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Les aléas de
la jouissance


Corps et clinique de la douleur

Juliana Castro Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance XXXII du 18 Janvier 2024

Dans le cadre de la Clinique de la Douleur de l'Institut National de Cancérologie à Rio, on voit que le corps pulsionnel de la psychanalyse n'est pas le corps anatomique de la médecine, laquelle peut ignorer la question de la jouissance dans ses procédures. En tenant compte de ce fait on envisage d'abord développer que le corps est un montage, c'est-à-dire que ce que nous appelons corps propre serait l'effet d'une opération discursive. Ensuite, on propose d'entrer proprement dit dans la question de la maladie et de la douleur chronique. En accompagnant Leriche, pour qui la santé est la vie dans le silence des organes, on ne se sent bien dans son corps que dans la mesure où on ne le sent pas, autrement dit, on ne se sent bien qu'à la condition d'être soulagé de son corps. Les patients à la Clinique de la Douleur ont souvent avec leur corps un rapport embarrassé et douloureux et des difficultés de mobilité. On soumet l'hypothèse qu'il s'agirait chez eux de la présence de l'objet petit a dans le corps, ce qui entraverait la fonctionnalité : le petit a viendrait paralyser, c'est-à-dire, produire une sorte de stase.

Que dit-on quand on parle de « psychosomatique » en langue médicale et de quoi s'agit-il quand nous utilisons en psychanalyse ce terme-là, terme forgé par la médecine et qui est donc un signifiant d'un autre champ ? Ce ne sont pas du tout les mêmes histoires, car le corps pulsionnel de la psychanalyse n'est pas le corps anatomique de la médecine, laquelle ne considère pas celui-là dans ses procédures.
C'est en tenant compte de cela que je vous propose de diviser mon intervention en deux parties. Dans la première, je voudrais développer avec vous la question de l'image du corps et du dévoilement de son montage. Mon intention est de démontrer que le corps est un montage, c'est-à-dire que ce que nous appelons notre corps serait l'effet d'une opération discursive.
Deuxièmement, j'entrerai proprement dit dans la question de la maladie et des phénomènes psychosomatiques. En accompagnant Leriche, pour qui la santé est la vie dans le silence des organes, on ne se sent bien dans son corps que dans la mesure où on ne le sent pas, autrement dit, on ne se sent bien qu'à la condition d'être soulagé de son corps. Les patients atteints de douleur chronique ont souvent avec leur corps un rapport embarrassé et douloureux et des difficultés de mobilité. Je suivrai là-dessus l'entendement qu'il s'agit dans ces pathologies de la présence de l'objet petit a dans le corps, ce qui entraverait la fonctionnalité : le petit a viendrait paralyser, c'est-à-dire, produire une sorte de stase. Tandis que la vie est liée à l'activité de flux de signifiants, en dernière instance, la mort serait la stase de la circulation signifiante, son arrêt pour de bon.
J'emprunterai comme fil rouge le cas clinique de Denise, une patiente qui subit une douleur chronique, pour que l'on puisse réfléchir tous ensembles dans quel mesure nous pourrions là-dessus soutenir l'hypothèse d'une certaine transposition, comme nous allons le voir dans la description du cas : de la douleur chronique en tant que phénomène psychosomatique au cauchemar. C'est concomitant à ce mouvement, une certaine restauration narcissique à partir de la rencontre avec le deuil de la mort de sa mère. Nous allons bientôt développer tout cela en détail.
Avant de commencer, je souhaite tout d'abord préciser la place d'où je vous parle. Je viens d'une pratique de longues années dans des champs où, bien que de manières différentes, la question de l'image du corps et du dévoilement de son montage est posée - à l'Hôpital Psychiatrique de Jurujuba et à l'Institut National du Cancer, à Rio de Janeiro. Ce montage est plus évident dans la psychose, et dans la névrose : la douleur serait un élément clinique qui pourrait le mettre en lumière.
Je vais entamer par des fragments des cas cliniques issus des ces deux pratiques, lesquels posent la question du montage de l'image corporelle : Denise l'amène dans l'expérience de l'inquiétante étrangeté, tandis que dans la psychose d'André et Philippe, cela se révèle dans la déspécification pulsionnelle. Ensuite, je vais soulever ce que cela pourrait nous enseigner sur les phénomènes psychosomatiques. C'est par le biais de ces signifiants que je cherche à développer la discussion : montage de l'image corporelle et phénomènes psychosomatiques.

