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Les aléas de
la jouissance


Mourir de honte

Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance XXIX du 18 Octobre 2023


Mourir de honte

Alain Harly



-I- Introduction

Si j'ai opté pour une poursuite de ce séminaire sur cette notion de jouissance c'est qu'elle garde pour moi bien des mystères, et comme je suis dans cette recherche d'en saisir la pertinence, je reste quelque peu insatisfait, et il me faut donc relancer l' affaire. Mais comment faire ? Il y deux voies qui s'offrent à nous :
D'une part ce qui a pu être déposé avec les écrits de Freud où malgré mon maniement élémentaire de la langue allemande c'est évidement à ces écrits qu'il faut revenir sans cesse et à la parole de Lacan dont la voix résonne toujours pour moi dans quelques recoins de ma mémoire. Ce qui ne veut pas dire que d'autres auteurs ne puissent pas être convoqués, mais enfin tout ne se vaut pas. De toute façon ma position est de considérer que la théorie analytique reste en perpétuelle remaniement, et que quelque soit le sérieux qu'on y apporte, cela reste des hypothèses, des hypothèses nécessaires en tout cas aux analystes, aux cliniciens, afin de les soutenir dans leur acte. Ce qui veut dire aussi que c'est la clinique , le réel de la clinique qui va conduire notre entreprise.
Et d'autres parts donc, le travail clinique , la cure analytique bien sûr qui a permis que se forgent des outils conceptuels , mais aussi bien d'autres pratiques thérapeutiques ou culturelles (comme la littérature , la poésie , la musique, l'art en général ).
Ce qui nous a conduit aussi à prendre en compte disons le fait social comme étant une des conditions de l' être humain ; on ne saurait saisir quoique ce soit du psychisme dans sa singularité sans cette considération que le social est lui-même structuré par le langage, et même quand l'histoire des peuples comporte des zones de silence. Comme on le sait, c'est au bord de celles-ci que surgit le bruit, la fureur et la haine. Rien de mieux pour ce faire que de déclarer un lieu comme étant sacré, un lieu où serait déposer l'énigme de l' être de l'homme et de la femme. Cela suppose une clôture, cela exige la construction d''un mur. Et là on peut être sûr du déchainement que cela va produire.
Notre position avec l' énigme de l' être humain et de sa jouissance d'être, ce n'est pas d'en proposer une doxa, ou d'en exhiber un symbole, mais de mettre au travail la question , les questions que cela nous pose, ces questions qui nous dérangent , qui nous laissent dans le malaise voire la douleur ; c'est de tenter de mettre en parole ce réel, et de le proposer à autrui, de les proposer à la disputatio, à la controverse, et pourquoi pas de prendre le risque du malentendu. Le mirage d'un lieu sacré n'est-il pas celui où l'on serait enfin bien entendu ! On sait ce que cela donne !
Alors revenons à cette question de la honte.
Jeanne Wiltord nous avait à la séance de mai dernier entretenu sur une clinique particulière, celle qu'elle a eu à soutenir aux Antilles , en Martinique. Plusieurs points m'avaient interpellé , je vais les reprendre mais en faisant auparavant quelques détours. Cela m'a poussé à travailler cette notion de la honte et à proposer une lecture de cet affect dans cette société antillaise.
Un premier détour : Une clinique bien connue quant à la honte est celle des adolescents. « C'est la honte », on entend cela bien souvent à propos de faits qui ont pu paraitre bien anodins à l' adulte : tel vêtement qui ne serait plus à la mode, tel propos jugé irrecevable, tel refus dans une manouvre de séduction soit « se ramasser un râteau », mais aussi telle situation où l'adolescent se retrouve au centre de l' attention d'un groupe, ce qui provoque le rougissement bien connu .
Un souvenir personnel m'est revenu à cette occasion qui date de mon adolescence soit de plus d'un demi-siècle puisqu'il s'agit d'un moment vécu dans une classe au collège . Nous avions comme professeur d'allemand une bien jolie femme qui avait suscité en moi des émotions vives autant que secrètes. En tout cas cela avait eu un effet des plus dynamique dans mon apprentissage de la langue de Goethe. Je ne sais si la professeure avait pu apprécier ce mouvement amoureux , en tout cas lors d'une leçon de vocabulaire elle me demanda de venir sur l'estrade afin de nommer sur ma personne les divers vêtements que je portais ce jour- là. Et ce fut une longue énumération en langue allemande, à des fins pédagogiques bien entendu. Je fus alors pris dans le plus intense malaise d'être ainsi exposé , dont cependant j'avais réussi à maitriser l' expression.
J'ai pu beaucoup plus tard à l' âge adulte analyser cette séquence dans ma propre cure . Je dirai seulement ici ceci : bien qu'il ne fût question que de mot sur ma vêture, en langue étrangère, à l' époque on disait « sur ma sape » « sur la fringue », aujourd'hui on dirait « sur mon look », cela a résonné comme une mise-à-nu, comme si j'avais été dévêtu en public . Et au-delà comme si se dévoilaient mes désirs les plus secrets. Comme si le vêtement, le paraître , si sensible chez l' adolescent, était une fragile doublure dans ce moment où la question de son identité , de son être se pose avec la plus grande intensité, puisque pour se compter Un cela suppose de prendre en compte le zéro, le manque en d'autres termes.
Freud dans l'interprétation des rêves évoque ces propres rêves de nudité, rêves assez communs au demeurant , ce qui renvoie pour lui au plaisir que les jeunes enfants ont de s'exhiber, indice qu' ils ne connaissent pas encore la pudeur et la honte . La honte intervient plus tard au moment de l' entrée dans la vie sexuelle et la vie sociale. La honte serait donc une digue psychique envers la sexualité. Il a bien sûr recours à la référence de la genèse où le sentiment de honte est un effet de la découverte de la nudité. « Et ils virent qu'ils étaient nus »
Mais il a aussi l'expérience de l' échec , de l'humiliation qui peut entrainer ce sentiment de la honte, soit ce qui a été provoqué par une blessure narcissique. Nous avons en effet à ce moment- là une dégradation de comment le sujet peut s'apprécier comme aimable. La honte met donc en jeu le regard et le sentiment de la valeur. Ce sont là des indications bien banales , mais soulignons cependant que le regard est à situer dans le registre pulsionnel alors que la valeur nous amène du côté de l'idéal-du- moi et donc dans une articulation au lien social.
Cela pourrait suffire cependant pour entendre la honte comme un état de tension entre deux mouvements impérieux :
D'une part le mouvement vers un idéal, vers le champ de l' idéal ; ce qui est méconnu dans ce mouvement c'est le sujet lui-même, il y avance en tant qu'image puisqu'il s'agit bien au regard de cet idéal de se faire aimable.
Et d'autre part, il y a le désir, désir qui n'a rien à voir avec l'instinct, puisqu'il se soutient d'une fiction, d'un fantasme , ce qui conduit le sujet à s'engager avec son manque, avec son manque à être.
