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Les aléas de
la jouissance


Jouissance / musique ?

Alain Harly, Christian Lemaire Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance XVI du 15 Décembre 2021

Sommaire

1°) Introduction à la séance par A. Harly
2°) Intervention de Christian Lemaire : Jouissance / Musique ?
3°) Intervention de Alain Harly : Remarque sur la Grundsprache du Président.
4°) Annexe : Transcription de l’intervention de Claude Dorgeuille : D’un imaginaire qui ne serait pas du corps et remarque de Jean Berges.


-I- Propos d’introduction par A. Harly.

Nous allons consacrer cette séance à la question de la jouissance musicale et commencer par un exposé de Christian Lemaire intitulé Jouissance /musique ? A noter dans son intitulé une barre entre jouissance et musique .
Est-ce à dire qu’il va s’agir d’interroger ce rapport jouissance , musique sur le mode d’une correspondance analogue à celle du signifiant et du signifié ? ou bien s’agit-il de faire jouer ces deux registres comme sur une partition ? ou est-ce une barre de division ?
En tout cas il y a un point d’interrogation placé après. Nous allons sans doute être éclairé sur comment il se questionne à ce propos.
Christian Lemaire est psychanalyste , il participe en tant que membre auditeur aux activités de l’ EPCO et il est aussi musicien, son instrument étant le violoncelle. Il y a plusieurs membres de l’ EPCO qui pratiquent la musique ou le chant , je pense à Marie-Christine Salomon-Clisson, Anne de Fouquet-Guillot , Michel Robin. Pour ma part je me contente d’être un amateur.
Pour cette séance nous avons aussi l’honneur d’accueillir Mme Marie-Germaine Dorgeuille qui est psychanalyste membre de l’ ALI et aussi musicienne. Elle est professeure de piano et de chant à Paris. Par modestie elle ne dira pas les chanteuses et chanteurs qu’elle a enseignés et dont beaucoup se sont trouvés en haut de l’ affiche. Nous avions déjà pu l’entendre à Poitiers lors de journées que nous avions organisées avec Claude Dorgeuille en 2010.
Lors d’une séance du séminaire, en mai 2020, je m’étais risqué à quelques réflexions sur une œuvre de Maurice Ravel, l’enfant et les sortilèges, ce qui m’avait donné l’opportunité de faire référence à la contribution majeure que Claude Dorgeuille avait donné lors de ces journées de 2010, où il apportait la notion d’une distinction à faire entre trois types de jouissance musicale : La jouissance sonore, la jouissance musculaire et la jouissance proprement musicale : Peut-être seront nous amenés à reprendre ces distinctions et à les discuter.
Succinctement disons que :
La jouissance sonore ou auditive est liée à l’excitation des récepteurs sensoriels de l’oreille. Il retenait pour celle-ci deux possibilités, celle ou seule l’intensité est poussée à l’extrême comme dans certaines dérives contemporaines ce qui peut aller jusqu’à la lésion du tympan, et celle qui depuis toujours a accordé à la qualité du timbre l’attention la plus soutenue. On peut situer Ravel aussi dans ce dernier cas. Claude Dorgeuille estimait que c’est l’imaginaire qui domine alors, mais que la dimension réelle n’est pas exclue surtout quand l’intensité sur des stimulations les plus pauvres est valorisée.
La jouissance musculaire serait essentiellement réelle, ce qui explique d’après lui que les interprètes peuvent avec facilité répéter inlassablement des exercices fastidieux.
Et enfin la jouissance proprement musicale qui serait foncièrement imaginaire, alors que l’organisation du discours musical va lui donner une valeur symbolique.
Pourquoi la musique plutôt que rien ? Pourquoi cette activité qui dans une première aperception ne sert à rien ? Sinon de procurer justement une jouissance. Comment le rythme et l’harmonie vont donner consistance à cette étrange pratique dont on trouve des indices dès la préhistoire ? Ce n’est qu’avec l’écriture, c’est-à-dire avec l’ histoire, que l’on peut commencer à en avoir une idée.
Dans notre culture, selon la tradition , c’est le philosophe grec Pythagore qui inventa au 5eme siècle avant JC l’harmonie en l’intégrant dans un système globalisant. Il y avait au moins deux acceptations à en retenir : L’harmonie comme ce qui concerne les sons qui peuvent être dans un certain rapport qui vont donner un certain type d’agrément . Et l’ harmonie en tant que cela concerne aussi le monde naturel , avec un type de connaissance que nous pouvons avoir sur ce monde.
Ce qui associe ces deux acceptations c’est la possibilité d’une transcription selon des unités quantitatives. Les sons et le cosmos tout entier peuvent être mathématisables. Le projet de Pythagore est de déchiffrer le grand livre de la nature, et de transcrire cette lecture avec des éléments minimaux, soit des « lettres », à entendre au sens ancien, c’est-à-dire des éléments minimaux d’intelligibilité et de quantification. En d’autres termes : tout est nombre . Ce qui donnera les prémices de la science et aussi des développements d’une mystique des nombres.
Il est difficile de distinguer l’apport de Pythagore de l’école pythagoricienne. La musique va être associée à une dimension cosmique . Elle est conçue comme une combinatoire harmonique des contraires , une unification des multiples et un accord des opposés. Et le monde lui-même est une totalité que l’on peut calculer.
Cependant cette conception de la nature et du cosmos va se heurter à des limites dans son intelligibilité. On ne peut pas tout saisir dans ces calculs. Cela tient- il aux lettres elles-mêmes, aux chiffres, ou bien est-ce le monde qui finalement ne peut pas être appréhendé comme un tout ? Est-ce à dire qu’il y a de la dysharmonie ? Qu’il y a une limite dans la totalisation harmonieuse des savoirs ?
Pythagore aurait pu prendre en compte cette dysharmonie , mais il l’ a exclue de son système, il ne l’ a pas prise en compte. On raconte, en fait c’est surtout à Boèce (6 -ème siècle après JC ) que l’on doit cette histoire mythique, que c’est en passant près d’une forge que Pythagore fut saisi par les sonorités produit par des forgerons : il y avait 5 hommes qui frappaient avec des marteaux. Il remarque que 4 de ces marteaux produisent des rapports de sons fort agréables. Il va ensuite en déduire à partir d’expérience aves cordes tendues une relation entre la longueur de la corde et la hauteur du son émis.
Boèce indique cursivement que le cinquième marteau produisant un son discordant, Pythagore ne parvenant pas à en saisir la raison, décida de ne pas en tenir compte dans sa théorie. Les conséquences en sont considérables tant pour la musique, que pour la physique et les mathématiques. Pythagore avait l’ ambition de construire un système d’harmonie qui valait aussi bien pour la musique que pour le cosmos. C’est ainsi que toute une tradition de la connaissance s’est trouvée engagée par cette idéalisation. Il faudra attendre Gallilée, Kepler et quelques autres pour se défaire de cette idéalisation, qu’il y avait de l’indémontrable dans l’univers, qu’il n’était ni géocentrique, ni héliocentrique mais a-centrique.
Et il faudra attendre le 20ème siècle pour démontrer que les mathématiques est un système qui comporte nécessairement en elle-même une incomplétude ( le théorème de Gödel ) . Quant à la musique, bien qu’un Mozart ou un Beethoven ( cf les derniers quatuors) en ait aperçu quelque chose, ce n’est qu’avec Stravinski et surtout Schönberg que la dissonance pourra montrer sa fécondité ; avec Jimmy Hendricks y compris. Alors quid de la jouissance musicale quand elle sort du système de Pythagore, quand les sons ne sont pas dans un rapport d’harmonie, et qu’elle peut trouver dans la dissonance de quoi la soutenir ? Voilà une des questions que je me pose et que nous aborderons sans doute plus tard.
En attendant je laisse donc la parole à Christian Lemaire qui va poser sa question et la développer.


-II- Intervention de Christian Lemaire

Dans "Contretemps " Patrick Boucheron, dit : "Ecoutez, ça vient de loin. Regardez, ça va vers vous. Le passé? Pas seulement le passé! Nous sommes dans l'épaisseur de ses transparences, irisées par les rémanences du temps. Il nous trame....c'est le surgissement du temps : le temps nous vient."
Voici d'où, P. Boucheron, me semble regarder son champ : l'histoire. Fantasme d'historien peut-être : comprendre comment un évènement est d'abord constitué de traces mémorielles transformées, retournées, d'autant plus efficaces que méconnues, oubliées.
Dans "La trace et l'aura" il poursuit Ambroise depuis le 4ème siècle pour appréhender son actualité, son fantôme agissant.

