enteteAccueilespace S'inscrire à la lettre de l'Epcoespace Enseignementsespace Documents espaceL'E.p.c-oespace L'A.L.Iespace Publicationsespace Liens Divers espaceEspace Membres

Pas de souci
Remarques sur « die Sorge » de M. Heidegger

Alain HARLY
Un tic de langage contemporain.

« Pas de souci », c’est devenu comme chacun en fait l’expérience quotidienne un tic de langage, et il est rare de ne pas l’entendre plusieurs fois par jour dans les circonstances les plus banales. Que ce soit chez votre coiffeur, chez votre fournisseur d’internet, chez votre dentiste, il est devenu rare aujourd’hui que la formule ne se glisse pas dans la conversation. Je l’ai même rencontrée récemment à la devanture d’un magasin d’articles religieux. Et en effet cela sonne comme une sorte d’incantation moderne, équivalent laïque d’une invocation divine.
Il y a quelque année , alors que j’allais devoir subir une intervention chirurgicale délicate qui n’était sans comporter quelques risques, l’équipe médicale qui m’entourait avec la plus appréciable bienveillance, n’avait de cesse de ponctuer tous leurs gestes par un « pas de souci », ceci proféré par de vagues silhouettes en blouses vertes et au visage masqué, ce qui ne manquait d’avoir une certaine valeur chorégraphique, où malgré toute cette attention l’impertinence d’un « faux pas » était sans doute à l’esprit de chacun , et du patient tout spécialement. Ce « pas de souci » avait ici sa pointe d’accent comique. A quelque chose près on n’était pas si loin d’un « Dieu soit loué », voire « si Dieu le veut » ; Ce qui n’empêcha pas que la rêverie de la danse aux sept voiles vienne à se glisser dans l’esprit du patient ! Bien que ce fut sans Dieux et sans Salomé, je n’ai eu qu’à louer le savoir-faire de tout ce service et des techniques sophistiquées mis en œuvre. Comme l’on sait les choses ne se passent toujours d’une manière si heureuse.
Le réel vient souvent démentir ce propos résolument optimiste, mais comme c’est le cas avec les croyances les mieux installées, cela n’ébrèche pas le dogme et vient au contraire relancer la conviction moderne : A chaque souci son remède, sa réaction ajustée, sa bonne pratique qui va réduire au plus vite cette mauvaise rencontre, cette tuché, ce hasard malheureux.
Ce « pas de souci », cela peut être la traduction du « no problem » des anglo-saxons ; et comme l’on sait dans ce climat pragmatique, il n’y a pas de problème sans solution. L’humain va-t-il se trouver en face de difficultés, de quelques trébuchements, quel qu’en soit l’ordre, la gravité, une réponse adéquate doit être trouvée. Si ce n’est pas pour l’immédiat ce sera pour bientôt. Et la belle astuce du marché c’est même de vous proposer des solutions avant même que vous n’ayez formulé une quelconque demande.
La culture du « care », du prendre soin est la litanie des temps modernes, le prendre soin s’impose dans le discours de la modernité, du moins dans les pays riches. Au besoin on va saupoudrer cet impératif de quelques verbiages à consonnance morale. Ce qui est paradoxal c’est qu’il conduit le plus souvent à la mise en place de programmes, de protocoles, de prescriptions comportementales, de pratiques qui vont être déclarées bonnes, adéquates, incontournables réduisant les agents des institutions, qu’elles soient scolaires, administratives, hospitalières et dorénavant dans celles qui accueillent les personnes âgées, à devoir réduire l’échange langagier au minimum pour valoriser la conduite à tenir, son enregistrement informatique, et son évaluation par une profusion de tests .

Le triomphe de l’idéal machinique.

Cet idéal machinique se fait au prix de réduire l’humain à un être sans parole, sans désir, sans imaginaire. On pourrait se sentir quelque peu concerné par ici, car c’est un petit gars du coin, brillant philosophe, il a passé sa thèse à l’Université de Poitiers, et inauguré cet idéal dans la pensée moderne. Certes, pour ce qui le concerne les os ne lui font plus mal, mais sa pensée a eu des conséquences considérables pour la science occidentale pour le meilleur et aussi avec des effets plus problématiques, ce qui a pu faire dire à Lacan, qu’on pouvait le lire comme un cauchemar, il autorise en tout cas, pas tout seul assurément, tout le développement du positivisme, et ouvert la voie à tous ses avatars scientistes. Bien qu’il avance masqué lui-aussi, vous l’avez reconnu, il s’agit de René Descartes.
Lors de notre journée de rentrée en septembre dernier, Jean-Jacques Lepitre nous a donné une excellente conférence, que l’on peut retrouver sur notre site. Il nous rappelait que trois ans avant son Discours de la Méthode, Descartes avait écrit un « Traité de l’homme » où il dit son rêve de créer une machine en tous points semblable à l’humain « où ses fonctions suivent tout naturellement la seule disposition des organes, ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues. » Il en résulte que l’humain est donc une machine qui s’ignore.
Et si dans son système, il va faire l’hypothèse d’un sujet, c’est en tant qu’il est suspendu à une activité incessante de la pensée. Pour Dieu il eut la sage précaution, contrairement à Galilée, de lui faire une place à part, du côté des causes premières, que cela n’aurait donc rien à voir avec la vérité de la machinerie humaine et que l’âme pouvait assez bien démontrer toute seule son existence par la pensée : « je pense donc je suis ». Hegel fera bien la remarque que cette nomination d’un je suspendu à la pensée n’était pas sans excéder une conception purement mécaniste, mais l’orientation de Descartes restera déterminante sur le destin de la méthode scientifique et sur les progrès que la science a pu ainsi réaliser.
Ce qui est moins probant c’est l’idéologie scientiste qui s’est mis en place, elle est devenue ce qui inspire la pensée dominante et les politiques gestionnaires. Alors que le réel vient sans cesse dénoncer cette idéologie, elle n’en tire que peu de conséquences, comme c’est courant avec les croyances. En tout cas, on peut certainement dire que cet idéal machinique est atteint, que le rêve de Descartes est dorénavant réalisé. Puisque le sujet est réduit à un corps machinique, rien ne s’oppose à le traiter comme tel, et on va pouvoir le réparer, le transformer, remplacer un organe défectueux, suppléer à des fonctions défaillantes, voire chercher à intervenir sur les gènes, etc. Nous sommes ici dans cette assemblée certainement un grand nombre à avoir pu bénéficier de quelques-unes des inventions de la technologie médicale.

