Je remercie vivement le Professeur Jacques Touchon de m'avoir invité
pour que je m'entretienne avec vous et après lui de cette affection, de
ce problème. Vous verrez de quelle manière je viens m'inscrire dans ses
propos et en particulier dans ses conclusions… quoique, il y a toujours
un couac quelque part, quoique de façon différente.
Je commencerai par une brève histoire. II y a un certain nombre de
décennies, j'étais jeune interne dans un service de pédiatrie tenu par
Madame Aubry, Jenny Aubry. Je ne connaissais rien du tout, je ne savais
pas que la psychanalyse pouvait exister et j'assistais chaque semaine à
l'arrivée de deux autres magiciennes ou sorcières, comme on voudra, qui
étaient Dolto et Mannoni. J'étais complètement éberlué, sceptique,
incrédule sur ce qu'elles pouvaient bien fabriquer et raconter avec ces
dessins d'enfants, ces productions plastiques, leurs jeux. A l'époque,
Jenny Aubry avait décrit une maladie nouvelle qui s'appelait
l'hospitalisme, elle racontait comment les nourrissons, les bébés, les
jeunes enfants lorsqu'ils étaient amenés à rester pendant de longues
semaines à l'hôpital présentaient de façon organiquement inexplicable,
une étonnante régression, non seulement un arrêt de développement, mais
une régression du développement psychomoteur qui pouvait laisser des
cicatrices irréparables . C'était une description d’autant plus
étonnante qu'elle rencontrait le scepticisme généralisé et les
critiques humoristiques de la communauté médicale. Je crois que nous
reconnaîtrons facilement qu'aujourd'hui ce tout te monde sait,
cinquante ans plus tard, puisque c'était il y a tout bonnement
cinquante ans, que lorsqu'un nourrisson est à l'hôpital, il convient
que ses échanges, en particulier avec sa mère, puissent être conservés,
puissent être maintenus, c'est essentiel non seulement à sa guérison
mais également au souci d'éviter l'arrêt du développement psychomoteur.
Je vous raconte celle brève histoire pour vous dire que
malheureusement, concernant nos vieux, hélas, il n'y a pas de cœur de
mère comme il y en avait pour ces bébés, car bien entendu, au-delà de
leurs talents, elles étaient aussi et peut-être d'abord, des mères, il
n'y a pas de cœur de mère pour qu'on rende compte du fait que notre
culture donne à nos vieux cette place, cette mise à l'écart, cette
façon de les désaffecter de l'ensemble des échanges qu'ils pouvaient
avoir jusqu'ici avec l'environnement. Cette façon que nous avons dans
notre culture de les traiter ne peut manquer d'avoir des conséquences
organiques. De même que vous observez des atrophies musculaires dès
lors qu'un membre est hors d'usage, vous me permettrez cette
comparaison, le cerveau est bien sûr un tissu, un muscle, si j'ose
dire, en tout cas un tissu comme un autre, et la façon que nous avons
de le débrancher à partir d'un certain âge de tout ce qui constitue la
vie est un message qui lui est adressé annonçant sa mort psychique.
Je crois que nous ne pouvons pas oublier que la vieillesse, qui a
certes ses expressions organiques, est avant tout marquée par les
conditions culturelles qui lui sont faites. Il y a des cultures que
vous pouvez évoquer, et nous les connaissons parfaitement, nous
voyageons tout la temps, aussi bien la chinoise que l'africaine où la
vieillesse constitue non pas un déficit mais constitue bien au
contraire l'occasion de valoir un respect supplémentaire, une autorité
supplémentaire voire la reconnaissance d'une sagesse supplémentaire Je
vous promets, je vous garantis que dans ces conditions-là cette maladie
qui fait des ravages dans les pays occidentaux, devient d'une rareté
tout à fait remarquable.
Le point de vue métapsychologique plus seulement sociologique mais
métapsychologique que nous pouvons honorablement suivre dès lors que
l'on s'intéresse à Freud, - on n'a pas besoin d'être psychanalyste pour
cela, - nous rappelle que bien entendu la vie sexuelle est au centre du
dynamisme et des conflits psychiques, donc de la vie tout simplement.