Même procès peut-être, mais ramassé , chez Henri Meschonic : " j'aurai passé ma vie à tenter de rejoindre ma voix". Une même poussée sans doute colle mon oreille au trou de serrure de la chambre de musique. Je scrute puisque "l'oeil écoute", avec plaisir, mais, normalisation aidant, sans honte. C'est plus fort que moi, acéphale j'écoute, c'est là que je suis. Et si je fais la musique, en suis-je le sujet pour autant ? A chaque seuil, se poser la question du fantasme à partir duquel ça parle, d'où l'on écoute.

Jankélévitch écrit : "La musique, à la différence du langage, n’est pas entravée par la communication du sens préexistant, qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l’homme à lui-même. " D'une part, je crois justement que le leste prééxistant est le tout de la musique, d'où l'on ne s'arrache pas à soi-même. D'autre part j'y vois revenir une transcendance qui nous ferait mettre un L majuscule à "La musique".

On peut "faire" la musique comme Gabriel Fauré en 1906 avant son deuxième quintette, c'est à dire après une vie d'écriture et d'enseignement, et se demander comment ça marche. Qu'est-ce que la psychanalyse pourrait suggérer à Fauré, comment la musique interroge-t-elle la psychanalyse? Qu'est-ce que l'authentique, le premier, le fond, le naturel, la substance, l'essence et la quintessence?

Une question me préoccupe, : de la sublimation au sublime, l'élévation à la dignité n'est-elle pas un pas glissant vers le transcendant. Chez Wagner , André Boucourechliev décrit un délire harmonique confinant aux limites de l'harmonie, à la recherche de la continuité infinie. Non seulement de la mélodie, mais de la forme c-à-d du temps-sans fin..
C'est la critique de Nietzsche contre Wagner : " il s'agit de "renverser" "l'ineffable" que supporte le "style"..cette "passion" qui "chatouille la moelle épinière"..."et flatte la grande imposture de la transcendense et de l'au-delà avec laquelle il faut en finir".

Je pourrais proposer une partition en trois lignes, à entendre simultanément comme trois voix superposées. Première ligne, un dessus, souvent chanté par le violon, hautbois, main droite, l' instrument vocal. Nous aurions troisième ligne à main gauche, un dessous, qui indique le chemin obligé, entendez les bassons, les violoncelles, c'est le socle à partir duquel on marche. Puis en position médiane, entendez l'alto qui s'articule ou articule les deux autres lignes. Mozart, Bach aimaient tenir cette partie médium qui lie les autres voix, c'est de ce milieu qu'on est dans la texture. La musique est donc une texture. C'est ici que A. Harly me propose une tresse.

Jusqu'à Bach, on entendait l'enchevêtrement de la musique comme ça. Point contre point. Puis vint l'époque des traités d'harmonie,1722,Rameau, la musique s'augmente de cette formalisation, et c'est un conflit.
Ceci doit être complexifiée, il faut ces trois lignes les tresser avec l'oreille où ça a lieu, et, non désintricables, avec l'histoire qui fonde l'oreille.. La musique est indissociable du musiquant, du musiquêtre pour faire du Lacan facile.
Regardez passer l'ombre de Freud : la musique est une perturbation de l'équilibre, du silence de la matière, ce régime zéro de la tension.

Quant à cette perturbation : Ou bien ce qui est produit n'a pas de hauteur repérable, mouvement vibratoire non ordonné et c'est du bruit. Vous froncez les ailes du nez. Ou bien ce "son", a une hauteur repérable, c'est un son périodique qui produit des harmoniques comme des ronds sur l'eau. Et vous êtes plutôt sur les ailes du désir. Si les ailes du nez écoutent, c'est parce que ça touche au corps. Du bruit de fond du monde et du corps, se détache, cette non-substance, pourtant consubstantiel au monde, qu'on appelle musique, si, et seulement si quelqu'un s'en mêle. Il n'y a pas de son sans oreilles.

Michel Serres propose: "le son sabote les aiguilles stochastiques du bruit" . Par le même procès que celui du bruit, mais saboté, l' origine du son musical est un coup, un heurt, où l'air est mis en mouvement et dès lors, sa vocation est la disparition, le retour à l'équilibre de l'air, le silence.
Ce changement d'état par coup même infime, déclanche la physique de l'air qui est une suite de subdivisions, comme les ondes sur l'eau, jamais répétées, toujours du grave vers l'aigu. Ces subdivisions font série harmonique, toute musique est sérielle, du son de base jusqu'à disparition prédictible, retour à l'équilibre de l'air. C'est un ébranlement périodique qui procède par réduction de l'écart jusqu'à l'équilibre. La musique est donc fille de l'air.

Comment H. Bouasse celui du schéma optique comprend-t-il le sabotage qu'évoque M. Serres : "La difficulté qu'on a d'entendre les harmoniques comme sons distincts, ne tient pas à leur faible intensité. Elle provient de ce que toute l'éducation de l'oreille est tournée, vers la perception simultanée , du son et de ses harmoniques comme un ensemble que nous envisageons comme un tout. La musique est un point de vue de l'esprit, une perspective.

Mon premier concert vers sept ans était brouillard sans visibilité, bruit sans orientation, lors de cette première fois, j'entendais tout ou trop, c'était du bruit. Paradoxe : ensuite, j'ai appris à saboter le bruit. Ce sabotage est une opération de synthèse complexe, où une somme d'informations disparates sont filtrées/ localisée/associée afin d'être maîtrisables/représentables. Je ne parlerai donc pas seulement d'éducation avec Bouasse, mais j'ajouterais ce que Freud profile avec l'appareil perception/conscience considérant une perturbation/excitation et la visée de retour à un degré acceptable, avoisinant le zéro d'excitation.

Le vivant aux aguets, traque l'écart afin de l'intégrer par réduction, dans son monde. Le sabotage du réel à la fiction est de réduction.
Dans cette boite noire une bifurcation entre peur-fuite-agression d'un côté et séduction soumission assujettissement semble s'opérer.
Mon hypothèse est que c'est le moment de parler de jouissance. Le point d'émergence de la jouissance serait la bifurcation qui succède à la perturbation. Angoisse ou jouissance.

Arthur Schopenhaeur, porc-épic en chef, articule jouissance et désir : « La cadence parfaite demande à être précédée de l'accord de septième sur la dominante, comme le désir le plus pressant peut seul être suivi de l'apaisement le plus profond et d'une pleine tranquillité. » je traduis : dans une suite sonore, septième est le point sensible qui désire une résolution, une fin à la dissonance.

La musique est donc cet évènement généré par un mouvement d'air et ses détours. Son trésor est l'histoire de la musique où l'exploration à vu émerger toutes ses terres. Il aura fallu discriminer les éléments : le son prolongé, puis les intervalles entre les sons, élément discret minimal de sa phonologie, concept évidemment inapproprié, ici, Claude Dorgeuille proposerait sans doute celui de "mélodème". Donc un son puis son double, puis sa répétition plus haut, l'octave, puis sa division en deux, toutes les musiques du monde semblent être passées par l'exploitation de cette division, ce diphonique octave/quinte. Puis augmente le nombre de subdivisions, en tiers, puis... jusqu'à couvrir le spectre en entier. La musique est un spectre. Chaque ascension est une victoire mais certaines sont plus complexes à l'oreille retorse. Certaines oreilles censurent, y voient le diable paraît-il. Il y a là une formidable démonstration d’un long apprivoisement, d'une lente construction.

Ça n' a pas de substance et ça n'est pas de nature, mais cela fait un sédiment millénaire pour nos oreilles neuves de tous les possibles du matériau. Une doxa s'y agglutine dont musicologie et critique musicale peuvent se faire les chantres élogieux ou vindicatifs qui depuis leur pire exercice vous diront la vérité de cette non-matière. Sonnant ou dissonant, laid ou beau, bonne manière ou trahison.

Comment appréhender la machinerie de cet évènement, dans lequel nous sommes inclus. Peter szendi avance le terme "d'éxécoutant" qui me semble être une excellente approximation de ce que j'essaie d'articuler, il précise : " l'éxécoute semble supposer une répétition circulaire jamais achevée". Il manque à cette valse peut-être un demi-tour sur lui-même.