À l'hôpital psychiatrique, André, 50 ans, cachectique en raison de sa mélancolie, disait qu'il souffrait d'une hémorroïde qui bouchait son anus, l'empêchant d'évacuer ce qu'il avalait. La nourriture « s'accumule », disait-il, « ça ne sort pas ». Il se plaignait de douleur à l'anus qui se propageait dans le dos et dans le corps tout entier. « Je suis complètement foutu, pourri de l'intérieur. » « J'ai une douleur chronique. »
Je lui ai proposé d'écrire sur sa « douleur chronique ». Il a commencé à écrire de façon chaotique, les lettres partaient dans tous les sens et remplissaient toute la feuille. Nous avons fait un travail où il lisait, et nous introduisions ensemble la ponctuation. Avec les scansions, les mots ont fait leur apparition. Son écriture s'est organisée sur le papier. Il a pris du poids, a commencé à écrire des poésies qu'il vendait au sein de l'hôpital et achetait des friandises avec l'argent récolté.

Selon Philippe, 26 ans, son sang pourrait s'écouler au travers d'une toute petite égratignure dans son bras. Il raconte qu'une voix lui ordonnerait de se masturber tout le temps, depuis qu'il a éjaculé dans un verre et en a bu le contenu, pour voir s'il allait tomber enceint. En buvant son propre sperme, il s'est auto-fécondé d'un ver. Il s'agit d'un parasite autonome, qui parle avec lui et dispute sa nourriture.

À l'hôpital de cancérologie, j'ai reçu Denise, qui souffrait de douleur chronique au bras gauche suite à une opération de mastectomie du même côté. « Ma vie se passe très bien, mon mari est très bon, mes enfants... Mon seul problème est cette douleur dont aucun médicament ne vient à bout. » Denise avait alors 53 ans et disait se sentir comme « une vieille de 70 ans », au corps rigide et courbé, portant une minerve. Elle est venue me voir pendant plusieurs mois ponctuellement toutes les semaines, avec un discours monosyllabique que ne concernait que la douleur. La rigidité de son corps réfléchissait la paralysie du flux des signifiants dans son discours. Ce n'est qu'après avoir supporté ce début qu'elle m'a parlé de la mort de sa mère qui aurait eu le même type de cancer et exactement au même âge et de la certitude qu'elle mourrait et qu'elle laisserait sa fille orpheline, tout comme sa mère l'avait laissée.
Au cours du traitement, la douleur a cessé d'être incontrôlable et Denise a retrouvé de la mobilité. Elle a commencé à faire des cauchemars dont elle ne se souvient pas et se réveille en criant, insultant et frappant son mari. Tout cela la dérange beaucoup, elle trouve cela étrange, « c'est comme si ce n'était pas moi »; tout en se responsabilisant: « mais c'est bien moi qui ai rêvé ». Elle m'a rapporté un cauchemar dont elle s'est réveillée en entendant son propre cri: « Où est le sein? Où est le sein? » « Où est le sein? », ai-je demandé. « Le sein est parti en analyse » [c'est à dire en anatomopathologie]. Ce à quoi j'ai répondu: « le sein est venu en analyse ».
À la suite de cela, elle a commencé à évoquer la démangeaison qu'elle ressentait sur le mamelon du sein mutilé et qu'elle associait au psoriasis qu'elle avait eu quand elle allaitait sa fille - « ma fille a tété le cancer ». « Je ressens une douleur au sein qui lui n'est pas là, là, c'est le ventre! », faisant référence au greffon de peau du ventre sur le sein. Denise me parle de l'étrangeté de trouver des poils pubiens sur son sein: « C'est un sein? C'est un ventre? » « Comment puis-je ressentir une démangeaison si je n'ai pas de sein? » Elle parle de l'étrange, « Je sais que le sein n'est pas là », mais tout de même, sa présence est bien réelle et vécue avec angoisse.
« C'est la douleur de la mort de ma mère. » Il est à noter que Denise utilise le mot peito, ce qui n'est pas impropre en portugais mais renvoie inévitablement à « sein maternel ». « Sein » en portugais, se traduit par des mots aux sens distincts: seio (du corps de la femme), peito (du corps de la mère), mama (le terme médical) et mamá (du vocabulaire infantil, assonant avec « maman »). Nous revenons à la question de l'impossible du passage d'une langue à l'autre dans le fait que, que ce soit en italien comme en français, on n'a qu'un seul mot - sein ou seno - pour toutes ces différentes nuances.

Je vais maintenant, si vous le voulez bien, vous rapporter quelques citations que je vais reprendre tout au long de notre discussion.
