Nous n'avons pas fait amener des foules, puisque le jour où ça sera des
foules qui viendront, nous serons comme à Lourdes, Notre Dame de
Lourdes, vous voyez. Donc les foules, on n'en a pas besoin non plus.
Donc, voilà pourquoi je suis entrée dans ce travail, et je trouve que,
après tout, moi il me fait bien vivre, parce qu’il m'oblige à penser,
quand même à minima. Et deuxièmement, des ans, « l'irréparable outrage
» des ans évidemment, ben j'en ai comme tout le monde, des outrages, on
en a tous. Qu’est-ce vous voulez que je vous dise. Mais, la question
c'est la mort, les gens ne veulent pas mourir. Je l'ai lu ici, avec ce
monsieur qui est extraordinaire, c’est Edgar Morin, qui a 98 ans en ce
moment, que beaucoup ont entrevu ou vu à la télé, qui est absolument
remarquable, et je l'ai lu de fond en comble, et relu plusieurs fois1.
Cet ouvrage là et d'autres, mais surtout celui-là, et c'est vrai qu'il
est resté vert... Est-ce qu’on peut dire vert ? On peut dire vert !
Naturellement que l'on ne va pas se comporter à 8 ans, comme à 4 ans ou
à 5 ans, et à 9 ans comme à 12 ou 13 ans, et que la sexualité arrive,
et que après, à 16 ans, comme plus. Donc, si vous voulez, il s'est
marié 3 ou 4 fois je crois, quand ça n'allait plus il en prenait une
autre. Qu’est-ce vous voulez que je vous dise ? C’est comme ça que je
l’ai lu, et abordé son histoire. Alors donc, il n'y a pas moyen de
penser la question de la vie, et de la mort, sans le sexuel.
Un jour Melman me l’avait dit, l’avait dit une fois ou deux. J’avais
dit à Paul : « il faudrait qu’on introduise ça. Paul Bothorel, je dis
son nom en entier, parce que c’est mieux, hein. Il m’avait dit «
Ecoutez Rozenn, Charles Melman il fait ce qui lui plait. Il met au
tableau ce qu’il pense, ce qui l’intéresse lui ». Je me rappelle de
cette phrase. Je lui dit : « oui, vous avez raison, mais il va pas
mettre au tableau quelque chose qui ne l’intéresserait pas, Charles
Melman. Ce n’est pas la peine, vous êtes d’accord ! »
Donc, comment faire entrer, ce que vous avez souligné tout à l’heure
avec justesse (adresse à Alain Harly), cette question de la sexualité,
qui est, comment dirais-je, ce qui enveloppe le sujet humain, à cause
de la libido. Mais Jean-Luc, il m’a dit n’en parlez pas trop, parce que
moi je vais dire ce que c’est la libido (rires). La libido, y'en a
qu'une, c’est la Une ! C'est-à-dire la même, pour les femmes et les
hommes. Mais moi je voudrais vous parler comme une femme, pas comme un
homme. C’est pour cela que je ne vous parle pas comme un homme, enfin
je ne le pense pas. C’est-à-dire que moi j'ai quand même du plaisir à
vivre, c'est agréable de rencontrer des hommes. C’est mieux que d’être
je ne sais quoi… Quand même c’est plus sympa je trouve. Cela dit, j'ai
des bons rapports également avec les femmes, j'en ai plusieurs dans ma
vie que j'aime beaucoup. Il faut donc rester sexué.
Or j'ai remarqué moi aussi, comme vous probablement, qu'un grand nombre
de femmes, à « la mène aux pauses », à la « pause mène » si vous
préférez (rires), la ménopause. On a reçu des gens de Paris, plusieurs
à Saint-Brieuc là dessus, sur la ménopause on est très au courant nous
(rires), tout à fait au courant. Et bien « la mène aux pauses », qui
est toujours posée là, mais les hommes, comme vous l’avez juste
effleuré, juste trop peu donné…
Alain Harly : « N’est-ce pas, vous avez remarqué ça. »
Oui, je me suis dit, pourquoi il n’en dit pas plus ? Vous le
questionnerez peut-être ?
Alain Harly : « la prochaine fois ! »
Parce que l'andropause, alors « andro », voilà ! Alors, je me suis
pensée aux grecs. « Je me suis pensée », vous avez vu ma façon de
parler tout d’un coup. Je me suis pensée aux grecs, les grecs disent :
« les mortels, et les dieux ». J’ai donc fait mon entrée sur ceci.
Paul Bothorel : « Et les marins ! », « et les mortels, les dieux et les
marins ».
Donc, nous avons aujourd’hui tout, parce que vous allez voir, je n’ai
trouvé que du bonheur, évidemment : donc, les mortels et les dieux.
Mais les dieux sont aussi des déesses, chez les grecs, c'était « en fin
» la parité, déjà chez les grecs et personne ne le dit aujourd'hui.
C'est quand même un malheur, voyez, obligée de se battre dans les rues
de Paris, pour dire « j'suis féminin, et tout, je ne sais pas quoi...
», y'a longtemps que les grecs le savaient. Mais seulement, ils nous
considéraient comme mortels, des mortels simplement, voilà.
Arrive quelqu'un qui vient dépasser tout ça, c’est Jésus Christ, Jésus
appelé Christ, qui dit « je suis la vérité et la vie, celui qui croit
en moi aura la vie éternelle ». C’est comme cela que je l'ai appris par
cœur au catéchisme. J’avais toujours 10 au caté (rires). Je n’étais pas
contente pour autant. J’étudiais, mais je me disais : « tient ? »
Alain Harly : « Vous étiez une bonne élève. »
Oui enfin on me disait ça jadis. Alors, il disait ça aussi : « En
vérité, je vous le dis, celui qui sera avec mon père, qui sera juste,
ira à la droite du père », voilà.
Ça je me disais c’est quand même sympa. C’est vrai quand même, non ?
Vous êtes d’accord ! Alors je me disais : « que faire avec ce Christ,
qui meurt sur la croix ? » J'ai donc acheté, pour m'éduquer, le dernier
bouquin de Mme Nothomb, qui est une petite merveille, qui s'appelle
"Soif" (paru en 2019). C'est toute l'histoire du Christ. Je vous
conseille de le lire. Je l'ai offert à une ou deux personnes, c'est
assez génial ce qu'elle dit. C'est une vision du Christ qui est quand
même très humaine, autant que vous avez déployé votre humanité dans
tout ce que vous avez dit, vous. Je vous ai bien écouté, vous étiez
très humain, dans tout ce que vous avez montré, expliqué, décortiqué
(adressé à Alain Harly). Et bien le Christ aussi, elle a parlé de lui,
je vous assure, c’est une merveille. Si vous ne l’avez pas, achetez-le.
Cela s’appelle « Soif ». Vous l’avez lu, quelques-uns, non ? Vous
l’avez lu Paul, je crois, quelques-uns l’ont lu.
Donc, avec Jésus appelé Christ, on était censé être tranquille, pour
l'éternité... Pas du tout ! Les humains qui ne sont jamais contents...
C'est la deuxième partie de mon petit exposé, c'est maintenant que je
vais la donner.
Nous avons tout ce qu'il faut sur terre. Nous avons la planète bleue,
la plus rare, c'est une perle rare dans toute la galaxie, toutes les
galaxies. Cette planète aux dires de M. Pesquet et d'autres qui
reviennent de là-bas, c'est une beauté de la voir, c'est un
enchantement et c'est une fragilité. Ils nous invitent tous à bien nous
préserver de tant l'abîmer. En plus, on a cherché, d'autres savants ont
cherché, de ce que j'ai vu et lu, d'autres planètes susceptibles de la
remplacer... Donc, ils courent après.
J'ai un petit débat avec Paul Bothorel régulièrement là-dessus. Je lui
dit : « Paul, jamais l'être humain ne renoncera d'aller dans les
galaxies ». Mais il me dit : « mais, c’est pas possible ». Je lui dit :
« oui, non c’est pas possible, mais j'ai vu dans ce bouquin là que ici,
Edgar Morin, il nous dépasse ». Il dit que, à partir de Jean Rostand
qui l'a déjà dit, l'être humain va se transformer de plus en plus.
Sinon il ne peut pas aller dans les galaxies. Et nous nous ne voulons
pas rester que sur la terre, chers collègues, chers confrères, nous
voulons aller ailleurs. Pourquoi ? Et ben pourquoi les hommes ne sont
pas contents d'avoir un soleil royal, si j'ose dire, une mer
méditerranée de toutes les couleurs bleues qui soient, avec des mers
profondes qui nous nourrissent, qui sont nourricières. « Tout ce qu'il
faut pour être content et heureux, et le paradis à la fin de nos jours
», c'est ce qu'on nous disait. Ma grand mère disait, pour le jour de
l'an, me disait comme ça : « bonne année, bonne santé ». Et vous deviez
dire : « et le paradis à la fin de vos jours » me disait-elle. Je le
lui disais quand même. Je lui disais, ben oui, elle était contente.
Alors ça, c'était une vraie Celte du temps passé. C'est plutôt du
paganisme, mais ce n'est pas grave. C'est comme ça. Les bretons sont
assez paganistes, oui, oui. Les bretons sont un peu païens, ceux qui
sont bretons le savent, c’est comme ça, mais sont païens croyants. Ils
ont quand même dieu avec eux.