Ajoutons cette hypothèse : est-ce que l' après coup, le futur antérieur, la rétroaction pourraient servir de lanterne afin d'éclairer Fauré. La logique du trésor serait donc le futur antérieur : nous écoutons, toujours au futur antérieur! Alors le présent? Le "là" de l'écoute, est déjà informé par le "déjà". l'Exécoutant a l'oreille tendue depuis ce passé, mais que faisons nous au présent? L'image au présent qu'est-ce que c'est ?
Et la langue, du dedans de laquelle nous parlons? Dans l' irrémédiable opacité du temps, est déjouée la position de présent d'où je pense voir, parler, écouter. Le "déjà" fabrique le "là". Le futur antérieur est énigmatique, futur dans le passé ; son sens rétroactif va du futur au passé . Toutefois pour que le futur antérieur soit un bon modèle il y faut le tordre afin qu' apparaisse une autre dimension.

Lacan décrit ainsi sa tâche en ouverture des écrits : "Nos élèves seraient fondés à reconnaître le "déjà", en cette " boucle charmante dont un trajet se ferme de son redoublement renversé promu à soutenir la structure du sujet". Il force l'après-coup à sa main, et s'appuie pour ce faire d'une coupure sur la figure du tore voilà le futur antérieur issé à sa qualité de temporalité remarquable de l' inconscient. Il ajoute ailleurs: « le temps rétroactif, est la structure la plus largement pratique des données de notre expérience, où le sujet prend conscience que l'après-coup fait retour sur le déjà là". Freud, l'ébauche en un seul double concept : perception/conscience, moins le geste de Lacan. Pourquoi la musique y échapperait-elle, structuré comme un langage, la musique est naturellement assujettie à cette temporalité.
Le génie musical pourrait-être ceci, Lacan encore : « Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir. »

L'art de la musique consiste à dérouter la perturbation par figures avant résolution ; Dit autrement : organiser l' ébranlement périodique par détours et jeu avec l'écart, jusqu'à l'équilibre. Ces détours sont des figures d'une gymnastique éprouvée, codifiée.
Roland Barthes disait ,"Il n'y a peut-être qu'une seule rhétorique" énumérer quelques figures, qui sont autant d'écarts par rapport à ce qui pourrait être considéré, de manière tout à fait imaginaire, comme l'état "normal" d'un discours.
D'une part l'enveloppe formelle : en musique, la forme est un élément ordonnant, parfois l'élément primordial, ce peut-être le discours même.
Mais aussi l'intime de ses stratégies reconnaissez : condensation, et déplacement, soit, anticipation, retournement, inversion, réversion : rebroussement du chemin et marche en crabe,
séquence pivot , collages , superposition ; N'oublions pas la citation, nuancée en réminiscence, déclinée en spectral, ou en hantise , puis le remords ou le réemploi ; Ajoutons le déraillement qui consiste à changer de voie, autre nom ferroviaire de la bifurcation pli et repli.

Autant d'accroche pour la jouissance constitutive de l'objet musique. La liste est provisoire, vous pouvez ajouter la voix, le grain du son, l'imitation, l'improvisation, l'excitation, la fulgurance, la pulsation, le rythme, la répétition, la distorsion, l'ornementation/l'enluminure, la ritournelle .
Cependant il faut passer sous la couche dynamique de la réthorique pour appréhender le substrat qui lui est soumis. Je propose le terme de "leg" pour son champ qui recouvre cueillir/choisir/rassembler et son sens de dépôt. Pour sa parenté aussi avec "logos", et l'utilisation qu'en fait Lacan dans cette traduction d'Héraclite qu'il superpose à celle de Heiddeger ...Une partie du vers d'Héraclite traduit par Lacan donne ceci : « Non de moi, mais du lais (l. a. i. s.) où se lit ce qui s’élit, en entente .../.. l’Un en tant qu’unissant toutes Choses ». Lais est l'ancien français pour leg. Je suppose chez Lacan, une constante. Je suis frappé par l'analogie entre ce vers d'Héraclite et cette ouverture du texte qu'est "l'étourdit" : "Qu'on dise, reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend..." Quarante ans n'altère pas une intuition profonde. J'y vois une petite musique.
La parole est logos mais le logos n'est pas que parole, ce que j'en extrapôle, est que la musique , de n'être pas langue, n'en est pas moins logos, et que c'est : non de moi, mais depuis son leg éludé que je rassemble afin que l'oublié s'entende. Ce leg, Lacan nous souffle dans son séminaire sur les formations de l'inconscient, de quoi il pourrait être composé de débris métonymiques, "sous la création métaphorique, dit-il à peu près, chercher les débris métonymiques". Je fais l'hypothèse qu'il s'agit d'un substrat à partir duquel se joue la grande affaire métaphorique.

Un leg au travail. : Beethoven rédigeant son 15ème quatuor, repère dans une phrase du début, un motif de quatre notes et le potentiel qu'il recèle. Il le réserve et y revient l'année d'après. Ce germe, deviendra son oeuvre la plus énigmatique, faisant éclater tous les moules celui de la fugue, celui de l'écriture instrumentale et le moule dans lequel les oreilles de ses contemporains étaient informées. Scandale!

Bach a ouvert une séquence en défendant le tempérement égal ,clavecin bien tempéré et un autre monument, l'art de la fugue, déploiements autour d'un même thème où il s'enracine, par son nom crypté à même la chair du texte. Beethoven ferme cette séquence avec cette explosion que certains ont pu appeler "son" art de la fugue. Cependant ce n'est pas un déploiement chez Beethoven, c'est un mouvement qui creuse la matière qui le constitue . Prenons la chose autrement : ces quatre notes apparaissent chez Beethoven dans une multitude d'oeuvres qui précèdent. Mais dans le quinzième quatuor elles font évènement, Beethoven est requis, réquisitionné par ces notes. Mélodie et forme y seront passées à la question.

Joseph Kerman nous dit que la continuité de cette oeuvre est obtenue par la constance des heurts, que cette déflagration et cette violence du traitement thématique, par paroxysme et dislocation de la matière harmonique, il faudra attendre Schönberg pour la retrouver. Il ne parle pas de la violence des silences! Cette fugue dit Stravinsky, "pulvérise toutes nos mesures" et "défie toute familiarité". Silence et pulvérisation, voilà tout John Cage.

On pense mieux à plusieurs : après échange avec Alain Harly autour du présent travail, vient cette hypothèse : et si à l'instar de ces compositeurs qui cryptent leur patronyme dans la texture de l'œuvre, ces quatre notes chez Beethoven prenaient valeur de Nom-du-Père, comme une trouée, un trou dans l'œuvre.

Cerise sur le gâteau, à l'intuition d'Alain Harly à propos de ces quatre notes, après vérification, il faut ajouter qu'elles sont strictement une mutation du nom de Bach, mutation qui ne préserve pas les notes, mais les rapports entre les notes, le leg, les "mélodèmes". Voilà Ludwig sous la dépendance d'un signifiant, auquel il substituera une construction majeure. Un héritage lui avait été refusé à Beethoven ; Albrecht Berger son maître en fugue lui aurait dénier toute capacité à écrire une fugue digne de ce nom. C'est moi qui dis digne de ce nom, mais... Et Lacan en 1970, dans la présentation des écrits en poche cette fois ajoute : "Lais" veut dire ce que la Femme lègue de ne l'avoir jamais eu".:

Ces quatre notes sont : B (si bémol),A (la), C (do) et H (si bécarre) deviennent sol dièse-la-fa dièse-sol bécarre, soit : intervalles de demi-ton (exprimant le désir) / sixte (le lyrisme, l'ascension) / demi-ton (particulièrement expressif).

Quelle est cette structure qui s'interpose dans le sujet en l'obligeant à son insu ? Il suffit de chanter le For-Da , afin d'y entendre son radical, centrée par l'absence. La musique est ornementation de bord. Le travail de création comme celui de re-création qu'est l'écoute, est transfigureration à partir de ce "leg". Ou si l'on m'accorde cette métaphore, de s'étayer d'un recel géologique, c-à-d la somme des plis possibles, pour établir un paysage toujours centré par un point aveugle. Métaphore s'autorisant de Lacan conseillant d'aller voir le petit traité de géologie de John Leuba, analyste et géologue.