Alors on pourrait situer la cause de la honte comme une perte soudaine de l' idéal-du-moi , du moins dans la représentation imaginaire que le sujet s'en fait. Du coup cela vient mettre en péril son moi-idéal . Le moi s'en trouve profondément affecté . Du point de vue structurel , comme le dit Bernard Vandermersch , « le moi s'effondre sur l' objet petit a du fantasme » ( 1) Et c'est alors que cet objet cause du désir se révèle un objet immonde, tout dévêtu de son voile imaginaire, tout nu en quelque sorte. Je me souviens assez bien que lors de cette leçon de vocabulaire allemand, que mon inquiétude extrême était de ne pas être « impeccable » . Si on se rappelle de l'étymologie latine de ce mot, nous avons< i> « impeccabilis » qui signifie « incapable de faute ». Alors on entend ici comment le désir était dévoilé comme une faute.
Alors s'il y a une autre clinique qui nous conduit à cette notion de faute , c'est bien celle de la mélancolie. Curieusement Freud ne retient pas pour le mélancolique cet affect de honte alors que nous avons une dévalorisation majeure et tout une problématique vis-à-vis du regard , mauvais oil qui lui confirme sa nature fautive. Malgré l'estime qu'on lui porte , on a le droit de ne pas être toujours d'accord avec Freud . C'est la clinique qui en fin de compte doit trancher les questions théoriques. Ainsi Il me semble que dans la clinique de la mélancolie - c'est en tout cas celle que j'ai pu apprécier - cet affect de la honte est bien présent . D'autres collègues ont pu aller dans ce sens. Je pense aux travaux de David Bernard ( 2)par exemple . Mais cela n'est pas admis par tous, qu'il y a lieu de ne pas parler de honte chez le mélancolique.( 3) Nous reprendrons ce débat plus tard et je suis pour l'instant mon fil.
Je reviendrais aussi sur l'approche que Lacan fait de la honte , mais indiquons pour l'instant que dans le séminaire « L' envers de la psychanalyse » , dans la toute dernière leçon( 4) , il aborde cette notion sous un angle bien différent de celui de Freud. Il commence cette leçon avec cette assertion : « Mourir de honte est un effet rarement obtenu ! » Formulation qui n'est pas sans provocation. Alors nous allons faire un détour du côté de la clinique , et je crois pouvoir dire que j' ai eu à rencontrer quelqu'un qui voulait lui mourir de honte et c'était un sujet mélancolique.
-II- un cas de mélancolie

C'était un ouvrier-cuisinier qui travaillait dans un hôtel-restaurant établissement, dont on lui avait proposé à un moment la gérance , indice du sérieux qui était le sien dans son emploi, ce qu'il n'avait pas accepté. Il avait préféré rester à sa place. Il a le souci de sa famille, de ses enfants , menant une existence paisible. Ils habitaient un petit pavillon avec jardin dans une ville de province.
Issu d'un milieu modeste, Il y avait pour cet homme sans doute le sentiment d'une certaine réussite. Cependant il a pu se décrire comme quelqu'un de renfermé, de ne pas être porté vers l' échange, et de ne pas se sentir tout à fait comme les autres. Sa vie est marquée par des doutes, par des refus d'engagement, par des inquiétudes diffuses. Et par cette idée (je cite) « de ne pas faire comme il faudrait faire » et ainsi parfois d'être irrespectueux.
Alors qu'il est installé dans un certain confort typique de la classe moyenne , il lui vient alors l'idée de construire une piscine dans son jardin ce qui représentait un investissement important pour le budget familial ; des emprunts sont engagés. C'est alors qu' il y a un sentiment étrange qui se glisse dans cette demande au moment où il lui faut apposer sa signature, et que sa femme fasse de même , il a le sentiment qu'elle serait comme usurpée, cette signature. Mais l'affaire suit son cours, l'emprunt est accepté par la banque, les plans sont réalisés et la commande se fait auprès d'une entreprise. Une date est arrêtée.
Entre temps il doit se faire opérer d'hémorroïdes et se trouve à la maison quand le jour de l'intervention, de l' entreprise, arrive .Une pelleteuse est approchée afin de creuser une fosse, mais auparavant elle doit entamer la clôture végétale qui entoure le jardin; c'est à ce moment-là que notre brave cuisinier est saisi par des affects les plus violents, que des pensées l' assaillent : Il a fait une erreur absolue, c'est une décision fautive, il n'avait pas à engager ce projet de piscine, qu'il y avait d'autres priorités, que « c'est là une prétention coupable. »
Son entourage tente de le rassurer, de lui dire que c'est un heureux projet qui va satisfaire ses enfants, que le budget familial pourra faire face à la dépense, etc. Rien n'y fait. Les pensées critiques ne font que s'amplifier, il est de plus en plus agité, Il perd le sommeil, il doit se mettre en congé de son travail. Bientôt une hospitalisation en psychiatrie s'impose.
C'est lors de celle-ci que je suis amené à le rencontrer pour un entretien clinique unique afin de préciser le diagnostic. Il pourra s'y livrer sans trop de réticence. On m' avait auparavant informé sur ce patient mais l'entretien va apporter des précisions sur son parcours de vie, sur sa personnalité, sur son caractère. Je ne vais pas reprendre toute une anamnèse mais juste ici rapporter ici deux éléments éclairants sur le cas.
Le premier d'abord sur les conditions de déclenchement de la crise actuelle qui surgit alors qu'il a environ la cinquantaine. Bien qu'on puisse entendre qu'il y eut auparavant des possibilités d'un vacillement son parcours il n'avait pas jusqu'ici rencontrer de péripétie psychique majeure. La crise se déclenche au moment où il s'est engagé dans un projet domestique d'importance pour lui et sa famille, mais qui ne remettait aucunement en cause le pacte symbolique qui le situait dans le lien social tant avec son épouse, ses enfants, son travail. Par contre nous dit-il « C'était pas normal que je possède une piscine et que les autres n'en aient pas ». Les autres , ce sont ses copains, ses collègues, les gens de sa classe sociale en général.
Un détail de ce moment-là, mais que lui-même relève pour dire le début de la crise , c'est dit-il « quand on a commencé à enlever la haie » et de préciser « une haie qui ne m' appartenait pas ». En d'autres termes cette haie avait une fonction de mur mitoyen.
On pourrait sans doute faire ici bien des remarques sur le déclenchement de ce qui va se révéler être celui d'une psychose, mais il me vient de souligner que c'est au moment où ce qui tenait lieu d'une frontière, d'une limite à sa propriété, que le rapport à l'altérité du voisinage comme lieu symbolique se défait, et que lui-même se trouve fondamentalement subverti dans sa personnalité, disons dans son égo.
