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Outr’age.

Michel DAUDIN 1

Je commencerai par un bref commentaire de la pièce de Racine où dans le songe prémonitoire d’Athalie : sa mère Jezabel avant de réapparaître dans une figuration de l’horreur de son corps ayant subi les avanies de la mort délivre son message en étant parée de ses plus beaux atours pour réparer des ans l’irréparable outrage. Nous retrouvons associées dans la tragédie classique l’idée du beau et du bien, ce qui lui donne toute sa valeur éthique. Ce rapport à l’Un et au souffle qui nous dirige est particulièrement repris par Lacan dans le séminaire « les structures freudiennes des psychoses » pour articuler signifiant et point de capiton.
Je reprends en quelque sorte notre première réunion préparatoire où je vous avais évoqué la place fondamentale du désir pour centrer la problématique du vieillissement et la question qui nous préoccupe dans notre pratique à savoir la position du sujet et son rapport fondamental au grand Autre (cf. le graphe dans subversion du sujet et dialectique du désir)
Notre rapport au petit autre, celui de tous les jours, les présentations littéraires, théâtrales, cinématographiques sont peut-être plus aptes à nous indiquer nos rapports au langage, à la lalangue dans l’actualité. J’évoquerai aussi la problématique des jouissances incluses dans cette lalangue en prenant appui sur le tableau de la sexuation du séminaire « Encore » et plus particulièrement dans celui-ci la place de la jouissance-pas-toute.

Il est important également de repérer la répartition des jouissances dans la mise à plat du nœud borroméen et l’introduction par Lacan du réel de l’effet de sens dans notre pratique.
Cette question des jouissances, nous avons sûrement à la reprendre en compte à partir des avancées déjà esquissées par Lacan avec le discours du capitaliste modifiant notre rapport au réel en mettant l’objet de la jouissance en relation directe avec le sujet.

L’évolution de ce questionnement nous renvoie bien entendu aux remarques produites dans l’entretien de Jean-Pierre Lebrun avec Charles Melman publiées dans ”La nouvelle économie psychique ” 2 mais aussi à la lecture du dernier livre de Roland Chémama « La psychanalyse refoule -t-elle le politique ?»3 développant et élargissant la formulation de Lacan dans son séminaire sur la logique du fantasme « l’inconscient, c’est la politique ».

Nous essaierons de nous servir de ces repères pour analyser notre actualité sociale et la singularité de chacun. Pour aborder cette actualité sociale je vais me servir de deux films et d’un livre récent. Donc deux films : Youth, c’est un film datant de 2015 de Paolo Sorrentino et Sylvio et les autres, film de 2018 du même réalisateur.

Youth met en scène, dans un lieu luxueux de remise en forme situé sur le bord d’un lac suisse encadré de montagnes aux sommets enneigés, deux amis octogénaires, un ancien chef d’orchestre et un réalisateur de film qui sont en panne dans leur vie personnelle et professionnelle. L’apparition d’une jeune et merveilleuse créature dans la piscine de cet établissement grand luxe va être le point départ d’un dialogue sur leurs anciens succès et leurs rivalités toujours vivaces.

Dans ce lieu idyllique nous voyons chaque pensionnaire vivre dans la solitude de leurs fantasmes anciens et livré à la vacuité de leur pensée. Dans ce centre de remise en forme pour une clientèle aisée où tous les ingrédients sont là pour que chacun puisse essayer de vivre avec bonheur, on ne voit en fait que la réactualisation de fugaces souvenirs fantasmatiques qui nous font sourire ou nous désespèrent.

C’est dans le transfert entre les deux protagonistes que va se mettre en tension ce vide qui les accapare mais pour chacun d’eux il aura des destinées diamétralement opposées.

Le chef d’orchestre est en permanence sollicité par sa fille qui est en même temps la secrétaire dévouée qui l’accompagne malgré son impuissance à continuer son métier. Elle va par sa présence à bas bruit permette à son père de revivre des souvenirs anciens et lui faire accepter l’offre de diriger une représentation prestigieuse.