La vérité est un point saillant pour l'éxécoutant, peut-être même le pivot de sa jouissance, quelque soit le bord à partir duquel il écoute cette vérité ; , fidélité au texte, justesse d'intention, écart à la règle entre invention et respect de la tradition, beauté du son , de la voix donc transcendance. Quelque soit le trajet "épistémophile" qui l'oriente. L'évènement musique est donc un théâtre de jouissance. Qu'il y ait jouissance, veut dire que le corps s'augmente de cette perspective qui l'inclut , re-complété en quelque sorte, divisions suturées. C'est la plus value de la musique.

Qu'en serait-il d'une topologie, relations de lieu et de discours, pour la musique? Voici ce que Georges Aperghis et Peter Szendy m'offre comme éléments : "Entrer dans la musique serait d'emblée y rentrer, y pénétrer à plusieurs reprises, en repassant le pas de chaque porte? Comme si chaque seuil, dedans mais pas encore, était la répétition du premier seuil dehors, qui ne serait donc ni premier, ni originaire". Quelle place occupe l'oreille, ce bord, dans un noeud rêvé de la musique. Mon rêve se poursuit avec une consistance en forme de cet orifice. La musique comme être topologique dont je fais partie se profile :

1/Il y a bien discours de l'Autre en musique, par voix, incantation ou souffle inaudible. Éloigné du sens mais phrasé, faisant effet de discours, sa prolifération interne, fait profération impérative. Question coté face Che vuoy? Injonction coté pile : jouis!
2/ Ça touche, indéniablement par tristesse ou joie qui rime avec jouissance, avec l'estivale bourrée des champs de blé ou la processuelle sarabande tout juste sortie de l'église encore en habit de sainteté... Nous voici en bord de corps, renvoyé par le mirage courbe vers une image recomposée.
3/Troisième terme, la matière même, soumise au montage de la rhétorique, conjuguée au régime fondamental du futur antérieur.
Indéfectiblement la même logique assujettit le parlant et le chantant. Sa rhétorique n'a pas que les mains propres. Des mondes s'agitent en nous. La formation musicale, ambiante, celle du milieu, tout comme celle institutionnalisée qu'on dit académique, nous police. La musique est ce mémorial qui n'est pas une chose inerte, les cénotaphes sont des dépôts ardents où le vide peut avoir la puissance d'attraction d'un trou noir. Nous sommes les obligés de cette machinerie ou dispositif d'impensé. Les traces des coups et blessures de toute l'histoire de la musique occidentale, semble indissociable de ses caresses et s'offrent comme pré-formes.

Y a t-il des querelles qui ne concernent pas le mode de jouir ? Pierre Legendre, dont on pourrait avancer que sa petite musique à lui c'est le " d'où se fonde?" fait l'hypothèse que la danse dans son travail incessant de l'ancien vers le moderne sur/dans/avec les corps, incarne et ne concerne que cela : comment jouir ? A l'instar de la danse, je pense que la musique est geste et corps. Suivons un fil des querelles.
Vers 1730, avec la querelle des anciens contre les modernes, entre Lully conservateur, lyrique et trop libre et Rameau calculé, trop savant : On s'écharpe.
Vers 1750 on remet le couvert avec la querelle des coins, dite "querelle des bouffons" Rameau dans le coin du roi ( et de l'église, coté code) et cette fois Rousseau coin de la reine, la raison contre les bouffons.
Après deux ans de guerre des styles, l'enjeu est national , la vieille France dominatrice entend résister à l'influence de l'étranger, un grand remplacement est craint, contre l'italianisation du style pour l'occurrence. L'histoire c'est bien connu bégaie!

Il y a ceci pour comprendre quelque chose à ces surfaces polémiques. Sous les deux querelles, il y a celle entre la mélodie et l'harmonie, irons-nous jusqu'à forcer le trait : querelle de la syntagmatique et du paradigmatique? Je conviens du forçage, quoique derrière la mélodie, je pressens qu'il y a une propension à rejoindre l'objet métonymique et derrière l'harmonie, la tentative de s'en remettre à un autre ordre.

André Boucourechliev, à propos de Beethoven, insiste sur les conflits entre une pensée polyphonique qui avance inexorablement sur l'axe du temps, et un contrôle harmonique censé la vérifier, voire l'endiguer. Le paradoxe du vivant, est que de ces conflits, les oeuvres en ont tiré beauté, complexité et force dramatique. C'est entre autres, ce conflit qu'actualise la grande fugue de Beethoven. Ce serait en forte approximation , une tension entre les sens et le sens. Cela prend l'allure de guerre picrocholine, des raisins et des petits pains, mais à y regarder de plus près n'est-ce pas la même qui s'est jouée entre Aristote et les sophistes, guerre qui n'est pas sans conséquence puisque la métaphysique s'en est trouvé polarisée, orientée, et la jouissance du sens promue, reléguant le non-sens dans une périphérie non humaine. Bien évidemment, c'est plus complexe, les catégories ne se recouvrant pas, voire s'inversant, cependant une tendance se dégage. N'avons-nous pas à faire à la tension entre l'un/opératoire contre le multiple ?

Le mois dernier nous ébauchions une réflexion passionnante sur le discours du capitaliste, dit en langage musical : variation sur le thème du discours du maître. Un saut de puce vers les Antilles nous montrerait la musique antillaise comme théâtre de cette dialectique entre existence et doudouïsation sur laquelle il faudrait poser le regard long de l'histoire.

Sous son masque blanc le chevalier de Saint Georges, coin de la reine, peut muer en maître de musique, ancien esclave arrivé enfant à la cour il peut même exceller, s'y distinguer, son succès rendant jaloux Mozart. Mais le plus souvent, ce qui perspire, ce n'est pas le lent travail de sublimation, de relève, d'imitation ou d'identification.

Frantz Fanon a conceptualisé cet impossible, il formule le "c'est trop tard" des damnés. Ce qui à été spolié ne se récupère pas par la demande polie à celui qui serait en pouvoir de le rendre. La voie de retour étant forclose, il est des seuils où c'est d'une livre de chair que se paie l'endeuillement de soi-même. Comme si le point de non-retour était celui où l'objet se retourne en abject.

Lorsque s'emballe la machine tragique, il est donc trop tard, les protagonistes sont dans la même zone d'entre deux morts. Au lieu de la dévastation, rien ne saurait payer le prix pour un retour illusoire au métonymique désir. La faim qui hante le lieu déserté du bien spolié, aucune sublimation ne saurait l'assouvir. Lacan dans la dernière leçon de l'éthique,dit "Sublimez tout ce que vous voudrez, mais il faut payer avec ce quelque chose qui s'appelle la jouissance, et cette opération mystique je la paye avec une livre de chair".

Il n'y a peut-être pas de lutte des classes, seulement, mais tragiquement, des luttes de jouissance. Nous n'avons pas quitté notre question sur la musique, c'est sa part d'ombre, au-delà du principe de plaisir, la jouissance est ce chemin vers la mort, satisfaction de la pulsion. C'est la petite musique qu'on entend derrière l'assourdissant brouhaha de la révolte.

Un mot sur la musique contemporaine, en se rappelant toutefois que depuis l'aube chaque compositeur, force, en quelque sorte le corpus depuis lequel il écrit. Et le moule qui l'oblige, ne cesse de s'agréger ce qui l'excède. La musique est le résultat d' une formidable force d'adaptation. Toutefois des Schönbergs opèrent des mutations plus remarquables que d'autres. Fictionnant une autre logique, celle de séries qui viendraient supplanter la série ancienne. A y réfléchir de plus près, rappelons-nous que la musique aussi proche du régime "naturel du son" quelle ait été, n'a pour autant jamais été naturelle. Fiction dès le berceau, et donc "innocent dès le berceau" chanterait René Char. C'est depuis cette innocence qu'on devrait accueillir la transgression de l'enfant Schönberg. Sa sortie du moule rappelons-le a d'abord été entendue comme une sortie de route alors qu'aujourd'hui une audience l'a pratiquement rattrapée, tout comme le "diabolus in musica" a apprivoisé les oreilles récalcitrantes. Depuis "l’Un en tant qu’unissant toutes Choses" d'Héraclite, nous n'arrêtons pas de camoufler les multiples divisions dont nous sommes affectés .

Pour conclure :

Ces détours faits, il reste la musique entière. On fait une valse autour de l'objet et au troisième temps il n'est pas entamé. Juste, nous nous augmentons d'une jouissance par les noces où nous nous prenons par surprise et retrouvailles, épousailles où l'on se met en mouvement ou en émoi, en poésie, voire en transcendance, ce proche parent de la transe et de la danse. Les musiciens-interprètes le disent volontiers comme ça : ils sont joués par la musique.