Donc alors, nous avons cette planète merveilleuse, nous avons gagné 30
années de vie, comme le faisaient remarquer plusieurs écrivains que
j'ai lus. C'était la longueur de vie autrefois d'un humain normal, d'un
mortel comme disaient les grecs. Ils mourraient assez jeunes. Trente
années de vie qui nous sont données et, comme l'a soulevé Alain Harly,
nous ne sommes pas contents. Pourtant, nous avons gagné une longévité,
une santé grâce à la richesse européenne, en partie surtout, enfin de
tout l'occident quand même, des médecins exceptionnels. C’est vrai
quand même, même nous qui sommes là, nous sommes tous vaccinés, ou
alors on va mourir si on ne se vaccine pas, c'est comme ça. Donc si
vous voulez, nous avons tout pour plaire. Et ben, ce n'est pas du tout
ça qu'on veut.
Je me disais : « mais qu'est-ce que c'est que le désir ? » Jean-Luc ?
Je ne vous l'apprends pas, c'est ce qu'on n’aura jamais. On n’aura
jamais le bonheur. Puisque dans la relation d'objet, par exemple, j'ai
jamais vu un objet qui faisait plaisir vraiment. Vous en connaissez un
? Non, je ne crois pas. Donc, avec cette relation d'objet raté, il n'y
aura jamais autre chose que du désir pour l'impossible. Alors, pourquoi
voulez-vous vous faire du souci pour la question de la mort maintenant
?
La question de la mort c'est un cadeau, absolu ! Mais avant je vais
faire un petit détour par Charles Melman quand même, parce que j'ai
trouvé quelque chose d'intéressant dans ce qu'il a dit l’autre fois le
12 octobre je crois, dans sa conférence à Paris. Il a dit comme ça,
comme diraient les enfants, il a dit : « pff, y'a plus d'autorité ! ».
Le monde est sans limites, les gens font ce qu'ils veulent. « Je fais
ce que je veux, mon corps m'appartient » Ici c'est un point clé de ce
que je soulève dans cette partie. Vous allez voir par la suite. Alors
donc : « mon corps m’appartient, je fais ce que je veux, je n'ai pas
besoin d'eux, je n'ai aucune dette, nulle part, jamais », et il disait
ça en développant le fait que les gens étaient tristes, que ça marchait
pas, parce qu'il n'y a plus d'autorité qui soit référée à quelque
chose. Il n’y a plus d’autorité référée, ce qui est vrai.
Et moi je ne voulais pas être confondue, parce que j'avais écrit un
petit article : « comme des garçons » pour le petit journal de
Bretagne. C'est-à-dire que les femmes s'efforcent maintenant d'être
comme des garçons, comme ! Elles sont habillées presque pareil, y'en a
quelques-unes qui résistent, mais pas toutes. Donc, comme des garçons,
elles ne seront jamais des garçons, c'est une erreur, vous ne croyez
pas ? On se le dit en passant. Et comment voulez-vous qu'il y ait du
plaisir à vivre longtemps, s'il n'y a plus qu'un sexe ? Et un sexe
truqué, car lequel ? Ce n'est même pas le vrai. Vous voyez ? Je rigole,
mais c’est la vérité quand même. Vous trouvez pas ?
Alors Melman a développé ça, et il disait, je ne sais plus, je crois
que vous étiez là ce soir-là Jean-Luc, il a dit plein d'autres choses,
mais il a dit aussi que... Ben, je ne vais pas le parler parce que ce
n'est pas l'objet, quoique, la fécondation et tout ça, ça fait partie
de la vie quand même non ? Bientôt non, ce sera entièrement... Si une
femme ne veut plus être une femme, je ne vois pas pourquoi il y aura du
désir quelque part, puisqu'il n'y en aura plus de femmes, il n’y aura
qu'un seul sexe, un sexe on ne sait pas comment, pour l'instant. Et
donc aussi elles seront déchargées pour être comme un homme, et mieux
qu'un homme, de porter l'enfant. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont
les savants. Parce que comme ça elles ne seront plus gênées par la
grossesse, ni obligées d'avoir un homme pour être fécondées, ni rien,
plus rien, plus rien, et elles seront vraiment comme, vraiment comme
des garçons. Elle n’est pas belle la vie, dites moi, elle est belle non
? Voilà la vie ! Vous pouvez lire des choses comme ça, de gens qui sont
intelligents pourtant.
« Edgar Morin dégage les attitudes fondamentales des hommes et des
cultures, à l'égard de la mort. Il examine l'horreur quelle suscite, le
risque qu'elle représente, le meurtre et les deux grands mythes
originaires qui la mettent en scène, celui de la survie et celui de la
renaissance. Il analyse les croyances qu'elle inspire dans les grandes
civilisations historiques, pour en arriver à la crise contemporaine
qu'elle connaît, et aux nouvelles conceptions biologiques sur les
relations entre vie et mort. » J’invente pas, mais oui, même pas.
Donc, il y aurait un statut, le statut des vieux messieurs et des
vieilles dames, si jamais nous arrivons à les soulever, qu'ils aient un
statut qui démolisse un peu ce truc là, non ? Ça serait la
responsabilité des gens âgés ça. Vous ne trouvez pas que ce serait
bien, avec tout ce que vous avez déployé là, il me semble, hein ?
Il me semble que c'est la tâche de ceux qui ont 60 ans et plus.
C'est-à-dire qu’ils ont encore 30 ans jusqu’à 90 ans comme ça en gros,
ou 100 ans. Eux ils ont de quoi s'occuper si ils veulent. Au lieu de
ça, qu'est ce qu'ils font ? Ils sont malades, ils sont Alzheimer, ils
sont aveugles, ils sont dans les autocars (rires). Ils font des virées
en autocar partout. C’en est une calamité. Vous avez vu les bateaux
comment ils sont fait maintenant ? Des bateaux plus grands qu'une
commune ou qu'une ville, jamais je voudrais faire une balade là-dedans.
J'aurais peur de mourir là, toute seule (rires). Le moindre avatar et
vous mourrez là. C’est vrai !
Alors là, j'ouvre une perspective exceptionnelle, pour de bon, Alain
Harly. Parce que vous le méritez bien je trouve, nous allons peut-être
pouvoir créer à partir d'aujourd'hui, un grand projet, qui donnera de
la vie jusqu'au dernier souffle, à la condition qu'on accepte que la
mort est notre bonheur, car elle nous limite. Ce monde sans limite,
nous sommes dedans, c’est ce que Melman a défendu dans plusieurs
endroits, je dis qu’il a raison là-dessus en tous cas, on n’est pas
obligé de tout partager, mais ça c’est vrai. Sans limite et sans
dettes, ce n'est pas étonnant que les vieux en crèvent. Ce n’est pas
qu’ils meurent, hein !
Et dans le groupe que nous avons à Paris (il y a ici des personnes qui
le représentent bien), nous avons des gens très intéressants, qui
travaillent dans les Ephad. Très très intéressants, des gens qui nous
ramènent des belles choses, n’est-ce pas Jean-Luc. Et bien, qu'est-ce
qu'ils disent, qu'est-ce qu'ils arrivent à soulever Jean-Luc, vous
allez peut-être le dire tout à l'heure, je ne sais pas. Parce que c'est
très difficile, vous avez remarqué, parce que si on regarde ça par la
santé, d'abord y'a plus de sexe chez les vieux, déjà. Ensuite, après la
culture, ils ne lisent pas, parce qu'ils ont un Smartphone et un
machin, et ils ne font plus rien. Ils n'ont pas de projet d'avenir,
puisqu'ils sont destinés à la mort, sans avoir la qualité d’être
mortel. Vous voyez le renversement que j'essaie de mettre en place pour
vous, puisque vous m'avez invitée, je vous remercie beaucoup, parce
qu’il faut avoir du courage dans ce monde pour penser autrement, vous
ne trouvez pas ?
Je sais comme vous qu’on n’a pas beaucoup été porté par de nombreux
collègues qui ont une trouille noire de la mort. Alors que c’est leur
vie, trente années de leur vie qu’ils sont en train de gâcher
sciemment. Sans but !
Donc, j'avais pensé rajouter des choses, mais je me dis que ce n'est
peut-être pas la peine, au fond. Vous poserez les questions que vous
voulez plutôt.
Parce qu’après, je peux parler de la psychanalyse, par exemple, je peux
parler de l'enfance, avec Sandrine Calmette que nous avons reçue à
Saint-Brieuc déjà. Et puis les confrères ici, les collègues qui savent
beaucoup de choses. Ce n’est pas la question ! Mais la psychanalyse qui
est un objet, je dois dire, merveilleux. Si dans la culture
contemporaine, il y a quelque chose d'exceptionnel, ça demeure la
psychanalyse, à mon sens.
Donc, à nous de nous en servir, vous ne trouvez pas ? Quand même, vous
ne trouvez pas madame ? Oui je crois ! C'est une chose exceptionnelle
de l'humanité, c'est un cadeau formidable. Et la psychanalyse, elle
peut parler de la mort, parce que justement la mort c'est la vie.