Tuer la mort.

Quant au processus de vieillissement, il apparait dorénavant comme un combat où il s’agirait de réduire les symptômes qui adviennent avec l’âge, de réduire ces aspects dégradants ou invalidants ce qui rencontre une large adhésion. L’idéal qui se dessine ainsi est de reculer le moment de la mort et que le vieillard puisse y arriver en bon état, sans trop de souffrance. Qui va objecter à un tel projet ? Mais il y a aussi certaines spéculations futuristes qui se donnent pour objectif de prolonger indéfiniment la vie et d’une certaine manière de tuer la mort1; nous irions ainsi vers une certaine éternité du vivant. Vous connaissez ces thèses du transhumanisme qui préconisent de sortir de la condition humaine à l’aide de la biologie, de la génétique et de l’informatique, etc. Elles ont une audience grandissante, sa nouvelle nomination est dorénavant « Humanity plus » et les moyens mis en œuvre ont pris une ampleur considérable depuis que Google est devenu l’un de ses principaux sponsors, en apportant notamment un soutien financier aux recherches en nanotechnologie, biotechnologie, informatique et sciences cognitives.
Les transhumanistes défendent leur projet avec vivacité et aussi de grands moyens financiers. Ils se réclament aussi d’une position philosophique qui n’est pas toujours obscurantiste en se réclamant des « Nouvelles Lumières. » Il s’agit donc d’une vision futuriste qui prend appui sur ces recherches et qui en retour les motivent, et fomente rien de moins que de créer une espèce humaine supérieure. Il y a bien la revendication d’un humanisme, mais d’un humaniste du temps de la rationalité scientifique et de tout ce qu’elle permet techniquement.
Alors d’une certaine manière, ce « pas de souci » cela peut s’entendre comme l’annonce de ce temps où l’homme nouveau n’aura plus à avoir aucune inquiétude quant au vieillir ni même l’angoisse d’un mourir. Est-ce à dire qu’il en serait de même pour le sexuel ?

Notre rapport moderne à l’accident.

Revenons pour l’instant à notre souci. Ce tic de langage qui s’insinue dans tous les échanges vient témoigner de notre rapport moderne à l’accident, à l’inattendu, au heurt avec le réel. Il semble que ce « pas de souci » soit une importation de la culture anglo-saxonne contemporaine, où il s’agit par un principe de précaution de prévenir tout accident, de réduire tout ce qui pourrait surgir par hasard et ce qui viendrait contredire notre rêverie que dans notre rapport au réel, tout peut s’arranger, qu’il ne s’agira finalement avec lui que d’un bon-heurt.
Le repérage de la circulation de cette notion, l’évolution des significations dans les langues vivantes peut nous informer comment nous sommes pris dans des réseaux de langage sans que nous en ayons le plus souvent une quelconque conscience. Aussi je vous convie à un petit voyage linguistique.
Dans son acceptation courante en français ce terme est porté par « avoir des soucis » « se faire du souci », du genre : « Je me fais du souci car mon chauffe-eau est en panne », « j’ai des soucis à cause de mon taux de cholestérol qui a encore augmenté ». Et dorénavant sous une forme négativée : « pas de souci. » : le chauffagiste arrive de suite, l’industrie pharmaceutique a prévu un médicament adoc, l’agitation de mon enfant peut être réglée par une prescription de Ritaline, la dépression de la personne âgée qui a perdu son chat va aussitôt être traitée par un antidépresseur.
La signification contemporaine de souci s’est banalisée en regard de celle que ce mot pouvait avoir en vieux français, de même qu’en vieil anglais, où il signifiait plutôt inquiétude, tristesse, voire mélancolie. Encore qu’on puisse découvrir un accent plus léger avec « les enfants du Sans -Souci » qui fut vers le XV -ème siècle une sorte de joyeuse confrérie parisienne composée d’anciens célébrants de la fête des fous, ce qui était bien tolérée, mais ceux-là en faisaient sans doute un peu trop dans leur satire, et ils furent jetés hors de l’Eglise.
Dans ma promenade linguistique je suis arrivé par un chemin qui ne mène pas nulle part puisqu’il m’a conduit au terme allemand « die Sorge ». Sa signification se décline sur deux niveaux ; Dans son acceptation contemporaine il rejoint la notion de problème, de préoccupation. Mais il a, appuyé sur la tradition philosophique européenne, une signification bien plus profonde. C’est le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) qui va promouvoir cette notion du Sorge, du souci comme relevant d’une ontologie. Il se réclame sur ce point de toute une tradition européenne qui va d’Aristote, Sénèque, St Augustin, Kierkegaard, Husserl et il tente de cerner ce qu’il en serait de L’Être dans des modalités qui s’opposent à l’orientation cartésienne, ce qui a pu susciter bien des sympathies.