La musique, cet évènement, nous ne pouvons que la re-trouver, c'est ce que la psychanalyse nous permet peut être de déduire ; Et sitôt jouis, elle nous échappe ; Freud/Lacan nous indiquent la temporalité dans laquelle tuché et automaton se répètent dans cette rencontre.

A partir de sa texture même, qu'est-ce qu'enseigne l’être que nous sommes avec la musique, cet être en entente ? Peut-être quelle nous enseigne que " Nous faisons de la réalité avec du plaisir"? (cf le séminaire sur l’ éthique)

Je voudrais tenter une même question au psychanalyste comme au musicien, posé par Beethoven depuis sa grande solitude : Comment faire pour qu'écouter s'entende ? De manière à ce qu'un dire émerge de l' oublié.



-III- Remarque à partir de la Grundsprache du Président par Alain Harly

-I-
Mon propos va prendre le risque d’une dissonance. Commençons par cette confidence, il fut un temps où le chant lyrique m’angoissait. Ce qui n’était pas du tout le cas de la femme qui m’accompagnait alors et qui allait devenir mon épouse. Et c’est alors que de concerts en opéras , cela a pu se modifier au point que maintenant c’est devenu pour moi une jouissance proprement musicale. Remarquons que cette voix qui m’angoissait elle était bien là , tout devant, et venait envahir tout l’espace sonore. Va ton dire qu’elle était le signe d’une réminiscence ? ou bien celui d’un trop de présence ? Laissons la question ouverte.
Il me semble que le « déjà là » nous convoquait à la redoutable question des fondements. Redoutable car dès qu’on en approche , il y a comme une sorte de vacillement dans la pensée, une sorte d’aspiration à se saisir d’une origine, et le mieux qu’on puisse espérer c’est de tourner autour et d’apprécier le vide qui a été ainsi cerné.
Les fondements, le fondement , cela pourrait nous conduire chez le Président, le Président Schreiber qui évoque en effet à propos de ses voix hallucinatoires une Grundsprache . Ces voix utilisent nous dit-il un langage codé dont le sens est à déchiffrer.
Grundsprache ce terme allemand, Lacan le traduit par « langue de fond ». Avec cette langue de fond nous serions donc au niveau des fondements, au niveau de ce qui fonde la subjectivité humaine. Vous allez me dire mais Schreber est un grand psychotique, qu’il est le siège d’hallucinations, d’ automatisme mental , en quoi cela peut-il intéresser notre question sur la jouissance musicale ?
Et bien je dirai pour au moins deux raisons :
1°) Pas besoin d'être psychotique pour être le siège d'un automatisme mental car c’est ce qu’il a de plus commun chez tous les parlêtres. Il y a pour chacun cette voix intérieure, cette voix plus ou moins discrète, mais qui peut aussi devenir une grosse voix.
Est-ce un écho lointain de nos premiers babils ? ou encore écho de la voix de la mère dans la situation utérine ? ou bien celui du rythme cardiaque dont le fœtus est frappé, ou encore cette sonorisation de l’Autre quand il se retrouve jeté dans le monde ? Tout cela peut-il contribuer à construire une langue fondamentale, une Grundsprache, dont la musique serait indissociable Et donner les fondements de la jouissance musicale ?
2°) la deuxième raison , c’est que Schreber était musicien et qu’il va se servir de la musique dans une manœuvre tout à fait originale , soit de faire taire les voix hallucinatoires. J’ y reviens tout de suite.
-II-
Lévi-Strauss nous propose pour la musique la définition suivante : la musique c'est le langage moins le sens. Est-ce à dire que la musique serait insensée ? Il me semble difficile d’en faire une généralité. Il y a des œuvres qui sont au contraire nous apporte une profusion de sens, et d’autre où le sens disons reste comme en suspens. Ou en tout cas c’est à la charge de l’ amateur qui introduit là ou pas ou peu des représentations imaginaires. C’est à ce niveau que Claude Dorgeuille situait la jouissance proprement musicale.
Une chose est assurée, il y a une matérialité du son , et c’est bien ce que Pythagore avait attrapé comme participant de ce fondement. Il y a un phénomène physique et c’est ce que le philosophe grec va mathématiser et donner ainsi les fondements des règles de l’ harmonie. Mais cette idéalisation va se faire aux prix d’une éjection , soit de ce qui pourrait faire dissonance ; dira-t-on ce qui ne fait pas plaisir à l’écoute ? C’était du même coup faire l’impasse sur la subjectivité qui justement se confronte sans cesse à l’expérience de la dysharmonie .
La construction de Pythagore fait une autre impasse me semble-t-il , c’est en quoi ce son, harmonieux ou pas, convoque un sujet, le sujet de l’ écoute et celui-ci n’est pas sans corps.
Une autre expérience du son aurait pu ici être appréciée , c’est celle de la voix humaine qui a toute sa place dans la musique. Cette voix en tant qu’elle est portée par le corps, et seulement par le corps. L’instrumentiste est impliqué corporellement dans son exécution, mais il y a aussi l’instrument et sa loi de fonctionnement propre. La voix, le corps , et les jouissances qui y sont engagées n’a pas retenu Pythagore. Cela n’entrait pas dans son théorème !
Alors le Président Schreber pourrait-il nous enseigner sur ce qui n’entrait pas dans les règles de l’ harmonie lui dont la mission était de générer une nouvelle humanité ?
Avec son automatisme mental il y a des pensées qui sont formulées en paroles, elles viennent constituer la Grundsprache, et nous pourrions nous laisser aller à concevoir qu’elle puisse dans un sonore primordial, dans un réel qui ordonnerait une jouissance première avec ces sons ces bruits, ces variations d'intensité.
Et puis il y a sa pratique musicale qui emprunte ses formes à la culture musicale de son époque .
Que la voix soit partie prenante de la musique on peut en convenir facilement mais est-ce là son unique origine ? va-t-on dire que la musique instrumentale n'en serait que le prolongement ? voir un ersatz ?
-III-
Dans un article publié par la Revue du champ lacanien Jack Adam écrit un article intitulé « la voix et la langue et la langue fondamentale de la musique. » Il y fait un parallèle avec les voix hallucinatoires de Schreiber qui lui font l’injonction comme vous savez de reconstruire « un ordre de l'univers » avec la lalangue du nouveau-né. C’est un néologisme inventé par Lacan pour désigner ce rapport premier de l’ infans avec la sonorité de la langue avant qu’elle ne soit pour lui organisé par des signifiants de la langue maternelle. Cette lalangue aurait pour l’auteur un rapport étroit avec l'inconscient réel. L'inconscient réel est une notion soutenue par Colette Soler.
Je reste quelque peu interrogatif sur cette notion qui laisse entendre que l'inconscient pourrait se définir dans un lieu, dans un temps hors symbolique. Le matériel signifiant utilisé par l’infans serait à ce niveau privé de toute signification. Cela me pose question car cela suppose que le réel serait là avant le symbolique, déjà-là en quelques sortes.
Si on considère la voix, la voix dans une hypothétique pureté, est- elle hors sens ? Contrairement à ce qui se passe dans la parole dans le langage en tant qu'il est parole : La parole se soutien du sens. Il est vrai que la voix chantée peut se passer du sens. C’est bien ce qui rend les incessantes vocalises de votre voisine insupportable ?
Dans quelle mesure la voix peut-elle être l'expression d'une langue fondamentale de la musique si elle est hors sens ? Jacques Adam avance que la voix pure serait l'expression d'une langue fondamentale de la musique, qu’elle viendrait ainsi nous dire des pensées inconscientes et que ces pensées auraient donc une consistance réelle. Il peut suggérer que la jouissance de la musique et la jouissance de l'hallucination sont issues du même champ sans se confondre pour autant.
-IV-
Si nous revenons aux mémoires du Président Schreiber qui est une source inépuisable y compris pour la musique puisque Schreiber était un pianiste confirmé, et qu’il nous fait part de ses hallucinations .
Il nous explique qu'il se sert de la musique comme d'un moyen pour se défendre contre les phénomènes xénopathiques dont il est le siège. Alors que les voix l’ envahissent sans cesse, animent son corps de voluptés insupportables, l’ abrutissent par un bavardage incessant, la musique, la pratique précisément du piano va lui permettre de « ne penser à rien », de résister ainsi à cette invasion, à cette intrusion des pensées hallucinatoire émises à haute voix nous dit- il. Mais comme il l'indique on ne peut pas jouer du piano à longueur de temps. De plus la jouissance hallucinatoire prend le dessus et la musique n'arrive pas toujours à contrer les voix.
Il y a un autre usage tout aussi insolite, une autre utilité de la musique chez Schreiber , C'est pour lui apporter remède pour un symptôme somatique dont il souffre : une constipation. Il nous explique avec beaucoup de tact que c'est dans la mesure où son corps est le siège de ces phénomènes xénopathiques, que cela vient contrarier l’ expulsion de ses selles. Alors il a trouvé la parade suivante : il s'installe sur son pot de chambre devant son piano, il joue un morceau de musique du répertoire et c'est ainsi que les exonérations peuvent avoir lieu.
Alors comment entendre chez lui avec ce témoignage extraordinaire comment la jouissance musicale vient s'opposer, vient contrecarrer une autre jouissance qui est celle des phénomènes xénopathiques ?
Si on peut risquer une analogie entre les voix hallucinatoire et la voix pure du chant, cela devient plus ou moins concevable , mais avec la jouissance de la rétention anale ce n’est pas immédiat.
On peut cependant noter qu’ il y a dans les deux cas au moins cette même intrusion qui se résume en ceci : on jouit de lui. Il est le siège de la jouissance de l'Autre et même dira-t-on d'une jouissance Autre.
La jouissance musicale celle-là même qu'il active, qui relève de son apprentissage , de sa culture, de son savoir-faire , et qui n'est pas sans prendre appuie chez lui sur une écriture ; En d'autres termes on dira qu’elle s’étaye d'une jouissance phallique. Cette manœuvre nous dit-il à ses limites et que sa réussite est partielle et provisoire. Et même qu’exaspéré par cette pratique pianistique et combative, il lui arrive de détruire son instrument.
Cependant le témoignage du Président Schreiber nous enseigne sur la jouissance musicale, aussi sur la jouissance de l’ Autre : elles ne sont pas toute dans le même camp, et qu’elles peuvent se combattre.
Un jeune étudiant en musique me confiait que ce qui le limitait dans sa progression , ce n’était pas la lecture des partitions, ce n’était pas l’intelligence de l’ harmonie, c’était la question du rythme et que cela avait à voir avec le corps. Lors de l'écoute d'une œuvre, même si c'est pour la énième fois cela il va en être submergé par des affects va être soumis à une jouissance autre que sexuelle, et qui va se présenter comme une jouissance du corps. Mais quand il lui faut travailler l’aspect rythmique d’un morceau , il va s’en trouver embarrasser, maladroit, inhibé.
Lacan disait que l’inconscient et structuré comme un langage, et non comme une langue. Si la jouissance musicale est structurée pour une part comme une jouissance du corps, ce n’est pas identifiable à la jouissance du corps, soit une jouissance Autre. Il y faut une jouissance hors corps ; Cela nous ramène à la question de la cause du désir et ce qui doit chuter comme jouissance.
Sans doute que de la voix de l’ Autre , la voix de l’ Autre maternelle, quelque chose en tombe, pour qu’elle puisse étayer une jouissance proprement musicale.