Le deuxième élément qui signe la psychose c'est ce qu'il aperçoit depuis ce moment déclenchant, dans le regard des autres, d'être différent , d'être pris pour un animal , d'être monstrueux. Alors il pense, il rêve, il hallucine plutôt, qu' on l'insulte, qu'on lui crache dessus, qu'on le tape. On le traite de salopard, d'ordure, de fumier.
J'avais été spécialement impressionné par ce témoignage , et l'hypothèse d'un délire mélancolique s'imposait, en me souvenant que Marcel Czermack insistait comment dans de tel cas d'une identification si péjorative à l'ordure, il y avait le risque que le sujet s'éjecte, qu'il s'imposait que cet objet de rebut qu'il était devenu, se sépare du monde, cesse de l'infecter comme un fumier.
J'avais cru bon d'avertir les soignants de ce service qu'à mon avis il y avait un risque certain de passage-à- l'acte suicidaire. On n'en a pas suffisamment tenu compte, puisqu'il avait été jugé bon, au vu d'une légère amélioration de son état, de lui accorder une permission pour se rendre dans sa famille pour un week-end. Il s'est alors passé un événement dramatique : devant sa femme et ses enfants, dans un moment paroxystique où il vociférait ses auto-reproches, il se saisit d'un couteau et se perfora l'abdomen. Fort heureusement le coup ne fut pas fatal.
Alors si cette rencontre me revient en mémoire à propos de cette question de la honte , c'est que cette histoire m'apporte des éléments cliniques qui permet de distinguer disons cela comme cela pour l'instant diverses modalités de la honte.
On a le plus spontanément recours à une explication par la culpabilité : nous avons une faute consciente ou inconsciente et de par l'intervention du surmoi le sujet se trouve ainsi dégradé dans son honneur, dans son idéal du moi.
Est-ce qu'on peut avancer cela à propos de « l' homme à la piscine » ? S'il a pu concevoir cette initiative comme fautive, témoignant ainsi d'une mauvaise gestion de l' économie familiale, le situant comme un mauvais mari, un mauvais père, et un mauvais pair au sens de son appartenance à la classe ouvrière. Tous les idéaux qui étaient les siens, ordonnés par son idéal-du-moi, étaient entamés. Le recours à une mauvaise conscience comme aurait dit un Jean-Paul Sartre aurait sans doute suffit à beaucoup. Mais pourquoi chez lui cette dérive imaginaire ? Pourquoi chez cet homme le déclenchement d'une psychose à cette occasion ? Bien des éléments sur sa propre histoire et sur celle de sa famille nous manquent pour avoir une idée d'une psychogénèse. Est-ce si dommageable ? Nous avons le réel de sa symptomatologie et ce qu'il peut en dire, ce qui nous donne des éléments consistants pour situer sa structure.


C'est ce que me suis permis d'avancer à propos du livre d'Annie Arnaux intitulé la Honte.
Dans ce roman autobiographique elle décrit dans un style journalistique comment elle a pu vivre une grande partie de sa vie dans cet affect de la honte à cause avance-t-elle de par ses origines modestes et de de ne pas savoir comment être « comme-il-faut » dans d'autres milieux , mais aussi , et c'est le thème central du roman, parce qu'elle fut hantée par un souvenir d'enfance : un jour lors d'une dispute conjugale, son père avait menacé de mort sa mère.
Ce souvenir pour l'autrice est un fait. Et c'est ce fait qui va alimenter cet affect de la honte pour elle et construire sa personnalité et son malaise. Nul doute que son roman familial et son destin se sont générés pour une part à partir de certaines contingences , de certains événements, de certaines situations et qu'il est possible d'en faire l'enquête sinon objective, en tout cas relevant de l' objectivable. Annie Arnaux se tient à distance de la psychanalyse, soit , et pourtant elle nous livre en toute inconscience des éléments qui ne peuvent qu'éveiller une écoute analytique. Par exemple tout à la fin de l' ouvrage elle confie qu'après ce travail d' écriture, elle a constaté une chose tout à fait inattendue, soit que la frigidité qui avait marqué sa vie sexuelle jusqu'ici avait cédé et qu'elle avait dorénavant accès à une jouissance sexuelle.
Il y aurait bien des remarques à faire , mais je me contente ce celle-ci : On peut très bien admettre du point de vue de la psychanalyse qu'un souvenir d'enfance soit un fait , mais on peut tout aussi bien affirmer que ce n'est jamais seulement un fait. D'être raconté, ou d'être écrit n'est jamais sans déplacer le rapport que le sujet entretient avec ce récit. Le roman familial du névrosé par exemple n'est jamais le même au début d'une cure et plus tard.
Alors la honte dont nous parle Annie Arnaux et dont elle veut faire le signifiant majeur de son roman autobiographique autant que sociologique, n'est pas sans relever pour nous d'une production névrotique , c'est-à-dire sans comporter ce mécanisme mis- à-jour par Freud d'un retour du refoulé confronté à d'autres instances comme le surmoi qui fomente dans le compromis un symptôme. La nature du symptôme ici, sa frigidité, pourrait donner une piste pour éclairer cet affect de la honte.
Il me semble que dans le cas de l' homme à la piscine, si on peut parler de honte à son propos, cela se présente d'une manière bien différente, que la configuration symptomatique est toute autre . La nature du symptôme est ici toute autre : le fautif c'est lui alors que cette autoaccusation s'appuie sur des faits finalement banaux, cette identification à un être monstrueux nous semble démesurée de même qu'à une ordure. Le passage à l' acte dramatique devant sa famille nous apparait comme un non-sens. C'est que nous sommes dans une construction délirante que rien ne peut arrêter ; le sujet est dans la certitude de ses assertions et seul le réel de son passage à l' acte vient faire butée, vient reconstruire un mur au prix d'un risque ultime. Et pourtant cet acte veut signifier à l' Autre , ici sa famille réunie, la vérité de sa conviction : je suis une ordure. Annie Arnaux se contente d'écrire des romans , d'ouvrer dans la publication en méconnaissant la fiction qu'ils comportent . La honte de l'homme à la piscine affirme la vérité de son être, une vérité sans semblant , sans énigme, une vérité sans rien à en redire, et ce qui va la fonder finalement, c'est que lui-même soit ce qui chute.
Un élément que cet homme va me confier tout à la fin de notre entretien , c'est que ces injures, ces insultes, ces propos dégradants qu'on lui adresse , cela lui donne le sentiment de retrouver la réalité. Confidence étonnante qui pourrait cependant nous rappeler ce que Freud disait du délire comme étant une tentative de guérison.
Il y aurait aussi sans doute à situer ce moment d'étrangeté quand il lui faut signer un emprunt bancaire comme phénomène élémentaire. Il y a une sorte de perplexité qui le prend avec cette signature, indice sans doute que le rapport au nom est ici problématique : L'hypothèse d'un mécanisme de forclusion se pose.