Le souci en ses traductions.

J’ai été frappé comment la traduction de ce terme de souci pouvait emporter avec elle des représentations bien différentes. A se limiter à l’anglaise et l’allemande, nous nous trouvons devant un trépied linguistique instable qui ne permet pas de procéder à des traductions satisfaisantes ce qui donne avec the care, die Sorge, le souci des représentations bien hétérogènes.
En français le sens ancien de souci s’efface aujourd’hui au profit d’une signification qui le rapproche d’une sensibilité anglo-saxonne, et qu’on va le plus souvent traduire par « problème. » En anglais, the care prend le sens d’une sollicitude, d’une préoccupation vis-à-vis d’autrui, mais aussi de soi-même, dans le sens du conseil redondant « prenez soin de vous », ce qui peut devenir un slogan politique (qu’on se souvienne de l’Obama care) sans pour autant qu’une véritable conception du soin y soit précisément pensée. Et en allemand, die Sorge peut s’entendre à plusieurs niveaux comme le souci de soi ou de l’autre mais aussi dans l’orientation sur laquelle Heidegger a insisté pour en faire une des composantes essentielle de l’être humain, non en tant que concept mais en tant qu’il est celui-là, ce Dasein, cet Être-là , cet Être qui est là dans son existence, avec ce que cela comporte de mouvements subjectifs complexes et qui trouve dans l’angoisse sa présentation sans doute la plus douloureuse, mais aussi la plus proche d’une vérité de cet Être-là.
La spéculation de Heidegger mobilise une rhétorique propre, un vocabulaire non usité en philosophie, avec de nombreuses constructions néologiques souvent très délicates à traduire ce qui ne rend pas son accès aisé et laisse la place à bien des énigmes. Une manière qui pourrait nous faciliter l’évocation de cette référence du souci chez lui serait de rappeler une fable mythologique du poète latin Hyginus de l’époque augustinienne ( - 67 av. J.C./ 17 ap. JC) qui a pour thème l’origine de l’ homme et qui met en scène un être mythologique qui s’appelle « le souci ». Heidegger la cite dans « Être et Temps »2 , elle introduit sur le mode d’une parabole sa conception du souci. Je vous en lis l’argument ; tout cela se passe dans les origines de l’humanité, où les Dieux comme d’habitude ne cessent de se disputer.

Un jour que « le souci » traversait un fleuve, il aperçut un limon argileux : songeur, il en prit un morceau et se mit à le modeler.
Tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il avait créé, Jupiter survient. Le Souci lui demande de donner de l’esprit au morceau d’argile façonné, ce à quoi il consentit volontiers.
Mais lorsque le « Souci » voulu donner à cette créature d’argile son propre nom, Jupiter s’y opposa fermement et exigea que ce soit son propre nom qui lui soit donné.
Alors qu’ils étaient en train de se disputer à ce propos, une autre divinité, la Terre (Tellus) surgit à son tour, et revendiqua qu’elle portât plutôt son propre nom puisqu’elle avait fourni une part de son corps avec cette glaise.
Nous sommes donc dans une querelle de nomination, et la situation était bloquée. Alors Souci, Jupiter, et Tellus allèrent demander à Saturne qu’il apportât son arbitrage.
Et il donna alors le jugement suivant : « Toi, Jupiter, tu as donc donné l’esprit. Alors à la mort de cette créature, tu vas donc récupérer son esprit. Et toi Terre, qui a donné de quoi façonner son corps, tu recevras à sa mort son corps. Mais comme c’est « Souci » qui a fabriqué cet être tout d’abord, alors tant qu’il sera en vie, c’est Souci qui va le posséder.
Et puisqu’il y a un litige sur le nom qu’il doit porter, alors qu’il se nomme « Homo », puisqu’il est fait d’humus.