Dès lors justement l’organisme va donner les moyens au désir ; le désir
peut éventuellement avoir été préservé, avoir été maintenu ; mais si
l'organisme à cet égard s'avère défaillant ; il est bien clair que des
conséquences vont s'en produire et parmi lesquelles je me permettrais
d'en interpréter pour nous une qui est justement ce trait premier de la
maladie d'Alzheimer, c’est-à-dire l'atteinte de la mémoire de fixation.
Car ce que pourrait nous montrer l'atteinte privilégiée, initiale,
inaugurale de la mémoire de fixation, c'est que sa physiologie n'est
pas innocente. Si nous conservons dans la chaîne mémorisée une
succession d'évènements sinon de mots, c'est qu'ils viennent s'inscrire
dans une intentionnalité et une finalité qui est ordinairement celle
que met en place l'accomplissement d'un désir, la possibilité de
l’accomplissement de ce désir. Mais à partir du moment où vous vous
trouvez dans la situation ou vous êtes amené à estimer que cet
accomplissement n'est plus votre affaire, vous pouvez concevoir comment
du même coup, un désinvestissement peut se produire à l'égard de cette
chaîne, jusque-là mémorisée, d'évènements qui ne vous mènent plus nulle
part, qui ne mènent à rien. Je dirai donc qu'il ne serait pas à mon
sens absurde que la question de la mémoire de fixation, en tant qu'on
sait que les circuits sont différents de celle d'évocation, que
l'Alzheimer peut parfaitement et pendant très longtemps maintenir,
puisse justement nous éclairer pour maintenir un mode de recherche
particulier, original sur les modalités de la mémoire de fixation.
Quand savez-vous que vous êtes vieux ? Parce que vous ne le savez pas
forcément ! Chacun de nous a la faiblesse de s'arrêter à un certain âge
psychique, c'est comme ça ! Il y en a parmi nous qui ont cinq ans, ça
vous fait sourire ! Eh-bien, Lacan quand on lui demandait quel est son
âge, il vous répondait : « moi j'ai cinq ans ». Il estimait que le
monde en tant qu'organisé par le fantasme, c'est-à dire par le désir,
s'était fixé, s'était arrêté pour lui à l'âge de cinq ans. Peu importe,
c'est une digression.
Mais pour un homme ? Vous savez que vous êtes vieux quand, par exemple,
vous entrez chez une fleuriste, que vous portez sur cette charmante
jeune femme, au milieu de ses fleurs, un regard admiratif, et qu'en
réponse vous avez non plus une acceptation aimable, voire même un
regard complice, mais un regard gêné, comme si, avec le décalage bien
sûr des âges, cette audace qui n'en était pas une, qui était un
compliment, était devenue déplacée. Je ne vous donne ce petit index que
pour vous faire remarquer combien il est révélateur de la façon dont
socialement nous estimons que celui qui n'est plus en mesure de
participer aux échanges est déplacé, autrement dit il embarrasse, il
encombre. Il est certain qu'aujourd'hui la personne à partir d'un
certain âge a perdu son statut social, qu'elle ne relève plus des
échanges sociaux, qu'elle a perdu son statut familial parce que la
famille ne respecte plus l'ancêtre, qu'elle a perdu son statut
conjugal. Cet homme peut avoir des petits enfants mais cet homme ou
cette femme en tant que père ou que mère se trouve dépassé, contrarié
et l'on voit bien de quelle manière il est désaffecté de l’ensemble de
la vie.
