style de nombreux graffeurs et artistes urbains.
Vous pouvez par exemple acheter sur internet une reproduction de Girl with Balloon pour la modique somme de 9 € 90.

-V-
Jouir sans trêve et sans limite.

Dans sa conférence de Milan Lacan disait que le discours capitaliste était follement astucieux . Le destin de cette pratique nous le montre d’une façon exemplaire. Puisqu’une production subversive à priori sans valeur peut se muter en objet artistique et atteindre une valeur considérable.
Pour le dire autrement ce qui fait la jouissance du graffeur va devenir un objet marchant propre à intéresser les grandes fortunes. Sa portée subversive est ainsi recyclée dans le capital. Il s’agit bien de capter et d’acheter de la jouissance, c’est-à-dire ce qui ne sert à rien.
Une œuvre virtuelle a pu se mettre aux enchères chez Christie’s et susciter la convoitise du marché de l’ art et atteindre la somme de 69 millions de dollars ! C’est un collage d’art numérique de l’artiste américain Beeple, qui s’est vendu le 11 mars 2021. «Nous assistons au commencement d’un nouveau chapitre dans l’histoire de l’art», a commenté l’artiste qui devient le troisième artiste vivant le plus cher du monde.

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Doc n° 23 : Œuvre virtuelle de l’artiste Beeple adjugée à 69 millions de dollars.

Et pendant ce temps le graffeur que j’avais entendu, Arnaud X, harcelle sa curatelle pour pouvoir s’acheter son shit et ses bombes de peinture !
Si nous reprenons le mathème du Discours Capitaliste, Pierre-Christophe Cathelineau fait remarquer , que dans la mesure où les limitations traditionnelles du Discours du Maître sont abolies, ce discours se met à cavaler, à tourner en rond, et ce qui décrit de la sorte le symbole mathématique de l’ infini.
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Doc N°24 : Le Discours Capitalistes selon un circuit en forme de symbole de l’infini.
Je suggérai plus haut que le taggeur était devenu le comble de l’esclave moderne. Si on applique cette hypothèse sur ce schéma on pourrait alors situer le situer en $ avec cette indication qu’il y a une méconnaissance de cette division , et tout aussi bien que de la vérité de son acte, soit qu’il s’adresse au Maître. A entendre comme le Maître moderne (S1), aveugle comme tous les Maîtres mais aussi acéphale, aliéné lui-même dans ce Discours qui tourne en rond, le Discours Capitaliste.
Le graffeur travaille pour l’ autre ( S2) , sans vacances, sans la moindre grève, dans une jouissance sans trêve. Il est à la tache de produire un plus de jouir (a). Ce qui lui échappe, ce qui lui est masqué, c’est que lorsqu’il pense récupérer pour lui -même ce plus-de-jouir, la vérité de l’ opération c’est que le maitre ramasse ce plus-de-jouir ; Mais ce maître acéphale, aveugle, et impuissant car il ne peut faire autre chose devant cette machinerie que de relancer le travail de l’ autre ( S2), puis la production, puis la jouissance, et ainsi de suite…

Notons que la surface d’inscription est ici devenue virtuelle alors que ses effets sont réels.

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Bibliographie

Pierre-Christophe Cathelineau : L’économie de la jouissance. Ed EME.2019.
Hubert de la Rochemacé : Tangaë. Art. in Le Bulletin Freudien n° 43-44, 2004.
Lacan : La conférence de Milan du 12 mai 1972, in Lacan in Italia.

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