La morale de la fable c’est donc que Saturne qui représente le temps va ordonner le destin de l’être humain et qu’il va d’une certaine manière être possédé par le souci. L’idée peut paraître excessive car une existence humaine n’est pas faite que de tracas, même dans ces temps mythiques, qu’il y a aussi des moments d’insouciance. Cependant comme chacun en fait l’expérience, cela peut se retourner. Ce qui est en jeu dans la fable c’est que si l’homme, homo, n’est sans doute pas le seul être à éprouver quelques préoccupations, il est le seul qui va se soucier de ce qu’il est. Contrairement à ce qui se passe pour l’animal, la nature de l’homme n’est pas déjà établie. La nature de l’homme n’est pas naturelle, et on pourrait rajouter avec Christiane Lacôte-Destribats, de même que sa mort3.
Dans la fable de Hyginus, le jugement de Saturne va pour une part donner raison au Souci contre Jupiter et la Terre, c’est bien le Souci qui va se saisir de l’homme pendant toute son existence, mais cependant un litige éclate à propos de la nomination. C’est celui d’Homo qui est retenu à partir du fait qu’il a été conçu avec de la terre, précisément avec de l’humus, ce qui est déjà une part vivante de la matière, et qui est donc porteuse de possibilités.
Ce poème, Heidegger va s’en servir pour introduire sa réflexion sur l’Etre, sur la Vérité de l’Etre et la fonction du Souci dans une existence. Le Dasein, cette notion qui associe Être et là, se distingue de toute approche métaphysique et de toute perspective anthropologique voire psychologique, est le lieu de tous les possibles ; il a entre autres celui de ne pas exister. Mais cette mort pourtant, il ne peut pas l’expérimenter comme réalité. En revanche l’angoisse devant sa propre mort peut le disposer à se soucier de son être, peut lui indiquer que son existence est orientée, qu’il est selon cette grave formule « un-être-vers-la-mort ».
Les préoccupations quotidiennes constituent le souci au sens ordinaire, mais ce qu’il oublie, et en cela il est insouciant, concerne son rapport à l’égard de la mort. Cette vérité de l’être se dissimule, elle peut bien par moment se faire reconnaitre dans quelques accidents d’une existence, surgir à l’occasion de quelques contingences comme le décès d’un proche, d’un parent, se dévoiler en quelque sorte, mais c’est pour mieux se voiler de nouveau ensuite dans une esquive, dans une fuite. Cette fuite peut prendre bien des aspects : la religion, le travail, la passion, etc. Cette certitude fondamentale qui enclenche et organise cette fuite, c’est la manière humaine d’ek-sister à cette certitude.
Une des définitions les plus serrée qu’il donne de la structure du Souci, et cela n’est pas sans prendre place dans notre questionnement sur le vieillir, est la suivante : le Dasein est « un être en avant de soi », c’est-à-dire qu’il est toujours à venir ; il est d’autre part « un être toujours déjà jeté », ce qui peut s’entendre comme un être toujours passé, et enfin que c’est « un être accaparé par les objets du monde qu’il rencontre », soit un être qui est de par cette rencontre toujours là, dans une présence au monde.
C’est bien à-propos pour nous puisqu’il nous donne là une définition du souci qui est homogène avec la structure du temps, avec une articulation qui va de l’avenir vers le passé pour donner le présent. Dans la fable de Hyginus, c’est bien le Dieu du temps Saturne qui décide que l’humain aura toute sa vie à se soucier de son être, ou plus précisément pas d’Etre sans Souci.

Le souci c’est du sérieux.