Peut-être que je reste là dessus ! (Rires, applaudissements)
Discussion :
Alain Harly : On va avoir un temps confortable pour discuter et
reprendre certaines choses. Donc, il y a une large place laissée à
toutes les interventions possibles, mais d’abord je vais donner la
parole à Jean-Luc de Saint-Just qui nous vient de Lyon. Auparavant, il
était en Bretagne, où il est né d’ailleurs. C’est un exilé de
l’intérieur en quelque sorte. Il se retrouve à Lyon où il s’active
beaucoup à l’école régionale de Lyon.
Jean-Luc de Saint-Just : Merci beaucoup Alain Harly de m’avoir, de nous
avoir, invités à ces journées. Comme Rozenn Le Duault le rappelait, je
crois que cela fait plus de dix ans que Jacqueline Bonneau a créé ce
cercle d’étude de l’âge du sujet à Paris, et je connaissais bien
entendu le travail de Rozenn Le Duault et de Paul Bothorel à
Saint-Brieuc. Je me dois de saluer votre courage, parce que dans ces
divers groupes nous nous sommes souvent posés la question de savoir si
nous ferions des journées d’étude. Nous n’avions jusqu’à présent pas
osé. Sans doute aussi du fait que nous prenions la mesure du manque
d’intérêt que cette question suscitait chez nos collègues de l’ALI, pas
tant individuellement, quand nous en parlons individuellement avec les
uns et les autres, ils sont tout à fait intéressés, mais quand on tente
de solliciter les instances, c’est sans répondant. Sans doute que là
aussi, et je trouve que ces journées ont commencé très très bien sur
cet aspect là, que là aussi, il s’agit de ne pas céder sur son désir.
Et je remercie énormément Rozenn Le Duault, pour nous rappeler, pour
nous démontrer, à chaque fois, ce que veut dire ne pas céder sur son
désir. Merci beaucoup Rozenn !
Rozenn Le Duault : Merci à Lacan et à Freud !
Jean-Luc de Saint-Just : Pour autant, avec le groupe de Paris, nous
avons deux collègues, dont Véronique Ballut-Vernet qui est ici, et
Ludovic Dujardin qui n’a pas pu être présent ce week-end, qui sont
intervenus lors de journées que nous avons organisées à Lyon, sur
l’altérité justement. Ils avaient parlé de cette clinique et cela avait
beaucoup intéressé tout le monde. Mais c’est parti, il y a quelque
chose comme cela qui ne tient pas l’attention.
Alors en écoutant Alain Harly, je me suis posé la question, à partir de
toutes ces petites vignettes cliniques qui sont amenées, est-il correct
de dire l’âge du sujet ? Est-ce qu’un sujet a un âge ? Avec les
éléments qui ont été amenés, comment distinguer ce qui serait
spécifique d’une clinique, on va dire des personnes âgées, même si nous
sommes ennuyés à délimiter cette affaire, ce n’est pas évident, d’une
clinique que nous pourrions retrouver dans plusieurs autres occurrences
: la question de la perte, du deuil, etc.
J’étais tout à fait intéressé d’entendre cette formulation « l’outrage
du temps », de l’âge, pourquoi serait-ce un outrage ? Pourquoi
parle-t-on d’un outrage, ce n’est pas anodin ce terme ! Il se trouve
qu’hier soir mon père m’appelle, justement au titre qu’il est âgé. Il
me demande où je suis. Je lui dis que je suis sur la route, que je vais
à Poitier. Il me demande ce que je vais faire à Poitier, franchement.
Je lui dis que je vais participer à un colloque sur le vieillissement,
sur les personnes âgées. Et il me répond : « c’est n’importe quoi, tu
n’en sais rien. Tu n’es pas âgé, donc tu n’en sais rien. Tu ne sais pas
de quoi tu parles ». Je le sentais un peu en colère, mais une saine
colère ! Et il m’évoque dans la foulée, qu’il est célibataire et qu’il
participe à un groupe de randonneurs. Plusieurs fois par semaine ils
vont faire des randonnées. Cela lui permet de rencontrer des dames. Il
faisait état du fait que mercredi dernier il n’avait pas pu finir la
randonnée. Il était tellement épuisé qu’il en avait vomi et qu’il
n’avait pas pu finir. Et il me dit : « tu ne peux pas savoir à quel
point c’est humiliant ». C’est humiliant en tant que c’est du côté
d’une perte qui n’est pas tant une perte physique, une capacité
physique. Vous l’entendez bien. En tous les cas je ne l’ai pas entendu
uniquement de ce côté là. Il s’agit essentiellement de ne plus pouvoir
se soutenir d’un semblant, celui de pouvoir représenter l’instance
phallique. Il me semble que beaucoup de choses que l’on entend depuis
ce matin ont à voir avec cette question, avec cette dimension
phallique.
Ce n’est certainement pas pour rien que Rozenn Le Duault a commencé par
faire référence à « ces grands guerriers noirs des iles du nord du
monde » que sont les « Pictes ». Ces célèbres guerriers qui effraient
les légions romaines. Il faut le faire quand même pour parvenir à
effrayer les légionnaires romains. Ils n’ont pas été effrayés par
grand-chose. Ils ont même du construire un mur pour s’en protéger,
tellement cela les a effrayés, le fameux mur d’Adrien. Rozenn Le Duault
rappelle souvent, à l’envie, qu’elle prend appui sur des hommes qui
veulent bien se laisser instrumenter pour être ces appuis phalliques :
n’est-ce pas Paul ? (rires) Et qu’à ce titre, je voulais vraiment dire,
de ma place, que vous avez effectivement parlé d’une position féminine,
et même que c’est rare. D’une position féminine où vous avez été en
mesure de nous faire entendre de l’Autre, pas sans Un ! On dit toujours
de l’Un pas sans Autre, mais là c’est de l’Autre, pas sans Un ! Ce
n’est pas tout à fait la même chose… et qui viendrait peut-être
spécifier cette position féminine. Il faudrait que des groupes
féministes puissent vous inviter de temps en temps, afin que vous
puissiez leur faire entendre ce qu’est cette position. Mais en même
temps il y a peu de chance qu’ils vous invitent.
Il me semble que tout au long de ce que vous avez abordé, Rozenn Le
Duault, avec votre style, ce sont énormément de points clefs, et que
vous avez tout à fait raison de tenter de nous faire entendre que cette
clinique n’est pas une clinique à part, spécifique, en dehors de notre
social. Vous savez qu’il y aurait des cliniques de telle ou telle
catégorie de population, ou de telle autre, mais que cette clinique
est, comme les autres, susceptible d’interroger les fondamentaux de la
psychanalyse : la question du sujet, du désir, comme du signifiant, et
la question de l’articulation de la perte : autrement dit, de la façon
dont se recompose la question de la castration. Ce que je disais tout à
l’heure : est-ce que c’est le sujet qui est âgé ? Nous avons été très
embêtés à Paris pour trouver le titre de notre cercle d’étude. Quelle
que soit la formule, nous trouvions que cela n’allait pas ! Nous nous
sommes arrêtés sur une, comme ça, en mettant un point d’interrogation
au bout, parce que nous voyions bien que cela n’allait toujours pas.
Donc, qu’est-ce qui est âgé ? Le sujet, le moi, le corps, etc. ?
L’humiliation, l’outrage, sont liés à quoi ? A une faille dans la
maitrise ? Illusoire bien entendu, mais quand même, cela n’enlève pas
ses effets. Qu’est-ce qui est en jeu spécifiquement ? Et pour me faire
l’avocat du diable comme l’on dit, si je peux me permettre, si c’était
l’occasion, puisque Rozenn Le Duault proposait tout un tas de projets,
Rozenn Le Duault propose toujours plein de projets, c’est de poser la
question de savoir ce qui serait spécifique de cette clinique. C’est
quand même très étonnant que pratiquement systématiquement nous
fassions le lien entre cette clinique des personnes âgées et celle des
enfants. C’est surprenant quand même. De quoi relève ce lien ?
Paul Bothorel : Parce qu’ils retournent en enfance !
Jean-Luc de Saint-Just : Oui, mais cela ne me semble pas tout à fait
suffisant. Nous le faisons ainsi spontanément comme si cela relevait
d’une évidence, et pourtant. Je vais donner une autre vignette clinique
un peu personnelle aussi. Une petite sœur qui fait une vacherie
terrible à sa grande sœur, qui l’exclut lors d’un événement essentiel
de l’histoire familiale, qui l’efface de la scène familiale. Alors je
lui pose la question de ce qui s’est passé, de pourquoi elle a fait
cela. Et sa réponse a été de me dire : « mais c’est elle qui a commencé
! » Sauf, qu’elle avait soixante-quinze ans ! Vous voyez, l’âge du
sujet, de 7 ans à 75 ans c’est toujours la même question. Alors est-ce
qu’il y aurait une clinique spécifique ? Est-ce qu’il y aurait à partir
d’un certain âge une spécificité que nous ne retrouverions dans aucune
autre clinique ? Parce que si nous en faisons une clinique à part, à
part de celle du sujet, nous en faisons une clinique qui serait en
dehors de l’humanité, elle serait alors radicalement Autre. Ce n’est
plus un sujet qui rencontre un certain nombre d’événements bien
entendu, mais qui reste un sujet.
