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Les aléas de
la jouissance


Du stade du miroir au noeud borroméen

Séminaire XXIII du 16 novembre 2022 Alain Harly

-I- Introduction

Nous allons ce soir faire une introduction au nouage borroméen ( par la suite NBO ) tel que Lacan a pu le mettre en place à partir des années 1972/ 73, et surtout dans son séminaire de 1974/75 intitulé R S I. On peut y ajouter une célèbre conférence donnée à Rome intitulée « la troisième »à la même époque.
Comme dans notre séminaire tout le monde n'a dans la même familiarité avec l'ouvre de Lacan, je vais attraper l'affaire sur un mode qui pourra être accessible à des nouveaux venus, je l'espère, en commençant par « Le stade du miroir » (1936-1949)
Un quart de siècle plus tard, c'est l' usage du noud, de la nodalité qui va lui permettre un remaniement des concepts analytiques, ce qui n'est pas sans être à situer dans le long cheminement théorique qui fut le sien pour tenter de rendre compte de la réalité psychique. (C'est une expression de Freud, notion qui diffère de l' âme car il est dans une position matérialiste.)
Lacan a eu une formation classique en psychiatrie ( Il fut l'élève de Gatien de Clérambault ) et aussi un goût certain pour la littérature et la poésie, une approche méticuleuse de l'histoire de la philosophie, à quoi on ajoutera une étude soutenue des mathématiques et de la logique ainsi qu'une fréquentation de la linguistique structurale.
C'est donc un profil hors du commun qu'il présente par l'étendue de ses connaissances, et aussi par l' enseignement qu'il a tiré de sa pratique analytique, ce qui pourrait nous décourager pour entrer dans cette étude. Cependant il nous indique aussi que c'est à chacun d'avoir à réinventer la psychanalyse, mais pas sans avoir exploré pourtant ce corpus. C'est d'ailleurs à ce prix qu'un acte analytique, parfois , peut avoir lieu.
C'est au risque de quelques infidélités (et d'ailleurs la fidélité est-elle une vertu psychanalytique ? Melman avait posé cette question.) que je vais avancer dans une présentation du noud borroméen , moins sur un mode dogmatique que sur celui d'une approche marquée par les énigmes, les impasses, les heurts que l'on rencontre à chaque pas, à chaque torsion, à chaque croisement, ce qui peut être l'indication de nos ignorances, sans doute, de nos résistances, mais aussi que nous sommes dans une tuché, dans une rencontre avec le Réel.
Cela pourrait nous donner une première définition de cette notion spécialement insaisissable : le réel , c'est ce qui heurte.
Il m'est donc venu , pour présenter ce Noud Borroméen, de faire un rappel de ce fut pour Lacan son premier acte dans le champ de la psychanalyse, soit son travail sur le stade du miroir. D'autres psychologues comme Henri Wallon avait déjà fait une observation sur ce moment-là dans le développement de l' enfant , mais Lacan va lui donner une tout autre ampleur en le situant justement comme constituant de cette réalité psychique.