Le souci en quelque sorte, c’est du sérieux, c’est le sérieux par excellence puisque l’existence va se retrouver dans une confrontation permanente avec une limite infranchissable, sa propre mort. C’est cette perspective de la mort comme limite, et c’est ainsi que j’entends sa formule d’être-vers-la-mort, qui va mettre en tension la dimension du projet, du pas encore fait, avec le « déjà fait », l’accompli sur lequel on ne peut plus revenir, qui va faire du présent un temps à la fois du souci et de l’insouciance. Mais l’insouciance n’a de place que dans la mesure où le souci est la structure fondamentale de l’Etre-là.
Cette spéculation philosophique n’est pas sans profondeur et on entend bien comment Lacan a pu être retenu par les propositions du penseur allemand. Si le souci est ce qui caractérise une dimension fondamentale de l’Etre, si l’Etre-là humain n’est jamais éloigné d’une possible angoisse, on se retrouve il me semble assez près de la notion d’un sujet divisé dont le rapport au désir lui donne rendez-vous avec l’angoisse. Mais alors comment entendre cela avec le vieillir et avec son horizon ?
Montaigne recommandait en ses Essais d’avoir toujours devant nous cette idée de la mort, que c’était la meilleure façon de ne pas oublier qu’elle arrive. Va-t-on dire que l’expérience de la psychanalyse conduirait à ne pas oublier notre condition de mortelle ? Qu’il conviendrait-il de ne pas s’égarer dans l’ignorance et de mobiliser notre attention aux signes précurseurs de notre finitude ? En d’autre termes que l’éthique qui s’en dégagerait aurait à faire avec un soupçon de mélancolie pour nous orienter vers une sagesse ?
Chez Heidegger c’est moins une attention permanente qu’un savoir qu’il élève au rang d’une condition de l’Être ; il y a bien une certitude de la mort, même si cela reste pour tout le monde une certitude empirique, celle qui me fais dire, « c’est sûr je vais mourir moi aussi » mais surtout quand je suis le témoin de la mort de l’autre.
Il ajoute, et c’est là une remarque bien astucieuse, que cette certitude fondamentale qui est là, c’est celle-là même qui organise une fuite qui définit l’existence, cette fuite qui est la manière même d’ek-sister à cette certitude, de se tenir « hors de » pour être. Loin d’un oubli de la condition humaine comme soumise à la mort, il y a chez Heidegger cette pensée, cette prise en compte de la mort comme condition de l’Être y compris dans la manière de voiler cette vérité là.
On pourrait apprécier dans ces développements philosophiques bien des assertions une proximité avec ce que la psychanalyse a pu élaborer, confère la proposition freudienne d’une pulsion de mort. Cependant on va y trouver à l’en distinguer et il me semble que Lacan après avoir été séduit par cette spéculation, et s’en être inspiré, a pu prendre ses distances et dégager des points de divorce, pas seulement avec ce que l’on sait maintenant soit que le philosophe avait quand même pu trouver dans le National-Socialisme son Hôtel du Sans-Souci, et même qu’il en avait dans des écrits- publiés seulement après sa disparition- anticipé « le projet ».
Nous n’allons pas entrer ici dans un débat qui dépasserait notre propos, mais cependant ne serait-il pas légitime de se demander si dans sa pensée il n’y aurait pas des indices de cette orientation restée discrète et qui pourrait se dévoiler maintenant que l’on a à notre disposition pratiquement l’œuvre complète4? Et l’autre question qui vient pour nous tout de suite, et qui demanderait une relecture minutieuse de l’œuvre de Lacan, afin de situer la manière dont il a pu emprunter au philosophe et comment il a su se dégager de cette séduction. Grave question qu’il serait nécessaire d’aborder. Nous nous limiterons ici à pointer quelques remarques, aussi légères que possible, qui argumentent à propos du souci et du vieillir.
On pourrait déjà reprendre ce point que le Dasein ne fonde son approche de la mort qu’à partir de la contingence de la mort d’autrui, ce qui revient à la situer dans un registre essentiellement imaginaire puisque le sujet s’identifiant au défunt éprouve ainsi sa propre finitude. D’une certaine manière ce n’est pas sans resonner avec l’assertion psychanalytique que nous ne pouvons avec la mort avoir qu’un rapport de croyance. Mais ce qui échappe à Heidegger c’est bien la nature de fiction de cette certitude et que c’est un mécanisme particulier qui la génère, celui du transitivisme.
Et puisqu’il est question d’ek-sistence il est remarquable que ce soit par ce même mécanisme du transitivisme, que l’infans va se trouver être supposé par l’autre et que sa propre ek-sistence pourra se fonder. C’est bien un réglage entre le réel et le virtuel que Lacan a degagé dans le stade du miroir, l’identification spéculaire permettant de passer de l’insuffisance propre à la prématuration spécifique chez le petit d’homme à l’anticipation dans un moi qui sera d’abord d’idéalisation narcissique.
Mais si « le sujet s’identifie dans son sentiment de soi à l’image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver ce sentiment »5 , il y faudra aussi cette instance symbolique Autre pour que le sujet humain ne se réduise pas à une image qui serait alors proprement mortifère. Le transitivisme de l’autre maternel est ici essentiel, ce qui pourrait se nommer aussi préoccupation maternelle, et pourquoi pas souci !
La dialectique des identifications qui va alors s’engager ne se fera pas sans perte tant du côté de l’enfant - ça ne répond pas toujours du côté de l’autre- que du côté de la mère- ça ne correspond pas toujours à l’enfant rêvé-. C’est à partir de ce manque et de ce discord que pourra s’esquisser un autre enfant que celui du besoin, et que toute la question du désir de l’Autre pourra venir jouer son rôle structurant. C’est avec cette question, et avec cette énigme que le sujet aura à se constituer comme désirant. A partir de quoi toute certitude échappe.
Il nous faut quitter le chemin du philosophe d’autant que la problématique du désir nous ramène justement à celle de l’angoisse. Déjà Freud avait situé l’angoisse comme signal d’un danger, en distinguant le danger externe du danger interne, soit ce qui s’engage avec le désir inconscient. Lacan lui va insister sur cet aspect qu’elle met en jeu le désir de l’Autre, que c’est un affect qui saisit le sujet dans un moment de vacillation où se pose la question de l’objet dans la mesure où il est impliqué comme cause du désir. Alors que le sujet désirant a pu se mettre en place à partir du manque, l’angoisse surgit elle quand quelque chose, quelque image, quelque situation, quelque propos « vient apparaitre à la place qu’occupait l’objet cause du désir. » L’angoisse n’est pas avec Lacan l’éprouvé d’un manque, d’une perte, ou de son anticipation. C’est plutôt quand il n’est plus possible de prendre appui sur un manque, que d’une certaine manière le manque pourrait venir à manquer.
Alors pour suivre notre fil, rien ne nous empêche de situer la mort comme une possible figure de l’Autre, alors animée par le projet de réduire réellement le sujet à l’objet a. Ainsi donc si la mort apparait comme celle d’autrui, va-t-on dire que c’est bien grâce à l’habilité de ce mécanisme du transitivisme qui va lui donner une représentation imaginaire, que pourra être déplacer ce pénible affect qui envahit le sujet à se saisir comme mortel ?
Il y aurait ici à déplier plus avant cette notion de transitivisme avec ce que Lacan apporte en particulier dans le schéma optique, où le moi-idéal et l’idéal-du-moi se règle justement par ce mécanisme et où le grand Autre Symbolique vient y jouer un rôle de tiers et d’accommodation. Et aussi avec ce que Jean Bergès et Gabriel Balbo ont approfondi quant à cette notion en faisant valoir un forçage transitiviste du côté de la mère, ce à quoi répond la jubilation d’une anticipation de la totalisation de son corps chez l’enfant. Mais il y a aussi le retournement de l’enfant vers la mère, où il perd un instant cette image glorieuse pour en appeler à témoin, et la mère du même coup doit admettre une perte, celle de ne pas être toute pour son enfant, l’image en soi n’y suffisant pas6.
Bref ce mécanisme du transitivisme n’est pas une ruse, il est ce qui va permettre que l’immaturité native de l’enfant donne les conditions réelles de la symbolisation. C’est dans la mesure où le petit d’homme arrive au monde avec ce risque vital, qu’il est soumis à l’autre et à son désir et pas seulement à ses soins, que le jeu de leurre qui s’engage pourra lui permettre pas seulement de rester un être vivant, mais d’advenir après quelques péripéties qui lui feront fantasmer sa propre perte, un sujet désirant.
Ce qui revient à dire que le Ah…Vieillir va concerner les aléas du désir du parlêtre, et donc de ses angoisses, puisqu’à chaque moment d’une ek-sistence c’est devant le même scénario inconscient qu’il se retrouve, où l'ombre portée de sa propre disparition le pousse à faire appel pour que le jugement ne soit pas fatal, ce qui en passe par la reconnaissance de cet appel. En effet il y a aussi paradoxalement cette épreuve que le parlêtre convoque, qu’on se souvienne de l’observation de Freud sur le jeu du fort-da : c’est bien l’objet qui est d’abord expulsé, et c’est dans la mesure où l’enfant accompagne son action par des vocalises et qu’elles sont validées par l’Autre que le désir s’humanise. Et mieux encore quand il découvre que le même enfant joue à sa propre disparition devant le miroir. Ce masochisme primordial c’est « quelque chose de constituant la position fondamentale du sujet humain »7 et c’est bien l’appel au symbole qui va permettre de renverser les positions.