On juge systématiquement son état en termes de déficit mais la
vieillesse, il se trouve que ça peut aussi et pour des raisons très
précises, nous rendre intelligents. Ce qui est bizarre, c'est qu'on ne
relève jamais ce point. Pourquoi ? Mais là aussi pour des conséquences
qui se déduisent clairement, c'est que la sexualité implique une forme
d'arrêt dogmatique de la pensée, vous y êtes obligés, le chemin de la
sexualité passe par un certain nombre de choix, un certain nombre de
limites, une fixation définitive, c'est pourquoi Lacan disait qu'il
avait cinq ans, une détermination qui fait que vous manquez totalement
de souplesse pour entendre ce qui viendrait déranger votre organisation
dans la sexualité. Ce qui fait que de vous en trouver justement
détachés, comme c'est le cas supposé du vieux ou de la vieille,
autorise, incite l'intelligence, ce qui a été dans l'histoire
parfaitement reconnue et identifiée comme telle. Le fait qu'on ait pu
attribuer de la sagesse aux anciens ce n'est pas seulement pour le
respect d'ordre culturel que j'évoquais tout à l'heure ; je peux vous
dire, pour avoir suivi là-dessus le parcours de Lacan par exemple, je
peux vous décrire le moment où lui ont été possibles les
conceptualisations dont on comprend bien comment elles n'étaient pas
possibles, comment elles n'étaient pas permises quelques années plus
tôt. Alors on me dira : « oui mais dans ce cas-là qu'est-ce qu'elles
valent ? » Ça reste une question.
Dans notre culture, nous assistons dans notre traitement des vieux à ce
qu'on pourrait très bien appeler le triomphe de l’Œdipe. On va les
prendre par la main, on va les aider, on est gentil avec eux, on va les
secourir, on est humain. On va les aider à s'habiller, on va leur
faciliter la vie, bref, en tout cas, on va les infantiliser pour de
bon. C'est un trait de notre culture et c'est un trait qui apparaitra
d'autant plus qu'il va soulever des problèmes économiques redoutables
que Jacques Touchon évoquaient parmi d'autres tout à l'heure. Il va
falloir trouver des solutions parce que ça va poser des problèmes
économiques ; alors qu'on voit très bien de quelle manière ce type,
même pas de progrès, mais ce type d'objectivité qui ferait que les
dégénérescences observées au microscope et par la chimie dans le
cerveau avec le vieillissement peuvent éminemment avoir des origines
justement fonctionnelles c'est-à-dire être liées au déficit de mise en
fonction. A l'égal de tout tissu, tous réagissent de la même manière,
pourquoi le tissu cérébral réagirait-il d'une façon différente ? Donc
il est possible non seulement de prévenir mais de permettre à une
fraction non négligeable de la population, qui va aller en
s'accroissant, de maintenir une activité, de contribuer aux échanges y
compris économiques, culturels et sociaux ; d'y contribuer et aussi de
maintenir une activité qui ne soit pas seulement de suivre, comme j'ai
pu le lire, le conseil de lire le journal et de jouer aux échecs ou au
jeu de dames bien sûr, ceci est l'équivalent du jardin d'enfants.
Donc, il y a un petit clic à opérer, à l'égal de celui que les trois
magiciennes ou les trois sorcières, que j'évoquais tout à l'heure dans
ma petite histoire, ont pu opérer avec les nourrissons. Comment
s'est-il fait qu'il eût fallu une intervention ? Pourtant cela
paraissait évident à quiconque et ça n'avait pas été vu jusqu'à ce
qu'il y ait des aventurières pour déranger les modes de penser établis
et faire ce qui est maintenant dans l'ordre des choses. Il n'est pas
impossible que ce que j'évoque aujourd'hui depuis ce lieu qui s'est
fait remarquer dans l'histoire de la médecine de la façon que l'on
sait, il n'est pas impossible qu'une révision de nos conceptions
s'opère dont les résultats - et je ne gagne pas toujours tous mes paris
mais il en est néanmoins certains, ou je sais, que c'est gagnant et
gagnant pour tout le monde, où il n'y a pas de perdants - transforment
nos modes, nos habitus pour la santé et pour l’économie de tous et
j'imagine aussi que dans un certain nombre de mois, d'années, tout ceci
paraitra parfaitement normal.