-II- Stade du miroir et nouage borroméen

De quoi s'agit-il ? En quelques mots disons ceci : Pour Lacan, il ne s'agit pas seulement de rapporter une observation psychologique sur le développement du nourrisson , mais de reconsidérer la théorie du narcissisme de Freud, et à partir de là d'en faire la matrice d'une identification fondamentale du petit d' homme, constitutive de son être psychique.
Il y a d'abord cette constatation d'évidence que ce nourrisson est marqué par une immaturité native. C'est un prématuré. Jean Bergès disait ; « c'est un pauv'débile ». C'est là propos de clinicien. Mais dans le regard de la mère, c'est tout autre chose, c'est un trésor, c'est un prince, c'est un dieu.
Et pourtant il faut bien admettre que malgré des compétences remarquables, les mouvements désordonnés de sa motricité témoignent que l'état de son système neuronal ne lui permet pas d'avoir une perception unifiée de son corps.
Et pourtant tout indique , par un ensemble de manifestations ( le regard , les mouvements, les sourires, l'attention, la satisfaction, le désagrément, les cris, les pleurs, les lallations, et manifestement de jouissance) que nous assistons à la présentation la plus éloquente de la vie, et qui de plus manifeste un rapport avec l'autre, avec son entourage humain, avec l'autre maternelle tout spécialement, en tout cas avec un autre qui se préoccupe de lui sur un mode maternant.
Ce qu'il est convenu d'appeler le moment du miroir est celui où l'enfant va reconnaître une image dans le miroir comme étant la sienne propre. Cette reconnaissance provoque une jubilation d'autant que cette image reçoit une validation de l'Autre maternel. Vous connaissez la description de ce moment, et peut-être même avez-vous pu l'observer chez des nourrissons à partir de 8, 9 mois.
Alors on peut faire une lecture de ce moment qui est donc constitutif de la réalité psychique de cet infans. Alors que son corps est dans l'incapacité de se saisir dans son ensemble, il y a à partir de cette image du corps une précipitation où il va s'identifier à cette image, donc à une fiction, ce qui va en retour avoir des effets structurants sur sa psychomotricité, sur son identification, ce qui veux dire aussi sa distinction, sa différence avec l'autre alors que dans un premier temps on pouvait faire l'hypothèse d'une certaine indistinction.
Mais comme vous savez cela ne se passe toujours aussi simplement, que cette immersion dans une atmosphère aérienne, son plongement dans le brouhaha de la jactance, cette violence des bruits et des lumières, et surtout cette attention et cette préoccupation de son entourage qui va être absent pour un tas de raison, ou encore cette avarice de la parole adressée, ce qui va faire que pour certains, ce moment du miroir et de la reconnaissance vont être suspendus , où pourra se faire avec des aménagements tels que cette reconnaissance pourra rester hautement problématique.
Pour que cette image du corps puisse remplir cette fonction identificatoire , il y faut une validation symbolique de l'Autre. N'allons pas chercher des choses compliquées, cela pourra être du style « Mais oui c'est bien toi, Martine ! »
En d'autres termes il faut que ce bébé soit nommé ce qui va avoir comme conséquence de le situer ainsi par cette nomination dans un monde qui n'est pas seulement celui des choses, celui des besoins celui des réflexes neurologiques, celui des montages instinctuels, mais celui d'un monde de langage qui lui est proprement de l'ordre du symbolique.
On peut ici faire une remarque à propos de ce monde-là, c'est que dans la mesure où il procède du langage et du symbole, il nous faut admettre que dans son essence, le symbole vient affirmer une présence, mais va tout aussi bien témoigner d'une absence. Ce qui nous indique que ce domaine du symbolique se constitue à partir du manque, que c'est là une condition nécessaire. Du même coup , cette identification du petit d'homme va se faire sur fond d'absence et de manque.
C'est le moment du miroir qui vient donc mettre en relation ce domaine du symbolique et celui du corps, j'avancerai même, pas sans quelque risque doctrinal, d'un réel du corps qui se spécifie donc par une immaturité, par une incomplétude.
Alors on pourrait dans un schéma représenter ce domaine du symbolique et celui d'un réel du corps par deux boucles fermées qui enserre chacun un vide central, le symbolique se fondant sur un manque , et le réel sur cette immaturité du corps natif.
Posons dans ce schéma ce réel du corps immature et ce symbolique troué.
b
Figure n° 1 : schéma provisoire du réel du corps immature et du symbolique troué.