Pour Freud, dans la douleur ou la maladie, on peut perdre tout intérêt pour le monde extérieur et centrer son investissement libidinal dans le moi. Il dit que « la manière dont, dans les maladies douloureuses, nous acquérons une nouvelle connaissance de nos organes est peut-être de nature à nous donner une idée de la manière dont nous nous élevons à la représentation de notre corps en général ». L'unheimlich, « l'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ». Selon Schelling, est unheimlich « tout ce qui devait rester un secret, dans l'ombre, et qui en est sorti ». Heimlich, lui, est le familier et l'agréable mais aussi le clandestin qui doit rester caché. « Heimlich est donc un mot dont la signification évolue vers une ambivalence, jusqu'à ce qu'il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich ».
Pour Lacan, « c'est seulement à ce niveau de la douleur que peut s'éprouver toute une dimension de l'organisme qui autrement reste voilée ». Selon lui, « les maladies de courte durée sont rares pendant les analyses » - ce qui nous peut faire penser aux effets corporels du transfert. Dans l'Angoisse, il dit par rapport au cross-cap que « la coupure peut instituer deux morceaux, deux pièces différentes, l'une qui peut avoir une image spéculaire et l'autre qui littéralement n'en a pas ». « i(a), mon image, (.) est sans reste. Je ne peux voir ce que j'y perds ». « L'angoisse c'est quand apparaît dans cet encadrement ce qui était déjà là, beaucoup plus près, à la maison, Heim. (...) Cet hôte inconnu, qui apparaît de façon inopinée ». « Ce résidu non imaginé du corps qui vient par quelque détour (...) à cette place prévue pour le manque, se manifester d'une façon qui, pour n'être pas spéculaire, devient dès lors irrepérable ». « La façon la plus certaine d'approcher ce quelque chose de perdu, c'est de le concevoir comme un morceau de corps ». Sur les deux tableaux de Zurbarán, Sainte Lucie avec ses yeux énucléés sur un plateau et Sainte Agathe avec ses seins coupés également posés sur un plateau, Lacan affirme : ce sont des objets séparables parce qu'ils ont « un certain caractère plaqué, ils sont là, accrochés ». Il dit à propos du fonctionnement automatique d'une partie du corps : « mon bras, (.) il me faut (.) me prémunir contre le fait, pas tout de suite de son amputation mais de son non-contrôle : contre le fait qu'un autre puisse s'en emparer, que je puisse devenir le bras droit ou le bras gauche d'un autre, ou simplement contre le fait que je puisse, tel un vulgaire parapluie, tels ces corsets que (.) je puisse l'oublier, dans le métro ! (.) Que le bras peut être oublié, ni plus ni moins, comme un bras mécanique ». Lacan y parle également de « l'angoisse du cauchemar. » : « le corrélatif du cauchemar, c'est l'incube ou le succube, c'est cet être qui pèse de tout son poids opaque de jouissance étrangère sur votre poitrine, qui vous écrase sous sa jouissance ».
Charles Melman parle, dans la maladie, du corps qui pèse, qui souffre, qui est présent et auquel il se réfère comme le corps en tant qu'étranger. Il évoque « des parties spécifiques du corps qui peuvent venir supporter ce caractère d'être étrangères dans l'organisme ». Il a dit sur Denise que la question du corps est posée de façon plus incisive pour une femme, du fait qu'elle a à se débrouiller avec la présence dans son corps du petit a dont elle a été investie et que, dans certaines situations, elle a du mal à extraire. Melman traite du corps soit comme Autre et propre à la jouissance, soit comme étranger. Il dit également que la mise en mouvement de la parole, c'est-à-dire, la mise en place d'une discursivité permanente dans la cure coïncide - en rejoignant Lacan - avec l'absence de problèmes fondamentaux et donc une bonne santé. L'exercice de cette discursivité dans le transfert avec l'adresse à un support phallique serait un artifice favorable à faciliter une homogénéisation du corps.

Reprenons maintenant avec la question : quelle opération faudrait-il dans le cas de Denise pour voiler un minimum et, si nous pouvons le formuler ainsi, actualiser l'opération qui fait corps? Nous recevons des personnes chez qui la question du nouage est problématique et le corps, au travers de la douleur ou de la maladie, en est souvent le lieu d'expression. À l'hôpital de cancérologie, une patiente me dit : « Je marche avec l'intestin en dehors » - elle a un sac de colostomie. Nous pourrons dire qu'il y a là une particulière continuité dedans/dehors, une fois que ce qui était censé être à l'intérieur apparaît à l'extérieur. Est-ce encore le ventre avec les intestins dehors ? Nous réitérons la question : quelle opération doit-on mettre en place dans ce cas pour faire du sac de colostomie corps propre, c'est-à-dire, comment penser ce processus comme un renouvellement du nouage RSI qui aboutit à faire de ce nouveau corps - un corps étranger - un corps propre ? Je suivrai avec vous l'entendement que le corps est l'effet d'une opération qui forme un tout en assemblant plusieurs éléments, opération qui n'arrête pas de se réactualiser. Dans une certaine direction, c'est du fait de ce processus toujours à l'ouvre que pourrait y être intégré un sac de colostomie, par exemple. Il s'agirait dans cette réactualisation d'une restauration narcissique. Nous verrons cela plus en avant.