Mourir à quelque chose.

L’expérience de la psychanalyse n’est pas sans comporter ces moments du mourir, ces moments de passage, où il s’agit bien de mourir à quelque chose, où l’analysant peut assumer une perte et faire advenir ainsi un nouveau sujet. Ainsi nous pourrions avancer que la mort en tant qu’elle a cette fonction dans la structuration d’un sujet est un opérateur symbolique. En retour cela nous enseigne sur le symbolique lui-même, en particulier en tant qu’il est troué, ce qui n’est pas sans nous renvoyer au mythe freudien d’un meurtre primitif à l’origine de la culture ; mais avec Lacan, c’est la structure du symbolique en elle-même qui procède d’une négativité, avec un symbole comme meurtre de la chose (ce qu’il emprunte à Hegel), mais aussi une incomplétude comme condition de cette structure. En d’autres termes si la mort est en cause dans la mise en place du symbolique, on ne saurait qu’en cerner le trou. Cela a pour conséquence que le symbolique ne fait pas totalité, qu’il est toujours incomplet.
De la mort comme réelle : il n’y a rien à en dire, c’est un pur silence, « et le reste est silence » énonce Hamlet avant de quitter la scène du monde, et à cause de cela elle va promouvoir une intense activité imaginaire du côté des vivants. De là la profusion des mythes, des fantasmagories, des constructions religieuses qui tentent de donner une consistance à un au-delà du monde.
Elle exige aussi, cette mort réelle d’être traitée par une intervention massive du symbole, on peut y mettre là tous les rituels mortuaires religieux ou laïques, c’est la dimension sociale de la mort, mais c’est aussi le traitement subjectif singulier du deuil qui consiste nous dit Freud en une incorporation signifiante du défunt.
Le mourir n’est pas sans mettre en tension ces diverses dimensions et nous pourrions les considérer dans un nouage ce qui a l’avantage de déplacer la notion heideggérienne d’ ek-sistence puisque chacune des consistances, Réel, Imaginaire, Symbolique, se trouve ek-sister aux deux autres. Ainsi la mort comme symbolique s’oppose à son imaginaire alors que la mort comme réelle échappe à toute représentation imaginaire et que le symbolique ne saurait qu’en faire l’hypothèse. La version imaginaire c’est la plus repérable car c’est d’abord la mort de l’autre, c’est la dimension spéculaire qui voile au mieux ce trou dans l’image au bord duquel tous les aléas d’une existence se négocient et où s’éprouve la condition tragique d’une condition humaine. Cependant des modalités singulières vont être structurées à partir d’un langage particulier, celui de l’inconscient, qui donne sa formule au désir singulier, soit ce qui articule pour chacun son rapport au sexuel et à la mort.

Le silence de la mort et le bavardage du vieillir.