La question qui se pose immédiatement quand on se lance dans ce schéma des plus simpliste, c'est comment représenter ce réel du corps qui aurait à se signifier dans le domaine du symbolique.
Va-t-on concevoir par exemple que le réel du corps puisse être entièrement signifié par le symbolique ?
Ou plutôt ce que c'est le symbolique qui va être investi par le réel ?
Si on ramène cette question dans une perspective diachronique, cela va conduire à savoir qui est le premier du réel du corps ou du domaine du symbolique ?
Les psychologues du développement vous répondre immédiatement que c'est le réel du corps, le réel de l'organisme, y compris bien sûr dans son matériel génétique qui est premier, voir par exemple les travaux de Jean Piaget.
Lacan n'ignore pas ces travaux, mais c'est avec l'hypothèse d'un sujet de l'inconscient qu'il pose ces questions ; Et nous invite à concevoir qu'il y a une préséance du symbolique.
Cette position ne va pas sans difficulté et on aurait plutôt tendance effectivement comme les psychologues à admettre que le corps est premier, que l'infans est le produit d'un processus physiologique engagé à partir d'une fécondation sexuelle, et que le développement naturel de l' enfant est conduit à travers divers stades à acquérir des fonctions de plus en plus complexes comme le langage, des compétences de plus en plus efficaces, et une pensée de plus en plus rationnelle. C'est une construction qui est soutenue dans les conceptions psycho génétiques et des neurosciences.
Et pourtant l'observation la plus élémentaire de nos singularités ne nous indique-t-elle pas que nos fonctions suivent rarement cette voie vers la perfection, que nos compétences sont des plus variables, que notre langage ne va pas sans trébuchement, que notre pensée et nos conduites peuvent emprunter les modes les plus irrationnels ? Cela ne pourrait-il pas nous inviter à concevoir que la logique du sujet dans la mesure où elle est assujettie à l'inconscient est d'un ordre autre que celui promu par un idéalisme scientiste ?
Avec l'expérience de la psychanalyse nous sommes conduits en effet à retenir cette primauté du symbolique ; Pour quelle raison ? Et bien au moins pour celle-ci qu'un être humain dans la mesure où il est un être de langage, qu'il est soumis au langage, et bien il est autant un organisme vivant qu'un être de langage , il est en quelque sorte dénaturé par le langage, que la jouissance qui le concerne tout comme ce langage qui l' affecte précisément l'a précédé dans son existence.
Bien avant sa naissance, bien avant qu'il ne soit jeté dans le monde, il a été désir, il a été parlé, il a été nommé, il a été pris dans les enjeux de fantasmes de ses géniteurs, entre autres. On a ici une illustration toute simple mais essentiel de cette notion de jouissance et du désir de l'Autre qui précèdent le désir du sujet.
Petite remarque en passant : ce lieu de l'autre n'est-il pas légitime de l'écrire avec un grand A, le désir des géniteurs étant lui-même pris dans diverses occurrences diverses déterminations familiales et sociales. Et pour les situations d'adoption ce n'est pas très différent.
Bon , alors admettons cette primauté du symbolique ; mais cela ne règle en rien la question du rapport entre symbolique et ce que j'ai appelé ici d'une manière discutable « le réel du corps ». C'est discutable car cela viendrait identifier le réel que les scientifiques cherchent à connaitre et à soumettre en quelque sorte au symbolique, et le réel que la psychanalyse avec Lacan tente de cerner. On reprendra cette question plus loin. Je garde pour l'instant cette dénomination.
Alors va-t-on dire que le symbolique recouvre tout de ce réel du corps ?
Si c'était bien le cas le corps et le symbolique vont donc être dans un rapport d'homogénéisation. Mais alors d'une certaine manière on pourrait dire que c'est bien là le projet des neurosciences et de la médecine, soit celui d'une idéalisation scientiste, en d'autres termes que le symbolique serait en mesure de décrire par des mécanismes chimiques et physiologiques la totalité de ce réel du corps. En somme le rapport entre réel et symbolique pourrait donc se décrire comme un bel enlacement, comme un beau mariage. Ce serait un rapport parfait, sans reste, où la consistance de l'un viendrait compléter l'incomplétude de l'autre, ça ferait du Un en quelque sorte.
On peut donner une représentation de cette idée par la figure suivante où le symbolique vient plonger dans le trou du réel et en ressortir. Nous avons donc un seul croisement du symbolique et du réel.