Tout autre est le mécanisme du refoulement et en quoi il va fomenter des formations de l'inconscient. C'est la nature du symptôme, son réel, qui vient nous éclairer. Ainsi le symptôme évoqué cursivement par Annie Arnaux dans le déploiement de son roman familial nous permet d' avancer que le souvenir traumatique qu'elle situe au principe de son affect de honte est un souvenir-écran. On peut supposer un au-delà de ce souvenir qui concerne son désir , c'est qui a été refoulé et qui fait donc retour dans son symptôme : la frigidité. Ce qui est remarquable ici c'est que l'écriture de son roman va lever ce symptôme.
Pour l' homme à la piscine, on est interpellé par cet intuition d'une usurpation de signature : Il lui faut signer d'un nom qui ne serait pas le sien ! Ce sentiment d'une illégitimité du nom nous oriente vers l' hypothèse d'une problématique de la nomination : son inscription symbolique n'est pas en accord avec la Loi. Quand il lui faut en répondre dans un acte , le nom ne tient plus, la métaphore du Nom-du-Père n'est plus effective et c'est une métaphore délirante qui va se déployer dans l' imaginaire. L'hypothèse d'une forclusion nous parait donc à retenir à l' endroit du Nom-du-Père.
-II- La honte antillaise.

Voilà donc une opposition que je voulais tout d'abord poser , avant de revenir sur ce que Jeanne Wiltord nous avait dit en mai dernier soit que la présence de cet affect de la honte fait tout spécialement partie de la subjectivité antillaise . Je vais reprendre d'une manière cursive son propos et souligner quelques points.
Jeanne Wiltord a décrit cette société esclavagiste racialisée ( S.E.R. par la suite ) qui s'est constituée aux Antilles. On sait en effet comment ces territoires ont été peuplés par des Africains réduit en esclavage et qu'on a déporté au 17 et 18 -ème siècle, alors que des Français plutôt démunis quittaient la métropole pour s'y installer . Bien qu'au départ ils n'avaient pas des conditions de vie bien différentes des esclaves, ces français allaient prendre une place hiérarchique. La grande différence entre africains et français, c'était bien sûr la liberté et leur place dans le processus d'exploitation. Les uns avaient été vendus comme des marchandises et réduits à l'esclavage, les autres venus de France pour défricher, il devenait possible une fois leur frais de voyage remboursés de devenir propriétaires, de construire des entreprises agricoles, les plantations, centrée sur la production de canne à sucre. Pour cette activité ils avaient donc fait l' acquisition d'esclaves , ce que la traite transatlantique leur permettait dorénavant Ils étaient donc aussi propriétaires des esclaves, et devenaient des maîtres au sein de cette société inédite. (5 )
Cette situation qu'il faut situer dans l'expansion coloniale européenne relève du système capitaliste naissant, orienté par l'accumulation du profit. Mais elle se particularise par la ségrégation raciale. Les Français , les blancs , occupent la position de maitre : ce sont les bekés et les africains , les esclaves : ce sont les noirs.
Cette violence ne tenait pas seulement à l'arrachement des africains de leur pays : elle se poursuivait dans les plantations par des châtiments corporels réguliers. « Le fouet était l'âme du régime colonial » nous disait Jeanne Wiltord. Il importait que le noir soit battu, avili, réduit physiquement.
A cette déchéance , s'ajoute la privation de la langue d'origine et l'incapacité de parler avec les autres esclaves du fait qu'ils venaient d'ethnies différentes. Les colons français, issus de population démunie, avaient eux même un maniement élémentaire de la langue française.
Il importait de maintenir dans cette société esclavagiste racialisée une ségrégation stricte et de ne rien permettre qui mettrait en question cette hiérarchie. Il était essentiel pour les blancs, pour les békés, de ne pas se confondre en aucune manière avec les esclaves. Nous avons donc la constitution avec cette S.E.R. de deux populations bien différenciées, les maitres et les esclaves, répartis d'un point de vue économique selon la logique de la production et de l'exploitation. Cette configuration se distingue du rapport prolétaire / capitaliste de par la ségrégation raciale.
Je propose de souligner plusieurs particularités- en fait trois- qui me semble venir spécialement signifier cette distinction.
Une violence au-delà de l' exploitation capitaliste : La maltraitance ordinaire sur les plantations qui pouvait conduite à un état de déchéance extrême fait fi de toute rationalité capitaliste , puisque le propriétaire des esclaves détruisait de cette manière la force de travail nécessaire à l' exploitation de la plantation et à son propre profit. Faire souffrir ainsi les esclaves ne relève pas de l'intérêt économique, cela met en jeu un au-delà de l'utilité ( uti ) soit un jouir ( joui) , un plus de volupté, un plus de jouir. Nous sommes donc là d'une manière exemplaire dans un au-delà du plaisir de l' accumulation capitaliste pour une jouissance du corps de l'esclave que rien n'arrête sinon l'épuisement physique du maître.
Cette humiliation radicale, on peut la retrouver dans des contextes de guerre pour casser le moral des troupes adverses par exemple, ou encore par représailles, mais ce qui se joue ici est d'un autre ordre. La dimension de perversion est bien sûr au premier plan, mais il me semble que la structure relationnelle n'est pas de cet ordre. Comme Jeanne le soulignais les maitres et les esclaves ont pu au départ en tout cas avoir à peu près les mêmes conditions de vie, et si les africains « esclavés »( 6) ont été arrachés de leur racine de leur culture, de leurs jouissances, mais aussi de leur dignité , de leur fierté d'être, en d'autres termes dans leur valence phallique. Les colons au contraire étaient des pauvres hères et il ne suffisait pas d'être de bons gestionnaires de leurs exploitations sucrières, il leur fallait être des maîtres, j'ajouterais des maîtres réels.
Entre le maitre antique et son esclave il y avait une certaine tempérance , un certain type d'accord , une prise dans un même discours. L'esclave n'était pas sans une certaine reconnaissance du maître et inversement du maitre vis-à-vis de l' esclave et de son savoir. On peut dire qu'un pacte les liait. Ce qui n'est pas du tout le cas dans cette situation de la S.E.R. où le maître doit se prouver qu'il est bien le maître, lui-même est la recherche d'une reconnaissance. C'est ce qu'il pense trouver par la voie trompeuse d'une maltraitance : il ne se contente pas d'exploiter la force de travail, il cherche à jouir du corps de l'esclave et de son exhibition publique, il importe que cet avilissement soit exposé. C'est autant la réduction de l' esclave à un objet de jouissance qui est visée que l' exhibition d'une jouissance toute phallique, donc imaginaire, hors castration.
D'autre part , c'est le surgissement d'une langue inédite, le créole, langue nécessaire à la communication et qui vient donc donner à cette société clivée une possibilité de fonctionnement économique . Mais s'y ajoute comme toujours avec la langue d'autres registres et en particulier celui de la nomination des êtres humains qui va prendre aux Antilles selon les périodes historiques des remaniements tels que des variations considérables vont avoir lieu. Avec la départementalisation de ces colonies au vingtième siècle , l'obligation d'une inscription dans les registres d'état civil ne va rien régler de cette question. Ce qui s'impose pour nous c'est la question de savoir comment une nomination peut s'inscrire dans la subjectivité, comment pour de tels sujets issus de cette histoire une inscription inconsciente va pouvoir être effective.