Nous sommes alors sur le premier point que je vous ai proposé et je vous pose la question : que pourrait nous apprendre la psychose au sujet de la clinique en psychosomatique ? Lacan parle du fonctionnement automatique d'une partie du corps. Nous rencontrons un certain genre de fonctionnement automatique chez une patiente à l'hôpital psychiatrique qui se bat avec « son » bras qui ne lui appartiendrait pas, celui-ci, étranger, étant donc complètement autonome. Nous pouvons voir chez elle avec ce bras étranger une opération problématique du montage du corps, une fois que ce qui était censé être « soi », apparaît comme externe. Mon expérience avec les psychotiques m'a permis donc d'écouter plus clairement que le corps est un montage.
Le corps est ce que le sujet ne peut pas maîtriser. Il est en même temps ce qu'il y a de plus proche et de plus hors d'atteinte. Le fait que le corps puisse passer d'être familier à être étranger dans un certain sens peut même être une expérience de la vie quotidienne. C'est ce que nous tous pouvons éprouver lors d'une douleur aiguë, tel le mal de dents, comme nous le rappelle Freud. Tous ont l'expérience intime d'avoir une dimension étrangère dans la façon de ressentir leur corps. De quoi s'agit-il à ce moment-là, où le corps pourrait porter cette étrangeté ?
Nous voyons donc que ce qu'est le corps propre n'est pas évident. Le fonctionnement corporel ne relève pas d'une physiologie animale. Le corps n'a rien de naturel et serait l'effet d'un type de montage ou de composition, je répète, une manière de former un tout en assemblant plusieurs éléments. Nous avons remarqué que la déspécification pulsionnelle dans la psychose fait apparaître la décomposition du montage de l'image du corps. Chez Philippe, l'éprouvé que son sang pourrait s'écouler en entier au travers d'une égratignure rend problématiques les notions de bord et d'intérieur versus extérieur, dans ce corps habité par un ver qui serait la présence de l'objet petit a à expulser de « son » corps. Chez André, la fonction de l'anus peut ne pas correspondre forcément à celle de déféquer et celle-ci peut être exercée par la bouche, laquelle peut faire aussi office de vagin par où on pourrait s'auto-féconder par son propre sperme, comme chez Philippe. C'est-à-dire, les orifices naturels ne coïncident pas obligatoirement avec un trou et la fonctionnalité pulsionnelle et le fonctionnement physiologique n'ont rien de naturel. Dans le cas d'André, nous pourrions lire l'effet de l'écriture et du rythme de la ponctuation et ses conséquences dans le corps : il y aurait eu, avec l'écriture, une tentative de venir faire bord et une certaine distanciation qui apaisait. En lui proposant d'écrire, je lui ai peut-être ouvert la possibilité d'écrire un nouveau nouage, de passer d'une mise en continuité imaginaire-réel à ce qui viendrait crocheter quelque chose du symbolique. Ainsi, il s'agit des psychotiques où le symbolique serait durement mis à mal et, avec ces inventions, un certain nouage pourrait opérer dans le transfert.
Dans la névrose, par contre, la douleur serait un élément clinique qui nous donnerait des repérages de l'image du corps. Denise vit une certaine expérience du corps en tant qu'étranger, elle éprouve la démangeaison avec une inquiétante étrangeté, la présence (de l'objet) qui ne devrait pas être là - l'Unheimlich. Elle parle d'une espèce de jouissance délocalisée, vécue comme xénopathique, autrement dit, le sein qu'elle n'a pas pu perdre revient dans l'expérience « hypocondriaque » de la démangeaison. Comment lire dans son discours la présence du sein, qui ne devrait pas se trouver là, qui déborde, hors du bord, dans la démangeaison : de quel ordre serait l'excès dans sa douleur fantôme? C'est comme si elle avait subi une espèce de coupure qui n'opérerait pas une division mais un comblement qui apporterait dans le réel (de la douleur fantôme) la présence de l'objet. C'est-à-dire, il se peut que la coupure de mastectomie ait fait osciller pour elle quelque chose dans l'image du corps propre et qui aurait eu pour effet l'apparition de ce qui n'aurait pas dû se trouver là : le mamelon du sein dans la démangeaison ou le surgissement de l'objet dans le champ du réel. Il y aurait chez Denise une jouissance qui dépasserait les limites de la consistance de l'image du corps - c'est le trop de jouissance, au-delà des limites. Ce qui serait en jeu là serait le rapport entre imaginaire et réel, et le symbolique aurait du mal à trouver sa place.