Figure n° 2 : le beau mariage.

Pourtant ce n'est pas l'enseignement que l'on peut tirer de ce moment du miroir, et ce n'est pas non plus l'expérience de la cure psychanalytique qui va dans ce sens.
On sait que l'incomplétude, que l'immaturité du corps de l'enfant ne lui permet pas d'assurer ces besoins vitaux, que la présence d'un autre secourable, d'un autre maternel est essentiel à sa survie. Il n'est pas non plus en mesure d'assurer sa propre identité. L'infans est donc à ce niveau dans une aliénation fondamentale. Ajoutons qu'on peut le supposer dans une jouissance tout aussi fondamentale, fût-elle mythique, puisqu'il témoigne d'une jouissance de la vie.
C'est l'intervention d'un troisième terme qui va permettre que s'ouvre la voie d'une identification et ainsi de se dégager, de se séparer du miroir que la mère lui offre par sa présence. Cette consistance est celle de l'imaginaire, soit d'une fiction, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit non structurée.
Dans le moment du miroir l'imaginaire du corps propre va consister en une Gestalt, une forme, dont il est essentiel de constater qu'elle anticipe diachroniquement une unité formelle que les capacités neurologiques ne lui permettent pas de réaliser dans cette actualité. Cette unité relève donc d'une fiction qui ne répond en rien de l'état actuel du corps et procède d'une anticipation de l'unification de ses compétences sensitives et motrices.
Remarquons qu'à ce niveau aussi il n'y a pas un rapport d'homogénéisation entre réel et imaginaire. Bien que cela soit délicat à concevoir, il nous faut admettre que l'imaginaire soit une consistance non compacte, qu'elle est elle- même trouée.
Comment comprendre cela ? Déjà en remarquant qu'à ce niveau, à cette époque l'image du corps ne suffit pas à assurer à l' enfant une identification. Il y a une incertitude, en d'autres termes ce n'est pas un réglage optique. Il lui faut une validation, donnée le plus souvent par l'autre maternel. On peut donc concevoir la consistance imaginaire comme étant marquée du point de vue psychique par une incomplétude comme étant marquée par un manque . L'image au miroir ne suffit pas en soi.
En conséquence R et S ne sont pas enlacés , et il nous faut admettre selon Lacan que le rond du Symbolique bien qu'il soit dans une préséance diachronique est surmontée d'un point de vue synchronique par le Réel. Ils ne sont pas en continuité.
C'est là que la notion de Réel appréhendé par la psychanalyse se distingue du réel investi par la démarche neurodéveloppementale et de la science en général. Le Réel est pour Lacan l'indication de l'impossible , alors que pour les neurosciences il n'y a d'impossible que temporaire, à l'horizon c'est le possible d'un tout-savoir, d'une encyclopédie universelle, qui est visé. Et donc le Réel prend le dessus sur le symbolique au moins en deux points. Il faut deux croisements.

Figure n°3 : Le réel surmonte le symbolique en deux croisements.
Ces conditions topologiques ne sont pas sans resonner avec la pratique analytique ; il faut par exemple au moins deux tuchés, soit la répétition d'une rencontre avec le réel, pour qu'une interprétation analytique puisse avoir quelques chances d'avoir des effets réels.
Et encore celle-ci ne pourra être que limitée dans son dire, qu'elle ne saurait être de l'ordre d'une explicitation rationalisante ou une herméneutique qui produirait du sens totalisant.
Alors posons cela pour l'instant. Si nous avons quelques difficultés à l'admettre , c'est que nous avançons dans cette construction par des oppositions duelles. L'invention du noud borroméen nous oblige à penser cette réalité psychique certainement pas dans un rapport soma-psyché, non en termes de dualité mais sur un mode trine.
Si le beau mariage entre S et R avait été dument conclu on aurait pu poursuivre cet enlacement et concevoir que l'imaginaire se soit lié aux autres consistances de telle façon que les 3 consistances soient solidaires, mais où l'autonomie, la rupture de l'une des 3 laisserait intact le nouage des deux autres. Ce serait-ce qu'on appelle un nouage olympique.