Peut-être encore une conclusion, une remarque. Pour ceux d'entre vous
qui vous intéressez à l'enseignement de la psychanalyse, vous savez que
l'on ne peut s'adresser à autrui que dans le cadre d'un discours,
c'est-à-dire dans ce qui fait lien social, qu'on ne peut pas s'adresser
à autrui dans ce qui serait une liberté réciproque, une fantaisie
réciproque, chacun vient prendre une place, sa place dans un certain
nombre de discours que Lacan a disposé au nombre de quatre, où le
nombre de places que vous pouvez occuper est restreint, fixe. Je ne
vais pas vous les détailler. Simplement, je voudrais vous faire
remarquer que dans ces discours le vieux n'y a plus aucune place, que
plus aucune place ne peut lui être reconnue, ni dans une position
maîtresse, de commandement, « R. nous embête celui-là, il nous casse la
tête avec ses vieilles histoires, il radote », ni dans la place où l'on
pourrait venir satisfaire un désir, il n'a plus de place dans le
discours. Ça veut dire qu'à partir de ce moment-là, il est éliminé
effectivement. Il n'y a plus de lieu d'où il puisse parler. Qu'est-ce
que ça fait à quelqu'un ? Posons-nous la question à partir de lui.
Qu'est-ce que ça fait à quelqu'un de ne plus avoir de lieu d'où il
puisse exercer une parole ?
C'est pour cette raison que je disais que nous pouvons souhaiter qu'à
ce message que nous lui adressons, c'est-à-dire à celui de mort
psychique, puisse venir se substituer une place, d'une façon ou d'une
autre. Il ne s'agit pas de venir emprunter les traits d'une autre
culture, tout ça c'est de la plaisanterie, ça n'existe pas. A
l'intérieur de la nôtre, nous avons toute l'argumentation qui convient
pour que ce qui se passe là soit observé, soit analysé et que les
conclusions puissent en être favorablement tirées. J'ai le sentiment
qu'à partir de cet instant, chacun, que ce soit le soignant ou le
soigné, chacun viendra effectivement remplir pleinement sa fonction.
Je ne vous embête pas davantage et je vous remercie pour votre
attention.
Etienne Cuénant : Pour mettre un peu de polémique dans l'affaire,
autrement ce n'est pas drôle. C'est l'histoire du sage qui est
intéressante parce que le sage c'est celui qui a abdiqué sa volonté de
puissance, il semble que le sage aujourd'hui ne puisse plus exister. Le
sage c'est celui qui prend la parole, mais aujourd'hui la prise de
parole est passée de la volonté de puissance à la volonté de pouvoir.
C'est celui qui a la parole qui a le pouvoir. Donc le sage est dans la
même compétition que tous les autres c'est-à-dire que s'il prend la
parole, il prend la place d'un autre et donc, comme il est plus âgé que
les autres et que les gens dynamiques veulent gagner leur place, il n'y
a plus de place et il n'y a plus de parole de vieux parce que ce sont
les gens dynamiques qui s'accaparent la parole C'est pour ça qu'on ne
donne plus la parole aux vieux parce que la parole est un champ de
pouvoir.
Charles Melman : Oui mais la parole a toujours été un champ de pouvoir,
donc le problème ce n'est pas de refuser ou de dénier la parole. Le
sage c'est celui qui simplement sait la relativiser, celui qui ne se
confond pas avec cette place, donc on peut parfaitement dire ça. Et
puisque nous avons évoqué comme argument ces ancêtres que furent les
Grecs, ce qui est spécifié sur Socrate, le sage, c'est que sa dame
manifestement il n'en avait plus rien à faire puisqu'elle lui cassait
les pieds et que par ailleurs il était d'une tempérance, on va appeler
ça comme ça, tout à fait remarquable ; ce n'étaient pas les désirs qui
emportaient son jugement, ce n'était pas dans la fougue. Voilà des
traits qui ne sont pas indifférents, qui ne sont pas quelconques
justement pour spécifier le sage. Autrement dit, ce n'est pas en
fonction de sa petite mécanique personnelle qu'il va intervenir mais
c’est avec une place qui lui permet de regarder tout cela, y compris sa
mécanique personnelle, avec un léger retrait.
Jacques Touchon : Est-ce qu'on ne peut pas considérer le sage comme
quelqu'un pour lequel la société dit dans le champ de l'action « votre
ticket n'est plus valable » ? Et donc comme tu l'as dit en faisant
référence à Nietzsche, le sage c'est celui qui a abdiqué sa volonté de
pouvoir, mais personne n'abdique sa volonté de pouvoir, jamais jusqu'au
bout. Par contre ce qui se passe c'est que la société peut nous imposer
des positions de retrait au delà de cette limite, il n'y a plus
d'inscription de pouvoir ou de puissance dans les circuits économiques,
politiques et donc là on peut tenir une position de sage. Moi c’est
comme ça que je l'entends et ce que vous évoquez c'est que moins la
puissance perturbante est là pour tout provoquer, plus on peut être
sage.