Rozenn Le Duault : Je dirais ce que vous dites, mon collègue et ami que
je vois en face de moi là. Je connais sa pertinence. Quand il dit
quelque chose cela fait toujours pic comme ça. Jamais je ne l’ai
entendu faire une clinique bête comme ça, vous voyez, étroite. Je le
dis puisqu’il est en face. Si jamais on fait une clinique à part, c’est
déjà comme s’ils étaient dans les camps de la mort si vous préférez.
L’image est un peu dure, mais pas tant que cela. Parce que je connais
des gens qui travaillent, et en particulier en Bretagne, une personne
qui tient ma maison pour moi maintenant. Elle a travaillé longtemps
dans les EhPAD. Elle est partie avant d’avoir sa retraite, parce
qu’elle en pouvait plus. Elle disait qu’elle était obligée de faire
très vite. Ils appuient sur le bouton électrique. Il faut qu’on y soit,
les habiller, etc. Et ils nous prennent la main : « Restez un peu
Martine, restez un peu, ne partez pas déjà ». Et la sonnette resonne,
on la rappelle, elle est obligée… C’est un enfer ! Elle disait : « Je
deviens folle là-dedans. Il faut que je m’en aille ». Elle est partie.
C’est affolant, parce qu’il n’y a plus de parole, vous voyez.
C’est-à-dire que c’est une clinique sans parole. C’est un soin :
comment dire, même à un chien on parle plus que cela, même à son chien.
Les gens vont chez le vétérinaire, ils lui disent : « mais dort,
écoute, maman et papa sont là avec toi. On va t’opérer ». Mais là, même
pas, il n’y a pas le temps. Ce n’est pas qu’il n’y a pas le temps,
c’est qu’il n’y a pas le désir. Parce que, je pense, ils représentent
une image de la mort possible. Et ce dont les gens ont peur, c’est de
la mort horrible. Ça il le développe beaucoup dans son bouquin, Edgard
Morin. C’est-à-dire qu’on a peur de la mort, alors que la mort, si elle
n’existait pas, c’est ce que disait je crois Lacan lui même, et bien ce
serait un infini infernal. Comment pourrions-nous supporter la vie ?
C’est quand même un cadeau, vous voyez. A la condition de se
reconnaître mortel, et ce n’est pas si grave que cela de se reconnaître
mortel. Ce qui est grave, c’est de s’ennuyer dans la vie. De trainer
une vie, comment je veux dire, je ne sais plus, qu’est-ce que je
pourrais dire, une vie triste, une vie sans espoir. Je fais du Yoga, je
mange bien. Je ne mange que des tomates le midi, des pommes de terre le
soir, à la télé ils me disent comment faire tous les jours, pas plus de
tant de temps. Il se trouve que moi j’ai un médecin qui me dit : « mais
mangez comme vous voulez ». Je trouve que c’est très bien. « Vous allez
très bien » me dit-il. C’est rare que cela se dise. Lui il me le dit.
C’est un breton. Il me dit cela. Alors moi je l’écoute, et puis après
j’entends un autre qui me dit quand même vous devriez faire attention.
J’ai pas de diabète, j’ai pas de machin, j’ai pas de truc, j’ai rien du
tout. J’ai de l’arthrose, ça c’est vrai. Ecoutez, il faut bien avoir
quelque chose quand même. Sinon, j’aurais plus rien. Mais je vous
assure que je regarde parfois sur la « 5 » les recettes de comment il
faut faire pour vivre vieux et longtemps. Et bien, si nous
n’intervenons pas, nous, les gens qui sont concernés avant toutes
choses, tout le monde va périr. (rires) Il y a rien au bout, que de
bouffer des trucs comme ça calculés. Nous, nous aimons manger des
bonnes choses.
Anne de Fouquet : A propos de cette question d’un discours hygiéniste
qui concerne des personnes d’un certain âge, j’avais lu quelque chose
d’intéressant. Il y a un EhPAD en Vendée où les intervenants, les
professionnels, se bousculent pour travailler. Ce qui est tout à fait
exceptionnel. La directrice expliquait qu’elle était partie du principe
que cela ne sert à rien de vouloir imposer un mode de vie hygiéniste,
mais que lorsqu’on est dans un EhPAD il y a autre chose à faire. En
particulier en ce qui concerne les horaires. Elle dit : « mais à quoi
bon obliger les personnes à avoir un rythme régi par les horloges, si
dans certains cas, je pense à certains cas, cela n’a plus de sens ».
Elle dit : « A quoi bon, leur faire des repas de régime, alors qu’on
peut bien manger, c’est-à-dire qu’on peut bien boire aussi ». Ils ont
de la bonne nourriture, ils ont du bon vin. Ils font des fêtes. Et
effectivement, ce qu’on entend c’est une « ré-érotisation ». Une «
re-phallicisation » des personnes qui sont dans cet EhPAD. De ce fait
là, le pulsionnel peut de déployer sous le primat du phallus.
C’est-à-dire qu’on ne bouffe pas, mais on mange des bonnes choses.
C’est-à-dire qu’on retrouve les plaisirs de la vie. Pourquoi pas les
plaisirs du sexe, elle n’en a pas parlé, mais on peut penser que ce
n’est pas impensable. C’est pour cela que je dis toujours que la
question de la vieillesse c’est celle de la pulsion de vie. Ce qui nous
détruit dans notre société, c’est cette manière de mettre la vieillesse
à l’écart de la pulsion de vie. Et dans ce que vous avez dit ce matin,
c’est ce que j’ai entendu. C’est-à-dire, vive la vie ! A ce moment-là,
on peut parler effectivement de ces pertes. Il y a des pertes, mais la
question c’est que l’on réduit la vieillesse à des pertes. Elle est
réduite à cela, rabattue là-dessus.
Rozenn Le Duault : Ce sont des camps de la mort qu’on a fabriqués là,
puisqu’il n’y a aucun avenir qui leur est proposé. C’est-à-dire que la
mission que je propose que nous prenions en charge tous, tout ceux qui
veulent. C’est vraiment une mission nouvelle. De même qu’on a donné à
nos enfants tout petits, un statut où ils sont bien mieux, où ils
meurent moins jeunes, et aux adolescents également. Il va falloir
trouver, puisqu’on a trente années de plus, trente années c’est
immense, cela ne s’est jamais trouvé dans l’histoire de l’humanité.
Cela vient dans une culture très importante qui est la culture
occidentale, qui est héritière de beaucoup d’autres cultures anciennes,
mais elle est en train de sombrer corps et bien, parce que les gens
n’ont plus de goût à rien. Ils sont tous les temps fâchés, en grève,
pas heureux, mais ils ne se prennent pas en main pour créer quelque
chose. Ils disent j’ai assez travaillé. Pour les retraités, j’ai assez
bossé, j’ai bien mérité de ne rien faire. Ce monsieur avec qui j’ai
parlé tout à l’heure. Je lui ai parlé justement. Je vais vous dire ce
qu’il m’a dit. A l’hôtel où nous sommes, le plus près d’ici « AC », il
était assis sur un fauteuil. Il y avait un fauteuil de vide, alors je
me suis assise en face de lui. J’attendais que vous arriviez. Je me
suis permise de lui parler. Et il me dit : « Vous faites partie de quoi
? Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » Ah, mais je lui dis : « c’est
une bonne question, naturellement. Je vais à un congrès ». « Est-ce que
vous allez ? » Je ne sais plus ce qu’il y a au centre ville aujourd’hui
? « Ce n’est pas là qu’on va. » Alors il me dit : « où est-ce que vous
allez ? » Je lui dis : « à côté de l’hôpital psychiatrique ». « Ah,
vous allez là ! » Je lui dis : « oui à côté, on va là parce que voilà
on a un congrès qui nous intéresse ». Et puis je lui dis : « vous savez
dans cet hôtel on est bien parce qu’il est très propre et très agréable
à vivre ». Puis, il me dit : « Vous ne savez pas, c’est ma femme qui
est la patronne de toute l’équipe qui fait le nettoyage. Tous les jours
elle est là, tous les jours elle passe là ». Je lui dis : « Ecoutez,
vous pouvez la féliciter de ma part, parce que moi je trouve que c’est
bien tenu, c’est très bien ». Il me dit : « Elle sera contente ». « Et
bien moi je suis en retraite » qu’il me dit. Il n’avait pas l’air du
tout. Parce que retraité, on a regardé dans le dictionnaire ce que cela
voulait dire. On verra cela plus tard. Donc, il me dit : « je suis
retraité, je l’amène en voiture et je la ramène à la fin de la journée
». Je ne savais plus quoi dire. Alors, il me dit : « ben oui parce que
je suis content comme ça. Parce que je ne me lève plus à 5h30 le matin,
et c’est un bonheur ». Je lui dis que je veux bien le croire : « mais
vous êtes content alors ». Il me dit : « oui je suis content ». Je lui
dis : « mais alors monsieur entre le matin où vous amenez votre chère
femme ici et le moment où vous revenez la chercher le soir, vous faites
quand même quelque chose ». Il me dit : « non, je ne fais rien ». « Ce
n’est pas possible, vous faites bien quelque chose ». Il me dit : «
oui, je fais le ménage et la cuisine. J’entretiens la maison ». Là je
me dis qu’il ne faut pas y toucher, j’y touche pas, c’est trop
dangereux quand même. Je lui dis alors : « si vous êtes content, si
c’est bien comme ça ». Alors il me dit : « Je suis très content ».