Figure n°4 : Le nouage olympique

Mais ce n'est pas le cas. S et R ne sont pas noués l'un à l' autre. Ils ne font pas couple. Pour qu'ils soient noués, il faut un troisième terme, celui de l'imaginaire.

Figure n° 5 : Le tricotage par l'imaginaire.

C'est donc une opération de tricotage qu'il faut concevoir ici, et comme dans tout tricotage il faut décider de ce qui doit passer par-dessus et par-dessous pour que la maille tienne. Alors comment concevoir cela, il y a des conditions à remplir, j'en retiens trois pour l'instant :
1°) que l' imaginaire en tant que structure de fiction vienne recouvrir pour une part le Réel, en tout cas vienne voiler que le réel soit troué : L'image du corps dans son unification imaginaire du réel du corps vient masquer que ce corps ne tient pas tout seul, mais seulement à la condition qu'il soit noué aux autres consistances.
2°) que le Symbolique doit garder sa prééminence sur l'imaginaire , qu'il doit surmonter l' imaginaire, et que le brin de l'imaginaire passe donc en dessous de celui du symbolique : C'est l'Autre maternel qui vient valider l'image du corps comme étant celui de l'enfant.
3°) Que le Réel cependant va s'imposer en deux points, et qu'ainsi il surmonte le Symbolique : l'acte de nomination ne va opérer son effet de symbolisation que s'il vient répéter une marque première, dirons-nous que ce serait celle d'une marque primitive, d'un trait qu'on pourrait dire unaire, d'un trait unaire.
Comme on le sait d'expérience, il y a bien des enfants que vous pouvez appeler, de multiples fois : « Eh coucou Martine, c'est toi Martine, C'est bien toi Martine » sans que ladite enfant se reconnaisse concernée par cette interpellation pour autant. Il faut donc faire l' hypothèse d'une première marque.
La solution qui s'impose topologiquement c'est un tricotage tel que c'est le brin de l'imaginaire quand il rencontre celui du Réel qui passe par-dessus, puis par-dessous le brin qui est au-dessous , soit le Symbolique. C'est la solution que Lacan nous indique pour que ce Nouage Borroméen se réalise , se mette à consister .
Le moment du miroir est bien celui où se précipite pour le petit d'homme la solution qui va permettre à chacune de ces consistances de garder sa particularité, sa différence avec les deux autres, alors qu'elles entretiennent une relation de solidarité, fondant dans une anticipation une unification imaginaire , hétérogène pourtant au Réel du corps.
Cette précipitation identificatoire ne relève pas d'un réglage optique, c'est une identification. L'infans se reconnait dans cette image comme étant la sienne à condition qu'elle soit validée par l' Autre, c'est-à-dire par une instance Symbolique.
Pour ce faire , il se retourne vers cet autre qui le porte pour quêter un assentiment. Jean Berges avait souligné comment ce mouvement nécessite que l'infans quitte un instant cet image spéculaire, et que d'une certaine manière il la laisse tomber, il en fasse son deuil.
Sans doute que ce deuil ne pourra se faire que si une parole de l' Autre le nomme , mais aussi que cette nomination soit l'indice d'un désir, d'une gloire, d'un manque dans l' Autre , une parole en tout cas qui vienne porter en gloire celui ou celle là et que puisse s'y entendre quelque chose de cet ordre : « Tu es mon manque, tu es mon Dieu, tu es mon roi, tu es ma reine » ; en d'autres termes « je te bénis de cette brillance phallique car tu viens en place de mon manque fondamental. »