Comme Jeanne Wiltord nous le disait « comment se compter Un ? non pas du côté du Un unifiant qui fait masse « les noirs », « les blancs » , mais se compter Un dans une altérité symbolique. Or ce qui prévaut dans cette société et qui perdure, c'est de donner à une différence imaginaire un privilège soit précisément la différence de couleur de peau. D'où l'importance du regard dans cette société qui garde une virulence pulsionnelle disais-tu.
C'est à cette articulation que tu situais le surgissement de l' affect de la honte. Il remplit une double fonction de signal : l'indication d'une menace d'une part et protection de l'image qui donne au moi sa consistance. Ce privilège du regard dans la société antillaise donne une modalité paranoïaque du lien social où le sujet est en alerte, pressentant des autres anonymes et potentiellement malveillants, modalité qui va trouver à se reverser dans une pente mélancolique.
Il y a, disais-tu ,une demande massive d'être considéré ce qui indique bien que la reconnaissance symbolique reste toujours précaire, ce qui tiendrait à une perversion des conditions symboliques du langage. Nous aurions, avances-tu ainsi une dégradation de la logique du signifiant pour un usage prévalant du signe.
Et troisième particularité que je propose de souligner à propos du sexuel. Le principe ségrégatif de cette société imposait de se maintenir dans un groupe régit par la ressemblance , par la mêmeté, la couleur de peau en étant le signe d'évidence. Ce qui supposait que la sexualité et la reproduction puisse se maintenir dans la pureté de son groupe d'appartenance. Ce qui a même conduit à élaborer des lois interdisant les mariages entre maîtres et esclaves. Mais ce qui se produisait c'étaient des rapports sexuels entre esclaves et béké , d'où l'advenu d'un métissage. Ce qui ne pouvait pas ne pas produire une configuration nouvelles. Du coté des békés , il y avait la hantise de ne pas se confondre. Et du côté des esclaves , il y avait chez les métis la préoccupation que les rejetons soient « blanchis ». A partir de là tout un nuancier fut convoqué dans le vocabulaire créole pour rendre compte de cette expansion des phénotypes. Dans la mesure où ce sont les variations infinies de ce nuancier qui prévalent pour supporter une identification, c'est la dimension imaginaire qui prévaut, et c'est je cite « la couleur de peau [qui] devient une scène où se donne à voir une rencontre sexuelle imaginaire entre un blanc et une femme noire. » Pour ces sujets issus de cette transgression primordiale, la nomination va donc se faire à partir d'un signe et non d'un signifiant. On peut donc situer cet affect de la honte si commun dans cette société comme l'indication d'une dégradation du signifiant en signe.
Il n'y a pas lieu indiques-tu dans la conduite d'une cure analytique de tels patients de chercher à réduire cette dimension de la honte, car cela reviendrait à « dénuder ce point d'être qui cherche une limite ». Alors c'est cette indication, qu'il conviendrait de ne pas dénuder ce point d'être qui cherche une limite, qui m'a fait faire ce parallèle avec ce patient mélancolique et conduit à un rapprochement et aussi une distinction , dont la honte cependant est un trait commun.
Y a -t-il une analogie de structure entre ce patient mélancolique et la subjectivité antillaise ? Si c'était le cas, il nous faudrait dégager dans les deux cas un mécanisme de forclusion, mécanisme que Lacan a retenu comme déterminant dans la structure psychotique. Je suppose ce faisant qu'il n'y a pas lieu de distinguer une configuration singulière d'une configuration sociale du point de vue de la structure. Qu'on se rappelle l' assertion de Charles Melman, reprenant un propos de Lacan : « L'inconscient c'est le social . » Admettons pour l'instant cette proposition. Alors commençons par un rapide rappel sur cette notion de forclusion .
III
Forclusion du Nom-du-père / Forclusion de fait

Il faut comme toujours revenir à Freud qui utilisa le terme de Verwerfung dans son analyse de l'Homme aux loups pour le distinguer de la verdrängung, le refoulement qui est le mécanisme propre à la névrose. Avec la Verwerfung , c'est comme si note Freud ( 7 )en 1894 « la représentation insupportable n'était jamais parvenue au moi. » Ce qui se précisera par la suite c'est comment cela est en rapport avec la castration et que l' agent de celle-ci c'est le père quand il assume une fonction paternelle. En 1911 dans un article sur la paranoïa il écrit « Il n'est pas exacte de dire que la sensation réprimée à l'intérieur était projetée vers l'extérieur : nous reconnaissons bien plutôt que ce qui a été aboli à l'intérieur revient de l' extérieur ». Lacan , dans son séminaire sur les psychoses ( 8)s'il retient la topologie implicite qui est ainsi à l' ouvre ici, va cependant déplier cette fonction paternelle pour la resituer dans la relation du sujet au signifiant et d'introduire la notion de Nom-du-Père. Alors cette Verwerfung il nous propose de la concevoir comme ce qui s'oppose à la Behahung primordiale, soit une affirmation symbolique. Il y a une expulsion, un retranchement hors du symbolique et c'est ce qui va réapparaitre dans le réel.
En 1956, Lacan lisant Freud , après quelques hésitations dans la traduction va définitivement opter pour forclusion, ce qui doit s'entendre comme forclusion du signifiant. Ce qui implique que les signifiants primordiaux n'ont pas été admis ( ce n'est pas contradictoire avec la présence d'un père dans la réalité de l' enfant) , que la Bejahung s'en trouve problématique, ce qui est la conséquence d'une lacune, d'un trou dans le symbolique à l' endroit du signifiant du Nom-du-Père. C'est sa manière de renommer et de préciser ce qu'il en est de la fonction paternelle. Les troubles du langage dans la psychose sont cliniquement des repères essentiels : néologisme, ritournelles, phrase interrompue, l'allusion. Mais c'est en fait tout l'appareil signifiant lui-même qui subit un profond remaniement d'où ( je cite) « .procède le désastre croissant de l' imaginaire, jusqu'à ce que le niveau soit atteint , où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante ». ( 9) Soulignons combien le délire est une forme de stabilisation, ce qui avait fait dire à Freud que c'était une tentative de guérison. La régression qui s'observe alors n'est pas génétique mais topique : c'est précise-t-il une régression au stade du miroir. Cette relation imaginaire ne va pas être en mesure de soutenir la structure d'une identification imaginaire qui pourrait ensuite muter en identifications symboliques. Dans cette régression psychotique, l'imaginaire va piéger le sujet dans une capture, dans une aliénation radicale articulée à l' état de la métaphore délirante .