Voilà son avenir !
Qu’est-ce que vous en dites-vous ? Jean-Luc ?
Jean-Luc de Saint-Just : Voilà un homme, un mari, qui consacre sa vie à
s’occuper uniquement des transports de sa femme. (rires)
Michel Daudin : Je me disais effectivement que le problème c’est quand
sa femme va être en retraite. Cette question de l’altérité qui s’est
inversée, entre guillemets, puisque maintenant l’altérité, c’est comme
on l’a vu tout à l’heure, de plus en plus, l’autre pas sans l’un et pas
l’un sans l’autre. Cela a tendance à s’inverser et d’une certaine façon
de ramener, pas un équilibre, mais de penser les choses avec en même
temps une fonction phallique et comme le dit Jean-Pierre Lebrun avec un
peu moins de verticalité et un peu plus d’horizontalité, pour parler
des femmes. Quand on parle d’horizontalité pour les femmes, c’est déjà
une certaine position quand même. Mais pour reprendre le propos de
votre père, c’est dans un groupe où il y avait effectivement de
l’altérité, donc il va perdre quelque chose de l’altérité en quittant
ce groupe. Je comprends que cela puisse l’attrister et qu’il en ait
conscience. La question de l’altérité dans les EhPAD, juste pour en
dire un mot. Il y certaines EhPAD qui mettent strictement ensemble, pas
uniquement pour des questions de sécurité, tous les Alzheimers
ensemble. Je suis dans une EhPAD comme cela absolument extraordinaire.
Non seulement ils les avaient mis tous ensemble, mais ils avaient peint
les murs de façon à ce qu’il y ait des trompes l’œil. Ce qui fait qu’il
n’y avait pas de porte de sortie. Comme cela ils ne risquaient pas de
s’évader et de se perdre, parce qu’on avait supprimé les portes de
sortie en faisant des trompes l’œil. Le problème c’est qu’en même
temps, du coup, ils tournaient complètement en rond. C’était d’une
tristesse désespérante qui était comblée par un rythme de journée dans
laquelle c’était la technicité des aides soignantes ou des
accompagnatrices en tout genre qui prenait le pas. Parce
qu’effectivement c’était des gens qui étaient à chaque fois nommés.
C’est-à-dire que c’était des spécialistes de chacune des taches. Alors
que la vie dans une institution serait qu’effectivement chacun de part
sa qualité et de ce qu’il sait faire, de ce qu’il sait communiquer,
puisse avoir ce temps pour parler de cela avec les personnes ou la
personne. Ce serait extrêmement formidable. Moi j’avais essayé de
mettre comme cela en place dans une MAS (Maison d’Accueil Spécialisé) à
l’hôpital psychiatrique, où effectivement on envoyait « entre guillemet
» des personnes âgées, parce qu’on ne peut plus garder des psychotiques
qui vieillissent dans des lieux où c’est fait pour guérir des
psychotiques. Puisqu’on ne peut plus les guérir, donc ils n’ont plus
lieu de les garder à l’hôpital psychiatrique, puisque c’était pour les
guérir. Donc on les envoie dans une MAS. Donc j’ai visité un certain
nombre de MAS de France où effectivement on pouvait voir comment il
pouvait y avoir une circulation parmi les soignants, où certes chacun a
sa spécificité professionnelle, mais où chacun peut apporter aussi son
savoir : sur la peinture, sur le chant, sur les promenades, sur le
jardinage, sur n’importe quoi. Mais qu’ils puissent aussi faire
participer à l’institution, de son bout à lui, et ne pas simplement
être le représentant de sa profession. Cela me paraît tout à fait
important qu’il puisse y avoir un mode de vie, surtout dans les
institutions de vie, où on n’est pas là uniquement comme représentant
de sa fonction professionnelle, mais comme apportant quelque chose de
son savoir et qui se communique indépendamment de son statut
professionnel.
Cette personne qui était dans une EhPAD pour personnes entièrement
dépendantes avec ces portes en trompes l’œil dépérissait de semaine en
semaine. Elle change d’EhPAD. Elle arrive dans une EhPAD à 30 km de
Paris. Au moment même où elle arrive, on lui propose un café avec
quelques biscuits et on lui parle de si elle voulait venir. Puisqu’elle
prenait un biscuit, elle disait oui au biscuit en même temps qu’elle
disait oui à venir dans l’EhPAD. Puisque la question il fallait la lui
poser, on lui a posée. Et là elle a cessé d’être déprimée. Elle a
effectivement communiqué avec des gens. C’était un peu le hasard des
circonstances, avec des gens qui étaient un peu de sa tradition à elle.
C’est-à-dire c’était des gens qui étaient, comme ce n’est plus le cas
maintenant dans les 30 km autour de Paris, maintenant c’est Paris, mais
il y a dix ou vingt ans, c’était déjà loin. Et donc les personnes qui
travaillaient dans ces EhPAD étaient des personnes en fait qui avaient
travaillés la terre, avaient travaillé dans les champs, avaient eu des
emplois qui n’étaient pas, maintenant tout est d’aide à la personne.
Alors qu’avant c’était une participation à la vie commune. Ce n’était
pas d’aide à la personne. Quand vous travailliez dans une ferme, vous
participiez à la ferme, ce n’est pas l’aide spécifiée comme aide au
fermier. Il y a cette notion comme cela d’y aller de sa personne, mais
sans y être nommé comme tel. C’est-à-dire d’y être d’une position où on
y est de plein pied et pas du tout par rapport à sa fonction. C’est ce
qui peut entretenir une certaine altérité dans le soin, ou dans
l’accompagnement de la dépendance.
Rozenn Le Duault : Michel si vous le permettez. Tout cela est fort
intéressant, mais l’être humain ne peut pas se contenter d’une bonne
aide, d’un bon confort, s’il n’a pas un grand désir, une grande
envergure de pensée. Et ce n’est pas les objets qui nous manqueraient
quand on voit l’état de la planète, quand on voit les hommes mourir en
bateau, ou les enfants, quand on voit la misère du monde partout. Il y
aurait des quantités de choses pour des gens qui n’ont plus besoin de
gagner leur vie, qui ont du temps, et qui vont garder leur
intelligence, puisqu’elle va être mise au service d’une grande idée. Je
crois que les EhPAD, même parfaits en qualité, seront quand même des
mouroirs. C’est quelque chose d’un désir humain profond qui n’y est pas
dans ces trucs-là. Pour le moment, je ne vois pas qu’il y soit. Alors,
je ne dis pas qu’il ne faut pas que cela soit confortable, mais cela ne
suffira pas. Alors, je ne sais pas ce que vous en pensez. Il faut avoir
toujours pour l’homme, un grand désir, un grand projet.
Michel Daudin : Je crois que les circonstances qui peuvent se créer,
n’existent pas sans qu’il y ait à la fois de la part de la personne qui
y est, une certaine espérance, un certain désir. Et qu’il y ait
également de l’autre côté de la personne, de l’institution qui aide, un
projet qui ne soit pas un projet uniquement de techniques et de bons
soins. Cet entrecroisement là est quelque chose que l’on veut
absolument codifier. C’est cela qu’est le problème, c’est que l’on veut
le codifier. Comme on dit maintenant, pour avoir le meilleur résultat
avec le meilleur gain de temps, et donc le meilleur gain d’argent.
C’est la codification de ces soins, ou de cette relation à la
dépendance, de cette aide à la dépendance. Cette codification on ne
peut pas y échapper aujourd’hui. A partir de là, peut-être que ce qui
peut, j’essaierais de le dire dans un exemple dans l’après-midi, qu’on
peut laisser comme ça apercevoir des choses qui seraient presque
interdites par le règlement, mais qu’en même temps on laisse faire.
Rozenn Le Duault : Je suis sûre qu’on pourrait mobiliser les gens qui
sont disons bien traités dans des maisons bien faites, à s’intéresser,
pas tous, mais un grand nombre, qu’elles s’intéresseraient à avoir une
vocation à aider, je ne sais pas moi, les gens sur les bateaux qui
meurent, ou la planète, etc. Tout ce qu’on voit partout qu’il faudrait
faire. Je ne pense pas qu’on pense un instant à eux, à leur confier, à
même les mobiliser un peu pour cela. C’est ça le problème.
Jean-Luc de Saint-Just : Juste, avant que Paul Bothorel intervienne,
une petite remarque. J’ai très longtemps travaillé dans des
institutions, et de l’extérieur je continue à intervenir dans de
nombreuses institutions où j’accompagne beaucoup d’équipes de diverses
professions. Je n’ai jamais vu quelque chose de praticable, quelle que
soit la population, que ce soit des personnes âgées, dans des crèches,
avec des enfants en difficulté, ou des adolescents, ou des adultes, à
l’hôpital ou ailleurs, je n’ai jamais vu quelque chose de praticable,
c’est-à-dire qui permettait qu’il y ait de la vie, comme cela a été
rappelé tout à l’heure, si ce n’était par le truchement, excusez-moi je
vais utiliser un mot pas souvent usé, par le truchement de l’amour.