Charles Melman : C'est en tout cas de la sorte que c'était admis, on ne
réagit pas par fougue, on va dire ça métaphoriquement comme ça.
Jacques Touchon - On pourrait dire pour utiliser une autre métaphore
que la sagesse est corrélée inversement au taux de dopamine .
Charles Melman - J'adore le mot.
Bob Salzmann - Jacques, je voulais savoir qu'elle est ta réaction par
rapport à la mémoire de fixation telle qu'elle a été proposée par
Charles Melman, quelles ont été les choses qui te sont venues?
Jacques Touchon - Ma réflexion est que... .- comme toujours je vais
reprendre le thème : quand vous voulez faire comprendre à quelqu'un
qu'il a tort, vous commencez par lui dire de quelle façon il a raison -
alors de quelle façon avez-vous raison? Il y a effectivement une
mémoire particulièrement fragile et précocement atteinte qu'on appelle
autrement mais qui correspond à ce que vous avez appelé une mémoire de
fixation. Il y a la possibilité de fabriquer du souvenir. Cette
possibilité de fabriquer du souvenir, c'est vraiment la carte de visite
du trouble de mémoire au début de la maladie, c'est cette possibilité
de fabriquer du souvenir. Par contre la récupération du souvenir,
surtout en référence à quelque chose qui s'est passé récemment, est
aussi profondément altérée dans l'Alzheimer particulièrement au début,
ce qui le désarçonne complètement et le met hors circuit.
X : Question par rapport à la culture
Jacques Tauchon - Je vais répondre par une histoire que m'a racontée
mon fils. Dans sa classe il y avait un noir, un petit garçon noir que
par amitié ses copains appelaient Galac, Galac c'est du chocolat blanc.
La maîtresse un jour, il était tout petit, a demandé aux enfants de se
décrire et ce Galac en se décrivant a dit « je suis blanc, j'ai des
cheveux blonds ». Ce qui fait la négritude de ces enfants, c'est le
regard de l'autre. Ce qui fait l’Alzheimer, c'est le regard de l'autre.
Parce que dans certaines sociétés, qui ont conservé - mais là c'est
extrêmement fragile et je vais vous dire pourquoi, - cette espèce de
grande tolérance et de respect puisqu'on y voit dans l'absolu une
intervention divine, on voit dans la déviance de la norme, dans
l'anormal, une manifestation divine, il y a une très grande tolérance
par rapport à ces hommes déviants. L'Alzheimer est intégré dans ce type
de culture comme un déviant mais la richesse de l'homme déviant est
toujours acceptée. Donc, il n'y est pas stigmatisé comme Alzheimer. Par
contre ce que l'on voit de plus en plus, on a un couple d'amis qui est
parti au Laos pour s'occuper des laotiens vieillissants, et j'ai eu
plusieurs demandes de missions pour le Maghreb pour s'occuper des
maghrébins vieillissants parce qu'au Maghreb comme ailleurs la
globalisation, la mondialisation fait que le tissu familial est en
train de se dissocier. Ce n'est pas comparable à nous mais quand même,
l'acceptation de la déviance que ce soit dû à la folie ou que ce soit
dû au vieillissement, est de moins en moins, forte et donc apparaît la
stigmatisation en tant qu'Alzheimer. Là je crois qu'on va voir dans les
pays en voie de développement tels que les pays maghrébins le même type
de problématique que dans les pays d'Europe occidentale mais avec un
retard bien sûr de quelques dizaines d'années.