De la mort proprement dite, que peut en dire un sujet : rien. Du vieillir, il en aura parlé, beaucoup, toujours depuis le début des temps, depuis qu’il est entré dans le temps, depuis qu’il fut jeté dans le monde, depuis surtout qu’éparpillé dans un corps inachevé, entièrement soumis à l’attention de l’autre, il se pris pour ce qu’il n’était pas encore, il s’opéra une anticipation qui venait masquer sa précarité, sa mortalité ; Il se prit dès lors pour quelqu’un, mais pas sans l’autre. C’est là d’entrée de jeu que s’ouvre le complexe, car cet autre vient faire miroiter ce qui lui rendrait une unité supposée et perdue. Et quand se révèlera une différence entre les êtres en tant que sexués, surgit l’espoir de l’Un, ce qui le conduira tôt ou tard à bien des désillusions voire des catastrophes, mais tout aussi bien aux meilleures satisfactions. A condition sans doute que puisse être intégré que cet autre est porteur comme lui-même de cette faille, de cette incomplétude native, et qu’il faudra faire avec ce ratage là aussi.
Et pour transposer une formulation de Lacan disons que l’être de l’homme non seulement ne peut être compris sans le vieillir, mais il ne serait pas l’être de l’homme, s’il ne portait en soi le vieillir comme la limite de sa jouissance, alors que son désir est increvable et qu’il peut y trouver les ressources les plus inventives de son existence. Une des réussites de ces journées, c’est que sur cette question du Ah…Vieillir, le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles ne furent pas tristes ; sans doute parce qu’il ne fut pas évité de situer dans ces perspectives si essentielles chez le parlêtre que sont le sexuel et la mort.
Or comme l’indique Jacques Derrida8 , dans la large spéculation heideggérienne on trouvera fort peu de développement sur le sexuel -Va-t-on parler ici d’oubli, de refoulement, de clivage ? [Remarquons toute de même que le terme de « politique » se fait lui aussi des plus discret !] alors qu’il est bien difficile de l’éviter quand on aborde la question de l’Etre, surtout quand on aborde l’Etre qui est bien là dans le monde et non comme un imaginaire métaphysique.
C’est nous explique-t-on que le fondamental pour Heidegger, c’est l’ontologie et que si de différence il parle, c’est de la différence ontologique, celle qui distingue l’Être et l’étant. La différence sexuelle serait à ce point secondaire en regard de cette perspective et qu’il n’est alors pas pertinent de l’évoquer, au moins en clair, que si discours sur la sexualité il doit y avoir c’est l’affaire des sciences naturelles, de l’anthropologie, de la religion voire de la psychanalyse. Mais ce n’est pas une structure essentielle du Dasein qui elle va se conjuguer au neutre, et on pourra ajouter dans une asexualité. « L’Être-là, en tant que tel, ne porte aucune marque sexuelle9
Derrida fait le pari que ce silence mérite le détour, qu’il fait trou dans ce corpus, et qu’il pourrait livrer en négatif une perspective plus large. Bien qu’il ne trouve pas dans toute son œuvre que de référence explicite à la sexualité, il va cependant débusquer dans un cours de l’été 1928 donné à Marburg<10 où la question est abordée le mot « Geschlecht », proprement intraduisible en français, où pourtant Derrida note « une richesse polysémique » ; nous dirions plutôt une confusion puisqu’il renvoie à souche, race, lignée, génération, nation et sexe. Il n’y aurait pas finalement chez Heidegger une absence de sexe au moins dans l’étant. Si le Dasein ne relève d’aucun des deux sexes, on peut tout de même estime Derrida faire l’hypothèse chez lui d’une puissance primitive, positive d’avant toute dualité sexuelle. Ce qui laisse penser que la notion de différence sexuelle elle-même viendrait introduire d’après Derrida une négativation, en d’autres termes une certaine impuissance en regard de cette puissance primitive. Si le corps propre en lui-même est bien sexué, le Dasein est sans corps propre, sans sexualité, sans pré-détermination anthropologique. Cette neutralité est le premier trait que Heidegger avance dans ce cours pour décrire l’existentiale du Dasein. Cependant c’est le corps propre lui-même qui va entrainer le Dasein dans ce que Heidegger appelle une dispersion, dans une facticité, dans l’inauthentique, ce qui semble nous donner en creux la thématique de la différence sexuelle.
Faut-il entendre que chez lui le sexuel serait l’indice d’une atteinte à l’ipséité, à la pureté du Dasein ? Ce qui laisserait bien supposer en regard d’une puissance primitive une différence sexuelle en terme négatif. Mais Derrida y voit plutôt le recours à une « interprétation privative », de la même manière qu’il aborde l’alètheia soit comme essence de la vérité comme dévoilement de l’Être. Bien que Heidegger n’associe pas explicitement cette puissance primitive à la sexualité, il nous est difficile quant à nous de ne pas penser à la libido. Cette articulation demanderait à être plus largement développée.
Disons seulement ici que cette sexualité originaire, positive, puissante, n’est pas sans évoquer un phallus primitif tel que les cultes antiques savaient en donner des représentations et en fêter la figure, et avec Lacan ce signifiant, rien que cela, du manque ! De concevoir la différence sexuelle en termes de dispersion voire de négativation fait l’impasse de ce qu’il en serait du corps dans sa prise dans le symbolique, et de la manière dont peut se négocier dans la sexuation ce que Freud avait appelé la castration, ce qui n’est pas du même ordre que la privation. A défaut de la prise en compte d’une frappe symbolique, comment ne pas aller vers une opposition de la puissance et de l’impuissance, de la pureté et de l’altération ?

D’où vient le coup ?