-IV- Annexe
Nous ajoutons ici un extrait d’une intervention de Claude Dorgeuille lors de journées d’étude , les 26 et 27 janvier 1991, à l’ Association Freudienne ( qui deviendra plus tard Association Lacanienne Internationale) qui avait pour thème « Le corps ». Jean Berges qui ordonnait ces journées avait demandé à Claude Dorgeuille sa contribution avec la question « D’un imaginaire qui ne serait pas du corps » . Dans celle-ci , il va faire un long développement sur la jouissance musicale que nous reproduisons ici. De même que la remarque qu’en fait ensuite Jean Berges. Cela a été publié dans le Trimestre psychanalytique n°2, 1991.

Extrait de l’intervention de Claude Dorgeuille.

Je vais prendre appui sur ce qui est ma préoccupation singulière que je pense dans notre groupe être connue de tout le monde connait maintenant, c’est-à-dire celle qui concerne la musique.
Pour aborder ce point, je ferai une remarque, là encore, qui s’appuie sur les élaborations de Lacan, à savoir que l’objet a est dit par lui, justement, être ce qui manque à l’image spéculaire ; la proximité des lettres qu’il utilise pour désigner ces éléments d’ailleurs est toujours remarquable, quelquefois trompeuse. C’est ce qui manque à l’image spéculaire.
Or nous savons que l’objet a est une élaboration de Lacan qui prend son origine au niveau de ce que la théorie désigne comme objet partiel puis dans d’autres points. Mais ce qui nous intéresse ici c’est que cet objet a, jusqu’à la fin, a toujours été considéré comme débordant sur les trois ordres c’est- à-dire ayant une dimension imaginaire, symbolique, et réelle. D’autre part, cet objet a, est-ce que nous allons le dire du corps ou pas du corps ? Dans la mesure où le biais, par lequel Lacan peut instaurer cette catégorie ... catégorie, le terme n’est pas bon ... je pourrais dire ce concept ou ce terme ... c’est évidemment la problématique du phallus dans l’expérience freudienne ; alors est-ce que nous allons dire qu’il est du corps ou qu’il n’est pas du corps ?
C’est justement le gros os ! Comme vous le savez parmi les nombreuses formulations de Lacan, c’est cet organe, dit-il, qui est réel mais qui n’existe pas. Alors, dans la mesure bien sûr où nous sommes installés dans la discursivité et où celle-ci fait loi, si je puis dire, d’être notre seule référence, tout repose sur ce que nous pouvons faire valoir dans le discours.
Cette remarque était simplement pour introduire ce que je vais dire concernant la musique en me référant à mon premier travail strictement analytique, celui publié dans le numéro 6/7 de Scilicet et qui s’appelait «l’objet musical dans le champ de la psychanalyse» qui était une manière de situer catégoriquement la chose du côté de l’objet... et je vais prendre le problème de la façon suivante en m’appuyant sur la décomposition que j’avais opérée dans ce travail concernant la musique en trois termes que je considère comme hétérogènes qui sont la jouissance instrumentale, la jouissance auditive et le mélodème.

Pour ce qui est de la jouissance instrumentale c'est d’une certaine manière la chose la plus simple, ce qui peut se constater sous de multiples formes... C’est ce qui concerne également les danseurs puisque c’est une sorte de mise en jeu du corps, là, dont nous savons qu’elle s’effectue chez ceux qui s’y adonnent avec une sorte de facilité qui fait volontiers méconnaître la dimension d’effort considérable qu’elle implique ... C’est tout à fait spectaculaire ...

Par exemple chez les pianistes ... Il est extrêmement facile d’obtenir des gens qu’ils fassent par jour des heures d’exercices fastidieux, embêtants comme la pluie ; ils font du Czemy, du Hanon, des gammes, des arpèges ; par contre, exiger d’un élève musicien qu’il fasse le travail mental corrélatif qui est nécessaire, c’est- à-dire qu’il cultive son audition et qu’il construise son audition intérieure... Alors ça c’est d’une difficulté absolument inouïe...

Une autre petite remarque pour bien situer, justifier cet isolement de cet ordre de la jouissance instrumentale, c’est quelque chose que connaissent bien les gens qui pratiquent la musique, c’est cette distinction entre les virtuoses et les musiciens qui a d’ailleurs été évoquée hier à plusieurs reprises dans les discussions concernant la danse, sous diverses formes et dont je vous donnerai un exemple un peu caricatural... qui est une remarque d’un de mes vieux amis, l’organiste André Isoir qui me disait avoir donc beaucoup d’élèves et presque trop.. qu’il y avait beaucoup d’organistes, mais dans tout cela, en fin de compte il n’y avait pas beaucoup de musiciens. C’est-à-dire que des instrumentis¬tes, des virtuoses, il y en a toujours des quantités, mais que des musiciens il y en a relativement peu ; or je laisse de côté la façon dont il faudrait définir ces musiciens-là. En tout cas ce qui est certain c’est que cette jouissance instrumentale elle est du corps, incontestablement, et alors ... est-ce qu’elle est de l’ordre de l’imaginaire ou de l’ordre du réel ? Eventuellement du symbolique, mais je ne le pense pas...