C’est-à-dire d’une rencontre. Vous pouvez mettre toutes les
organisations du monde en place, et c’est la découverte de Freud, c’est
toujours l’amour sera le principal levier d’une pratique.
Volontairement je ne parle pas de transfert, afin de ne pas nous
enfermer dans une pratique bien spécifique. Mais c’est le seul levier.
Et dans le cercle d’étude, à chaque fois que des collègues ont évoqué
quelque chose qui avait bougé pour des personnes âgées, cela a toujours
été à partir d’un lien d’amour. Voilà, je voulais juste faire cette
petite remarque.
Paul Bothorel : Oui, d’abord une petite incise, chère Rozenn Le Duault,
puisque vous avez évoqué la retraite. Il y a quelques années, vous
aviez fait une intervention, tu étais là Jean-Luc, vous aviez travaillé
sur ce signifiant « retraité », ce qui vient se faire « traiter ». Moi
même, quand j’ai pris ma retraite de l’hôpital. J’ai reçu une jolie
lettre du directeur qui se terminait par un souhait : le souhait d’un
repos bien mérité. Un repos bien mérité ! « Requiescat in pace » (qu’il
repose en paix). (rires)
Maintenant, je vais vous dire, je suis venu ici… Enfin je n’ai pas eu
le choix avec Rozenn Le Duault, vous vous en doutez. (rires) Mais je
suis très mal à l’aide vis-à-vis de ce sujet de la vieillesse au fur et
à mesure que le temps passe, pour diverses raisons, deux en
particulier. D’abord, c’est un problème qui me concerne maintenant,
j’ai soixante quinze ans, donc un certain nombre de difficultés qui se
mettent en place. Et aussi j’ai ma mère en maison de retraite depuis
huit ans, donc à ces deux titres-là. La fréquentation de l’EhPAD avec
ma mère qui fait que je suis dans une perspective. Je n’ai pas de
clinique particulière, en dehors de ça, du côté de la personne âgée,
mais je la fréquente deux, voire trois fois par semaine, et je trouve
que c’est assez désespérant. Vous évoquiez la dimension d’un, je ne
sais pas si vous l’avez dit, d’un mouroir, quelque chose comme ça, moi
je le vis vraiment comme ça. Je vois les gens qui arrivent sur deux
jambes, qui passent très vite, puis qui meurent. Ils passent au
fauteuil roulant et se retrouvent dans leur lit après. Et devant cette
perspective, à chaque fois que je rentre à l’EhPAD, il y a le grand
hall là, ils sont tous en cercle là, dans un grand silence, il n’y a
pas un bruit. Cela s’anime à un moment donné, parce que j’ai une
voisine qui se trouve depuis deux ans là, du coup elle se lève et elle
m’embrasse. Alors tout le monde, en particulier, puisque les neuf
dixième ce sont des femmes aussi, il y a une espèce d’animation qui se
fait dans le groupe là, une frénésie. Bon, c’est assez curieux. Ma
question, évidemment j’entends tout le discours autour du sujet que
vous évoquiez tout à l’heure, mais où passe le sujet là dedans ? Moi
j’ai beaucoup de mal. J’ai beaucoup de mal à l’apercevoir. Je ne peux
faire, si je puis dire, que le supposer. Ma mère est démente. Elle me
reconnaît quelques fois, mais je ne suis même pas sûr. Sauf de temps en
temps, quand j’arrive elle dit : « Ah mon trésor ! » Bon, alors, mais
en dehors de ça ? Si bien que… Deuxième moment, si vous me permettez
quelques secondes, il y a trois ans il s’est trouvé que j’ai eu
l’occasion, le 15 août, il y a eu un petit mouvement dans l’EhpAD.
C’est-à-dire qu’il faisait très beau en Bretagne, le 15 août
constituait un week-end prolongé formidable, et au mois d’août il y
avait un recrutement de personnel temporaire, uniquement pendant le
temps que le personnel titulaire prenne ses vacances. Et, brutalement,
il y a eu une épidémie comme cela d’arrêts maladies. Il y a eu un
déficit brutal de personnel. Si bien que ces personnes ont été
consignées autant que le personnel pouvait le faire, dans leur lit. Ils
étaient dans leur lit toute la journée, comme ça. A faire leurs besoins
sous eux, comme ça. Il n’y a eu aucune réaction de la direction. Je me
suis alors permis de me fendre d’une lettre qui a été très mal reçue
par le directeur de l’hôpital qui chapote l’EhPAD. Et qui a abouti à
une convocation, une personne par famille, c’est pour dire. Il y a eu
une réunion extrêmement défensive où il s’est, dans un premier temps,
défaussé complément : « je ne verserai pas des larmes de crocodiles
comme les politiques sur les.. », bon bref. Et ensuite pendant une
heure on a eu un discours qui était purement comptable, purement
chiffré en termes de temps passé. Tant de temps pour les toilettes,
tant de temps… etc. Et lui il voulait faire des équations avec ça.
Alors le sujet là dedans, où il passe dans l’administratif, si je puis
dire ?
Jean-Luc de Saint-Just : Sans du tout répondre directement à la
question, je trouve que c’est une question fondamentale, la question
d’où passe le sujet ? Puisque cette clinique témoigne qu’un sujet ne
peut être que supposé, là où cela se manifeste, le frémissement ou le «
trésor ». C’est vrai pour toute la clinique. On retrouve tout un tas de
domaines dans lesquels, où le sujet aujourd’hui n’est plus supposé.
Paul Bothorel : Le sujet est essentiellement connecté au langage et
quand tu as ce silence qui plane dans l’EhPAD, je me demande où il
passe si tu veux. Voilà, j’ai cette question précise.
Jean-Luc de Saint-Just : De temps en temps, cela « frémit » quand tu
arrives. Il y a quand même quelque chose là. C’est de la Vie ou du «
Vit – Hall ».
Rozenn Le Duault : Quand ils arrivent dans l’EhpAD c’est trop tard. Le
grand projet dont je parle c’est quand on se met en retraite. Et comme
nous l’avons travaillé, tout le monde connaît le mot retraite, mais là
on l’a regardé dans tous les sens, c’est un mot mortel, retraite. C’est
le retrait, c’est tout ce que vous voudrez. Il y en a des pages
entières dans les dictionnaires, des pages entières sur cela. Donc, si
vous vous mettez en retraite, vous êtes fichus évidemment. Après vous
allez baisser, vous n’aurez plus d’idéal. Vous allez penser que vous
n’êtes plus utile à la nation, ni à un pays, ni à la culture, ni à
rien. Et à ce moment-là, le cerveau, ce qui est dit aujourd’hui par les
médecins, c’est que le cerveau ne s’use que si on ne s’en sert pas. Or,
les gens, on leur a donné des méthodes très étriquées pour garder la
pensée. Vous le savez aussi bien que moi. Il faut faire quelques heures
par jour de machin… Ce que disait Saint-Just, c’est un investissement
pour vieillir. Si vous n’avez pas l’investissement, vous êtes nourri,
couché, et bercé, vous serez un légume quand même. Et vous irez voir un
légume. C’est pour cela que Paul a du chagrin. Parce qu’il y a une
deuxième chose que je vais oser dire, c’est pas bien, mais enfin, je
vais oser quand même. C’est-à-dire que les gens autrefois dans nos
cultures, en tous cas dans la mienne, on savait qu’on devait mourir.
C’était comme ça. Et on avait à se tenir, vous entendez, on se tenait.
Et quand vous étiez mort, on vous habillait assis sur un lit avec des
beaux draps blancs et un costume de noces, si c’était le vôtre, une
chemise blanche, très très beau. On devait se tenir tout le temps. Et
quand on se tient plus, quand on ne se tient plus, qu’est-ce que vous
voulez que je vous dise ? Ce n’est pas le corps, le corps il tombe, il
est toujours prêt à tomber le corps. Si vous me le permettez, je crois
que c’est pour tout le monde. Je suis d’accord de faire du yoga ou de
la gymnastique, c’est toujours bien, mais ce n’est pas la question. Si
ce n’est pas relié à un objectif très humain, qui nous dépasse, qu’on
ne va pas réaliser tout seul. Moi toute seule, je ne vais pas réaliser
quelque chose de grand. Il est certain que toute seule je ne ferais pas
grand chose. Il faut bien, pour faire quelque chose, un lien vers
quelque chose de culturel, de religieux. De culturel selon les gens
comme ils sont faits, mais qui soit dépassant. Et c’est pour cela
qu’ici, ce monsieur là, Edgard Morin, il parle beaucoup des gens qui
veulent aller dans l’atmosphère à des degrés impossibles, parce qu’ils
ont abandonné la foi en dieu par exemple. Ils n’ont foi qu’en la
science. Ils ont peur de la mort et leur seul ingrédient, vous pouvez
le lire, vous verrez, c’est de pouvoir fabriquer des choses pour aller
dans l’espace, mais jamais avec l’idée merveilleuse de découvrir,
d’emmener quelqu’un, un enfant, et tout ça… Rien ! C’est une époque où
nous tombons dans une espèce de… C’est pour cela que votre maman elle
va mal. Elle va pas du tout, elle a pas d’avenir du tout. Tandis que
quelqu’un qui s’investit, il a toujours un avenir, toujours, jusqu’au
dernier jour. Et après, il passe la main. Et là, deuxième chose, il
faut pas entretenir les gens à ne pas mourir. Il faut laisser mourir
les gens quand c’est nécessaire. La vie humaine elle est prévue pour
qu’il y ait une fin. C’est cela qui donne de la force à ce que l’on
fait, justement. Et bien il faut oser dire que là on va laisser mourir
tranquillement les gens à un moment donné. On ne va pas quand même les
soigner à vie, alors qu’ils ne sont plus des sujets, du tout, du tout.