Ce moment du miroir nous donne une démonstration d'un nouage de R,S,I . Même si cette topologie nodale n'était pas présente dans l'article de 1936 et même de 1949, , une telle lecture me semble admissible.
Cependant j'ai dû procéder à un certain forçage en parlant d'un Réel du corps et en l'identifiant au Réel. C'est un point délicat qui prête à discussion.
En effet c'est un abus d'identifier l'organisme et le réel , du moins le réel tel que Lacan pourra le définir vers la fin de son enseignement, soit en le dégageant de toute phénoménologie ; le réel chez Lacan ce n'est pas la réalité de l'organisme.
Cette réalité-là vient intéresser la science, la médecine, la physiologie, les neurosciences, mais ce sera au prix que l'observateur, le scientifique se distingue de cet objet et que comme sujet il en soit radicalement exclu, forclos disait Lacan.
Alors que pour la psychanalyse l'hypothèse du sujet de l'inconscient est au cour de sa pratique et de sa théorisation, que la réalité qui l'intéresse est la réalité psychique. Elle ne trouve dans la biologie aucun point d'appui pour en préciser la structure. C'est l'expérience de la psychanalyse qui va en se déposant se constituer en savoir. Mais dans la mesure où cette pratique ne se soutient que d'une hypothèse, en d'autres termes d'un transfert, ce savoir de la psychanalyse n'est pas sans emporter avec lui la marque du sujet, du sujet de l'inconscient. Toutes les théorisations psychanalytiques comportent la signature inconsciente de ses auteurs, ce qui veut aussi bien dire de leurs symptômes.
Freud disait de sa pratique : « Je suis trop père.» . Et Lacan lui était hanté par la question du rapport sexuel qui ne peut s'écrire dans l'inconscient.
Et pour ma part, qu'est que je dirais sans doute quelque chose autour du savoir et de la vérité : Il y a des savoirs qui sont justes et qui pourtant ne disent pas la vérité.
Ce qui s'impose ici c'est que l'hypothèse du réel est logiquement nécessaire pour concevoir ce nouage mais à condition de le vider de toute réalité organique ou mondaine. On pourrait dire que le Réel lacanien est l'au-delà du principe de réalité et donc au-delà de la réalité d'un organisme.
Pour la réalité psychique le corps est avant tout une affaire d'image. La reconnaissance d'un organisme, elle va se faire bien plus tard, quand le sujet pourra développer un discours rationalisant.
Dans ce moment du miroir, l'organisme est essentiellement une affaire de jouissance, une jouissance fort peu limitée sinon justement par la présence par l'attention par la parole par les soins de « la personne secourable » comme dit Freud. C'est ce désir de l'autre plus souvent maternel qui vient limiter cette jouissance qui sinon serait sans limite.
Le réel du corps pourrait consister en cette jouissance sans limite ; c'est bien la jouissance impossible par excellence.la jouissance qu'il ne faudrait pas dit quelque part Lacan.
Notons que la jouissance psychosomatique pourrait bien être un reliquat de cette jouissance impossible qui échappe au symbolique, qui ex- siste au symbolique, et en tout cas à une lisibilité.
Autre chose est la somatisation hystérique qui elle n'est pas sans être articulable à l'inconscient et au symbolique

-III- le noud Bo n'est pas un mystère

Il est temps maintenant de présenter ce noud borroméen ; mathématiquement, il serait plus juste de parler de chaine borroméenne. Commençons par une définition élémentaire et précisons ce qu'il en est du noud borroméen standard : c'est le nouage de 3 anneaux (ou tores ) tel que si l'un quelconque des 3 est rompu c'est le noud qui se défait .


Figure n° 6 : Le noud borroméen standard.





Figure n°7 : Autres présentations du noud borroméen.