Elle est de l’ordre du réel dans la mesure, bien entendu, où elle met en jeu le corps dans le sens tout bête, n’est-ce pas ... de cet amas de chair et d’os et dans sa dimension définie précédemment anatomo-physiologique. Mais elle est aussi, ce qui peut être plus intéressant, elle est aussi de l’ordre de l’imaginaire... et pour vous faire toucher du doigt ce que je veux dire là, je me servirais du texte qui a été publié dans le N°2 du Discours Psychanalytique c’est-à-dire mon analyse de la respiration du chanteur, quand je propose pour faire sentir justement la distance entre cette dimension imaginaire et ce qu’il en est réellement du fonctionnement du corps, cet exemple de la réponse d’une chanteuse à l’interviewer (je peux vous dire de qui il s’agissait en l’occurrence : c’était Léon Zitrone) je ne donnerai pas le nom de la chanteuse. Il lui demandait : « on dit que les chanteurs ont une façon particulière de respirer. Que pouvez-vous me dire là-dessus ? » Et la dame de répondre : « vous, vous comprenez, vous respirez avec vos poumons, et moi je respire avec mon diaphragme. »

Vous avez dans cette petite anecdote qui m’avait frappé, dont j ’ai gardé... j’ai découpé soigneusement le texte paru dans Paris Match il y a vingt ans probablement... vous avez là tous les éléments dont nous pourrons ainsi avoir besoin, c’est-à-dire la discordance radicale entre justement cette dimension imagi¬naire selon laquelle le corps se trouve impliqué dans le discours (les chanteurs sont des instrumentistes d’une certaine manière et aussi des musiciens)... et puis le corps réel.

Je ne refais pas mon analyse, vous la trouverez dans le Discours Psychanaly¬tique mais ça va me permettre de dire une deuxième chose sur ce point, qui a été évoquée hier, en passant, et j’ai regretté que ce n’ait pas été rattrapé au vol, par Wilfride Piollet, quand il a été question du contrôle du travail. Il est bien évident qu’on ne réalise pas comme ça spontanément ce que l’on voit faire à tous ces gens- là. C’est vrai pour les danseurs, les flûtistes, les chanteurs... En général derrière ces réalisations se cache un travail de plusieurs années, un travail considérable d’une extrême difficulté. Pour se guider dans leur propre travail les intéressés sont bien obligés de se servir de repères. Effectivement, dans tous les domaines, que ce soit le chant, la danse, les instruments divers, les gens ont besoin de repères. La remarque faite hier par Madame Piollet était celle-ci : cela concernait la discussion entre Madame Bastin et Madame Piollet, à savoir qu’on reprochait aux danseurs classiques - on évoquait de façon péjorative leur façon de se servir de la glace et des barres pour se guider dans leur travail, elle-même ajoutant que depuis quinze ans elle ne s’en servait plus. Ce qui souligne là un point très intéressant, et qui est valable partout, justement, c’est que tous les gens qui se soumettent à cette sorte de travail se constituent, en général fortuitement, des repères corporels.
Je crois que ces repères corporels sont justement des repères imaginaires, et pour dire en quel sens, je reviens à l’exemple de ma chanteuse : « vous, vous respirez avec vos poumons, moi avec mon diaphragme » - il est bien évident que, réellement, anatomiquement, même si ça se trouve être vrai d’une certaine façon, c’est faux en cet autre sens que ce qui est dit là par l’intéressée, ce qui est évoqué ce sont diverses sensations que je pourrais d’ailleurs vous énumérer, vous en donner une ou deux en tout cas, que les gens évoquent en utilisant cette formule - c’est ce qu’ils disent à leurs élèves, d’ailleurs : Respirez avec le diaphragme, avec le ventre - c’est-à-dire des sensations, des pressions au creux de l’estomac, des sensations au niveau du dos en particulier de la courbure dorso-lombaire, de la jonction entre la colonne dorsale et la partie lombaire de la colonne vertébrale... il y en a comme ça un grand nombre ... et tous les instrumentistes, tous les chanteurs - et je pense les danseurs - se constituent petit à petit des repères qui leur sont suggérés par leur professeurs éventuellement, ou qu’ils trouvent eux-mêmes et auxquels en général ils se cramponnent d’une façon tout à fait remarquable, c’est-à-dire que ces repères peuvent être aussi bien bénéfiques que maléfiques, c’est-à-dire leur rendre service dans leur travail ou tout aussi bien les pousser dans un véritable cul-de-sac, dans de véritables impasses.

A propos de ces repères je ferai une autre remarque, pour dire que ce sont ces repères, qui sont à l’origine de toutes les théories techniques, Dieu sait s’il y en a eu, qu’elles soient très sommaires, très simples, ou qu’elles soient très dévelop¬pées - pour les pianistes par exemple, Dieu sait si nous en avons des considérations - ces théories, pour les raisons que je viens de dire sont justement toutes, je me permettrais de l'affirmer, fallacieuses. Il y a ceci que les gens là encore qui se sont adonnés à ces exercices connaissent c’est que en général, leur application échoue, littéralement. Un des exemples, peut-être le plus spectaculaire à ce point de vue-là, c’est la discordance entre ce qu’Alfred Cortot appelait Principes rationnels de la technique pianistique, que moi j’appellerais plutôt principes irrationnels, et ce qu’il faisait réellement. A la limite d’ailleurs il le savait plus ou moins, c’est-à-dire que, comme la plupart des instrumentistes - je pense qu’il doit en être de même pour les danseurs - les intéressés ne savent pas pourquoi ils arrivent à réaliser les performances qu’ ils réalisent et en général ils se contentent de nous donner comme raison, comme motivation, le récit de leur parcours personnel qui comporte toujours une part de vérité fort intéressante à dénicher mais qui dès qu’il les systématise aboutit à des abus fâcheux avec des conséquences fâcheuses.
Sur ce point, concernant la jouissance instrumentale, je terminerai par la reprise de ce que j’ai tenté de mettre en évidence, que je vais tenter de redire pour vous ici, c’est que la raison de tout ce que j’expose là me semble tenir dans ceci que j’ai tenté de faire valoir d’abord dans un texte ancien qui concernait l’analyse de la technique de clavier, que j’avais exposé au groupe d’acoustique musicale de la faculté de Jussieu, en 1968 je crois, et que j’ai également repris là, à propos de la respiration dans le chant dont vous avez le texte dans le numéro 2 du Discours Psychanalytique, c’est-à-dire l’idée d’une coupure dans le corps, d’une coupure nécessaire, d’une coupure réelle, celle-là, mais qui est extrêmement difficile à faire valoir et qui rendrait compte, à mon avis, de toutes ces difficultés que nous voyons s’étaler dès que l’on tente de discuter, de comprendre quelque chose à ce que font justement tous ces gens qui se servent de leur corps.

Le deuxième terme de ma décomposition, je l’avais qualifié de jouissance auditive, ce que je ne trouve pas d’ailleurs très heureux, mais comme je n’en ai pas trouvé d’autre j’ai conservé celui-là. Je vais donc essayer de dire ce que je mets là- dessous, et je dirais, pour être le plus simple possible, que c’est tout ce qui concerne l’objet sonore tel que vous le voyez défini par Schaeffer dans son Traité des objets musicaux qui est un texte fondamental pour toute la musique contemporaine dont les gens parlent peu - je parle des musiciens qui s’en servent et ils s’en servent beaucoup - ce qui a suscité une certaine amertume chez Schaeffer lui-même.

Je dirai que l’objet originaire et qui reste l’objet privilégié à cet égard, c 'est la voix. Ce qui pour nous est évidemment intéressant c’est ce qui servira de point d’appui à tout ce qui se construira dans l’ordre de la musique.