Et qu’ils sont un chagrin infernal pour leurs descendants, ce faisant,
quand même c’est vrai. Je crois qu’il faut avoir le courage de le dire.
Paul Bothorel : Rozenn, là vous abordez quelque chose qui… C’est un
plaidoyer pour le vivant que vous faites.
Rozenn Le Duault : Pour le vivant, oui, toujours vivant jusqu’au bout !
Paul Bothorel : Mais comme disait Freud dans son texte sur la guerre,
je ne me souviens plus du titre exact, « Si vis vitam para mortem », Si
tu veux vivre prépare la mort.2
Rozenn Le Duault : Accepte de mourir !
Paul Bothorel : Moi je trouve cela vraiment formidable, mais seulement
le signifiant de la mort est évacué dans notre culture actuelle.
Complètement évacué, on n’en veut rien savoir.
Rozenn Le Duault : C’est ce que disait Alain Harly au début !
Paul Bothorel : Ecoutez, moi je suis, je ne vais pas le dire en terme
de livre de chevet, mais presque. Un bouquin de Aldous Huxley sur « Le
meilleur des mondes » (1932). Si vous ne l’avez pas lu depuis quelques
temps, relisez le, parce que c’est absolument fabuleux. Tout y est ! La
fabrication des enfants par procréation artificielle, la sélection,
etc. On n’a plus besoin de gamètes pour la chose, cela se fait comme
ça. La sexualité est évacuée. Il y a des pratiques sexuelles, mais la
sexualité comme telle est complètement évacuée. Il y a quelques bons
coups, mais c’est tout. Bref ! Le mot père est évacué, complètement. Il
y a une obligation de bonheur. Alors, regardons autour de nous ce qu’il
y a comme propositions. La mort est évacuée aussi. Par exemple, des
scènes où on voit des enfants, et où on fait en sorte qu’ils ne soient
jamais en contact avec des personnes âgées. Et bien on y est ! Alors
que cela a été écrit avant-guerre.
Jean-Luc de Saint-Just : Si je peux me permettre une remarque Paul,
nous avions évoqué cela à Nice lors de journées sur la politique. Cela
nous renvoie à quelque chose de fondamental y compris pour l’avenir de
la psychanalyse, c’est que tout ce que tu décris de ce roman
d’anticipation qui y participe, c’est que ce qui est évacué, c’est le
réel !
Paul Bothorel : Absolument !
Jean-Luc de Saint-Just : L’avenir de la psychanalyse dépendra de la
prise en compte, ou non, par le social, de ce réel, comme l’indique
Lacan. Si le réel est totalement évacué et bien la psychanalyse ne
pourra plus exister en tant que telle. Et c’est un vœu qui, encore
récemment dans le « Nouvel Observateur », était rappelé, d’évacuer
totalement ce réel qui vient nous embêter bien entendu. Ce que tu
disais, cela m’évoquait aussi une autre question qui m’est venue ce
matin dans les différents propos tenus, et qui relèvent de cette
évacuation du réel. Peut-être que certains d’entre vous ont
connaissance de travaux qui ont été faits sur cette question ? Il me
semble qu’il y a eu aussi un changement radical de l’éthique médicale.
L’éthique médicale d’Hippocrate c’était quand même de laisser la nature
faire. C’est-à-dire de laisser une part au réel, de ne pas forcer la
nature. On voit bien aujourd’hui que nous sommes confronter à tout un
tas de difficultés, liés au fait qu’il y a quand même parfois,
peut-être souvent, dans les pratiques médicales un forçage qui consiste
à maintenir en vie à tout prix. A tout prix ! Et que cela produit un
certain nombre d’effets, bien entendu. Il y a peut-être des travaux qui
ont été faits sur cette question, je ne sais pas. Peut-être que les
médecins ici ont connaissance de travaux et pourraient nous éclairer.
Mais il y a là quelque chose qui a été rappelé par Charles Melman il
n’y a pas longtemps, d’une modification radicale de l’éthique médicale.
Hippocrate ce n’était pas maintenir la vie à tout prix, absolument pas.
Sandrine Calmettes : Je ne suis pas sûre que cela ait lieu dans les
services de réanimation. Je ne suis pas sûre que cela ait
systématiquement cours, maintenir la vie à tout prix. Mon expérience
témoignerait plutôt que, lorsque le bienfondé de réanimer se pose pour
les soignants, et quand un patient n’est pas dans un état permettant de
le solliciter, l’on fait venir les familles en leur demandant leur avis
sur la question. Sauf avis contraire de leur part, « on vous prévient
que là on ne le réanimera pas. »
Sinon ce qui me paraissait important justement c’était la question,
certes du réel, mais surtout curieusement quand il est évacué, de la
mortification que cela entraine. Cela crée vraiment une ambiance
mortifère. C’est vrai qu’on ne peut pas s’empêcher de penser à la
clinique avec les autistes, où l’accès au langage est difficile. Comme
il est difficile d’avoir un contact avec les personnes âgées qui sont
dans un stade avancé, au-delà du vieillissement, il y a la question de
la perte de l’accès au langage. Mais la clinique de l’autiste nous
l’enseigne, qu’au-delà de cela il y a la dimension de l’éros. C’est
l’amour « éros », en tout cas la dimension du plaisir. Puisque la
pulsion n’est pas toujours déspécifiée. Mais du côté du plaisir, on
peut les rencontrer. C’est une dimension qui permet en tout cas au
personnel de maintenir quelque chose, quelque chose de vivant pour eux.
Et c’est ça de gagné. Parce que la « gestion », où tout le monde
s’engouffre, pour en sortir… Comment peut-on maintenir cette dimension
vitale ?
Alain Harly : Ecoutez, je suis très content ! Je suis très content
d’avoir invité Rozenn Le Duault.
Rozenn Le Duault : Je suis très contente parce que vous avez le courage
de le faire. C’est vrai qu’à l’ALI cela ne se fait pas.
Alain Harly : Ecoutez, nous sommes aussi l’ALI, si on le veut bien.
C’est, peut-être, un peu d’inconscience.
Paul Bothorel : Il faut être courageux, parce que cela n’intéresse pas
nos collègues psychanalystes. Il y a quelques années comme cela, notre
amie, comment elle s’appelle, qui a fait un bouquin sur la ménopause :
Pascale Bello-Fourcade. Elle me racontait qu’elle avait travaillé
auprès de gynécologues, et elle a fait un colloque comme on fait
aujourd’hui au titre de la ménopause. Elle avait contacté Rozenn Le
Duault d’ailleurs parce qu’on avait travaillé une année sur la
vieillesse au féminin. Elle nous avait dit, alors qu’on l’avait
rencontrée comme cela à Paris : « vous ne comprendrez rien si vous ne
commencez pas par la ménopause ». Je ferme la parenthèse.
Paul Bothorel : Elle avait organisé un colloque, où il y avait pas mal
de gynécologues, mais il n’y avait que trois ou quatre personnes de
l’ALI qui étaient là. Je crois que la vieillesse aussi rentre dans
cette catégorie où les psychanalystes ne sont pas très intéressés.
Alain Harly : Ecoutez, on pourrait insister là-dessus et donner
justement un certain sens à cet inintérêt, à cette fuite, à cet oubli,
à cette dimension d’oubli dans notre statut de mortel. Je veux dire que
cela a une fonction aussi. Il y a quelque chose, dans cet oubli, de
vivant. Un sujet qui serait dans la « pleine conscience » comme on dit
maintenant, de sa mortalité, sans cesse, ça ne serait pas très
brillant, pas très vivant. Nous pouvons aussi recevoir cette fuite
comme étant une indication de comment un sujet humain s’en débrouille
avec plus ou moins de brio de sa condition de mortel. On pourrait dire
que tout le monde fuit cette question. On peut la fuir de différentes
manières : en faisant des mots croisés, en faisant des voyages, en
faisant des colloques de psychanalyse, en faisant du sport, n’importe
quoi. Enfin on pourrait dire que d’une certaine manière une existence
n’est faite que de cette fuite. Nous ex-sistons à cela !