Finalement, Denise disait que sa vie se passait très bien et que son seul problème était la douleur. Il s'agit d'une économie dans laquelle, en dernière instance, rien n'a plus d'importance, si ce n'est la douleur, c'est une façon de dire avec Freud que l'âme est resserrée en ce lieu-là du corps. Dans cette direction, on pourrait même dire que la douleur pourrait anesthésier de la vie et de ce que celle-ci charrie de convocations phalliques - le sujet est donc économisé. Par le travail de parole, quelque chose a commencé à se mobiliser. C'est-à-dire, à partir du moment où Denise a commencé parler, il y a eu deux effets, les cauchemars et la démangeaison. Les cauchemars sont un signe d'un processus psychique qui est à l'ouvre : le matériel qui est dans les cauchemars relance les choses au niveau de la parole, en d'autres termes, la parole est venue actualiser chez elle quelque chose dont elle va pouvoir donner une tessiture par le cauchemar. En raison de cela, il s'est effectué un changement : on est passé de la fixité de la douleur dans un point précis du corps qui obturait tout à des éléments de son histoire qu'elle a remobilisé et qui ont amené le sein dans le discours. Autrement dit, ce n'est plus une douleur chronique qui anesthésie la vie, mais c'est le sein dans son discours qui a fait retour. À partir de là, une autre écriture prend place. Le sein est apparu dans son discours dans toute son équivocité : il est parti en anatomopathologie et il est venu en psychanalyse. Cela a mis en jeu la question du mouvement de la présence et de l'absence : on a fait miroiter le sein du côté d'un réel et d'un imaginaire corporel vers un signifiant. Quand elle dit que la douleur chronique « c'est la douleur de la mort de ma mère », j'écoute le sein présent et dans le présent - le sein et la mère, le sein est la mère qu'elle n'a pas pu perdre.
Je vous soumets ici l'hypothèse qu'un nouveau trauma pourrait emporter une réécriture qui permettrait dans l'après coup une relecture, c'est-à-dire, une reprise symbolique de ce qui n'était que dans le registre du réel. Dans cette direction, la coupure de la mastectomie dans un moment spécifique de la vie de cette femme l'a convoquée à quelque chose à laquelle elle n'avait pas à cet instant-là les moyens d'y répondre d'une manière discursive. Serait dû à ce fait l'installation chez elle d'un trouble dans le corps, muet et sans support dialectique, dont elle n'arrive pas à se débarrasser et qui apparaît sous cette forme d'une douleur pour elle inexplicable, ce qui pourrait être appelé phénomène psychosomatique. Par un exercice de discursivité engendré par la cure, cela s'est transposé. Il faut noter que nous parlons de transposition d'un impossible et non d'une résolution : le fait de l'adresse a entraîné une certaine transposition qui a eu des effets - c'est-à-dire, de la douleur chronique muette aux cauchemars, de ceux-ci à la démangeaison du mamelon et de là, la mise en paroles de la difficulté pour elle de soutenir cette place de mère d'une fille et que cela la renvoie au deuil de la mère qu'elle n'a pas pu faire.

Afin de poursuivre dans la problématique des phénomènes psychosomatiques, passons maintenant au cas de Victor, que je suis au cabinet. Il y a chez ce patient un symptôme mutique qui se donne sur le corps - le tic ou cacoete en portugais - ce qui pourrait être lu comme la transmission d'un trait, qui vient du père, passe par lui et qu'il repasse à sa fille.
« J'ai des tics depuis que je suis tout petit, vers l'âge de 6 ans. Je roulais tellement les yeux que tout le monde regardait, trouvant ça très bizarre. Mon père disait qu'il a eu des tics jusqu'à l'âge de 18 ans. Un beau jour, il s'est contrôlé et il n'en a plus jamais eu, il me disait avec grossièreté que je pouvais me contrôler », dit Victor, 40 ans, ophtalmologue. Il a été saisi en écoutant de la part d'un patient, à propos de son tic, l'expression : « chez le forgeron, la broche est en bois », expression qui équivaut en français à « les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».
