Jean-Louis Sous
« C’est moi maintenant, la vérité de la chose virale qui parle… enfin,
qui cause, à ma façon, de nombreux dégâts et vous fait plutôt causer.
La propagation inexorable de ma nocivité divise vos cellules de crise,
savants et politiques. Ils s’agitent devant leurs pupitres guettant
l’évolution des courbes de l’épidémie. Je suis le Malin qui malmène vos
stratégies, sature vos canaux de propagande. J’affole les boussoles des
actes et de l’interprétation. Cela vous surprend, vous sidère, vous
angoisse ? Gradation légitime : j’ai décidé de m’attaquer à votre
toute-puissance comptable et gestionnaire dont vous vous gargarisiez :
je deviens le Grand Hacker devant l’Éternel, en déclarant que le monde
sera désormais, virologique. Remarquez, vous allez me dire… il l’était
déjà avant, métaphoriquement, lorsque vous incriminiez informations ou
vidéos virales. Mais, en ces temps de contamination, j’ai viré, muté,
je suis passé dans le réel de vos corps et du corps social bouleversant
vos économies psychiques et boursières. Ce sera mon épopée. C’est une
mise en abîme généralisée que je vous propose, puisque cette contagion
est redoublée et activée par la contamination virale de l’info (infox)
qui détraque les régimes du vrai et du faux. Oui, c’est, aussi, une
véritable infodémie.
Votre président a martialement déclaré : « Nous sommes en guerre » mais
il feint d’ignorer que c’est moi le virus qui est ruse de guerre par
les tromperies que j’ai fomentées dans l’évaluation de ma virulence. Je
vous injecte des injonctions paradoxales, vous inocule une double
contrainte entre l’angoisse sanitaire (la rubrique des défunts) et le
péril des faillites, du chômage, de la récession (chronique d’une mort
des entreprises annoncée). Je détraque toutes les prévisions et même,
je donne froidement la mort à qui voudrait me tuer.
Oh ! je n’ai que la taille d’un p’tit parasite, confiné dans la
dimension de quelques nanomètres, mais qui est devenu, en un temps
éclair, le maître du monde. Votre Discours du Maître, à la Lacan, me
paraît dérisoire, au regard de mon pouvoir de domination. Mon
infiniment petit étrangle l’expansion de l’infiniment grand, fait
trembler tous ces Grands de la planète, pris à la gorge, tergiversant
dans leurs décisions à prendre. Même la Perfide Albion (en la personne
du Prince Charles, héritier de la Couronne) est menacée par le
rayonnement pernicieux du Corona qui pourrait remplacer la couronne
d’épines du Christ, en ces temps de mémoire de sa crucifixion. Oui, mon
intervention dans le monde est pire qu’un scénario de science-fiction
et si la post-modernité a pu faire douter de la réalité d’un grand
récit, elle devra se souvenir de la morsure réelle que mon récit viral
propage.
Surtout, ne pensez-pas que je sois inculte. J’ai aussi mon bouilon de
culture et sais, ce que, selon Hegel, on peut appeler ruse de la raison
« le fait qu’elle laisse agir les passions, de sorte que c’est
seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve
des pertes et subit des dommages ». Et si, paradoxalement, en tant que
virus, j’incarnais, en ces temps d’épreuve, ce virus de la raison,
cette ruse de l’Esprit en souffrance, donnant à réfléchir sur la
grandiloquence de vos civilisations. Pourtant Heidegger avait sonné
l’alarme en parlant de « l’oubli de l’être, de l’angoisse, de l’être
pour la mort ».. Votre grand maître, Jacques Lacan, n’était pas si dupe
que ça et s’était interrogé (dans un de ses séminaires que j’ai lu et
relu attentivement et dont je vous laisse chercher la géolocalisation)
sur mes rivales en malignité, les bactéries, faisant une sérieuse
hypothèse sur la jouissance de l’infection. Mais ce philosophe et ce
psychanalyste ne croyaient pas si bien dire car ces prophètes de la
pensée n’avaient sûrement pas envisagé cette contagion généralisée.
Platon qui, déjà, se demandait comment on pouvait avoir une Idée de la
crasse, doit se retourner dans sa tombe : eh oui, c’est mon
développement ontique ou ontologique, je ne sais plus trop, mon essence
parasitaire et mon existence de bévue (drôle de biais philosophique)
qui vous feront, peut- être, désormais, muter, dans vos façons de
concevoir la vie sur notre planète.
En ces temps de confinement et d’interdiction de rassemblements, je
vous pousse aux confins de votre finitude. Ce n’est pas du mi-dire,
mais je fais tout pour vous asséner quelques féroces vérités que vous
pouvez freudiennement dénier ou lacaniennement forclore. Ah ! vous avez
voulu escamoter la mort dans votre société du management des âmes, eh
bien, voyez ce qui arrive quand je décide de tronquer, d’abréger, de
confisquer vos rituels et de toucher au plus intime de vos croyances :
je ne permets plus aux pères d’assister à la naissance de leurs
enfants, je vous prive de vos rites funéraires, rends la mort annonyme,
vous empêche d’accompagner vos morts, laissés sans adieu et sans
étreinte, dans la douleur d’une perte partagée. Vous mourrez comme des
chiens ! Vous pouvez vous demander ce que ferait Antigone, par rapport
aux lois de la cité, si son frère était décédé de Covid 19.
Mais, sachez que je ne suis pas un envoyé de Dieu ou de Satan, même si
d’aucuns me traitent de « satané virus ». et même si le problème du mal
se repose, vertigineusement, par le biais de ma contamination. À vrai
dire, j’en suis l’agent, compris dans cette question, sans y comprendre
grand’chose. Quand même, je me permets de vous donner cette
recommandation de bonnes pratiques, dans la plus vile bassesse de mon
implacable autorité : de grâce, il serait encore plus viral d’en
rajouter sur une culpabilité imprégnée de discours judéo-chrétien,
comme si une punition (Dieu sait pourquoi) s’était abattue sur nos
cités. Non, je ne tiens pas en plus (ce serait une double peine) à vous
inoculer le virus la faute. Je laisse, à chacune et chacun de vous, le
soin de subjectiver les séquelles d’une telle épreuve.
Je ne suis pas sans savoir, qu’en fidèles lacaniens, vous vous
gargarisez de « réel » et attendez que la jouissance de l’infection
vire au chiffrage de son savoir. Le déchiffrage des codes biologiques
pour un possible traitement ou un probable vaccin sont encore en
souffrance de chiffrage, malgré la puissance des ordinateurs.. C’est là
que vous m’attendez au virage. Je sais qu’il y va de votre survie. Mais
attendez un peu. Je vous laisse mijoter, pour encore quelque temps,
avant que vous m’otiez mon mortel « plus de jouir ». Et puis,
paradoxalement, s’il y avait extinction de l’humanité, par pandémie,
j’y perdrais moi, aussi, la raison de mon existence, la quête
incessante de prédations infectieuses. Je dois être un mal nécessaire à
la perpétuation de la vie. Et je tiens à ce que cela perdure. Alors,
vous pouvez toujours espérer…