C'est par exemple Le Président Schreber qui s' aperçoit dans le miroir avec un corps de femme, c'est l'homme à la piscine qui se voit comme un animal monstrueux dans le regard de l' Autre, et va-t-on ajouter James Joyce quand il reçoit une raclée par ces camarades et qu'il perçoit son corps comme une pelure qui tombe ? C'est dans le registre imaginaire que le sujet va soutenir un équilibre précaire car le signifiant ne permet pas autre chose au mieux que des identifications conformistes et figées. Dans cette conjoncture , le père n'est pas un signifiant, c'est une image, c'est un personnage situable « dans l'ordre de la puissance et non pas dans l'ordre du pacte ». ( 10)
Les rappels que je viens de faire nous renvoient aux premières élaborations de Lacan ( dans le séminaire III tout particulièrement ). La notion de forclusion du Nom-du-Père a été la grande référence lacanienne de la structure psychotique , alors que la névrose était situable du côté du refoulement et la perversion du côté du déni. Il ne cessera par la suite d'enrichir sa théorisation , et aussi d'en remanier certaines articulations. Il développera d'autres points de vue comme avec la notion de discours dans le séminaire « l'envers de la psychanalyse », la topologie des surfaces dans le séminaire sur « l'identification », et la topologie des nouds dans ses derniers séminaires (RSI entre autres.)
Je vais me centrer maintenant ici dans le séminaire le sinthome ( 1975-76) où il va se pencher sur le cas d'un curieux personnage James Joyce pour qui la question se pose de savoir s'il était fou ou pas. Lacan ne tranche pas ; il va surtout faire valoir comment sa création littéraire a eu pour lui une fonction de suppléance , c'est ce qu'il va appeler faire sinthome . Elle lui aurait permis de réaliser une sorte d'aménagement, de réparation d'un nouage subjectif qui ,était fort problématique. C'est bien le père qui va pour lui faire problème , mais sans doute pas comme chez Schreber. Il ne s'agirait pas ici d'une forclusion du Nom-du-Père, puisque ce nom du père est plutôt révoqué, comme n'ayant aucune incidence sur sa consistance. Lacan suggère alors discrètement l' idée d'une forclusion de fait.( 11) Il ne s'en explique pas outre mesure ; mais tout de même cela prend sens dans son propos et dans la construction topologique qu'il nous propose du cas Joyce comme des erreurs de nouage.
Je ne vais pas développer ici cet aspect topologique et plutôt prendre appui sur un article de Thomas DALZELL(12 ) , un collègue irlandais, qui est bien placé pour en dire quelque chose. Son approche transgénérationnelle de la famille de James Joyce nous aide à avoir une idée de cette forclusion de fait. On apprend par exemple que le grand-père de James Joyce était passionné de jeu , de tabac et d'alcool et qu'Il est mort dans sa quarantième année après avoir ruiné sa famille. Il fut tout spécialement négligent vis-à-vis de son fils John qu'il traitait comme un petit frère et dont l' éducation fut des plus laxiste.
John Stanislaus Joyce né en 1849 - ce sera le père de James Joyce. Il fut peu persévérant dans les études lui préférant la boisson et le chant, c'était un bon chanteur. Il eut quelques emplois comme comptable et secrétaire , et il s'impliqua aussi dans la politique. Il a soutenu Charles Stewart Parnell , mais après sa chute, John sombra dans un sévère alcoolisme. La famille s'endetta et dut mener une vie précaire. John après avoir raté ses études de médecine, devint un acteur, un chanteur, un secrétaire tout aussi raté.
Un point important est la question de sa relation avec la langue Irlandaise. Quand James arrive au monde en 1882, L'Irlande était dans l'ombre de l' Angleterre , et l' anglais avait supplanté la langue native. John qui était partisan de la « Home Rule » , c'était un projet visant à donner une autonomie interne à l' Irlande tout en restant sous la tutelle de la couronne britannique. Et en particulier de donner à la langue anglaise le statut de langue officielle ; John Joyce va ainsi renier la langue irlandaise.
Dans Portrait de l' artiste en jeune homme James Joyce via Stephen avance ceci : « Mes ancêtres ont renié leur langue et en ont adopté une autre. Ils se sont laissé subjuguer par une poignée d'étrangers. Te figures-tu que je vais payer, de ma propre vie, de ma propre personne, les dettes qu'ils ont contractées ? » (13 ) Son père a renié la langue des ancêtres, la langue irlandaise, et c'est James qui va se trouver en position d'être en exil en regard de ses ancêtres.
A cela s'ajoute que ce père n'a pas rempli sa fonction de père, il ne lui a rien appris sinon à chanter. Ainsi la carence paternelle se répète de génération en génération. Comme son propre père, James Augustine, il n'assume pas sa fonction de père. Pour Lacan c'est là ce qui explique que le Nom-du-Père est absent de la vie de James Joyce . Bien qu'il eût du remord de n'avoir pas rendu visite à son père pendant 20 ans, James Joyce ne se rendit pas à ses funérailles.
A la fin du Portrait. , Stephen adresse une prière qui s'entend comme une adresse à une figure paternelle : « Old father, old artificer, stand me now and ever in goog stead » ce qu'on peut traduire ainsi : Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais.
La carence du père a laissé JJ dans ce risque d'un imaginaire qui se désolidarise des autres consistances. On peut concevoir son roman « Ulysse » comme une mise en acte par l'écriture littéraire de cette recherche. Quant à Finnegans Wake, Tom Dalzell y voit la construction d'un père de rechange, d'une langue nouvelle , d'un nom qui puisse l'arrimer dans une identité d'homme de lettre. Son art littéraire aurait pour Lacan restauré le nouage entre Réel , Symbolique et Imaginaire . Il précise que c'est l'imaginaire qui n'est pas noué au réel et au symbolique comme l'incident de la raclée le montre . C'est une réparation qui va se faire avec un quatrième rond , ce qu'il appelle un sinthome. Rien de tel chez Schreber où c'est le symbolique qui était détaché (selon Marc Darmon ). Son travail d'écriture ( Les mémoire d'un névropathe ) n'a pas la même fonction, c'est une adresse aux hommes de sciences afin que son témoignage les enseigne sur une telle pathologie.
La forclusion du Nom-du Père dans ce cas de Schreber n'est pas de l'ordre d'une absence ou d'une carence du père, celui-ci au contraire était bien présent et qui avait le plus grand souci de son éducation. La forclusion concerne le signifiant du Nom-du-Père et les effets sur la castration qui n'est plus ici une opération symbolique mais une opération réelle et imaginaire. Le déclenchement de la psychose intervient quand le sujet est appelé à répondre au nom du signifiant du père, au Nom-du-Père, c'est-à-dire sur le plan symbolique. Il se trouve alors face à un trou à défaut d'une signification phallique.
Que dire de la forclusion de fait que Lacan ne précise pas outre mesure mais dont la signification peut se déduire de l'ensemble de son élaboration à propos de James Joyce. Je retiendrai ceci : cela reste une forclusion de par une contingence historique, familiale, sociale, qui opère comme une forme d'absence de tout pacte symbolique. Pour Joyce on pourrait noter
- La répétition de la carence du père dans la famille depuis au moins trois générations.