Cependant il faut souligner un détail fondamental qui est à la source de cette mobilisation. Il s’agit dans cette remise au travail d’une scène où le chef d’orchestre va entrevoir un jeune garçon en difficulté pendant une répétition de violon. Son émotion l’amène à faire le geste qu’il faut pour positionner, comme cela s’impose, le coude du jeune homme et parfaire ainsi son art. Par ce léger toucher, par cette intervention au bon moment, dans cette émotion partagée, leurs deux corps vont se libérer de l’inhibition et pouvoir se remettre en mouvement.

Pour l’autre octogénaire, le réalisateur de film, bien qu’assisté d’une troupe dirigée par son fils, rien ne lui permettra de renouer avec la création et il n’aboutira qu’à l’exacerbation d’une mise en scène périmée et répétitive de situations anciennes qui ne pourront qu’exploser dans une irréalité destructrice.

Dans ce film le vide est au centre de toutes les impuissances. Mais de ce vide naîtront deux situations diamétralement opposées ; d’une part une contingence novatrice pour libérer la puissance créatrice du chef d’orchestre, d’autre part une impossibilité à faire autre chose que du même dans une répétition désespérante.

Youth dans son scénario multiplie les clichés de la facticité d’un monde où les objets sexuels et de confort sont vains et sont dans l’incapacité de relancer un véritable art de vivre. Il faudra l’insistance prudente d’un tiers, en l’occurrence la fille du musicien pour créer la condition qui pourra de façon contingente permettre l’appui sur ce moment singulier, ce kairos pour se libérer d’un passé figé.

Dans le social ce que nous voyons proposer à de nombreux séniors qui sont à l’image de cette panne généralisée des hôtes de ce centre de luxe, ce sont des lieux dédiés, des « sénioriales » qui offriront l’excellence de leurs prestations. Les idéaux de vie sont rabattus sur la possibilité de saisir le bon objet mais ils subissent comme celui-ci une péremption précoce à défaut d’un remplacement auquel avec l’âge nous avons de moins en moins accès. Nous voyons dans ce film l’imagination des résidents tourner en rond voir au ridicule.

Sylvio et les autres, le deuxième film de Sorrentino dont je souhaite vous parler, je ne le ferai que d’une façon très brève. Il est explicite qu’il s’agit de Berlusconi et de ces excentricités politiques et personnelles dans un monde plus orienté par une girouette que par une boussole. Mais là encore et peut-être plus que dans le précédent film la facticité, le bling bling, le bunga bunga, les scènes navrantes et dérisoires ne mettent que plus en relief le vide abyssal du monde contemporain qui plonge en scène finale sur un tremblement de terre dévastateur. Quelques hommes politiques survivants parcourent ce spectacle apocalyptique de fin du monde quand le meilleur parmi eux, le visionnaire aperçoit au plus haut des décombres un homme qu’il faut dégager avec le bras et la main d’un robot géant. C’est un corps christique qui sera déposée avec vénération sur un linceul blanc mais la douceur de ce geste est recouverte par le bruit des pelleteuses et des bennes à ordures.
Est-ce une version d’apocalypse comme certains l’annonce ou retour aux mondes du recyclage des ordures ? A vous, face à cette immense vacuité, d’écrire la suite...

Nous avons tenté de prendre nos repères dans les représentations cinématographiques de notre époque pour essayer de saisir le mode de l’évolution de ce que nous appelons le grand Autre. Ce grand Autre présenté tout d’abord par Lacan comme étant le lieu du trésor des signifiants a pris un développement où nous trouvons civilisation, culture, tradition familiale, intégrant de plus en plus tous les faits de société mais aussi personnelles qui vont laisser une marque. « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. » nous dit Lacan dans L’étourdit. Une trace qui pourra, sur le tronc mort du passé, peut être faire-valoir un nouveau bouturage et de nouvelles ramifications. Thèse développée par Barbara Cassin dans son livre Jacques le sophiste, Lacan, logos et psychanalyse4 , mais aussi dans son dernier ouvrage avec Alain Badiou, Homme, femme, philosophie5 .