Alors, cette jouissance auditive, elle est du corps. Je la définis d’une certaine façon, je ne le rappelle pas ici, dans mon texte de 1974 elle est du corps, au sens du corps réel, là, pour le coup, mais j ’y ajouterai une précision, qui est peut- être discutable : je crois pouvoir affirmer que dans notre façon de mettre en ordre les choses si nous nous fions à ce que Lacan nous apporte, il faudrait dire qu’elle est du corps en tant que réel, mais du corps de l’Autre. C’est un point qui me paraît là extrêmement important. Si vous voulez, c’est là, l’autre dimension constitutive de la musique au sens le plus familier du terme, la dimension dans laquelle tout le monde se trouve d’une manière ou d’une autre affecté par la musique. C’est aussi la plus sommaire, il faut bien le dire.
Le troisième élément, pour ne pas être trop long, et qui est à mes yeux le plus important est celui que j’avais appelé mélodème. Là, je vais me citer, car la formulation de mon texte de 74 est la plus ramassée que je puisse donner pour que vous voyez en quoi ça consiste :

« C’est ce mouvement des hauteurs qui nous apparaît comme l’organisateur de ce qu’il faut bien appeler le discours musical. Il n’est pas inutile de rappeler après Schaeffer que sa saisie par l’auditeur n’est pas une mensuration, pas même la perception d’un rapport de grandeur physique, mais une appréciation qualitative du mouvement entre des éléments formant séquence, deux étant nécessaires et suffisants à sa constitution ; un rythme s’y trouve inéluctablement impliqué et soumis à ce mouvement des hauteurs qui peut seul le spécifier comme musical. Ce mouvement, je propose de le désigner par le terme de mélodème ».

Donc, pour ce qui est de ce mélodème il y a une dimension réelle que je vais laisser rapidement de côté, qui est à la fois voilée dans l’expérience même que nous en faisons quand nous le saisissons mais qui est en même temps, à la réflexion, évidente, c’est le découpage arbitraire qu’il opère dans l’ordre des fréquences audibles. Ce découpage, dans l’ordre des fréquences audibles, vous savez comme moi, je le dis arbitraire tout simplement parce que selon les civilisations et les cultures il correspond à des intervalles physiques qui sont profondément différents les uns des autres.
A ce mélodème j’attribuai des propriétés l’une, la plus immédiatement saisissable qui est son sens, et là le terme est à prendre dans tous les sens du mot si je puis dire ; son sens, c’est d’abord le fait qu’il monte ou qu’il descend et vous voyez que là se trouve introduit immédiatement la notion d’une distance, et en même temps je dirais, la définition d’un nouvel espace, un espace sonore à proprement parler qu’il me paraît impossible de rabattre ou de confondre avec les deux autres précédemment définis.
La deuxième propriété que je lui affectai, c’était celle de comporter ce que j’appelai une signification mélodique ; alors pour vous faire sentir ce qu’il convient d’entendre par cette désignation je reprendrai un exemple que j ’ai souvent utilisé - évidemment il faut une petite expérience de la musique pour cela - c’est ce fait tout banal que le même intervalle ne sera pas saisi de la même façon selon l’endroit où il se place. Prenons un exemple : une quarte qui est un intervalle que l’on trouve avec une fréquence extrême dans l’incipit d’un thème et qui dans cette conjoncture est en général facilement reconnue en tant que quarte, pourra très bien ne pas être saisie comme telle lorsqu’elle intervient dans une autre position à l’intérieur même de la séquence mélodique, de l’élément thématique par exemple.

Voilà ce qui me paraît faire valoir cette dimension de la signification mélodique, et c’est ce qui d’ailleurs sous-tend la difficulté traditionnelle qu’éprouve la plupart des élèves à faire les dictées musicales et qui fait obstacle justement à cette saisie physiquement précise du contour mélodique. C’est à cette signification mélodique que s’accroche ce que j’avais appelé dans mon texte de 74 l’imaginaire musical, ce qui a fait l’essentiel de la matière de la littérature psychanalytique sur la musique depuis les premiers textes qui sont ceux, je vous le rappelle, de Max Graaf, le père du petit Hans, ces deux premiers articles s’appelant Richard Wagner et la création dramatique et Problèmes de la création dramatique (1906-1907). Il en a écrit un autre sur le Vaisseau Fantôme en 1911.

Or ce qu’on trouve dedans c’est l’étalage - et, là, c ’est sans limites - de ce qu’on peut dire tout ce qu’on veut. C’est ce qui nous a été dit dans une remarque faite par Monsieur Jean Guizerix, si je me souviens bien : « nous devons vous proposer quelque chose dont la signification justement ne soit pas trop précisément déterminée pour que vous puissiez mettre n’importe quoi dedans - ce que vous voulez - sans ça, ça ne vous intéresse plus » ; j’ajouterai que ce mélodème tel que je viens de le définir, et qui en général fonctionne essen¬tiellement dans la dimension imaginaire, et là je croisque nous aurions l’illustration la plus pure d’un imaginaire qui ne serait pas du corps, est susceptible chez certains sujets de faire l’objet d’une symbolisation. Je vous renvoie là encore à un petit texte qui est dans le numéro 2 du Discours Psychanalytique, c’est-à-dire au petit exemple clinique qui m’a paru merveilleux et que j ’ai immédiatement publié, celui de ce sujet m’expliquant qu’il était venu à l’existence, littéralement, à l’âge de 4 ou 5 ans lorsque de sa propre initiative, il avait, sans demander l’accord de ses parents, participé à un concours de chant organisé pour les enfants, où il avait décroché le premier prix. « Déjà à cette époque, me disait-il, j’avais mes deux quartes : j ’avais ma quarte ascendante - celle qui était pour lui illustrée par le début de l’andante de la 2ème symphonie de Beethoven - et la quarte descendante » (je crois que c’était un air des Noces de Figaro). Cette symbolisation, en voilà un exemple, peut prendre des formes très variées, ce qui n’est pas sans conséquences sur le mode de fonctionnement ultérieur de ces gens qui, à mon avis, deviennent des musiciens, même s’ils ne sont pas professionnels, des musiciens à proprement parler.

Ma deuxième remarque va concerner simplement le rythme, je vais terminer là-dessus, qui est un véritable casse-tête pour moi depuis fort longtemps et disons que là, il m’a semblé, et, je ne le justifierai pas, que le rythme est à dissocier comme quelque chose de particulier qui, sans doute, participe à la musique mais qui est à considérer comme d’une essence autre et je dirai, pour le distinguer, qu’il est de l’ordre de la temporalité, tandis que tout ce que j’ai évoqué précédemment s’inscrirait dans l’ordre de l’espace et je pense que, vraisemblable¬ment, on pourrait voir là la raison pour laquelle ça m’avait extrêmement surpris et troublé et j’avais écrit là-dessus dans un article à propos des grands consommateurs de baladeurs - ces gens qui se baladent avec des machins dans les oreilles à longueur de journées. En général ça fait boum, boum, boum, boum, boum, c’est-à-dire essentiellement une scansion temporelle, d’ailleurs d’une pauvreté extrême. Il n’y a pas de musique traditionnelle qui soit aussi pauvre que cela - même celle des papous - et je dois dire que ce qui m’avait sidéré c’était le témoignage porté par ces gens-là que c’était une manière de se soulager de leur angoisse. J’avais tenté une explication dans le petit texte que je viens de citer - à savoir qu’effectivement on pouvait peut-être comprendre cela comme soulageant les gens de ce que Lacan appelle à certains moments, le vide de l’Autre - voilà ... ce que je voulais dire.

Jean BERGES : J’ai été très intéressé par ce que Claude Dorgeuille a mis en place de l’espace sonore et je ne veux pas du tout commenter ce qu’il a dit. Je voulais peut-être simplement rappeler que chez l’enfant le plus jeune, dans le regard de la mère, le désir de celle-ci vient étayer la posture de l’enfant dans une érection et dans une attitude phallique - le regard de la mère servant de tendeur et de pilier à cette stature.
Ce que tu as dit de la quarte ascendante et de la quarte descendante articulant en somme cet espace sonore, me paraît peut-être à rappro¬cher de l’imaginaire qui dès lors, d’un côté, ne serait pas du corps mais, de l’autre, le serait aussi à travers la jouissance phallique de la mère au regard de la posture de l’enfant, du côté du regard et du côté de ce qui est entendu en ce qui concerne les premiers cris, les premiers mouvements que la mère imprime au corps de l’enfant en l’accompagnant de paroles, de chants, de comptines ou d’exclamations dans lesquels je pense que cet espace sonore, non pas prend naissance, mais est en quelque sorte orienté.
Autrement dit je pense que l’orientation dans le mélodème auquel tu fais allusion, il y a vectorisation non seulement de l’ordre de la tonalité mais aussi de l’ordre du désir de la mère orientant l’attitude, la posture etc ... de l’enfant, et je pense que dans cet espace-là - j’ai été très intéressé de ce que tu as souligné - finalement, cet imaginaire-là est en somme du corps de la mère - tu l’as dit fort bien.