« J'ai le syndrome de Tourette. » Cligner fortement des yeux est le tic dont il se plaint maintenant et qui l'accompagne depuis le début, mais il a également eu des tics comme cligner beaucoup des yeux, fermer ses yeux avec force, faire tourner ses yeux pour ne laisser apparaître que le blanc. Il dit que ce sont surtout des tics oculaires, mais il a déjà eu durant son enfance : un tic vocal émettant un son, des tics de faire bouger sa langue, de dresser le cou, de frapper sur son derrière avec la cheville comme un coup de sabot.
« Je n'arrête pas de vérifier mon portable. » Il se plaint d'« idées obsessionnelles : j'y pense sans arrêt, c'est une angoisse, je pense que j'ai mal fait quelque chose. » « J'ai une peur panique de faire une chirurgie, l'idée apparaît dans ma tête : j'imagine les étapes de la chirurgie en pensant à celle où je me trompe tout le temps. Ça me fait dépenser mon énergie en pensées. » « Je n'arrête pas de penser à ce que les gens vont penser. J'ai une phobie sociale. Je crains de provoquer un conflit. » Victor se plaint souvent de sa difficulté à dire non. Il boit fréquemment. Il se sent diminué pour ne pas savoir faire de barbecue, faire un feu de cheminée ou accrocher un tableau comme les autres hommes. Il se plaint d'être « mono-thématique », n'ayant d'autre sujet que la gestion de sa clinique. Il pense à prendre sa retraite depuis qu'il est diplômé : « J'ai vraiment envie de fuir l'ophtalmologie ». « J'ai peur de faire du mal à un patient, syndrome de l'imposteur, de l'escroc. » « Faire médecine ne m'a jamais passionné, ça a été presque une exigence de mon père. »
Le père, pédiatre, est mort alors que Victor terminait la fac. « Il n'arrêtait pas de parler des mes tics, il a toujours été très exigeant. » Sur le fait d'utiliser le patronyme de la mère et non du père, il suppute qu'il doit y avoir un motif inconscient pour l'expliquer. Sa fille, tout comme lui, à l'âge de 6 ans, a commencé à avoir des tics : « Tout recommence avec elle, la pauvre, je ne sais pas quoi faire, c'est beaucoup d'angoisse. » Il fait mention d'une aggravation des tics lors de la naissance de cette fille aînée.
« J'ai sans cesse l'impression que je dois prouver ma masculinité envers les autres. » « C'est comme si j'étais une farce, j'ai l'impression d'être toujours en représentation, un personnage. » Il rapporte un épisode quand il avait 6 ans où il a joué à touche-pipi sur une amie. « Ça m'a beaucoup marqué car tout le monde l'a su et j'en ai eu honte. »
En portugais, tic se dit tique et cacoete, ceci vient du latin cacoëthes, mauvaise habitude, plaie maligne, lui-même venant du grec kakoèthia, mauvaise habitude, malignité ; terme formé de kakós, mauvais et éthos, coutume, norme, caractère propre. J'observe que Victor utilise le terme cacoete quand il se réfère à l'enfance et le mot tic comme terme savant. Il est remarquable que le tic commence au même âge où il a vécu l'expérience des attouchements sur son amie.

Charles Melman parle, dans la névrose obsessionnelle, de « ce que le langage peut mettre en place dans le corps dont l'expression sera mutique », comme le tic qui serait « aussi obsédant que pourrait l'être une idée obsessionnelle, quelque chose dont on n'arrive pas à se débarrasser, qui revient périodiquement, mais qu'on ne parvient pas à chasser. Sauf que cela se produit dans un domaine moteur et non pas idéique et sans aucun type de support dialectique ». Ce trouble moteur a pour cause une malfaçon du langage et se produit « au moment où le sujet se trouve incapable de répondre à la tension psychique par une mise en forme discursive ». Il apparaît à un moment tout à fait précis et hautement significatif. Toujours selon lui, le tic est quelque chose que le sujet emporte forcément avec soi, dont il ne peut se défaire, et qui, tout comme le lapsus, est le témoignage de ce qui vient le trahir et dont la maîtrise lui échappe.
L'holophrase est le concept de Lacan pour rendre compte des manifestations psychosomatiques par la mise en continuité du signifiant avec le corps comme réel. L'holophrase, c'est le collapsus de S1 et de S2, c'est-à-dire, la place de l'agent et la place de l'Autre sont indistinctes - et la distinction du S1 et du S2 tiendrait à la chute de l'objet petit a. Il s'agit donc dans les phénomènes psychosomatiques de manifestations où cette chute du petit a, liée à la castration, serait carentielle.