Freud avait lui aussi bien noté que ce qui est aperçu c’est d’abord la mort de l’autre, c’est l’autre qui est frappé. Pour autant c’est sur une autre scène que celle du monde, celle de l’inconscient que le sujet alors subit la frappe, une frappe symbolique, c’est la castration. Alors faut-il opposer à l’être-pour-la mort un être-pour-le sexe ? Freud avait indiqué que l’angoisse de mort était une des formes de l’angoisse de castration, ce qui déjà déplace l’assertion du philosophe, car il n’y a pas une seule manière d’être affecté par l’angoisse, que les places différenciées dans la sexuation vont en orienter l’enjeu.
En effet si Heidegger accorde à l’angoisse une fonction considérable puisqu’il la situe comme une vérité de l’Etre justement dans la reconnaissance de soi comme Être-vers-la mort, s’il y repère le mode même de l’authenticité qui s’oppose à l’inauthenticité du sujet mondain, à la facticité du Dasein dans l’ordinaire de son commerce avec l’autrui, le souci dans sa radicalité va alors prendre chez lui la valeur d’un arrachement à cette facticité.
Cette spéculation philosophique revient me semble-t-il à promouvoir une éthique de l’authenticité qui rejetterait tous les semblants, et entre autres ceux qui sont engagés entre hommes et femmes. Alors il serait tentant ici de faire un pas de côté et d’articuler cette notion avec celle introduit par Lacan de la duperie et que la jouissance pour être praticable doivent en passer par le fantasme. Dans la mesure où le partenaire sexuel est situable comme objet a, il faudra bien que l’être-pour-le sexe, s’éprouve ailleurs, hors corps, ledit objet y jouant le rôle de cause.
On peut dire que le philosophe refuse cette position de dupe. Bien qu’il ait médité sur le Logos il n’en tire pas les conséquences d’un être pris dans le langage avec ce que le signifiant comporte de semblant ; pas plus que des enjeux sexués et des montages fantasmatiques qui viennent introduire des disparités et distribuer les jouissances. Du coup dans cette perspective de l’entre la naissance et la mort c’est la métaphore du voyage qui s’impose, la vie s’identifiant à un chemin, un voyage, un acheminement indépendamment des positions dans la sexuation. On rencontre régulièrement cette représentation chez le philosophe. Or remarque Lacan12 l’idée de voyage fait surgir celle de l’étranger, et constitue ce lieu de l’autre sur un mode imaginaire où nous reconnaissons les puissantes ressources de la ségrégation.

Souci et désir.

Si on considère un tel développement du vieillir de la naissance à la mort en prenant en compte la dit-mension de l’inconscient, il nous faut concevoir qu’elle va le structurer toute la vie durant, et comme le dit Freud à propos du rêve, par un désir indestructible et qui comporte cependant en soi une part d’insatisfaction. L’éthique que cela promeut c’est que le sujet est séparé de sa propre cause et que le lieu de l’Autre n’est pas celui de l’étranger, mais d’un lieu symbolique par lequel le parlêtre est engagé. La mort est bien ici un signifiant maître, sans doute du maître absolu, mais le sujet ne saurait s’y définir comme son signifié ce que le néologisme de Heidegger peut nous laisser entendre. Il est aussi sujet de par le désir de l’Autre, et par la dit-mension d’énigme qui ne sera jamais réduite durant une existence.
Le Ah…vieillir ne relève pas d’une genèse, d’un développement, ou d’une succession de stades, mais de la prise en compte de cette rencontre avec ce désir increvable qui vient rejouer sa carte dans les divers moments d’un destin. Y compris dans la fin de partie.
Alors le souci au sens fort on peut sans doute l’entendre pour une part comme un dévoilement de la vérité, qu’elle n’est pas sans indiquer du sens, à condition toutefois de reconnaitre qu’elle ne saurait se saisir toute, a contrario du philosophe qui résiste mal à ce ratage et aussi de ne pouvoir être assuré, comme le souligne fort justement Hubert Ricard, de tenir tout le réel dans la main13 .
Alors ce souci, je propose de l’entendre comme le signe même de notre division, de notre erre, de notre manière singulière d’être pris dans un désir qui est fondamentalement désir de l’Autre, c’est-à-dire désir inconscient, dont nous nous efforçons avec la psychanalyse de déchiffrer l’écriture. Ce qui reste un chantier toujours ouvert.
Alors contrairement au moralisme ambiant disons donc que vive le souci !


1. Laurent Alexandre, la mort de la mort, Ed. J-C Lattes, 2011.
2. Martin Heidegger, Être et temps, Ed. Gallimard, trad F. Vezin, 1986. On lui préféra la traduction de Emmanuel Martineau que l’on trouve facilement sur internet.
3. Nous renvoyons ici à l’article de Christiane Lacôte-Destribats, « Cette mort n’est pas naturelle », in La Revue Lacanienne, 2008/2, pp.25-30, Ed. Erés.
4. Sur le rapport de Heidegger et du nazisme, des recherches rigoureuses ont pu être menées, et la publication des « Cahiers noirs » aux Ed. du Seuil en 2014 a apporté des arguments déterminants.
5. Jacques Lacan, Ecrits, p. 181.
6. Jean Berges, Gabriel Balbo, l’enfant et la psychanalyse, Ed. Masson, 1994.
7. Jean berges, Gabriel Balbo, Jeu des places de la mère et de l’enfant. Essai sur le transitivisme. Ed. Erés, 1998.
8. Jacques Lacan, Leçon du 5 mai 1954 du séminaire « Les écrits techniques ».
9. Jacques Derrida, Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique. In Cahier de l’Herne, Heidegger, 1983.
10. Dans ce même texte. Derrida fait ici allusion à un cours donné par M. Heidegger à l’Université de Marburg/Lahn à l’ été 1928. La référence indiquée est Metaphysiche Anfangsgründe der Logik im Ausgand von Leibniz, Gesamtausgabe, Band 26.
11. Rappelons que Lacan a traduit un texte de Heidegger intitulé Logos.
12. J. Lacan, séminaire Les non-dupes errent, leçon 1.
13. Hubert Ricard, De platon à Wittgenstein, Lacan lecteur de Heidegger, Ed. EME, Louvain-la-Neuve, 2017.