C’est comme cela que j’entends ce que Melman nous indique avec cette
question de la limite évidemment nécessaire dans notre structure
psychique, pour donner valeur érotique à notre agitation. Que cela ne
soit pas de l’ordre d’un effroi permanent, mais que ce soit quelque
chose qui va effectivement mobiliser de la pulsion, qui va s’articuler
dans une syntaxe pulsionnelle. Structurellement, cette dimension de la
limite est tout à fait nécessaire. Il ne s’agit pas pour autant d’avoir
devant soi un crâne installé sur sa table, et de méditer à longueur de
journée sur notre avenir de cadavre. Mais comment cette dimension de la
limite, elle doit être intégrée pour être dans le vivant.
C’est quand même bien cela la découverte de la psychanalyse, qu’il faut
tuer quelque chose, abandonner quelque chose, qu’il faut qu’un certain
nombre de jouissances se dissolvent pour pouvoir se mobiliser comme
désirant. Comment cela se rejoue sans doute aujourd’hui dans notre
culture ? Le statut de la vie et la mort a sans doute changé. Je suis
quand même frappé, ceux qui s’occupent des enfants sans doute le
savent, tous ces jeux de cartes comme ça : « j’ai gagné une vie ou deux
vies, ou trois vies ». Au début cela m’ennuyait un petit peu, mais
finalement c’est la même chose que ce que vient de dire Rozenn Le
Duault : « nous avons gagné une vie. »
Il y a quelque chose dans l’air du temps qui fait qu’effectivement ce
gain d’une vie, qu’est-ce qu’on en fait ? Comment est-ce que cela se
joue ? Le statut de la mort a changé, le statut de la vie aussi. Je me
souviens d’une visite qu’on avait pu faire en Roumanie, il y a quelques
années, dans un village où on avait l’habitude de passer. Et puis comme
ça, de part des jeux invitations auxquelles il n’est pas possible de se
soustraire, on se retrouve chez une très vieille dame qu’on n’avait
jamais vue jusqu’ici. On se met donc à discuter et la première chose
qu’elle nous dit : « Mais vous n’êtes jamais venus me voir. Il y a deux
ans vous n’étiez pas passés. Pourquoi vous n’êtes pas venus me voir ? »
On ne la connaissait pas ! Alors, elle s’est mise à nous présenter,
toutes les photos de tous les défunts de la maison, et aussi tous les
objets rituels qu’elle avait préparés elle-même pour son décès. On
était assis sur une espèce de coffre, une maie, qu’on pouvait ouvrir. «
Excusez-moi », et alors elle nous a tout sorti. C’était magnifique, des
broderies, des draps ouvragés. On a discuté un bon moment sur comment
elle préparait tout cela ; elle y travaillait, elle ornait, elle
glorifiait quelque chose de ce moment, pour elle-même et pour les
autres bien sûr. Tout cela rentrait dans son cadre culturel, dans les
rituels prévus. Et puis un moment elle dit : « Est-ce que vous voulez
voir ma croix ? » Là, on lui a dit : « non, la prochaine fois si vous
voulez ».
Tout à l’heure, je vous ai présenté Rozenn comme bretonne. C’est-à-dire
qu’effectivement il y avait peut-être l’idée d’une référence à une
culture. Vous dites : On est un peu chrétien, mais enfin derrière il y
a un tas de choses. C’est-à-dire qu’il y a bien ce judéo-christianisme
qui a opéré un certain type de réglages quant à toutes ces questions.
Mais il y a aussi cette culture préchrétienne qui est là tout à fait
présente. Et c’est vrai aussi en Roumanie, dans la région des Carpates
que nous visitions, tout spécialement.
On disait : La mort change de place ! Elle est prise dans un discours
qui fait de moins en moins de place au religieux, c’est un discours de
plus en plus factuel. Il y avait un numéro récent de la revue Sciences
et Vie avec un gros titre : Ce que les scientifiques nous apprennent
sur la mort. C’est nul, nul. Vraiment il n’y a rien. Cela ne m’a rien
appris. Les cellules qui flanchent, voilà. Mais rien, une misère de la
pensée, une description tout à fait factuelle.
Alors, qu’en quelque sorte, ce qui fait qu’il y a du sujet, c’est que
cette dimension de la limite, cette dimension de la mort, d’être
habitée par le langage va faire qu’elle ne sera pas réduite à un réel,
et qu’elle va alors être le ressort du vivant, le lieux structurant
d’une pulsion de vie comme aurait dit Freud.
C’est dans la mesure où le discours scientiste dominant le vide
justement du langage qu’elle devient quelque chose de triste, et que
cela conduit à construire ces mouroirs aseptisés. Puisque toutes les
bonnes pratiques, toutes les bonnes gestions qui tentent de
rationnaliser ces lieux de concentration, cela a des effets subjectifs
majeurs sur ses pensionnaires…
Rozenn Le Duault : Et cela détruit les descendants !
Alain Harly : Oui, cela détruit tout le monde. Alors, comment on
pourrait faire pour que cette vie avec ce qu’elle implique de limite,
chère Rozenn, on puisse l’érotiser un petit peu. On peut essayer un
petit peu…
Rozenn Le Duault : C’est même pas qu’on essaye, c’est qu’on y va ! Mais
on le fait déjà, mais pas beaucoup parce que comme nous n’avons pas un
grand succès, et parce que c’est souvent mal posé. On croit qu’il
suffit de faire des mots croisés pour entretenir le cerveau. Le cerveau
se fâche et s’en fout. Il veut un grand désir le cerveau.
Pierre Michel : Je voulais dire un petit quelque chose sur l’éthique
médicale. Il se trouve que moi j’ai fait le serment d’Hippocrate, enfin
cela remonte à longtemps. Cela remonte à 70 ans, non pardon. (rires) Ce
que vous énonciez de l’état d’esprit des médecins de vouloir maintenir
la vie à tout prix, moi j’y mettrais un bémol. Dans les services de
soins palliatifs, on essaye d’éviter j’allais dire les sévices infligés
à la personne en fin de vie, en évitant l’acharnement thérapeutique.
Ces gens-là, ils ne cherchent pas à maintenir la vie à tout prix. Par
ailleurs, j’écoutais l’autre jour dans une émission religieuse un
médecin Genevoix à propos du suicide assisté. On lui reprochait pour
des raisons éthiques de faciliter le suicide. Il disait, moi je n’ai
pas le sentiment d’interrompre la vie, je participe à la suppression de
l’agonie.
Jean-Jacques Lepitre : Je voulais aussi remercier Rozenn Le Duault pour
ce qu’elle nous a apporté, qui est la prise en compte, l’attribution
d’une subjectivité à qui que ce soit. Dans ces cas-là, dans les EhPAD,
ce qui me semble le plus frappant, c’est cette dimension de
désubjectivation. Effectivement, à partir du moment où il n’y a plus de
sujet, il n’y a plus de désir. Et donc, il n’y a plus que des objets
comptables.
Paul Bothorel : Pour rebondir un petit peu sur ce que vous disiez à la
fin, j’aimerais, je ne sais pas si on pourra le faire dans ces
journées-là, évoquer aussi cette question dans sa dimension
anthropologique et culturelle. Comment évoquer ce rapport, puisque vous
parliez de la culture bretonne, ce rapport de la mort à la vie. Dans le
monde celte, la frontière entre la mort et la vie n’a rien de clair.
Les morts sont parmi les vivants par exemple. Et quand on rentre à
l’église, il y a le cimetière qui est autour. On passe le cimetière
pour rentrer à l’église, etc. De même, dans la religion catholique, il
y avait une notion tout à fait formidable qui s’appelle la communion
des saints. Et la communion des saints c’est quelque chose qui unit les
vivants et les morts. On n’a plus cet habillage par la religion, on ne
va plus à l’église, alors comment on fait ?
X : Il y a des sites internet qui te permettent d’organiser ton
enterrement.
Y : Il y a une sorte de retour de mythologies parallèles maintenant qui
reviennent pour effacer cette dimension, cette frontière entre les
vivants et les morts, avec beaucoup d’interventions sur internet toutes
très intéressantes.
Anne de Fouquet : Je pensais. Evidemment, tu connais mon amour pour la
société Kanak. Chez les Kanak, comme dans beaucoup de sociétés très
anciennes et très symboliques, la mort n’est absolument pas redoutée.
Entre les morts et les vivants effectivement il y a des aller –
retours. Il n’y a absolument pas une frontière étanche. Et par
ailleurs, la vieillesse est extrêmement valorisée, entre autres, parce
que l’accent est mis non pas sur la perte, mais sur ce qu’on acquiert
en vieillissant. Et c’est quelque chose dont on pourrait parler. En
vieillissant, on acquiert énormément de choses, de l’expérience, etc.
Et c’est aussi en acceptant ce temps qui nous est laissé et dont nous
avons profité pour acquérir, pour connaître, pour comprendre, pour
découvrir, pour créer, c’est le temps aussi du vieillissement. Il y a «
des » vieillesses. Je crois qu’on ne peut pas comparer une vieillesse
quand on est dans une forme physique à peu près correcte et qu’on a un
cerveau qui fonctionne bien, et quand on est cloué dans un lit par un
AVC. Je pense que la question des vieillesses n’est pas exactement
celle du vieillissement et que cela mérite d’être différencié.
- 1 Psychanalyste, membre de l’ A.L.I., anime des groupes
d’étude sur « l’âge du sujet ? » à St. Brieux et à Paris.