Nous assistons des patients dépourvus d'énonciations, ce qui serait dû à un appauvrissement de la circulation signifiante et une tendance à une pétrification. L'association d'idées se trouve singulièrement réduite, succincte, alors de quoi pouvaient-ils bien parler, si ce n'est de ce qui les embarrasse ? C'est-à-dire, le sujet est monoidéique, il ne peut parler que de son unique objet. Nous voyons que cette absence de chute de l'objet petit a concerne la fonctionnalité de l'organisme, car un corps n'est pas le même selon que l'objet petit a chute ou pas. Selon Melman, « toutes nos fonctions s'organisent à partir d'un certain nombre de pertes et de renoncements. Spontanément, nous voyons double, il faut apprendre à voir une seule image, à ne pas voir les autres. Il en est de même pour le tonus, la posture et le mouvement. Le mouvement suppose un équilibre tonique du corps extrêmement délicat et qui varie chez chacun. Nous ne contractons pas les mêmes muscles, nous n'avons pas la même cénesthésie du corps, chacun contracte des faisceaux ou des régions différentes, c'est-à-dire, laisse les autres dans l'hypotonie, y renonce. »
L'holophrase vaudrait aussi bien pour les phénomènes psychosomatiques que pour la psychose ou la débilité. Pour Marcel Czermak, il faut un discours pour relier les organes en fonction, pour qu'ils soient organisés selon leurs fonctionnalités, leurs spécificités et rythmicités. Il n'y a pas de discours pour relier les organes en fonction dans la psychose, ainsi que dans les phénomènes psychosomatiques et ceux du vieillissement, où la destruction du discours produit des manifestations d'obturations orificielles et des dysfonctionnements. Il y a là un rapport phallique, dans la mesure où « c'est souvent lors des moments d'attente et de vacillation de la question phallique que ces phénomènes se déclenchent. » Il s'agit d'une réponse dans le réel quand le sujet est interpellé là où il ne peut pas répondre, quand il est sollicité à un point qui est à la limite de la symbolisation.
Nous pourrions nous interroger : Quel est là le rapport au grand Autre ? Quel type de jouissance y est en jeu ? De quelle jouissance s'agit-il dans les phénomènes psychosomatiques ? Face à la question « de quoi jouissent ces sujets bizarres de la maladie psychosomatique ? », la réponse du sujet serait selon Melman : « jouissance de mon corps par mon propre corps ». Il s'agit dans les phénomènes psychosomatiques de quelque chose qui se passe hors langage mais dans le corps. Ces phénomènes seraient hors des limites de la jouissance phallique une des faces de la jouissance de l'Autre, donc, de la jouissance du corps.

À ce point, je souhaite apporter une précision sur la question de la présence du petit a. Si dans la psychose il s'agit d'une forclusion de structure, dans les phénomènes psychosomatiques chez un sujet névrotique, par contre, il s'agit d'un phénomène circonscrit, ce n'est pas une condition de structure donc. Serait alors en jeu une certaine présence du petit a dans le corps pour un sujet qui a subi la castration, qui a donc subi la coupure entre S1 et S2 avec la découpe de l'objet et qui, dans des circonstances précises, éprouve cette présence particulière avec cet effet de stase que nous venons de voir.
Pour avancer, je souhaiterais vous soumettre l'hypothèse que, tout comme le calque - soit, la traduction littérale dans une autre langue - dans le passage d'un registre à l'autre, quelque chose a été transcrit, décalqué en kakós-éthos sur le corps, à un moment où Victor se trouve incapable de répondre à la tension psychique par une mise en forme discursive. Il s'agirait ainsi dans le cacoete d'un décalque sur le corps comme expression muette - répétitif comme les idées obsessionnelles, mais silencieux, sans paroles.
Sa vie gravite autour de la demande du grand Autre, c'est-à-dire, de la demande de succès de la part du père, à laquelle il adhère aveuglément, y répond sans distanciation et ne sait pas quoi dire sur le pourquoi de son choix pour la médecine, cela s'est fait d'entrée, sans réflexion - nous verrons cela tout de suite. Ceci étant, j'aimerais dédoubler la phrase : « chez les forgerons, la broche est en bois. » Victor, fortement collé à la demande du père, lui répond odipienne de façon agressive, le destituant, en donnant à voir dans son symptôme l'échec du père pédiatre à le guérir - broche en bois, le plus mal chaussé. Il y a dans l'expression une connotation phallique marquée, dans le terme pau [bois], nom vulgaire pour désigner le pénis.