Y : (Question inaudible)
Jacques Touchon - Alors là je vais essayer de ne pas avoir une réponse
violente, je vais essayer aussi de ne pas me dévaloriser. Pourquoi
est-ce que je vais simplement traiter de la deuxième façon de modifier
mon comportement, essayer de ne pas me dévaloriser ? Parce qu'il me
semblait que tout mon propos permettait de dire : « Attention il y a
deux catégories différentes : celle du vieillissement qui est de
l'ordre du physiologique et celle de la maladie d'Alzheimer qui est de
l'ordre du pathologique. On a trop tendance à faire une équation vieux
égale Alzheimer, vieux égale pathologie et c'est pour ça que j'évoquais
que nous avons à inventer dans notre culture, au moment actuel, parce
que la culture est quelque chose de vivant donc qui bouge, nous avons à
inventer ce que pourrait être l'acceptation du style nouveau qu'impose
le vieillissement au sujet.
Z : (Question inaudible)
Charles Melman : Il y a des gens qui ont vécu toute leur existence
laborieuse, dans l'idée qu'ils n'ont pas réalisé ce qu'ils auraient
voulu ou pu faire et qui souvent se trouvent arrêtés alors qu'ils sont
en pleine force physique et intellectuelle, j'imagine très bien que ce
puisse être un moment, - ce sont des problèmes d'évaluation culturelle
- ce puisse être un moment où effectivement on commence autre chose.
Mais voilà un partage qui est complètement étranger à notre façon de
penser, il y a des types qui ont une vocation, collectionner des
papillons pourquoi pas, ou bien d'autres choses plus manuelles, plus
productives on voit alors très bien de quelle façon se ferait un accès
à une nouvelle tranche d'existence. Ceci étant vous avez raison sur le
point qui à mon idée reste inexplicable dans l'état actuel de nos
recherches anatomiques, neuroanatomiques, c'est qu'on s'accorde pour
dire que ceux qui ont eu une forte formation intellectuelle ont
beaucoup plus de chance d'échapper à la folie. Il faudrait dire
pourquoi ont-ils pris un tel entrainement ?
Jacques Touchon : Je voudrais vous raconter une histoire de nonnes.
Mais d'abord, je voudrais faire une référence plutôt protestante pour
répondre à la question et compléter la vôtre. Le problème, c'est qu'il
y a une parabole dans les évangiles qui me paraît importante parce
qu'elle a structuré en partie mon action au cours de ma vie, c'est la
parabole des talents . Le talent c'est une monnaie, mais enfin on peut
l'entendre comme un talent. C'est un maître qui s'en va pendant un
temps limité, il va revenir, il donne à chacun de ses employés un
talent. L'un l'enferme, l'autre le dilapide, le troisième le fait
fructifier. Chacun au départ avait un talent et le maître à son retour
reconnait non pas celui qui l'a enfermé mais reconnait simplement celui
qui l’a fait fructifier. Donc, quelles que soient les qualités que nous
avons au départ, on n'y peut rien, on a des qualités manuelles,
relationnelles, intellectuelles, pour faire simple, ces qualités, il
faut savoir les utiliser, on a l'opportunité de les utiliser, on saisit
ou on ne saisit pas cette opportunité voilà une petite remarque.
Remarque sur les nonnes. Cette étude des nonnes a bouleversé nos idées
en matière de fonctionnement cérébral. Il y a quelques années une mère
supérieure d'un couvent en Californie a décidé qu'elle-même ainsi que
les autres sœurs devaient donner leur corps à la science et devenaient
objets d'étude scientifique, donc ces sœurs ont été analysées dans
leurs comportements, leurs performances intellectuelles, leur mode de
vie, pendant toute leur vie jusqu'au décès. On pourrait dire que
c'était de l'ordre de l'expérimentation animale, puisqu'elles vivaient
toutes dans le même climat, avec le même rythme de vie, la même
alimentation. II a été remarqué que les sœurs qui avaient prononcé
leurs vœux à l'âge de vingt ans et qui avaient [ l’expression ] les
vœux les plus riches sur les plans syntaxique, sémantique, culturel
avaient un risque d'Alzheimer moindre, il été remarqué que les sœurs
qui tout au long de leur vie monastique, avaient conservé une activité
intellectuelle au sens commun du terme, une activité où le cerveau
était mis en mouvement, ça pouvait être de gérer un jardin, ça pouvait
être de gérer la lingerie du couvent, etc., mais qu'elles aient pris
des responsabilités cognitives, celles-là étaient protégées. Et
lorsqu'on a analysé le cerveau de ces sœurs, on a remarqué que des
sœurs qui étaient cliniquement tout à fait « normales », qui avaient un
comportement normal, un style relationnel et une souplesse
relationnelle normale, un fonctionnement cognitif tout à fait normal
avaient pourtant le cerveau bourré de lésions Alzheimer. Mais elles
avaient pu tout au long de leur vie, et c'est ce que vous avez évoqué,
développer des connexions entre neurones et fabriquer ainsi une réserve
cérébrale. Il y a un temps où on disait « on a un nombre fini de
neurones et qui ne bouge pas de toute la vie » mais on s'est rendu
compte, il y a trois, quatre ans, que les neurones des structures
hippocampiques, ce qui permet la fabrication des souvenirs, pouvaient
se multiplier même longtemps après la naissance. Cette plasticité
neuronale permet d'expliquer la constitution de réserve cérébrale.