Sa présentation peut prendre bien d'autres formes que ce noud borroméen standard mais on va se contenter de celle-ci, et même nous servir de sa mise-à-plat. En effet si on avait réalisé ce noud avec des brins de ficelle, nous serions dans un espace tri-dimensionnel. Dans la mise à plat la dimension de l'espace est symbolisée par les passages dessus-dessous.
Notons que le noud borroméen est la solution pour faire tenir ensemble des anneaux qui ne font pas couple.
Chacun de ces anneaux est nommé, un nom est attribué à chaque consistance : Réel, symbolique, Imaginaire. Lacan y ajoute les notions de trou, chacune des consistances étant troué et d'ek-sistence ( ce qui n'a rien à voir avec les quanteurs logiques ) qui décrit un mode de rapport en exclusion, dans le mode de sister hors. Le schéma suivant résume ses trois termes.


Figure n°8 : Consistance, trou et ek-sistance

Les trois consistances : Donnons-en des définitions cursives.
Le Symbolique
En entrant dans le langage, le sujet est pris dans la chaine signifiante où un signifiant renvoie à un autre signifiant. Et ainsi de suite. Qu'est qui pourrait faire point d'arrêt et précipiter un sens ? Et donner ainsi une consistance au symbolique ? Cette consistance est assurée par le signifiant phallique qui donne sens, sens qui se rapporte toujours au sexuel comme Freud l' avait bien aperçu.
Pour autant le symbolique est troué ; Ce qui fait trou dans le symbolique , c'est ce qui échappe à la parole, c'est ce qui ne peut radicalement être dit . Cela renvoie au refoulé primordial, à l' Urverdrangung. Pour Lacan, c'est la métaphore paternelle qui permet que le phallus soit métaphorisé en signifiant du désir. Ce qui ouvre alors au champ des possibles.

Le Réel
Le réel n'est pas la réalité qui est une sorte de « réel apprivoisé » écrit Marc Darmon. Le réel échappe tant au Symbolique qu'à l'imaginaire. Il est dans une relation d'ek-sitence au Symbolique et à l' Imaginaire. Lacan le range du côté de l'impossible.
Le Réel est lui-même troué par le Symbolique. Cf Hégel qui parlait du mot comme meurtre de la chose. S'il n'y avait pas le langage, le Réel serait dans la complétude. Il ne manque rien au Réel. Par exemple il ne manque rien à la petite fille, il ne manque rien à Martine ou à Augustine . C'est dans la mesure où l'être humain est parlant, que le Réel vient à être troué, et tout spécialement par la sexualité.

L'imaginaire
L'imaginaire c'est ce qui vient faire consister le noud . C'est à partir de l'imaginaire qu'il y a du corps comme le stade du miroir nous le montre. C'est au bord des orifices du corps que s'origine les pulsions en mettant en jeu des objets particuliers qui sont des effets , des éclats de l' objet petit a. L'imaginaire s'en trouve ainsi troué. Le phallus en tant qu'objet imaginaire fait défaut quel que soit le sexe de l'enfant. Rien ne l'empêche pourtant d'être le phallus imaginaire de l' Autre maternel. Et si l' autre maternant est un homme , je ne pas sûr que cela change grand-chose à l' affaire.

Le nouage borroméen nous permet donc de concevoir comment les trois consistances peuvent se nouer et soutenir une réalité psychique.
Le noud à trois est la forme épurée de ce nouage.
Mais on peut aussi concevoir que le symptôme va être aussi nécessaire pour faire tenir cette réalité psychique. Il est d'observation courante que chez le névrosé , son symptôme il y tient et ça le tient.
Il y a des formes plus problématiques du nouage où les conditions de la borroménéité ne sont pas remplies comme dans certains cas de psychose. On peut alors parler d'erreur de noud quand l'alternance des dessous -dessus n'est pas respectée et donc que la maille ne tient pas. C'est alors une forme plus consistante du symptôme qui peut être mobilisée et qui vient d'une certaine manière réparer le noud, ce que Lacan a appelé le sinthome.
La vie sexuelle des parlêtres nous offre bien des observations qui mettent en jeu ces aménagements.