Sa perturbation lorsqu'il entend la phrase de son patient serait peut-être en rapport avec le fait que, d'une certaine façon, il a reçu pour lui-même le message envoyé à son père : il est également mal chaussé puisque, bien qu'ophtalmologue, il ne parvient pas à guérir les tics oculaires - les siens - mais surtout, tout comme son père, ceux de son propre enfant.
La question de la demande et du désir, présente dans le graphe, quand le sujet s'adresse au grand Autre et lui pose la question Que puis-je être pour toi ?, laisse subjacente l'idée qu'il voudrait être l'objet qui viendrait combler une faille dans l'Autre. Mais de la part de celui-ci, il n'y a pas de réponse et cela angoisse le sujet. Face à quoi il a le choix de ne pas vouloir entendre qu'il n'y a pas de réponse - il peut même interpréter sur un mode paranoïde que l'Autre ne veut pas lui répondre et veut lui cacher cela -, moyennant quoi, il peut vivre avec la certitude que cette réponse existerait et qu'il va tenter de la mettre en ouvre à travers son symptôme. Ainsi, le père ou la mère en tant que premiers représentants du grand Autre pourraient donner au sujet un alibi pour penser qu'effectivement il aurait une réponse. Il y a donc ce choix du sujet ou bien, au contraire, il va prendre acte de cette non-réponse comme liée à la structure même du grand Autre et à un impossible à répondre à sa demande, et d'une certaine manière se soutenir de ce manque d'objet pour accéder à la question du désir.
Lacan souligne que l'obsessionnel prend la demande de l'Autre comme objet de son désir. Ce qui serait une stratégie devant la non-réponse : la construction du sujet étant que l'Autre lui demande quelque chose. Je vous soumets également l'hypothèse que cela serait le cas pour Victor : il dit que son père est absolument exigeant, cela veut donc dire que pour lui, ce père demande quelque chose et cette demande est tellement insistante que le sujet ne peut pas dire non - et tout découle de cela. Victor est en difficulté pour se constituer comme sujet et s'autoriser, car il faudrait le renoncement à cette certitude pour accéder à la question du désir. Ainsi, c'est la question de la castration qui est en jeu, parce que si Victor entend son père comme absolument intransigeant, il le place ainsi dans une position de père imaginaire, et non de celui qui serait lui-même marqué par la faille, par l'impossible, et vecteur de ce manque auprès de lui, ce qui pourrait permettre à Victor de s'y engager et d'accepter à son tour la castration, soit la reconnaissance du manque dans l'Autre symbolique. Il s'agirait donc, pour le patient, d'un père tout-puissant et inentamé. Dans cette direction, la faible estime de soi vient recouper son incapacité d'occuper une place dans le symbolique. C´est-à-dire, ses angoisses par rapport aux interventions médicales qu'il pourrait rater signeraient qu'il ne peut pas s'autoriser de lui-même.
Ce tic qui passe de son père à lui, puis à sa fille, ne serait pas un trait qui conduirait à une identification symbolique, par laquelle on aurait une place de sujet du désir, mais l'écriture sur le corps de son manque symbolique. Victor refuse de porter le patronyme de son père, mais par ailleurs, il est médecin comme lui et est atteint des mêmes tics que lui. Ceux-ci peuvent être considérés comme une écriture sur le corps qui inscrit le sujet dans sa généalogie, quand le dit du Père qui nomme s'est avéré insuffisant pour que cette inscription opère. Cela serait une façon de palier le désamorçage de l'instance phallique.
Pour conclure, je synthétise les propositions que je vous soumets ici : le tic serait lié à une position agressive vis-à-vis du père pédiatre qui n'arrive pas à soigner son propre enfant, soit le cordonnier le plus mal chaussé; le cacoete serait le décalque, silencieux mais obsédant, sur le corps; le tic serait l'écriture de son manque symbolique sur le corps, du côté d'un réel, donc; son adhésion à la demande du père serait une stratégie pour ne pas vouloir entendre la non-réponse du grand Autre, pour tenter d'échapper à la question de la castration et à l'ascension même de son propre désir.

Ce que je vous apporte sont des questions qui m'interrogent et sur lesquelles je continue de travailler sans la prétention d'arriver exactement à des conclusions, mais de les relancer. Est-ce que ce que je viens de partager avec vous fait écho à ce à quoi vous êtes confrontés dans vos cliniques ? J'aimerais beaucoup vous écouter sur vos propres questions et vos impasses sur ce qui vous interroge dans vos pratiques.

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