- Le reniement de la langue native et de la culture qui s'y rattache.
- L'invalidation de la fonction paternelle qui se spécifie par son impuissance à dégager l' enfant de ses jouissances infantiles.
- L'impasse de la métaphore à nouer le désir et la loi.
- La rupture dans la transmission entre génération : les pères ne transmettent rien au fils.
Lacan ne tranche pas sur la question de savoir si James Joyce était fou. Ce que j'entends comme l'indication d'une psychose non-déclenchée, où s'organise son rapport au monde des symboles et des signifiants de telle sorte que s'y manifeste un exil subjectif et la recherche de ce qui pourrait l'arrimer et réduire les dérives de ses jouissances. Il semble que la présence d'une femme , Nora, avec laquelle se noua une particulière complicité quant aux jouissances sexuelles ait jouer un rôle important. Mais il y a aussi le considérable et singulier travail d'écriture auquel il s'adonna toute sa vie afin de se donner un nom dans le domaine de la littérature. Cela aura pu sur le plan de sa subjectivité lui aménager un nom avec lequel il puisse se compter comme Un, avec lequel son identification puisse rendre appui sur les effets de la lettre. C'est ce que Lacan a appelé faire Sinthome et qui aurait permis un réaménagement de sa structure psychique.
Pour Tom Dalzell il est possible de démontrer par exemple comment son dernier ouvrage Finnegans Wake, difficilement classable comme genre littéraire est construit selon une modalité borroméenne. Disons seulement ici que cette ouvre est saturée de noms, d'initiales, de bruitages , de symboles, de personnages qui se difractent, se démultiplient, qui font retour. Un certain Clive Hart en a tenté une analyse dans une étude que Lacan connaissait ( 14) où il souligne la présence du cercle et de la croix dans le texte de James Joyce. Ainsi deux jumeaux Shaun et Shem circulent autour du globe terrestre dans des sens opposés , et se croisent à Dublin et à l'antipode en Australie, dessinant ainsi des croix. Ce qui renvoie aussi au célèbre livre de Kells , et à la crucifixion du Christ.
Tout ce foisonnement de symboles et cette hypertrophie du sens a manifestement une fonction pour Joyce en ce qu'elle vient tenter une mise en mot d'une chute : au-delà de la référence à la chute de Finnegan qui est cette histoire drolatique d'un maçon new-yorkais-irlandais racontée dans une ballade irlandaise : Finnegan est tombé de son escabeau, il meurt semble-t-il , et au moment où ses camarades sont en trains de trinquer à sa mémoire et le voilà ressuscité !
La chute convoquée ici c'est celle de l'homme originel, c'est celle d' Adam qui tombe par sa faute, par son péché ; C'est la chute du Christ sur la Croix , et c'est aussi bien la chute de Dieu le Père. Et bien sûr la chute de son propre père. Dans le mot sinthome , il y a « sin » qui signifie péché en anglais. Dans l' ouvre de Joyce, le péché est celui du père. Pas celui du fils. Ce sinthome qui vient permettre un re-nouage de R.S.I. qui était défaillant puisque le réel ne surmontait le symbolique qu'une seule fois, l'imaginaire se trouvant alors détaché , la jouissance du sens n'est alors pas limitée. Par son écriture, James Joyce se sauve, se ressuscite en quelque sorte, se reconstruit un ego, en construisant par cet artifice une compensation à la défaillance de la fonction paternelle, à cette Verwerfung de fait ». Le sinthome vient corriger le noud en passant par deux fois sur le symbolique et par deux fois sous le réel. La fonction borroméenne est ainsi restaurée. Et l'imaginaire s'en trouve quelque peu limité par ce travail de la lettre. Un nouage borroméen pourrait donc ainsi se présenter selon une structure armillaire . Il y aurait sans doute à se pencher précisément sur les points de croisement dans le texte de Joyce et d'apprécier comment ces jeux de dessus-dessous dans la lalangue joycienne confirme cette hypothèse.
Voilà comment , avec l' aide de Tom Dazell , on pourrait cerner l'élaboration que fait Lacan du cas de James Joyce , et de sa notion de « forclusion de fait » qui se distingue de la « forclusion du Nom-du-père » dont la cas Schreber lui avait bien avant donné l'inspiration. Est-ce à dire que cet aménagement sinthomatique règle pour lui toute la question de sa jouissance ? Je n'en suis pas certain et il y aurait sans doute à interroger ses troubles oculaires qui va le contraindre toute sa vie ; il y a aussi un alcoolisme qui reste un trait d'identification au symptôme de la lignée paternelle. Est-il concevable que cela ait pu favoriser une fragilité stomacale et causé la perforation de cet organe dont il est mort ?
-IV-
Pour conclure revenons maintenant à notre interrogation sur la honte.

Pour l'instant, tentons d'articuler cette notion de verwerfung de fait avec la question de la honte dans le contexte des effets subjectifs d'une colonisation racialisée. Jeanne Wiltord soulignait la dimension scopique de cet affect de la honte dans la hiérarchie ségrégative de la société antillaise, la couleur de peau venant mettre en jeu une évaluation visible des différences.
L' hypothèse que je propose est la suivante : Dans quelle mesure pourrions-nous pour la population esclavagisée et déportée aux Antilles selon un critère racial concevoir une forclusion de fait ? Jean-Jacques Tyszler avait aussi posé cette question dans un groupe de travail animé par Jeanne Wiltord sur la question de la nomination dans la société martiniquaise esclavagiste et post- esclavagiste.
Jeanne soulignait la prévalence des personnalités paranoïaques pourrait trouver sa raison dans une mélancolie sous-jacente, ou plutôt précise-t-elle comme protection contre la mélancolie . Rappelons que Lacan nous invite à prendre en compte le symptôme comme ce qui révèle au mieux la structure. Si ces types de personnalité dominent, du point de vue de la psychanalyse, il nous fait faire l'hypothèse d'un mécanisme de Verwerfung , mais il me semble plus ajusté de parler de Verwerfung de fait et d'une psychose non-déclenchée comme chez Joyce donc.
En effet pour ces africains arrachés de leurs pays, de leurs cultures, de leurs langues, et réduits à leur force de travail et à des objets de jouissance. Comment concevoir alors la mutation des subjectivités et les symptômes ainsi nécessaires à leurs consistances ? Et comment entendre leur permanence dans la société post-coloniale ?
Si cette situation de mise en esclavage n'a pas produit une psychose collective au sens strict, elle oriente cette aliénation à partir d'une annulation, d'un retrait, d'un effacement, d'un non-lieu de ce qui pouvait valoir comme signifiant directeur, d'un arrêt de toute transmission symbolique, en particulier quant au nom et à la langueh. La procréation va s'en trouver concernée dans la mesure où la transmission a perdu sa voix, a perdu tous les signifiants de ses origines.