Les différentes jouissances vont être situées sur la présentation du NBO
Une autre conséquence de la mise à plat du NBO , c'est que l'espace va être découpé en diverses zones que Lacan nous propose d'identifier comme représentant des formations de l'inconscient et en particulier les diverses jouissances.


Figure n°9 : le NBO mis-à-plat avec ses diverses nominations.

Notons tout d'abord que l'objet a est situé dans la zone centrale qui est donc celle de l' intersection des 3 consistances R,S,I. Il est nommé le plus de jouir D'une certaine manière il subsume les trous présents dans les trois consistances.
Lacan dans la conférence dite « la Troisième » en parle comme du « noyau élaborable de la jouissance » , ce que j'entends comme la participation de l' objet a dans chacune des jouissances sans doute sous des modes variés , mais qui va comporter cette commune mesure d'être le lieu du manque tout en générant par ses bords des modalités spécifiques de jouissance.
Ainsi la jouissance phallique , à l'intersection du Symbolique et du Réel , est articulée à l' objet petit a . Dans la mesure où cette jouissance ex-siste au corps , qu'elle est limitée par la castration , et donc par l'objet petit a. La jouissance qui lui est attachée est l'effet de cette limite de la castration.
La jouissance Autre ou de l' Autre (Lacan circule entre les deux formules ) qui serait plus spécialement concernée dans la jouissance féminine ek-siste au symbolique ; Elle est située à l'intersection du Réel et de l' Imaginaire. L'objet a ici ne semble pas participer ici à une limitation mais au contraire à cette jouissance sous le mode d'une jouissance du corps.
La jouissance du sens à l'intersection du symbolique et de l' imaginaire ek-siste au Réel. Elle est ouverte aux possibles, pas tous cependant car l'objet petit a ici vient faire valoir la dimension du non-sens. C'est le symbolique qui vient border cette jouissance en faisant valoir une logique du signifiant.

Ces trois jouissances ne sont pas indépendantes les unes des autres, leur solidarité est assurée par le nouage borroméen et la commune mesure donnée par cet objet qui échappe à toute mesure : l'objet a.
Et pour terminer, indiquons comment Lacan situe dans ce dispositif l'inhibition, le symptôme et l' angoisse. Nous serons amenés à le commenter plus tard mais disons seulement ici comment l'inhibition est représenté comme une sorte envahissement du Symbolique par l' Imaginaire. Le symptôme , lui , est une extension du symbolique et de l' inconscient qui occupe une zone du réel. Quant à l' angoisse, c'est le réel qui déborde sur l'imaginaire.
Le nouage reste en place, mais ces trois formations participent aussi de la réalité psychique et sans doute de la consistance du noud.

Figure n°10 : Situation de l'inhibition, du symptôme et de l' angoisse sur le NBO

Autre chose est la situation ou le nouage est problématique, comme par exemple quand le Symbolique au lieu d'être surmonté par le Réel va au contraire surmonter le Réel , l'Imaginaire se glissant entre les anneaux sans passage dessus-dessous. Dans ce cas , on voit qu'il n'y a pas de nouage, et que chacune des consistances va pouvoir partir de son coté, qu'il n'y a plus aucune solidarité entre R, S, et I.

Figure n°11 : La désolidarisation du nouage

Cette configuration pourrait assez bien rendre compte de la structure schizophrénique tout spécialement marquée par des phénomènes dissociatifs.
Freud avait judicieusement suggéré que le délire dans la psychose était une tentative de guérison. En appliquant cette idée au noud, cela reviendrait à dire que c'est une tentative de réparer le noud. Lacan a formalisé cette réparation par l'intervention d'un anneau supplémentaire qui viendrait rattraper ce défaut de nouage : c'est ce qu'il a appelé le sinthome.



Figure n°12 : La réparation du nouage par le sinthome


En décembre prochain, la distinction entre symptôme et sinthome sera reprise par Martine Campion et Jean-Jacques Lepitre à partir du rapport entre homme et femme.

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