Peut-il y avoir dans le grand Autre qui est un lieu, l’écriture d’une nouvelle temporalité qui pourrait advenir de façon contingente au de-là des répétitions anciennes demeurant lettres mortes dans les chaînes signifiantes. Certes la répétition n’est pas la simple remémoration, elle apporte une différence, un écart propre au signifiant, mais cette coupure signifiante en produisant du même mouvement l’équivoque va -t-elle laisser une place Autre suffisante à une affectation signifiante du corps pour le mettre en mouvement et interagir avec la pulsion de vie ?

C’est ce que j’ai essayé de souligner dans le film Youth en saisissant la contingence d’un geste, qui est aussi une parole, ce qui va faire arrêt dans le ralentissement, dans l’inertie où le chef d’orchestre réduisait sa vie depuis un certain temps. C’est l’interrogation du passage à la vieillesse. Mais celle-ci est à ajustement variable et n’est plus aujourd’hui dans la même temporalité que celle des générations précédentes. Cf. le livre de Pascal Bruckner, Une brève éternité6 .

Passons donc maintenant à la vieillesse avec le livre Les gratitudes de Delphine de Vigan7 . Sa plume alerte et vivante qui nous maintient dans l’émotionnel, nous relate le passage rapide à la grande dépendance d’une personne âgée dénommée Michka. Pour elle, l’aide à domicile devient impossible à maintenir malgré toutes les formes modernes de télé-assistance et le passage d’une accompagnatrice familière. Il y a nécessité d’un placement d’urgence en Ehpad.

Les chutes plus fréquentes, l’évolution de l’aphasie vont jalonner sa vie et créer un climat d’angoisse. L’aide va être souhaitée et aussi redoutée pour la dépendance qu’elle génère. Certains passages du livre où les rêves de Michka font de la directrice de l’Ehpad la représentante zélée de la société de consommation sur le mode d’un réel hallucinatoire. Cela convoque en effet un traitement gestionnaire du soin ou de l’aide à la personne où la notion d’excellence que j’ai évoquée pour les « sénioriales » fait la première de couverture de l’ouvrage.

Mais Michka, dont les parents juifs polonais ne sont pas revenus de déportation, sait maintenir les liens d’amour à l’autre : Ainsi se poursuit le lien noué avec Marie qui était son accompagnatrice de vie et aussi en quelque sorte sa fille adoptive. Et son orthophoniste Jérôme va devenir bien plus qu’un rééducateur de la parole. Tout doucement mais avec insistance, elle va convoquer leurs deux passés de privation parentale, alors que pour Marie elle va faire un lien qui lui permettra d’accepter la situation d’une naissance chez une mère célibataire.

La convocation de l’histoire va être possible par cette contingence que Michka sait saisir et provoquer pour in fine dire merci à la vie avant le grand départ.

L’irréparable outrage que le vieillissement donne au corps est indissociable, si on sait y prendre garde, du fil toujours vivant du désir. Nous pouvons apporter un savoir comme clinicien tant dans la relation personnelle que dans l’organisation institutionnelle de la dépendance.


- 1 Psychiatre, psychanalyste, membre de l’ ALI, vice-président du Collège de Psychiatrie.
- 2 Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, la nouvelle économie psychique, ed. Eres, 2009.
- 3 Roland Chémama, la psychanalyse refoule-t-elle le politique ? ed. Eres, 2019.
- 4 Barbara Cassin, Jaques le sophiste, Lacan, logos et psychanalyse, Ed. EPEL.
- 5 Barbara Cassin et Alain Badiou, Homme, femme, philosophie, Ed. Fayard, 2019.
- 6 Pascal Bruckner, Une brève éternité, Ed . Grasset, 2019.
- 7 Delphine de Vigan, Les gratitudes, Ed. J.C. Lattes, 2019.