Et pourtant , de ces contingences spécialement traumatiques, nous avons la création d'une langue et d'une société inédite, c'est dire que du lien social se fabrique avec des codes et des signifiant inédits, qui ont pour fonction de « signaler » ce réel. Alors dans ce contexte , disons de forclusion , il y aurait un mode de régression dans le rapport au semblable au stade du miroir, ce qui viendrait faire prévaloir la dimension du regard dans ce lien social, d'autant que le nouage à l' Autre symbolique a été forclos.
Le regard est un des objets pulsionnels. Je suis hésitant pour dire à son propos qu'il ne serait pas refoulé dans ce contexte. Comme toute pulsion elle est prise dans les rets du signifiant. Le refoulement concerne le signifiant et pas la pulsion. Par contre on peut concevoir une perte concernant cet objet pulsionnel, perte nécessaire pour que le regard soit vivable , ne soit pas intrusif, mais ce n'est pas une affaire de refoulement.
Dans Subversion du sujet et dialectique du Désir( 15), Lacan avance que la pulsion est soutenue par la grammaire. La délimitation en zone érogène est le fait d'une coupure. Ce trait de coupure est repérable dans l'objet ; mamelon, scybale, phallus imaginaire, flot urinaire, regard, phonème, voix , et le rien. C'est ce qu'il pourra situer plus tard comme étant les éclats de l' objet petit a. Ces objets ne font que représenter la fonction qui les produit. Ces objets qui n'ont pas d'images spéculaires vont permettre de tisser l'étoffe du sujet de l' inconscient , et en d'autres termes, ce sujet n'est rien d'autre qu'un tel objet. « C'est à cet objet insaisissable au miroir que l' image spéculaire donne son habillement ». C'est dans la mesure où il y a eu forclusion de fait que la reconnaissance symbolique au sens stricte ne peut être validée. D'où le rabattement sur des reconnaissances essentiellement imaginaires soumise à la prévalence du signe. Le ravalement du signifiant au signe vient rendre précaire l' identification.
L'affect de honte dans ce contexte n'est pas une affaire névrotique, une affaire de faute inavouable, puisque si faute il y a , elle est du côté de l' Autre. L'affect de honte viendrait ici comme dans la mélancolie poser la question de l' Être. Dans la mesure où pour de tels sujet, leur existence de parlêtre a été forclose réellement, le rapprochement avec une vérité qui touche à l'aphanisis est spécialement risqué. C'est pourquoi comme le disait Jeanne Wiltord il est préférable dans une cure de ne pas trop y toucher, à cette honte-là. Et on pourrait peut-être avancer qu'elle est nécessaire à la structure subjective , car elle vient mettre une limite à un rapprochement mortel avec la vérité. Soit comme Lacan nous invite à l'entendre, qu'il y a une jouissance de l'esclave.
Mourir de honte cela reste un fantasme pour le névrosé. Il veut bien y croire jusqu'à un certain point, c'est une croyance fugace produit par l'effondrement du moi, un moment où se dévoile le leurre moïque , où les parenthèses qui assuraient le sujet dans son heim s'effacent un instant. Mais la structure va lui permettre de retrouver les chemins de son narcissisme.
Pour le mélancolique, ce « mourir de honte », il s'y croit. Il est dans la certitude d'être ce déchet, cette non-valeur. La distance avec l' objet petit a, bien lisible dans la formule du fantasme, est abolie.
Dans son montage optique qui est un développement de son stade du miroir, Lacan indique bien cette relation transitiviste entre i(a), le moi-idéal et i'(a), l' idéal-du-moi, projection au lieu de l' Autre où le sujet se voit comme aimable. C'est à partir de ce lieu de l' idéal que se particularise les idéaux . Pour le mélancolique l'effondrement de l' idéal dévoile cette coalescence à l' objet a. La honte est un dernier rempart, un dernier mur qui déjà se fissure, en regard de cette rencontre mortelle. La honte ici en appelle à un idéal-du-moi comme lieu d'une relégation, d'une forclusion en quelque sorte.
Marcel Czermak soutenait que la paranoïa était une sorte de protection contre la mélancolie.(16) Il est bien connu que le paranoïaque ne connait pas habituellement la honte, et que c'est son apparition peut indiquer un virage vers la mélancolie. C'est un passage qui va de l'hypertrophie du moi à une volatilisation du moi. Mais l'important est de repérer cet aspect essentiel de l' objet estimait-il : « le mélancolique , celui qui à l' occasion s'équivaut à l'objet le plus pur, quand il parle, il produit cette irruption proprement inouïe que ce soit l'objet a qui cause. » . Cet objet-là mérite bien le nom d' « abjet », ce dont le mélancolique a le savoir le plus assuré puisqu'il affirme être ce abjet-là.
Or pour M . Czermak , bien que la psychose maniaco-dépressive existe bel et bien, il avançait qu' « on pourra apprécier que le revers de la mélancolie soit bien d'avantage du côté de la paranoïa. » Alors que le paranoïaque dénonce que du côté de l' Autre on veut l' éliminer, qu'on le traite comme une ordure, cet objet parle en clair chez le mélancolique : il est cet objet immonde.
Ma proposition est de considérer à suivre Lacan et le développement de M. Czermak que la pulsion se partialise. Et que si une fonction à apparemment affaire à un objet partiel - comme le regard par exemple- c'est toujours le même qui est en cause : l'objet a. La honte antillaise si elle mobilise tout spécialement le regard pourrait se situer comme un effet de la structure orientée par une forclusion de fait.

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1 In Le dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, article 'La honte ».
2 David Bernard, Lacan et la Honte, Ed. du Champ Lacanien.
3 Anne de Fouquet-Guillot a fait une remarque dans ce sens lors du débat qui a suivi l' exposé.
4 Jacques Lacan, L'envers de la psychanalyse, leçon XIV.
5 Comme nous l' a fait remarquer J. Wiltord, Il est plus correct de parler ici de maître et non de patron qui appartient à une position plus tardive dans l' économie capitaliste. La notion de maître appartient à l'économie de l' ancien régime .
6 Selon une expression de Myriam Cottias.
7 In Les psychonévrose de défense, 1894.
8 Séminaire des années 1955-56
9 QP p 577
10 Sem psychose, 18.04.56.
11 J. Lacan : le sinthome, Séminaire 1975-1976, Leçon VI, Février 1976.
12 Thomas Dalzell, La chure chez le James Joyce de Lacan, in revue Essain, 2015, 2015/2 (N) 35), pp 99-110.
13 In Portrait..Gallimard folio classique , p 151.
14 C. Hart, Structure aund motif un Finnegans Wake, Fabert §faber, 1962.
15 Lacan, Ecrits, p. 817.
16 Marcel Czermak, Remarques cursives et inédites sur la mélancolie, in Revue Le discours psychanalytique, La grimace de l' objet, revue de l' Association Freudienne, No 22, octobre 1999.