Je donne un autre exempte, parce qu'il y en a plein qui consolident
cette conception. Les Japonais ont quatre écritures. On a comparé des
Japonais aux États-Unis qui avaient conservé ces quatre écritures,
c'est très long à acquérir, jusqu’à l'Université, les japonais
continuent d'apprendre à écrire - avec ceux qui n'avaient connu que
l’écriture occidentale. Les japonais qui avaient appris, en plus de
l'écriture occidentale, les trois écritures japonaises avaient une
meilleure résistance contre l'Alzheimer et récupéraient plus vite après
les accidents vasculaires cérébraux. Ceci va dans le sens de cette
réserve cérébrale qui permet de préserver son capital.
Mais on a ce phénomène à tous les niveaux ! On sait très bien que
lorsqu'on fait du sport jeune, on a un capital osseux qui va perdurer
pendant toute l'existence, de la même façon que le capital musculaire,
malgré la sarcopénie , va être moins amoindri si on a eu pendant les
premières années une activité sportive importante. C'est pour ça que
j'évoquais tout à l'heure la responsabilité de chacun par rapport à son
cerveau.
ZZ : (Question inaudible)
Jacques Touchon - Alors cette question peut faire rire comme tout à
l'heure quand Charles Melman évoquait l'hospitalisme ce qui faisait
rire à l'époque. Cette question fait rire actuellement mais de moins en
moins parce qu'on a la possibilité aujourd'hui d'explorer le cerveau du
vivant du patient, sans que l'activité cognitive du sujet soit altérée
et qu'il y a des tas d'expériences sur la méditation, sur la prière qui
montrent que les parties du cerveau qui sont mobilisées et stimulées à
ce moment-là sont assez spécifiques et sans qu'on revienne à la
phrénologie de Gall disant qu'il y a le centre de la morale, qu'il y a
le centre de..,etc., disons que ce sont des réseaux et que ce type
d'activité n'est pas simplement de l'éther, c'est aussi du cerveau qui
fonctionne.
K : Question sur l'action de l’Education Nationale qui pourrait
faciliter dès le plus jeune âge la créativité, et la créativité des
neurones par la même occasion.
Jacques Touchon - Je trouve qu'en particulier l'école maternelle a un
impact extrêmement positif sur les enfants ; après, ça se dégrade
fortement.
***
1 Charles Melman, Médecin des Hôpitaux
psychiatriques, psychanalyste, membre fondateur de l’Association
Lacanienne internationale. Cette conférence fut donnée en 2009 à
Montpellier à l’invitation du Professeur Jacques Touchon, neurologue. Jenny Aubry, Enfance abandonnée, réed. Scarabée/Métaillé, Paris, 1983. Mathieu, Evangile 25 14-30, Seuil, 1991. Snowdon David, Aging with grace : The nun study and the science of oOld Age. Fourth Estate Lid 2008.
La sarcopénie est un syndrome gériatrique se caractérisant dans un
premier temps par une diminution des capacités musculaires due à l'âge
et qui en s’aggravant sera à l’origine d’une détérioration de la force
musculaire et des performances physiques